CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La consommation est un objet qui n’a longtemps intéressé que les sciences économiques et de gestion. Par là même, c’est essentiellement le filtre de l’échange utilitaire et du calcul qui s’est imposé comme le moyen dominant de lire les motivations et les pratiques du consommateur. Avec le rôle croissant que prennent les activités de consommation dans la vie de nos contemporains, il n’est plus possible de s’en tenir à ce seul filtre de l’échange axiomatique intérêtiste, et il devient plus que nécessaire de regarder cette société de consommation armée des éléments théoriques et conceptuels que nous offre le paradigme du don. Afin de rendre compte de cette mobilisation du don et de son potentiel explicatif, nous allons suivre une argumentation qui ira crescendo, par sédimentation. Nous présenterons tout d’abord, succinctement, une vue globale et sociohistorique de l’évolution des recherches sur la consommation. Nous nous arrêterons ensuite sur des recherches sur les consommateurs – plus connues sous le vocable de consumer research – qui révèlent la présence du don en plusieurs sphères ; à cette fin nous distinguerons ici les cadres de la socialité primaire de ceux de la socialité secondaire. En passant, le lecteur de la Revue du MAUSS pourra noter que cette question du don dans la consommation fait déjà l’objet de nombreux travaux depuis au moins le début des années 1980 dans ce champ disciplinaire dit de la consumer research. Nous terminerons par notre contribution plus spécifique et projective, centrée sur le rôle du don dans la pratique du marketing et de la gestion de marque, autrement dit, de la gestion des relations entre les entreprises et les consommateurs. L’ensemble nous permettra de mieux percevoir la pertinence du paradigme du don dans une société définie aujourd’hui comme une société de marques.

Études sur la consommation : rétrospective

2 L’étude de la consommation en tant qu’objet a longtemps été le parent pauvre des sciences humaines et sociales. Il faut attendre les années 1990 pour voir les approches sur la consommation toucher les grandes disciplines traditionnelles comme l’économie, la sociologie, l’anthropologie ou encore l’histoire [Desjeux, 2006].

3 Bien sûr, il y a eu des précurseurs comme Thorstein Veblen (1857-1929) pour les États-Unis ou Maurice Halbwachs (1877- 1945) pour la France, suivis par Jean Baudrillard (1929-2007) en 1970 avec son fameux ouvrage sur La Société de consommation. Ses mythes, ses structures, et Mary Douglas (1921-2007) en 1979 pour son ouvrage The World of Goods cosigné avec l’économètre Baron Isherwood, la même année que La Distinction de Pierre Bourdieu. Mais force est de constater qu’à l’orée des années 1980, la consommation reste un sujet mineur, sinon inconvenant, dans ces différents champs disciplinaires. En dehors de quelques francs-tireurs, peu d’anthropologues ou de sociologues réputés se permettent de s’intéresser à ce phénomène sui generis, mis à part le regretté Giampaolo Fabris (1938-2010) en Italie, qui ouvre ainsi la voie à un courant original dans la péninsule [Fabris, 1970] qui permettra à la sociologie de la consommation italienne de faire figure de précurseur au début des années 1990, avec les travaux d’Ampelio Bucci, Vanni Codeluppi, Francesco Morace et autres.

4 Pourtant, l’idée que l’on vit au sein d’une société dans laquelle les individus sont poussés à consommer de façon abondante est entrée dans les esprits dès la fin des années 1960, à tel point que c’est par sa critique que commencent véritablement des réflexions sur le fonctionnement idéologique et l’incidence sociale de la société de consommation. Pier Paolo Pasolini parle de « vrai fascisme » pour qualifier ce type de société quand Jean Baudrillard pointe du doigt les dangers de la « morale consumériste » qui crée des relations sociales artificielles et de nouveaux symboles aliénants. Sans oublier l’école de Francfort, qui offre une vision négative de la consommation lorsque, par exemple, Herbert Marcuse stigmatise la « manipulation des besoins ». Même si, à ces conso-pessimistes, comme les appelle Dominique Desjeux [2006], répond un auteur comme Michel de Certeau [1990] qui propose de voir la consommation comme une production de sens et de pratiques, la liste est longue des maux dont la consommation est accusée, fondant une sorte d’impureté de l’objet qui servira de repoussoir pour les sociologues. Dans l’ensemble, tout se passe comme si, au sérieux et à la noblesse du travail et du monde productif, s’opposait la trivialité et la vulgarité de la consommation que nombre de chercheurs préfèrent abandonner à des disciplines marginales sinon périphériques comme les sciences de gestion et le marketing.

