1 Tout a commencé par une technique appelée « lavage à la pierre ponce », qui consiste à passer le jean dans une lessiveuse contenant des pierres ponces. Elle est toujours utilisée, même si on y ajoute de plus en plus fréquemment des enzymes – des protéines naturelles – pour mettre en valeur cet effet « lavage à la pierre ». Outre cette technique, on peut choisir le lavage à l’acide, le moonwash (qui consiste à mettre dans le séchoir des pierres ponces imbibées d’acide), le white wash (à l’eau de javel), le monkey wash, le show wash, ou encore le mud wash. On peut utiliser des produits chimiques comme le permanganate de potassium pour modifier la teinture. On peut aussi recourir à la résine pour créer des plis où l’on souhaite. On peut également choisir la décoloration à l’ozone ou au jet d’eau. De même, il existe plusieurs formes de jets de sable ou de sablage à la main, soit sur une surface plane, soit sur un mannequin. Parmi les effets spéciaux typiques, on inclut les « fronces », qui créent des lignes autour de l’aine, qui peuvent être produites soit au laser, soit au sable (au jet ou à la main), ou encore par abrasion. Pour obtenir des effets encore plus sophistiqués, il existe des techniques élaborées, comme celle de faire passer un rayon laser au travers d’une ouverture de la forme désirée, réfléchie par un miroir, qui vient alors frapper le substrat du textile.
2 Toutes ces « techniques » sont conçues pour imiter un résultat fortuit de la nature à partir de la toile denim [2]. Le denim est un textile croisé au sein duquel les fils de chaîne, teints en indigo, sont tissés sur une trame de fils blancs. La chaîne domine la partie externe, ce qui explique pourquoi les blue-jeans sont majoritairement bleus à l’extérieur et blancs à l’intérieur. À mesure que le blue-jean s’use, la trame blanche affleure davantage, ce qui lui donne l’aspect délavé caractéristique. Évidemment, les autres types de pantalons peuvent également s’user, mais la chaîne et la trame étant de la même couleur, l’effet est moins évident. Bien sûr, le délavage n’est qu’un effet parmi d’autres, parmi lesquels on compte l’effilochage, les déchirures ou la broderie.
3 Curieusement, aucune de ces « techniques » n’est requise pour réaliser une paire parfaite de nouveaux blue-jeans. Au contraire, elles créent des effets que l’on chercherait à tout prix à éviter si l’on souhaitait réellement obtenir des vêtements à l’aspect neuf et intact. Précisément, il s’agit de techniques utilisées pour laisser croire que les blue-jeans ont déjà été portés durant une période considérable de temps. Par analogie avec l’expression get a life, on pourrait dire que l’on achète toute prête une période de sa propre vie, représentée par ces blue-jeans à l’apparence « préportée ». Alors qu’autrefois, pour qu’un jean présente un tel aspect, il aurait fallu que la personne soit impliquée dans un travail physique important ou qu’elle le porte constamment, aujourd’hui, on peut acheter tous ces effets ready-made. On peut ainsi simuler des styles de vie, tels que ceux fondés sur le travail manuel ou sur une vie aventureuse, qui auraient produit ces types de déchirures ou d’effilochage ; quand bien même on n’aurait jamais vécu, ni particulièrement aimé vivre, ce mode de vie.
4 Il semble exister une séquence naturelle qu’on pourrait décrire comme « technologie-conception-production-marketing-consommation », où, comme on le voit, la technique viendrait en premier. Mais, dans notre exemple, la technique correspond plutôt à une sorte de tentative désespérée pour rattraper un phénomène qui aurait déjà eu lieu dans la consommation. Ici, des machines sont utilisées pour copier ce que les gens auraient eux-mêmes déjà produit en portant ces pantalons ; ainsi, dans ce cas précis, c’est la consommation qui se retrouve en amont et la technologie qui vient en aval, ou « en dernier ». Au premier regard, cela peut paraître un exemple légèrement extrême ou étrange. Mais dans cet article, on souhaite montrer qu’il est important de déranger ce qui semble être accepté comme une séquence logique qui va de la technologie à la consommation et, qu’à bien des égards, on peut mieux comprendre la technologie lorsqu’on reconnaît qu’elle peut intervenir « en dernier » plutôt qu’en premier.
