1 Il y a quelques années, le collectif RTO (Réseau pour l’abolition des transports payants) appelait les usagers du métro parisien utilisant des tickets à l’unité à les abandonner près des guichets et des machines à composter ou à les proposer à d’éventuelles personnes intéressées car leur durée de validité était de deux heures. Ce collectif entendait ainsi agir pour la défense de la gratuité des services publics. Manifestement, l’idée a fait son chemin – d’autres l’ont eu parallèlement – car, aujourd’hui, le « passage de tickets » est une pratique diffuse, bien que peu relevée [1] et peu commentée. Cette pratique concerne autant le passage de tickets de métro que celui de parkings et même celui des visites de ville comme le citypass. Dans chaque cas, le mécanisme est le même : un inconnu aborde une personne, un ticket à la main, en l’invitant par la parole ou par un simple geste à prendre son ticket (de métro, de bus, de parking, de visite, etc.) qu’il vient d’utiliser, mais qui garde une durée de validité intéressante pour la personne concernée. L’interaction est très rapide et s’accompagne de peu d’explications. Le plus souvent un simple « Tenez, il est encore valable… » est suffisant [2].
2 Chacun connaît le fameux paradoxe d’Olson [1965] et son tout aussi fameux passager clandestin faisant cavalier seul (free rider). Homo œconomicus impénitent, cet adepte de la stratégie du ticket gratuit n’est autre qu’un resquilleur, celui qui compte bénéficier d’un bien collectif sans en acquitter les coûts. Et en comptant que les autres, moins malins que lui, s’en chargeront. Bref, un parfait égoïste, allergique à toute action collective. Or n’est-ce pas une tout autre figure du free rider qui se manifeste à travers ces pratiques du passage de ticket ? Certes, à première vue, les individus qui s’y adonnent semblent avant tout mus par l’envie de resquiller en économisant le prix dudit ticket. Pour eux, comme l’a mis en évidence Olson [ibid.], la propension à payer le ticket doit être faible puisque leur contribution individuelle à l’équilibre financier global du système de transport est marginale. Sous couvert de défense de la gratuité des transports, le passage de tickets ne serait ainsi qu’une manœuvre typique de la figure du bien nommé passager clandestin. Néanmoins, tout se complique dès que l’on prend en considération que le donneur de ticket ne tire a priori aucun bénéfice matériel personnel de son geste, et que le receveur, tout passager clandestin qu’il soit, participe bel et bien à une action collective. Car ici, on n’est pas cavalier seul tout seul, et c’est bien toute la difficulté qu’il peut y avoir à interpréter ce phénomène du « passage de ticket ». Est-ce un système organisé de resquille ou cela relève-t-il d’une logique incompréhensible du point de vue de la théorie de l’intérêt ?
3 Pour répondre à cette question, nous nous sommes intéressés au sens que les utilisateurs (consommateurs) des transports (métro, parking, visite), ceux qui ont acheté et passé leur ticket comme ceux qui l’ont reçu gracieusement, donnent à leurs interactions. Que pensent-ils faire quand ils passent ou reçoivent un ticket ? Font-ils acte de résistance aux forces du marché ? Resquillent-ils de manière collective ? Agissent-ils dans un esprit de mutualité et de partage ? Font-ils un don ? Certains individus utilisent plutôt la locution « donner un ticket » que celle « passer un ticket » pour désigner cette pratique. Dans tous les cas, ces interactions entre consommateurs, payeurs et non payeurs, d’un même service sont très mal connues et pas du tout analysées alors qu’elles adviennent quotidiennement et de façon importante dans nos villes. Elles constituent la part d’ombre de la consommation qu’il est utile d’appréhender en clé de don.
Une recherche sur la pratique du passage de ticket
4 Nous avons souhaité appréhender et interpréter la signification que les individus attribuent à la pratique du passage de ticket à partir d’entretiens dits phénoménologiques [Thompson, Locander et Pollio, 1989] :
Un ensemble de dix personnes de nationalités différentes, dont sept femmes et trois hommes, entre 26 et 60 ans, avec un niveau d’études élevé, de Bac + 3 au doctorat, a été interrogé.