5 En 1990, dans son introduction à la sociologie de la consommation, le chercheur anglais Alan Warde signale l’inexistence des recherches sociologiques sur la consommation. Celle-ci, dit-il, n’est considérée que comme une dérivée de la distribution de produits ; et elle est étudiée essentiellement sous son aspect pathologique lié à l’abus de certains produits et, dans la lignée bourdieusienne de la Distinction, aux inégalités de position sociale. C’est pourtant à cette période que l’on voit se développer toute une production sociologique : au Royaume-Uni, avec notamment les ouvrages de Daniel Miller [1987], Mike Featherstone [1991], Don Slater [1997], ou encore de Yannis Gabriel et Tim Lang [1995], et Alan Warde lui-même [1997] ; de l’autre côté de l’Atlantique, avec les travaux de Colin Campbell [1987], Grant McCracken [1988] et surtout ceux de Georges Ritzer [1993 ; 1995 ; 1999]. Cela étant, Georges Ritzer souligne encore en 1999, dans une note intitulée « La sociologie de la consommation : une sous-discipline en quête de découverte » (The Sociology of Consumption : A Sub-Field in Search of Discovery), que « parmi les aspects les plus inexplicables de la sociologie américaine contemporaine, on trouve l’absence de la sociologie de la consommation dans une société de plus en plus définie par la consommation ». Pour remplir ce vide, Georges Ritzer forme la même année avec Daniel Cook, au sein de l’American Sociological Association, un réseau spécifique sur la sociologie des consommateurs, des biens consommés et de la consommation, ce qui témoigne de l’émergence d’une collectivité de chercheurs (Consumers, Commodities and Consumption qui deviendra ensuite Consumer Studies Research Network, CSRN). Georges Ritzer crée aussi en mars 2001 le Journal of Consumer Culture (http://joc. sagepub.com/), lequel, en un peu plus de dix ans, va devenir l’un des périodiques majeurs de la sociologie contemporaine (classé 16e sur 132 journaux académiques en langue anglaise pour la catégorie « Sociology » en 2013). Pour l’anthropologie, c’est Daniel Miller, auteur de l’ouvrage qui fait référence Material Culture and Mass Consumption [1987], qui investit le domaine de la consommation en participant au lancement en 1996 du Journal of Material Culture où, dans un cadre programmatique, il propose même une refondation de l’anthropologie à partir des études sur la consommation (http:// mcu.sagepub.com/).

6 Ce retard d’une sociologie de la consommation proprement dite ne doit pas cacher néanmoins que depuis les années 1980, des gestionnaires et des spécialistes des études culturelles font de la consommation leur sujet de recherche privilégié :

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« Cette florissante littérature interdisciplinaire met fortement l’accent sur les aspects culturels de la consommation, par des recherches sur les origines et les causes de la culture de consommation, la signification des biens consommés, les habitudes d’achat, la publicité, le crédit et le marketing » [Zelizer, 2006].

8 En particulier, un groupe de chercheurs spécialisés dans le marketing (Morris Holbrook, Elizabeth Hirschmann, Russell Belk, etc.) ouvre la voie à une approche alternative de l’étude du consommateur qui va progressivement se rapprocher des sciences sociales. Dès les années 1980, le marketing, au travers du développement de la consumer research, tente en effet une échappée [Cochoy, 1999] afin de rompre avec les modèles mécanistes dominants, d’obédience psychologique, typiques du marketing, pour emprunter les chemins de traverse de l’anthropologie et de l’ethnologie. La première manifestation de cette échappée est à découvrir dans la fameuse Consumer Behavior Odyssey [Belk, Wallendorf et Sherry, 1989] qui voit, durant la décennie 1980, un ensemble de chercheurs partager à tour de rôle une sorte de camping-car afin de se rapprocher des « indigènes » consommateurs nord-américains. Parmi ces chercheurs, figurent Russell Belk, dont les travaux [1976 ; 1979 ; 1988 ; 2010] vont largement influencer la recherche sur la consommation et, par là même, la représentation du don que se font les chercheurs du domaine.

9 L’épopée de la Consumer Behavior Odyssey est la première manifestation d’une approche interprétative de la consommation au travers de démarches de type naturaliste. Ne trouvant pas toujours de débouchés à leurs travaux dans le Journal of Consumer Research (www.ejcr.org/), d’obédience encore un peu trop positiviste, ces chercheurs fondent, en 1997, le journal Consumption Markets & Culture (www.tandfonline.com/loi/gcmc20), qui entend mettre en lumière la dimension sociale de la consommation et des marchés. Leurs recherches s’intéressent à de nombreuses facettes de la consommation, la plupart du temps très éloignées de l’image canonique du consommateur poussant son chariot dans un supermarché [Firat et Dholakia, 1998 ; Holt, 2004] : cela va de l’étude des rituels incitant à consommer tels Thanksgiving ou Halloween, aux tentatives de résistance quotidienne à la consommation, en passant par les phénomènes de collectionnisme. Quatre grands axes de recherches sont désormais identifiables [Arnould et Thompson, 2005] : les projets identitaires des consommateurs, les stratégies interprétatives des consommateurs, les sous-cultures de marché et les constantes sociohistoriques de la consommation. Une « marque académique » est même créée pour mieux rendre compte de ces quatre axes : CCT pour Consumer Culture Theory. Les chercheurs français en marketing ne sont pas en reste et viennent [Ozcaglar-Toulouse et Cova, 2010] rejoindre les rangs de la CCT avant de fonder, en 2011, la revue interdisciplinaire Perspectives culturelles de la consommation.