5 Revenons à cette technologie de l’usure et du vieillissement. Il semble plutôt étrange qu’un vêtement puisse être vendu comme s’il avait été déjà porté presque jusqu’à sa destruction, ou que des ouvriers en Turquie ou au Mexique [3] doivent passer leur temps à simuler ces effets de « déjà-porté », comme parties intégrales de ce qui doit être vendu au client. Évidemment, ils n’ont pas à porter ces jeans eux-mêmes pour produire cet effet. Pour voir apparaître la nature paradoxale de ce processus, il suffit d’imaginer la réaction d’un client Londresien à l’idée qu’un ouvrier mexicain a, en fait, vraiment travaillé, sué, mangé, dansé et vécu durant des années dans cette même paire de jeans qu’il désire acheter. Si le consommateur semble souhaiter avoir l’illusion qu’il a lui-même porté ce jean, il ne veut clairement pas imaginer que le jean a été porté par quelqu’un d’autre.
6 Comment en est-on arrivé là ? Au moins jusqu’à récemment, même pour d’autres genres de vêtements à la mode, on ne trouvait pas d’articles dans les magasins qui fussent tachés à la javel, à la rouille, usés par le frottement, déchirés et effilochés à plusieurs endroits, ou qui auraient été soumis à des séries de procédés de destruction. En fait, si on constatait de tels signes sur n’importe quel vêtement porté, encore plus si nous envisagions de l’acheter, nous aurions ressenti une certaine « angoisse » nous-mêmes. La nature croisée des fils aide à créer cet effet, mais ne permet pas d’expliquer pourquoi les blue-jeans qui, durant cent ans, ont été vendus sans trace d’usure, sont arrivés à faire partie de cet autre marché, particulièrement original.
7 Avant d’essayer de répondre à cette question de l’originalité du phénomène, il nous faut aborder la question théorique générale de la relation entre la technique et les autres aspects des pratiques culturelles. Si l’on devait chercher dans mon propre travail universitaire un commentaire sur l’étude de la technologie et de la production, ce serait probablement celui en référence au livre intitulé Material Culture and Mass Consumption [Miller, 1987]. Ce livre fut écrit durant une période où l’anthropologie était dominée par différentes versions du marxisme qui, entre autres, privilégient le travail et le prolétariat comme les forces se trouvant à l’origine de la création de la culture. À cette époque, la consommation était seulement vue comme le résultat d’un capitalisme imposant sa volonté aux populations. La production et la technologie étaient alors perçues comme les signes de l’authenticité, à l’inverse de la consommation, vue comme le signe de l’inauthentique, un point sur lequel Baudrillard [1981] avait particulièrement insisté dans ses travaux.
8 Dans mon livre, j’avais choisi ce qui semblait alors une position plutôt perverse, insistant sur le fait que la consommation devait être, dans les grandes lignes, considérée comme un processus de production. J’avançais alors que la signification accordée aux objets était moins celle qu’ils étaient censés posséder avant d’être achetés que le résultat des actions de leurs acquéreurs, une fois entrés en possession d’une marchandise, dans l’architecture ou l’habillage. C’est en étant décorés, portés, ou encore personnalisés que les objets deviennent la négation même d’une marchandise aliénable, pour émerger comme signes d’authenticité et d’inaliénabilité pour leur consommateur. La consommation étant le travail auquel on soumet de tels biens pour les rendre inaliénables, elle-même aurait dû être vue comme une étape intégrale de la production. Mais à cette époque, cet aspect était totalement ignoré dans les études sur la technique.