Ces personnes ont été choisies selon trois contextes différents dans lesquels le passage de ticket se manifeste : 1) le ticket de parking ; 2) le ticket des transports publics (bus, métro) ; et 3) le citypass (ticket touristique qui donne un accès limité ou illimité aux attractions des villes) ; et selon trois types d’activité : 1) passer le ticket ; 2) recevoir le ticket ; et 3) passer et recevoir le ticket.
Parmi les dix personnes, il y a quatre receveurs, un passeur et cinq passeurs-receveurs.
Les participants ont été recrutés par contact direct. Les entretiens, en anglais, en français et en italien, d’une durée de quarante à soixante minutes, ont été enregistrés avec l’accord des personnes interrogées et retranscrits.
6 Le but principal des entretiens était de connaître la manière dont était vécue la pratique du passage de ticket du point de vue de la personne interrogée [Thompson, 1997]. Les entretiens ont permis de rendre compte de la signification que les acteurs donnent à leur expérience de passer et de recevoir un ticket.
Une « belle chose »
7 Même si elle est loin d’être dominante, l’idée que la pratique du passage de ticket soit un moyen de lutter contre la mise en marché des transports urbains est présente dans les têtes :
« Je trouve que les transports en commun sont très chers : il y a beaucoup de gens qui n’ont pas beaucoup de sous, et 1,50 euro, je trouve que c’est énorme pour prendre un bus. Donc, et souvent, quand je donne un ticket, si jamais je le donne de la main à la main, je le donne à quelqu’un qui me semble dans le besoin » (Jérôme).
9 Au-delà de cette volonté d’aider ceux qui ne peuvent pas se payer le prix jugé exagéré des transports urbains, le passage de ticket prend souvent une signification plus ample, celle d’une « belle chose », d’une « gentillesse » que se font les individus entre eux :
« C’est une belle chose ! Tu sais, il s’agit de toutes ces façons un peu impersonnelles mais très puissantes parce que c’est difficile de faire des gentillesses à des gens que tu ne connais pas, alors que ceci en est un bel exemple. Comme ceux qui laissent des livres déjà lus sur les bancs : quelqu’un arrive, le prend et le lit » (Eleonora).
11 Ce beau geste n’est cependant pas un grand geste. Toutes les personnes insistent sur la dimension minuscule de cette pratique. Elle est du domaine de l’ordinaire – ou même de l’infraordinaire, dirait Pérec – et non de l’extraordinaire :
« Oui, une entraide, tu n’as rien à attendre de la personne… c’est plus un service, se rendre un service entre nous. (…) La personne qui va me donner un ticket de métro, ça ne va pas me toucher au point d’être ému ou de pleurer, c’est sympa, ça montre quand même qu’on est dans une société où il y a encore des gens qui osent s’aborder sans avoir peur l’un de l’autre, ça reste un moyen comme beaucoup d’autres qui permettent de garder contact avec les autres. (…) C’est un petit truc, il en faut plein, de petits gestes comme ça, pour que la vie continue à être comme elle était avant, quand tout le monde se parlait et que c’était amical, convivial. (…) Par exemple, une vieille dame qui arrive dans un bus : tu lui proposes “asseyez-vous !”, des petits trucs comme ça, de tous les jours, qui, de plus en plus, disparaissent » (Jérôme).
13 Le passage de ticket, selon les interviewés, est un petit geste permettant l’humanisation de l’espace social ce qui semble important dans spécialement dans le contexte urbain décrit comme hyperindividualiste et déshumanisé. Le passage de ticket est vécu comme une action permettant aux gens de se sentir moins seuls grâce à l’interaction entre inconnus qu’il provoque. Dans l’extrait suivant, relatif au passage de ticket de bus à Bologne, on voit à l’œuvre cet humanisme de base et son impact sur les personnes :
« Dans le bus de Bologne, de temps en temps, j’observais les tickets laissés sur les distributeurs de tickets et, au début, je n’avais pas compris qu’il y avait une telle pratique, et je pensais : Qui est le mal élevé qui laisse les tickets ainsi ? Et puis un jour, j’ai vu quelqu’un qui prenait le ticket, et j’ai compris : Génial ! Il y a ceux qui laissent les tickets et ceux qui les prennent sans avoir ainsi à payer le bus… Tu n’es pas seul ! C’est vrai dans le sens où que tu te dis que, même si les gens ne se connaissent pas, ils pensent à laisser un ticket, et, de façon totalement aléatoire, quelqu’un d’autre le prendra. Ce sont ces choses-là, ces gestes très humains, très aléatoires, donc, tu te sens avoir eu de la chance que ce soit tombé sur toi, et tu te dis : C’est sympa ! Puis, tu t’imagines aussi la personne qui a laissé le ticket » (Eleonora).