10 Dans les années 2000, il y a confluence entre, d’un côté, une sociologie de la consommation décomplexée et, de l’autre, une recherche sur la consommation issue du marketing mais qui s’en est fortement autonomisée. Des chercheurs en marketing publient dans le Journal of Consumer Culture [Holt, 2006 ; Zwick, Bonsu et Darmody, 2008] quand des sociologues publient dans Consumption Markets & Culture [Dandaneau and Dodsworth, 2008 ; Durrer et Miles, 2009]. De plus, tout un courant parallèle dit de sociologie des marchés et qui analyse les phénomènes de captation des publics par le marketing vient s’ajouter à cet ensemble [Cochoy, 1999, 2012 ; Dubuisson-Quellier, 2009]. Surtout, certains chercheurs, venant de l’anthropologie, jettent des ponts entre ces disciplines [Desjeux, 2003, 2006 ; Garabuau-Moussaoui, 2003] quand d’autres [Arvidsson, 2006 ; Kornberger, 2010] analysent les phénomènes de consommation de façon totalement multidisciplinaire. Cela donne lieu, notamment en France, à des fertilisations croisées au sein du réseau thématique « Sociologie de la consommation et des usages » porté initialement par Dominique Desjeux à partir de 2002 au sein de l’Association française de sociologie, qui comprend des chercheurs en sociologie et en marketing.

11 Même si, comme on peut le voir, la consommation est en train de passer du statut d’objet mineur de recherche pour les sciences sociales au statut d’objet majeur, le chemin est encore long et semé d’embûches. La première de ces embûches et sans doute la plus importante concerne les forces idéologiques et politiques qui peuvent se cacher derrière l’univers sémantique de la consommation, du marché, du marketing ou du commerce : autant de mots-clés que le champ universitaire a vite fait de diaboliser et de rejeter au rang de ce que d’aucuns assimilent aux plus viles et basses passions humaines, c’est-à-dire l’achat et la vente. Tout se passe en effet comme si ces mots portaient en eux les germes de l’impur en rapport avec le commerce et l’argent. Par un effet de contagion, l’impureté des objets se transforme en impureté des chercheurs qui tenteraient de l’observer. Pourtant, il est plus qu’urgent de répondre à cette très forte demande sociale et politique, montrant que la consommation est au moins aussi importante que la production dans la fabrique du lien social et culturel. Pour se convaincre de l’importance de cette demande, il n’est que de lire les deux récents numéros spéciaux de revues de sciences sociales dédiés totalement à la consommation : celui de Sociologies pratiques en 2010 consacré à « La consommation (tout) contre la société », et celui de Sciences humaines en 2011 intitulé « Comment la consommation a envahi nos vies ». Dans Sociologies pratiques, les articles « posent la question de la place et du rôle de la consommation dans nos sociétés en montrant à la fois son importance, ses remises en cause et ses potentialités d’évolution. Et par là même ils participent de la construction d’une sociologie de la consommation » [Garabuau-Moussaoui, 2010, p. 7]. Dans Sciences humaines, les articles de vulgarisation scientifique tentent de répondre à l’interrogation « Qu’est-ce que la consommation aujourd’hui ? » en partant du constat que, de nos jours, « une part croissante de nos vies, de nos engouements comme de nos réprobations se déroule dans l’arène de la société de consommation » [De la Vega, 2011, p. 3]. Ce qui conduit à observer « que la consommation passionne plus que jamais les chercheurs en sciences humaines » [ibid.].

Les consommateurs et le don

12 Si la consommation est omniprésente dans la société contemporaine, cela ne signifie pas pour autant que l’échange marchand soit devenu le modèle unique à l’aune duquel il soit possible de lire toutes les interactions humaines. Tant s’en faut. Du reste, des chercheurs en comportement des consommateurs n’ont eu de cesse, dès les années 1980, que d’introduire le don – en mobilisant directement Marcel Mauss et son fameux Essai sur le don – dans le champ de l’étude sur la consommation. On peut ici faire référence à deux grands temps d’intégration du régime oblatif en consumer research qui, d’une certaine manière, correspondent à deux niveaux : celui de la socialité primaire (que l’on pourra rapprocher du niveau microsocial) et celui de la socialité secondaire (que l’on pourra rapprocher du niveau mésosocial).

La socialité primaire et la consommation : l’entrée par l’échange et les cadeaux

13 Alors que l’échange marchand, avec transfert de marchandise en échange d’un paiement, est le paradigme dominant des recherches sur la consommation durant les décennies 1950-1960-1970, plusieurs chercheurs, à partir de la fin des années 1970, vont distinguer et préciser l’existence d’une pluralité des formes d’échanges sociaux à côté des échanges marchands [Belk, 1976 ; Belk et Coon, 1993 ; Sherry, 1983]. Ils introduisent notamment la possibilité d’échanges sous forme de don/contre-don dont ils présentent les différentes fonctions et caractéristiques : communication, échange social, échange économique, socialisation et dépenses luxueuses [Belk, 1976]. Dans ce cadre, et même s’il fait implicitement référence à une lecture « intérêtiste » du don/contre-don, c’est l’échange social qui s’approche le plus des logiques du don telles qu’elles sont dessinées dans le courant MAUSSien.