9 Ce qui importe, dans le cas des blue-jeans, est que cette conséquence « productive » de la consommation n’impliquait pas une intention consciente de la part du consommateur. En effet, j’ai moi-même été une de ces personnes responsables de cette technologie de l’usure, sans en avoir ni le désir ni l’intention quant aux conséquences. Considérons brièvement ma propre histoire. J’appartiens à cette génération dont le comportement est aujourd’hui repris par le commerce des jeans pré-usés. À l’adolescence, j’ai fait de l’auto-stop pour me rendre à des concerts de rock, portant des chemises à fleurs extravagantes (pourpres et ornées de perles, si cela vous intéresse). J’avais un blue-jean qui était si usé, porté dans des conditions si extrêmes, sans précautions et si peu lavé, qu’après un certain temps il devenait naturellement râpé et effiloché, exactement à la manière dont le marché le simule aujourd’hui.
10 Dans les premiers temps, cela ne correspondait pas à une mode particulière de vêtements personnels maltraités. Les trous, les taches de bière, les accrocs ou l’effilochage étaient les résultats naturels d’un mode de vie spécifique, combinant le manque d’argent pour acheter des vêtements neufs, l’indépendance par rapport au foyer parental, le sentiment de liberté, le voyage et une irresponsabilité « hippie » générale, qui faisaient qu’on n’accordait aucune importance à ce genre de choses. Le stonewashing, le lavage à la pierre, était une suite logique et plutôt naturelle de l’état généralement stone de ceux-là mêmes qui portaient ces blue-jeans.
11 Campbell [1987] s’est penché sur le rôle du mouvement hippie dans l’évolution de la consommation moderne. Bien que, rétrospectivement, nous apparaissions aujourd’hui représentatifs d’un style de vie particulier auquel nous nous conformions, nous étions alors persuadés, en tant que participants, que les années 1960 et 1970 constituaient l’avant-garde d’un sentiment d’expérimentation et de liberté personnelle sans précédent. Il s’agissait pour nous d’un rejet direct du conformisme des années 1950 et des périodes précédentes. Mais je ne tentais pas de créer une tendance ; j’essayais de n’appartenir à aucune. Ainsi, bien que la détérioration de mes jeans ait été simplement le résultat de la négligence, j’avais le fort sentiment que j’étais libre de les négliger ; que je n’avais plus à couper mes cheveux, repasser mes pantalons ni à reproduire l’image des générations antérieures dans une version plus jeune.
12 Ce sentiment d’individualisme était intimement lié à une autre conséquence majeure de cette usure volontaire du tissu, comme c’était le cas pour les jeans. Il ne s’agissait pas seulement de les user, mais aussi, en les usant, de les rendre profondément personnels. Ce sentiment de personnalisation se manifestait de différentes manières. L’une d’entre elles était le fait qu’après avoir été intensément porté, le coton devenait extrêmement doux et confortable. Le blue-jean s’adaptait également à un corps particulier, le nôtre, tant et si bien qu’au bout d’un certain temps, il semblait s’être moulé à la manière dont on marchait, s’allongeait et se déplaçait dans le monde. Je me souviens de la fois où j’ai appris que les fabricants de jeans suggéraient que la première chose à faire, lorsque vous achetiez leurs jeans, était de prendre un bain en les portant. Cet idéal d’un processus de rétrécissement par le consommateur, afin que le blue-jean s’ajuste à son corps, était l’étape intermédiaire avant le développement commercial du vieillissement. Cette individualisation de l’ajustement était accentuée par les longues périodes d’usure, à mesure que l’on sentait les plis, les marques d’usure s’adapter au corps du porteur de cette paire spécifique de jeans.
13 Ainsi, les denims firent partie des vêtements les plus personnels et les plus intimes que l’on ait pu connaître jusqu’alors. Je me souviens particulièrement des jeans que j’avais appris à aimer et du désespoir que je ressentais lorsqu’ils tombaient complètement en morceaux ou lorsqu’un parent insensible les jetait à la poubelle. On pouvait presque dire qu’on faisait le deuil de la perte d’une partie de soi. Le degré auquel les jeans pouvaient réellement être associés à un individu particulier a d’ailleurs été montré de façon remarquable dans l’article de Hauser [2004] sur la manière dont le FBI pouvait résoudre un vol en identifiant un suspect grâce aux motifs reconnaissables issus de l’interaction entre l’individu en question et une paire spécifique de jeans. Les blue-jeans peuvent également devenir l’enregistrement ou l’incarnation des mouvements et des contours d’un corps particulier, comme l’a noté Candy [2005], en utilisant des entretiens et des photographies pour localiser les motifs caractéristiques liés au port des denims.