« Il y a la joie de trouver quelqu’un qui sur les valeurs fonctionne comme toi, et tu te dis que tu fais partie d’un tout contrairement à la tendance disant qu’aujourd’hui le monde est dur et triste ; tu trouves des gens avec qui faire ces choses » (Catherine).
Partage ou don ?
15 Le passage de ticket est donc à la fois un bricolage individuel et une pratique sociale mêlant des considérations de générosité [Chanial, 2008], de réciprocité et de gentillesse généralisées, d’entraide minimale, d’un humanisme de base, de solidarité, de résistance, etc. :
« Il y a une certaine règle sociale, mais, de l’autre côté, il y a une certaine spontanéité. Il s’agit d’une règle vague, dans le sens où elle n’est pas clairement énoncée, il ne faut pas forcément le faire, et donc, il y a une certaine volonté de la part de qui te passe le ticket. Je l’interprète comme une forme hybride » (Simona).
17 En tant que bricolage, le passage de ticket reste un acte modeste et de petite portée ; il n’a pas vocation à s’imposer aux autres ni à faire communauté [Debardieux, 1998]. Il s’appuie sur un geste instantané, sorte de réflexe social de l’individu qui relève de l’ordinaire (pas exceptionnel) et dépend des occasions ou situations. En tant que pratique sociale, il s’inscrit dans un ensemble de gestes que l’on peut définir comme des « petits riens qui font du bien » plutôt que du lien et qui permettent de lutter contre la déshumanisation de notre quotidien. Le passage de ticket est ainsi pensé comme un système de réciprocité généralisée, c’est-à-dire un système facilitant les interactions sociales et que l’on peut qualifier de politesse ou de savoir-vivre. On est proche de la définition de Lévi-Strauss [1967] de la réciprocité généralisée :
« À mon avis, il y a un retour, mais il n’est pas direct avec la personne à laquelle on donne. J’imagine que ça doit créer une sorte de solidarité entre les gens. Les gens ont envie de se donner les uns les autres et ce n’est pas forcément moi qui peux lui redonner quelque chose mais le principe… ça fait partie d’une sorte de principe, de code culturel, ou de code social. Dans une société, je sais qu’un jour, c’est moi qui donnerai, un jour, je vais recevoir, pas forcément de la personne à qui j’ai donné, mais voilà, ça fait partie un peu du fonctionnement (…), un système collectif » (Marie).
19 Pour certains, le passage de ticket est une pratique sociale sédimentée proche d’un bien commun forgé par l’histoire d’une société et dont les modalités sont intégrées dès le plus jeune âge par chacun. Et c’est un bien commun que l’on partage :
« Depuis qu’on est jeunes, ici, ça a toujours existé, c’est un code. Dès que tu prends un ticket de métro, si toi tu n’en as pas, tu vas en acheter un, mais avant d’en acheter un, tu regardes en bas des escalators, car en fait, tout le monde les dépose en bas des escalators et tu récupères le tien en passant. Moi, j’en récupère deux ou trois, il y en a qui ne sont pas valides parce qu’il y a une date de validité d’une heure. Donc, imaginons, je prends le métro à 10 heures : à 10 heures 20, je suis à ma destination, ce que je vais faire, c’est déposer mon ticket en bas de l’escalator, il y en a un qui arrive dans le créneau des quarante minutes après et il le prend » (Jérôme).