14 Comme le rappelle Belk [2009], ce développement des réflexions sur le don va donner lieu à de multiples applications et travaux dans des contextes variés : mariages, anniversaires, Thanksgiving, organisation de fêtes prénatales, hospitalité, ou cadeaux sans occasion, ou même cadeaux à soi-même (self-gifts). Une grande partie de ces premiers travaux mobilisant le paradigme du don/contre-don trouve ainsi comme terrain d’application la socialité primaire, c’est-à-dire essentiellement les sphères familiales ou amicales. Il y a donc bien la supposition de l’existence d’un paradigme alternatif à l’échange marchand lorsqu’il s’agit des échanges inscrits dans des sphères non marchandes. Par exemple, à partir d’une étude qualitative autour de l’échange de cadeaux entre amoureux, Belk et Coon [1993] proposent de distinguer entre un paradigme de l’échange (comprenant la forme de l’échange économique et celle de l’échange social fondé sur le don/contre-don) et un paradigme de l’amour « agapique » (défini comme « le modèle de l’amour romantique »). Dans la même veine, Belk [2010] cherche même à définir un don parfait (s’approchant d’une conception derridienne du don).

15 Entrant plus dans le détail, un modèle de comportement de don/ contre-don s’éloignant de la réciprocité instantanée du donnant-donnant est proposé dans l’article séminal de John Sherry [1983], « Une perspective anthropologique du don/contre-don » (Gift-giving in anthropological perspective). Il est intéressant de revenir rapidement sur cette construction car elle permet de mieux comprendre la représentation du don proposée par les chercheurs en consumer research de cette première période. Pour Sherry, l’échange don/ contre-don intègre trois phases :

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  1. la phase de gestation, qui comprend les antécédents de l’échange entre les partenaires. Elle est une phase de passage de l’idéalisation à la réalisation matérielle du désir de création d’un lien social. Du côté du donneur, il convient de regarder les motivations internes et externes à la création et au développement du don. À titre d’illustration, dans une logique psychologique (dominante en analyse du comportement du consommateur), on trouvera des travaux récents cherchant à modéliser les comportements et attitudes vis-à-vis du don (notamment caritatif) et/ou à mesurer le don par l’intermédiaire d’échelles des motivations en matière de cadeau ou de don caritatif [Le Gall-Ely, 2013] ;
  2. la phase de prestation qui est celle de la rencontre entre le donneur et le receveur. Elle doit prendre en compte la dimension rituelle, notamment en s’intéressant aux modalités de l’échange (ambiance, lieu, temps etc.) ; autant d’éléments qui auront ensuite une incidence sur la valeur du don. Plusieurs travaux analysent cette phase en spécifiant les contextes culturels des rites d’échange [Joy, 2001] ;
  3. enfin, vient la dernière phase du processus de don, dite de reformulation. Dans cette phase, la réception du bien ou service offert peut faire l’objet : d’une consommation (consumation), d’un affichage, d’une mémorisation, d’un nouvel échange, ou même d’un rejet. Cette phase permet de cadrer le lien social proposé soit en l’accentuant, soit en l’affirmant, soit en le diminuant par le jeu d’une balance réciproque qui peut se mettre en place [Ruth, Otnes et Brunel, 1999]. La reformulation peut faire l’objet d’un stress ou d’une anxiété à différents niveaux, comme le montre Wooten [2000] lorsqu’il s’agit de savoir quoi et combien donner ou rendre. On rejoint ici les réflexions sur la mise en avant du « côté obscur du don » [Sherry, McGrath et Levy, 1993].

17 Au final, avec ces différentes premières propositions et leurs dérivées, le don/contre-don est considéré en consumer research comme un cycle de réciprocité qui s’inscrit dans une chaîne dialectique de dons essentiellement circonscrite à des configurations dyadiques. On se rapproche ainsi de considérations prioritairement en rapport avec la socialité primaire et souvent en s’appuyant sur des questionnements d’ordre individuel et psychologique.

La socialité secondaire et la consommation : l’entrée par la résistance des consommateurs

18 Il faut attendre les années 1990 pour voir apparaître de nouvelles problématiques nécessitant la prise en compte par les chercheurs en consumer research d’autres caractéristiques du paradigme du don dans l’étude de la consommation. Ces nouveaux questionnements s’intéressent à un registre plus sociologique du don en intégrant des dimensions collectives et les relations entre des individus à l’intérieur de collectifs de consommateurs. Cela conduit dans plusieurs cas à valoriser le fonctionnement du don par rapport à celui du marché, comme dans l’étude par Kozinets [2002] sur le festival Burning Man qui se tient annuellement dans le désert du Nevada.