14 Aujourd’hui, on note un nouvel équivalent de ce sens du soi et du corps dans le phénomène croissant (rétrécissant ?) des jeans étroits pour femmes. De nombreuses femmes conservent dans leur garde-robe les jeans qu’elles ont été capables de porter, et dont la taille est une mémoire de la finesse de leur corps ; une image popularisée par un épisode de la série télévisée Sex and the City, et que Sophie Woodward [2007] et moi-même [Miller, 1997] avons retrouvée dans nos recherches ethnographiques respectives à Londres.
15 Cette relation personnelle aux blue-jeans est clairement ce que le marché a tenté de reproduire et de capturer au travers de ce phénomène de vieillissement. Même si on le voit peu à peu s’étendre à d’autres types de vêtements, il s’est clairement développé en réponse directe à cette relation unique au denim. Mais ceci mène à une contradiction directe : mes jeans étaient personnels et adaptés à mon corps en raison du temps passé sur ce corps. L’usure commerciale est une simulation artificielle de ce processus. Si l’on peut sans doute créer artificiellement une partie de la douceur qui provient d’un port constant, on ne peut reproduire la manière dont les jeans se moulent à chaque personne en particulier. Le sens même de l’imitation commerciale de ce processus atténue alors effectivement ce sens de la relation personnelle.
16 Ainsi, la « technologie » est une tentative commerciale de reproduction du processus de consommation lui-même. Ce cas implique donc qu’au lieu de voir la technologie comme quelque chose d’initial dans la phase de production de la culture, elle arrive en dernier, au moins dans certains cas. Peut-être pas vraiment en dernier, puisque les jeans vieillis seront portés par ceux qui les achètent, mais certainement pas en premier. Cette technologie est à une étape finale, qui ne survient que comme conséquence de la consommation. Il nous semble donc difficile de continuer à concevoir la technologie comme une part non remise en question du processus de création de la culture, une position qui semble habituelle au sein des études anthropologiques de la technologie.
17 Mais il est possible que cet exemple, plutôt extrême, ne soit qu’une simple conséquence de la consommation de masse moderne et un renversement de l’ancien ordre de la culture. On pourrait penser qu’il s’agit ici d’une situation, presque perverse ou paradoxale, à laquelle nous ont amenés les conditions particulières de la modernité. Dans les sociétés de petite taille, celles qu’étudient généralement les anthropologues, il semble que l’on soit en présence de ce que l’on pourrait penser comme un ordre plus naturel, dans lequel les choses sont d’abord produites, puis sujettes aux échanges et, seulement à la fin, soumises à des pratiques qu’on pourrait appeler de « consommation ». Mais alors, on n’appliquerait ce terme de consommation qu’aux biens qui sont suffisamment abstraits de la production pour pouvoir être appelés marchandises.
Notes
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[1]
Extrait de « Le blue-jean. Pourquoi la “technologie” vient en dernier », traduit de l’anglais par Ludovic Coupaye, paru dans Techniques et Culture, n° 52-53, « Technologies », dirigé par Ludovic Coupaye et Laurence Douny, janv.-déc. 2009, p. 232-255. Nous remercions la revue Techniques et Culture pour son aimable autorisation de reproduction. (Ndlr.)
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[2]
La toile de blue-jean était à l’origine fabriquée dans la ville de Nîmes (France), d’où l’appellation denim. (Ndlr.)
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[3]
Sur le travail dans l’industrie textile, voir Bair et Gereffi [2001] ; Bair et Peters [2006] ; Tokatli [2007].