21 Dans ce cadre, le rapport au don est ambigu : le passage de ticket est proche d’un don mais ce n’est pas vraiment un don. La spontanéité du passage de ticket est perçue par les personnes interrogées comme une première différence par rapport au don. De plus, pour la majorité des interviewés, le don est un acte requérant un sacrifice de la part de la personne qui donne, alors que le passage de ticket ne coûte absolument rien ; il est ainsi plus proche du partage comme le connaissent les individus d’aujourd’hui au travers des activités en ligne [Belk, 2010] :
« Chercheur. — Tu définis ce geste comment ?
Catherine. — De l’altruisme, un don, de l’empathie, un geste de… pas de générosité parce que c’est perdu. Tu vois ce que je veux dire : je l’ai payé et l’argent ne revient pas dans ma poche, c’est du partage.
— C’est plus un partage qu’un don ?
— Oui, plus un partage qu’un don.
— Dans quel sens ? Un don tu l’entends comment ?
— Un don pour moi, il faut qu’il me coûte.
— En termes d’argent ?
— Oui, ou un effort supplémentaire, ou de l’argent ou une action particulière. »
23 Cependant, même si ce n’est pas perçu comme un don, un retour est attendu et il porte plus sur la circulation de reconnaissance que sur la circulation de biens :
« Je pense qu’en général on s’attend à ce que les autres nous sourient lorsqu’il y a un échange, au-delà du ticket. Si je te dis : Bonjour, c’est normal de me faire un sourire. C’est au-delà du fait que je suis en train de te passer un ticket, ce n’est pas qu’on est deux atomes et qu’on s’échange quelque chose et c’est tout… on est deux personnes. Il y a un contact et, d’après moi, c’est important lorsqu’il y a un contact qu’il y ait un sourire, un geste de gentillesse » (Eleonora).
De la politesse
25 Le mot qui revient le plus souvent pour qualifier les actions des interviewés est celui de politesse. Le fait que ces pratiques de passage de ticket impliquent des personnes étrangères les unes aux autres [Godbout, 2000] et qui n’ont aucune connaissance réciproque ni avant ni après la transmission du ticket vient renforcer le rapport à la politesse :
« Il est parti, il m’a donné le ticket et je ne l’ai plus revu ; il est parti vers l’aéroport. Quand j’étais en train de parler au chauffeur de bus, il venait juste de prendre le bus pour aller à l’aéroport et je venais juste d’arriver et de parler au chauffeur. Voilà, il m’a donné le ticket et il est allé dans le bus, et moi je suis parti vers le centre-ville et on ne s’est plus jamais revus » (Rohail).
27 La politesse se lit aussi dans le fait de ne pas abuser du temps d’autrui et d’éviter une familiarité excessive. Ces actes sont détaillés comme des gestes de galanterie, de courtoisie, de chevalerie et, bien sûr, de tact :
« Le fait même qu’il s’agit d’un homme envers une femme est aussi un geste de courtoisie, de gentillesse dans le sens d’un geste de chevalerie » (Simona).
29 Il y a dans le passage de ticket la volonté – ou le tact – de préserver le territoire d’autrui. Les réflexions d’Eleonora sur la manière d’approcher les autres se réfèrent à la notion de réserve, centrale dans tout code de politesse. En effet, pour Eleonora il vaut mieux approcher les autres pour leur passer le ticket et non pas le demander :
« La première approche est toujours faite de regards parce qu’on n’a pas envie de demander à tous s’ils ont besoin d’un ticket, mais quand on doit le donner on est plus proactive, dans le sens où si je voyais quelqu’un arrêté, je lui demanderais s’il a besoin du ticket même sans le regarder, je lui demanderais, voilà tout. Par contre, quand je le demandais aux autres, j’étais toujours plus douteuse. D’après moi, il vaut mieux que ce soit la personne qui a le ticket qui fasse le premier pas, c’est plus logique, dans le sens où c’est moi qui ai le ticket, c’est moi qui le donne, et non pas l’autre qui le demande » (Eleonora).