19 À partir d’une étude ethnographique (ethnographie sur le Net) de Napster, Markus Giesler [2006] propose de parler d’un système d’échange alternatif entre consommateurs qu’il qualifie de « système de don ». En conceptualisant ce système de solidarité fondé sur un ensemble structuré d’échanges de dons et de rapports sociaux entre des consommateurs, il cherche à reprendre les travaux traditionnels en socioanthropologie qui insistent sur la dimension systémique et cyclique des échanges de don (par exemple avec la kula ou le potlatch). En cela, il montre la volonté de se distinguer des approches dyadiques et simplificatrices précédentes. Son étude de la plateforme Napster met en avant le développement d’une institution en résistance au marché qui fonctionne en s’appuyant sur les caractéristiques classiques du registre du don, à savoir la distinction sociale, les normes de réciprocité et les rituels et le symbolisme des échanges.

20 Toujours dans cette veine sociologique, Jean-Sébastien Marcoux [2009], à partir d’une étude ethnographique des déménagements au Québec, revient sur l’idée des effets néfastes de l’économie du don. Selon lui, c’est au contraire par l’intermédiaire du marché que le consommateur pourrait, dans certaines circonstances, échapper aux nombreuses contraintes et souffrances affectives liées au fonctionnement normatif et moral du don. Il en vient à questionner ou discuter un certain angélisme associé au don, qui serait propre au mouvement anti-utilitariste issu de la Revue du MAUSS :

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« Les anti-utilitaristes non seulement idéalisent le don, mais adoptent le point de vue normatif que les relations de marché sont – par définition – moins authentiques, moins humaines, moins importantes » [Marcoux, 2009, p. 673].

22 En mettant en lumière à la fois les forces du don (coopération, solidarité, obligation morale, appartenance, etc.) et ses contraintes (dépendance, oppression, assujettissement, humiliation, etc.), il invite à revenir sur les paradoxes du don et surtout sur les relations entre économie du don et marché dont il propose d’inverser l’axiologie sous-jacente.

De l’accroissement de la part du don dans la consommation

23 Au terme de ce rapide et non exhaustif survol du don en consumer research, le lecteur pourra constater que le registre du don est bien mobilisé à plusieurs niveaux pour expliquer de multiples comportements de consommation. Aussi intéressants et importants soient-ils (notamment dans leurs supports empiriques qui sont à signaler), pris séparément ces différents travaux souffrent presque à chaque fois d’une lecture restrictive et/ou parcellaire du don. Pour les premiers, l’accent est mis sur un don interpersonnel et donc sur le fonctionnement spécifique des échanges dans des sphères domestiques (couples, familles, amis) : d’où un intérêt particulier pour les fêtes et les échanges de cadeaux. Belk [1976 ; 2010] développe ainsi une idée du don à partir des ressorts psychologiques du donneur et/ou du receveur (voir l’article critique d’Eric Arnould dans ce même numéro). Autrement dit, il enferme le don dans l’individualité et le psychologique (compassion, confiance, altruisme et générosité) quand Mauss nous invite à l’ouvrir aussi sur le collectif et la sociologie, autour de ce qu’il appelle un fait social total. Les travaux de Sherry [1983] concernant la proposition d’un modèle de don/contre-don souffrent, quant à eux, d’une vision atomistique et réductrice du cycle des échanges et des dons en n’intégrant pas ces relations dyadiques dans des contextes sociaux plus élargis. Enfin, même lorsqu’il s’agit de socialité secondaire, avec Giesler [2006] par exemple, on pourra noter que c’est le système de don lui-même qui est séparé du fonctionnement marchand ; mieux, c’est en réaction à ce système marchand, presque en résistance, que se construit un système reposant sur le don (s’appuyant sur le fonctionnement des systèmes traditionnels comme la Kula) [1]. La conclusion est qu’il est quasiment impossible d’échapper au marché [Arnould, 2007] et que le don ne se retrouve qu’extérieur au système marchand. Il n’y a pas de compromis possible entre le marchand et le non-marchand et pas de mélanges intérêt/désintérêt. On reste dans une lecture dichotomique, occidentale, pour ne pas dire cartésienne du don. Le don, in fine, est encore une fois une sphère, un paradigme alternatif à celui de l’échange marchand.

Le marketing par le don : l’essor d’une société de marques

24 Ce que nous proposons dans cette dernière partie, c’est d’aller plus loin que les travaux précédents et de suggérer que la consommation, dans sa prise en compte stratégique par les entreprises, au travers des approches dites de marketing (étymologiquement : action sur le marché), ne peut fonctionner sans une part de don, que celle-ci soit considérée comme « maudite » ou non ! D’une certaine façon, après le micro- et le méso-, il s’agit d’investir le dernier niveau macrosociologique dont parle Caillé [2000], correspondant à celui du rapport des personnes et des groupes, et groupes de groupes, avec la totalité symbolique qu’ils forment. Dans ce cadre, on pourra retrouver des travaux, notamment français, qui ont eu une place dans cette même revue autour de la valeur de lien [Cova, 1993]. Travaux qui interrogent sur le développement des problématiques de fidélisation, de confiance et, plus généralement, de gestion de la marque. Bref, il s’agit de considérer que l’action commerciale est en rapport direct avec une « idéologie du don » [Baudrillard, 1970] et qu’en ce sens, l’échange marchand est bien un héritier de l’archaïque échange oblatif ; de considérer que les responsables du marketing en entreprise – les « marketeurs » comme on les qualifie – sont marqués par cet esprit, « par ce roc humain sur lequel sont bâties nos sociétés », et qu’ils en deviennent parfois les traducteurs symboliques.

Don et fidélisation en marketing

25 En nous libérant des frontières traditionnelles de l’échange et du fonctionnement marchand, nous pouvons adopter une lecture en clé de don des actions marketing applicables à presque tout l’ensemble des actions de fidélisation, c’est-à-dire aux actions proposées par les entreprises pour développer la fidélité des consommateurs à un de leurs produits ou une de leurs marques. Chacune de ces techniques pourrait être analysée comme un don qui vise à capter l’attachement (cognitif et/ou affectif [2]) du consommateur.

26 Le secteur des « gens d’affaires qui se font des cadeaux » [Godbout, 2007] est à cet égard exemplaire. Il contient cette dynamique marketing qui vise à donner pour rechercher une contrepartie, créer une obligation de contre-don qui ne peut être contractuelle et qui ne fonctionne efficacement que parce que, précisément, elle échappe à l’échange marchand. Mais se limiter à cela serait oublier que l’on peut aussi observer des situations nombreuses dans la vie des affaires, où le lien économique est au service du lien social, où ce qui circule est au service de la relation. L’exemple le plus classique, que nous pouvons vivre tous les jours, est le cas du projet professionnel en commun que l’on conçoit (s’invente !) autant pour répondre à un besoin d’ordre fonctionnel que pour avoir l’occasion, entre amis professionnels, de se rencontrer plus souvent et de faire quelque chose ensemble. Sans aller jusqu’au projet formalisé, combien d’informations professionnelles circulent chaque jour pour le maintien des liens sociaux ? Les travaux de l’Industrial Marketing and Purchasing Group (IMP), centrés sur le développement de la confiance dans un réseau d’acteurs marchands et non marchands [Johanson et Mattsson, 1987] montrent bien la mise en jeu d’une certaine logique du don dans les relations d’affaires [Cayla, Cova et Maltese, 2013].

27 On peut également avancer que nombre d’actions de fidélisation sont de véritables paris sociaux misant sur l’incertitude relationnelle [3]. Il s’agit là de s’intéresser à cette incertitude liée à la quasi-impossibilité de calculer un quelconque retour sur investissement dans la relation (le fameux ROR pour Return On Relationship). Ceci, on en conviendra, est finalement très proche de la logique du don. En paraphrasant Mauss, il est possible de s’interroger : quelle est la force de l’offre de l’entreprise qui pousse le consommateur à rendre par sa fidélité ? Quand Red Bull organise de très grands événements gratuits, tels les Red Bull Flugtag (http://redbullflugtagusa.com), afin de renforcer la fidélité à sa marque, il fait ce genre de pari. De même, quand Guerlain, dans son court-métrage La Légende de Shalimar, raconte de façon poétique la naissance de l’un de ses parfums emblématiques, il parie sur un retour affectif des consommateurs. Ces paris sociaux, on les retrouve à plusieurs niveaux des politiques de fidélisation, notamment autour du développement d’un marketing dit relationnel et de l’ensemble foisonnant des recherches concernant le marketing dit tribal (en référence au concept maffésolien de regroupements éphémères d’individus). Les approches de marketing tribal ont pour vocation de créer une offre communautaire où il est question de la mise en avant d’une valeur bien connue par les MAUSSiens : la valeur de lien [Godbout et Caillé, 1992]. Cette valeur de lien définie comme « ce que vaut ce produit ou ce service dans la construction, même éphémère, de liens entre deux ou plusieurs personnes » [Cova, 1995] devient centrale et se retrouve au cœur de la constitution des offres des marques qui veulent développer des relations non seulement avec mais, aussi et surtout, chez les clients entre eux. On pense ici à un jeu comme Magic The Gathering, qui véhicule de manière tant réelle que symbolique la notion de connexion entre consommateurs et dont la valeur perçue réside principalement dans le lien entre les joueurs. Sans lien, pas de partie, pas d’échange de cartes, pas de discussion, etc.

28 Continuons notre cheminement dans les approches commerciales des entreprises, avec le marketing expérientiel [Roederer, 2012]. Appliqué à la distribution, ce marketing vient matérialiser un habillage non marchand en mettant en place « une atmosphère de don » qui fait perdre les repères cognitifs aux chalands. Le premier architecte de la Fnac, Maurandy, rappelle ainsi :

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« Il y a entre la FNAC et le client une sorte de complicité. L’architecture participe à cette philosophie, elle contribue à la rendre vivante. […] J’ai toujours défendu une idée à la FNAC : les espaces les plus rentables sont les espaces où l’on ne vend rien, ceux qui constituent des plages de silence » [cité in Rémy et Cleret, 2014].

30 Toutes ces actions ressemblent à ce que Bourdieu, parlant du don et du capital symbolique, nomme la dénégation ou l’euphémisation de l’économie. C’est-à-dire un ensemble d’actions qui visent à capter et/ou dominer le consommateur dans une relation. Notons que, pour être réellement efficaces, il faut que ces actions soient voilées et cachées (dites undercover pour reprendre un qualificatif utilisé par les marketeurs) ; et l’on rejoint alors l’idée d’un mensonge social dont parle Mauss et qui sied si bien aux détracteurs du marketing (comme avec le greenwashing).