31 Il existe un défi lié à l’identité de chacun puisque lorsque celle-ci est affichée, elle crée un jeu social dans lequel les acteurs vont ajuster leurs comportements les uns par rapport aux autres :
« Selon la tête de la personne qui arrive, je donne le ticket. Si la personne est sympathique, je donne le ticket. Si elle ne l’est pas, je le garde. Je ne suis pas misanthrope, les gens m’intéressent, tout le monde a quelque chose d’intéressant à dire, partage d’expérience diverse, mais ça, c’est quelque chose qui dépend du caractère, mais c’est plus (pause), ça n’a rien à voir avec le ticket… si, ça a à voir parce que l’abruti, il ne donnera pas ! » (Catherine).
33 Pour Catherine, la face de l’autre est un élément fondamental pour déterminer la décision d’entreprendre une relation avec celui-ci ou non. Dans le cas où la face ne respecte pas les critères de la présentation de soi, un processus de réciprocité négative se met en place [Sahlins, 1972]. La face n’est pas seulement une émotion passive, c’est-à-dire sujette au jugement d’autrui comme dans le cas de Catherine, mais elle est aussi une notion active, dans le sens qu’elle interroge l’individu sur la façon de se présenter à l’autre :
« Je pense que ça se fait avant. Il y a la sortie, il y a le fait d’aller vers la voiture, il y a le regard qui passe et la personne comprend vite si c’est pour quelque chose de bien ou pour quelque chose de pas bien. Quand elle voit un visage plutôt souriant, ça joue sur la personne, ça la met plus en confiance » (Fred).
35 Fred nous montre précisément les étapes de la « bonne tenue » dans l’acte de passer le ticket de parking. Un moment important dans sa description est celui du sourire, qui est un élément récurrent dans les discours sur l’approche de l’autre. Le sourire représente le meilleur exemple de la bonne présentation de soi [Goffman, 1974], de la volonté d’être agréable soi-même et envers les autres. Il permet de créer une confiance et de faciliter l’interaction en société.
En deçà, au sein et au-delà du don
36 Ce qui semble se dessiner dans le travail de terrain que nous avons mené est une manière mutuelle d’agir proche de la réciprocité généralisée, que nos concitoyens rapprochent de la politesse. La politesse, le savoir-vivre, les bonnes manières, la bonne tenue, les civilités, etc., sont des éléments nécessaires à la vie en société. Ils servent de facilitateurs aux relations de don comme d’échange. Et ils ont souvent été interprétés en tant que tels : donner, recevoir et rendre met en œuvre des formes de politesse. Pourtant, Mauss souligne combien les biens matériels ne représentent qu’une partie de l’échange de dons :
« Ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent » [Mauss, 1924-1950, p. 9].
38 En d’autres termes, pour Mauss, le don et la politesse relèvent tous deux de la circulation des « choses » :
« La circulation des biens suit celle des hommes, des femmes et des enfants, des festins, des rites, des cérémonies et des danses, même celle des plaisanteries et des injures. Au fond elle est la même. Si on donne les choses et les rend, c’est parce qu’on se donne et se rend “des respects” – nous disons encore “des politesses” » [Mauss, 1924-1950, p. 66].
40 En ce sens, la politesse ne facilite pas le don ; elle fait partie du don. Entre consommateurs du métro, d’un parking ou d’une visite, la politesse réintroduit ainsi du don dans un contexte de marché puisque le ticket qui est passé a été préalablement acheté et payé. Le passage de ticket permet de voir l’imbrication entre la politesse comme don et la politesse comme support du don. Il y a bien ici donner, recevoir et rendre. Le receveur retourne le don par un sourire, un merci, un geste, etc., le tout étant très rapide dans le passage de ticket :
« Ce retour du don reçu, même sous la seule forme de paroles de remerciements peut s’envisager en quelque sorte comme un “rendre” ou un “re-donner” ; il exprime tout au moins l’estime que le receveur, dans son statut d’obligé, manifeste à l’égard du donneur. À la générosité de l’initiateur du don peut ainsi correspondre l’attitude généreuse du bénéficiaire reconnaissant » [Berthoud, 2008].
42 La rapidité du passage de ticket n’empêche donc pas la création d’un « nous » éphémère, d’un lien social d’autant plus intense qu’il est éclair.