31 Cette captation permet de créer chez le consommateur une obligation qu’il peut même arriver à aimer et désirer comme dans une forme de domination symbolique. Car ne nous y trompons pas, et contrairement à une simple lecture angélique, le don lui aussi, comme le marché, contient (au double sens de maintenir à l’extérieur et d’intégrer) de la domination et de la violence [Chanial, 2008] ; et l’on connaît, depuis au moins Douglas et Isherwood [1979], le poids de l’exclusion de ceux qui ne peuvent accéder à cette consommation globale et symbolique. D’où une lecture possible en termes de tyrannie des marques [Klein, 2000].

Le don symbolique des marques

32 Au-delà des actions commerciales présentées précédemment – marketing relationnel, communautaire et expérientiel –, il est aussi possible de lire différemment et de plus haut les stratégies contemporaines des marques [Kornberger, 2010]. Suivant la proposition de Dell Dechant [2002] à partir des fêtes de Noël, on pourrait réinterroger la nature religieuse de la consommation contemporaine, dans une lecture plus immanente et cosmologique du religieux. La consommation serait sacralisée et deviendrait notre nouvelle religion, faisant des marketeurs les nouveaux shamanes postmodernes « des conteurs (storytellers) et traducteurs de textes sacrés, doués de perspicacité dans la lecture des origines et de l’ordre du monde, conscients des relations entre les besoins terrestres et le royaume sacré » [ibid., p. 73]. Même si la proposition mériterait d’être retravaillée et approfondie, si nous la poussons plus avant, nous pourrions voir les marques comme des sortes de figures déiques (des dieux si polythéisme ou des saints si monothéisme) et les différents temps et rites de consommation comme autant de prières (par exemple Noël ou les courses hebdomadaires) faisant des grands lieux de ventes (centres-villes, supermarchés ou grands magasins) de nouveaux temples dédiés au consumérisme. Comme les religions auparavant, les marques se lancent alors dans des dépenses somptuaires – ce que Bataille nommait « la part maudite » – pour renforcer la foi de l’ensemble de leurs fidèles. Autrement dit, si la consommation prend la place de la production dans notre quotidien, c’est aussi que nos hérauts sont désormais des marques qui se battent entre elles pour obtenir notre reconnaissance, notre affection, notre passion, notre dévotion et ainsi notre fidélité, gage de retour sur investissement.

33 Il faut effectivement rappeler que nombre de marques parlent autant à leurs concurrents que véritablement à leurs clients. Ce qu’elles recherchent, c’est un pouvoir (de) sur le marché. En reprenant Baudrillard, parlant à l’époque des dépenses publicitaires, on pourrait dire que les stratégies de ces marques ont « pour fonction la mise en place d’un tissu social idéologiquement unifié sous les auspices d’un super-mécénat collectif, d’une super-féodalité gracieuse, qui vous offrent tout ça “en plus” comme les nobles donnaient la fête à leur peuple » [1970, p. 263]. Les marques s’engagent ainsi dans une quête de domination qui les amène à user de ressorts anthropologiques connus qui mobilisent eux aussi le don : les systèmes de prestations totales dont parle Mauss, dans leur versant agonistique. Ne peut-on voir du potlatch dans les rassemblements dionysiaques des fêtes de la marque (brandfests) organisées par des marques comme Apple, Ducati ou autre Mini !? Tout participe, dans ces instants éphémères, à montrer la puissance, la dépense, la débauche d’énergie (le bruit, l’ambiance, la foule, les stars présentes, etc.). Tout concourt à rivaliser avec d’éventuelles marques concurrentes (rappelons qu’un des rites des membres de la communauté des fans de Harley Davidson est de faire un feu avec des motos japonaises) dans l’objectif d’attirer à soi et de conserver des clients évangélisés…

34 Afin de poursuivre la réflexion de Baudrillard, on pourra rappeler également que « la fonction sociale de la publicité est à saisir dans la même perspective extra-économique de l’idéologie du don, de la gratuité et du service […] Tout est possible et tout est bon, non pas tellement pour faire vendre que pour restituer du consensus, de la complicité, de la collusion – bref, là aussi, pour produire de la relation, de la cohésion, de la communication » [Baudrillard, 1970, p. 261 et 264]. Ne peut-on voir, derrière les rassemblements communautaires et familiaux des « pique-niques Dacia » ou des « Garden Pâté Henaff », le partage et la domesticité du registre de réciprocité de la kula ? Ici, moins que l’agôn, c’est la convivialité, le partage, l’amitié et la simplicité qui sont au rendez-vous ; l’accumulation dans la promiscuité, des « dons du rien » dont parle Duvignaud [2007]. Les produits et les marques en question sont alors intégrés dans les univers familiers des consommateurs pour en partager la condition et les identités.

35 Avec ces différentes réflexions sur l’ethos du don dans la consommation, on peut, dans un cadre programmatique, considérer que non seulement le don est partout mais qu’il est à la base de ce monde marqué [Klein, 2000] ; qu’il est nécessaire à son bon fonctionnement. C’est peut-être dans la consommation que se trouve désormais concentré le mana de notre société. Il y a une consubstantialité entre les registres du don et de l’échange qui, peut-être plus que jamais, est à l’œuvre aujourd’hui. Et l’on voit poindre de plus en plus des évolutions et des innovations sociétales portées par le marketing, qui demandent aux marketeurs de demain de devenir de véritables entrepreneurs du don. C’est en cela que, reprenant les termes de Bourdieu, nous dirons que le marketing a plus que jamais intérêt au désintéressement !

Conclusion

36 Comme le lecteur peut le constater, le paradigme du don est donc loin d’être absent des travaux en comportement du consommateur, et plus particulièrement des travaux de la consumer research. Depuis les années 1980, de nombreux chercheurs ont mobilisé l’Essai sur le don, de Mauss, pour s’intéresser aux relations interpersonnelles puis aux fonctionnements des organisations souvent alternatives au marché.

37 Parler de paradigme du don pour, sur le plan heuristique, essayer de comprendre la place occupée par la consommation dans notre société contemporaine, nécessite de mobiliser toutes les dimensions du don, pour reprendre Chanial [2008] : de la réciprocité au pouvoir, de la générosité à la violence. Cette mobilisation doit se faire à tous les niveaux d’application, pour reprendre Caillé [2000] : du niveau microsociologique de l’alliance entre les personnes ; au niveau mésosociologique des rapports de personnes avec des groupes ; et au niveau macrosociologique des rapports des groupes entre eux dans la totalité symbolique. À ce dernier niveau, dont Caillé [2000] précise qu’il est celui du politique, c’est cette part du don qui donne de la fluidité à l’ensemble du système ; c’est cette part du don qui en est sa condition coexistentielle. Avec Nicolas [1991, p. 16], on peut avancer qu’en plusieurs situations les deux systèmes s’entremêlent, s’équilibrent, se mélangent : « Don et marché peuvent coexister, se pénétrer, se corriger au sein des sociétés complexes. » La société de consommation est encastrée dans le système du don en même temps qu’elle intègre un ethos du don. C’est même de ces hybridations que semblent naître les récents et féconds développements de ce que d’aucuns appellent l’économie du don [4], qui est plus que jamais travaillée par ceux que l’on pourrait nommer des « marketeurs du don » autour d’une consommation qu’ils voudraient collaborative.

38 On l’a vu, le marketing fonctionne sur cet ethos (fidélisation, pari social, atmosphère de don, entrepreneurs de don, gratuité, etc.) pour mieux asseoir sa domination et son éventuelle violence. C’est en ce sens que le marchand ne peut fonctionner sans le don et que, dès qu’il tente de le faire, se mettent en place des systèmes de résistance que l’on voit transpirer par tous les pores du corps social. Si le don est présent dans la consommation, c’est qu’elle est un fait social total. Qu’elle intègre d’autres dimensions qui, elles aussi, ont fait l’objet de travaux de Marcel Mauss et s’agrègent dans une lecture globale : comme le sacrifice, la magie, le religieux, les techniques du corps et la culture matérielle [Rémy, 2014]. Tous ces éléments sont présents dans la consommation contemporaine, et c’est ce qui lui donne sa puissance et son hégémonie. Mobiliser le paradigme du don (et pas seulement la théorie du don) pour analyser la consommation permet de mieux comprendre les nouvelles formes de lien social, qui passent par de nouvelles formes de relations au marché. Car c’est aujourd’hui sans doute plus par la consommation que par le travail que se fait et se défait le social, que se représente et s’expose la totalité symbolique de l’existence, que se façonne et se joue la puissance du politique.

Notes

  • [1]
    À noter que la discussion lancée par Marcoux s’appuie également sur une économie du don particulière : celle de l’organisation de déménagement entre amis.
  • [2]
    On pourrait même ajouter « comportemental » au regard des différents travaux sur les dispositifs marchands notamment appliqués aux produits et objets technologiques autour, par exemple, des questions d’affordance.
  • [3]
    Comme le rappelle Naomi Klein dans No Logo [2000], déjà Henry Ford disait : « Je sais bien que la moitié de mon budget publicitaire est de l’argent jeté par la fenêtre. Le problème, c’est que j’ignore de quelle moitié il s’agit. »
  • [4]
Français

La consommation fait l’objet aujourd’hui de l’attention des sciences humaines, de l’anthropologie à la sociologie. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Cet article fait le point sur les travaux concernant la consommation publiés dans diverses disciplines durant les trente dernières années et insiste plus particulièrement sur les apports du courant dit de la Consumer Research. Ce courant issu des sciences de gestion a abordé la consommation selon des angles multiples, dont celui du don. L’article analyse la place du don dans la consommation et développe l’idée du don symbolique des marques.

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Bernard Cova
Professeur à Kedge Business School, Marseille.
Éric Rémy
Professeur. Université de Rouen-IAE, NIME.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0187
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