43 Catherine Kerbrat-Orecchioni [2001] s’intéresse dans sa recherche aux formes les plus communes de l’exercice de la politesse en site commercial. Elle montre comment dans ce cadre d’échanges entre consommateurs et vendeurs la politesse se concentre surtout dans les phases liminaires d’ouverture et de clôture de l’interaction (séquences à fonction essentiellement rituelle), sans être pour autant absente de la phase transactionnelle proprement dite. Relèvent de la politesse, selon ce même auteur, l’ensemble des procédés linguistiques auxquels recourent les participants pour maintenir entre eux une relation relativement harmonieuse, par la préservation de leurs « faces » mutuelles. Dans le cas du passage de ticket, les interactions se situent moins au niveau linguistique [Burke, 1999] que gestuel (incluant le regard) avec, de plus, le passage d’un artefact : le ticket. Et ces interactions se passent entre deux consommateurs et non entre un consommateur et un vendeur. Ce qu’on lit dans les réflexions des individus au sujet du passage de ticket, c’est « une politesse mal définie, qui se cherche, en mal d’authenticité, qui peut-être n’est pas précisément celle des rituels » [Larguèche, 2009], un bricolage de code de politesse entre consommateurs d’un même service.
44 Le prisme de la politesse [Brown et Levinson, 1987] permet de comprendre ce qui se passe entre consommateurs. La politesse assure la régulation des contacts sociaux tout en assurant la protection des individus et de la communauté sociale [Goffman, 1967 ; Picard, 2007]. Elle permet de satisfaire le besoin de lien social [Godbout et Caillé, 1992] en constituant un code d’interaction compréhensible par tous [Elias, 1969]. La pratique du passage de ticket relève d’un savoir-vivre nécessaire à la vie en société ; vie en société qui requiert de plus en plus l’exercice d’une consommation. Le passage de ticket est l’une des circonstances dans lesquelles des codes spécifiques de politesse de l’époque contemporaine se déploient en impliquant, dans le geste de politesse, un bien de consommation. Se passer le ticket est un phénomène quasi rituel qui codifie un geste de politesse dans des lieux spécifiques, le métro, les parkings ou les aires touristiques de grandes métropoles.
45 Le passage de ticket crée aussi des petites surprises qui viennent réenchanter le quotidien [Firat et Venkatesh, 1995] sans que cela coûte plus à la société. Se faire passer un ticket sans l’avoir demandé peut rendre la journée plus belle. Au travers de la politesse, s’insère ainsi du don au sein de la consommation de services qui est supposée être gérée par la logique du marché. Pour celui qui ne connaît pas le code de politesse du métro d’une certaine ville, se voir passer un ticket peut être perçu comme un don spontané et sans contrepartie (proche du don pur idéalisé) et non comme un simple acte de savoir-vivre. Le passage du ticket renvoie donc à une multiplicité d’interprétations. Il peut être vécu comme une politesse par le passeur et être reçu comme un don par l’autre personne.
46 On retrouve à peu près le même entrelacement entre don et politesse dans la vieille coutume napolitaine du caffe sospeso (café suspendu). La tradition du café suspendu remonte à plus d’un siècle à Naples, mais elle a baissé en popularité après la Seconde Guerre mondiale. Depuis la récente crise économique mondiale, la pratique a été relancée et fonctionne de la manière suivante : dans les bars de la grande ville italienne, lorsque vous achetez un café, vous pouvez payer pour un second. Le barman vous donne votre café, puis enregistre le deuxième café comme « suspendu » (ce qui signifie que l’opération a été suspendue : l’argent a été reçu, mais le café n’a pas encore été livré). Ce café suspendu sera ensuite proposé par le barman à une personne inconnue du payeur. Cette pratique a notamment été développée sur l’île de Lampedusa où arrivent les migrants africains en quête d’Europe. Pour le payeur, c’est une « gentillesse » faite à quelqu’un qu’il ne connaît pas dans une démarche de politesse ; pour l’autre personne, cela peut être ressenti comme un don. La manière dont le ticket est reçu est primordiale. Si l’acte initial est identifié comme un don par le receveur et non pas, par exemple, comme un acte codifié de politesse, il participe à rendre la vie plus belle, à croire plus en la commune humanité des individus.
Retour à Olson
47 Le passage de ticket renvoie donc au fait que « dans toute relation de don, ce n’est pas la chose en elle-même qui importe, mais la manière de la donner, de la recevoir et de la rendre » [Berthoud, 2008]. Il y a donc impossibilité de désimbriquer les pratiques de politesse de la circulation du ticket lui-même. C’est l’ensemble qui forme une « belle chose » dans le contexte de la relation entre consommateurs. Et, cette « belle chose » a surtout comme effet d’extraire les individus de leur simple condition de consommateurs pour leur faire retrouver une identité plus ample de citoyen du monde mû par un esprit de mutualité au détriment de leurs intérêts individuels. Dans la mutualité, quelle que soit cette probabilité, chacun agit comme si l’autre, celui à qui l’on passe le ticket, agirait de la même façon si les circonstances étaient inversées. Alors qu’on pourrait penser que nombre de nos concitoyens font « cavalier seul », comme défendu dans le fameux paradoxe d’Olson, et profitent des avantages de ce phénomène collectif sans en assumer le coût – c’est-à-dire sans à leur tour perdre du temps à chercher quelqu’un à qui passer le ticket –, ils sont globalement nombreux à participer à ce jeu social.
48 Il existe donc une conscience collective au cœur d’une action proche de la resquille typique du cavalier seul ! Au lieu de ruiner la solidarité par un comportement individualiste, le passage de ticket crée une mutualité. Mais on peut aussi considérer que, compte tenu que la majorité des usagers de ces transports payent leurs tickets, ce sont tous les citoyens qui y perdent sauf ceux impliqués dans la pratique illicite du passage de ticket, qui sont de simples « resquilleurs » en bandes organisées. Alors que tous les usagers doivent contribuer par le paiement du ticket, une partie des individus s’en abstient en se passant le ticket, ne jouant ainsi pas le jeu car considérant comme marginale leur contribution à la réussite collective au sens économique du terme. Ce qui semblait une « belle chose » apparaît alors proche d’une logique de « cavalier seul », une sorte de solidarité inversée qui bénéficie à un petit nombre au détriment de la majorité des usagers. À ce sujet, une relecture d’Olson [1965] met en évidence la différence existant entre le phénomène du cavalier seul dans les grands groupes qu’il nomme « groupes latents » et dans les petits groupes qu’il nomme « groupes privilégiés ». Selon lui, le concept du passager clandestin est beaucoup plus pertinent dans des groupes de taille supérieure. Les consommateurs concernés font ainsi cavalier seul par rapport au groupe latent qu’est l’ensemble flou de tous les usagers d’un service de transport et ont un rapport de mutualité au sein du groupe privilégié des usagers locaux au sein desquels les individus ont des contacts directs entre eux.
49 Ceci n’est qu’une interprétation utilitariste. L’interprétation anti-utilitariste nous montre, elle, comment le don, la politesse, la mutualité, tout ce qui fait le sel de la socialité primaire, s’insère dans les mécanismes de marché. À y regarder de près, et en prenant au sérieux le sens qu’ils donnent à leurs pratiques, ce que fabriquent (au sens populaire du terme) nos concitoyens quand ils « se passent » un ticket relève de la production et de la reproduction sociale de base. Avec cette interaction minimale, à laquelle tous participent de manière relativement équilibrée, des individus en situation de consommation de services court-circuitent la logique du marché comme celle du cavalier seul. En ce sens, cette recherche contribue d’une sociologie de la consommation [Garabuau-Moussaoui, 2010] affranchie des limites des logiques marchandes et économiques.
Notes
-
[1]
Sauf par les régies de transport, qui ont réagi en réduisant (à une heure de validité) ou en annulant (un seul voyage permis) les possibilités de développer une telle pratique.
-
[2]
Ce modèle moyen du phénomène de « passage de ticket » peut être complété par deux versions extrêmes : dans un cas, il n’y a même pas d’interaction, car l’inconnu laisse le ticket encore valable à la disposition de qui le souhaite dans un endroit adéquat, comme le recommandait le collectif RTO ; dans un autre cas, la personne sait qu’elle peut obtenir un tel ticket et attend qu’un inconnu passe pour le lui demander (« Vous n’auriez pas un ticket ? »).