CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 « Je te donne, tu consommes ! » Cette entrée en matière en forme de boutade répond à l’invitation qui nous a été faite d’analyser en clé de don les données issues d’une enquête empirique portant sur la socialisation des jeunes Suisses. Nous relevons le défi en montrant que le don (et prioritairement le don d’argent) est le premier pas vers la formation d’un individu consommateur. Ce projet est audacieux car il nécessite de considérer le don d’argent comme un don paradoxal, porteur à la fois de dynamiques socialisantes et d’une incitation à l’échange marchand opposé a priori aux logiques du don. Or l’attention accordée aux rapports intrafamiliaux témoigne de l’importance de considérer l’argent parmi les « choses qui circulent ». La complexité des relations intrafamiliales impose une mise à distance de telle ou telle figure de l’Homo (donator, aequalis, consumator ou œconomicus) de manière à comprendre comment le don, la consommation et le rapport à l’argent fondent les pratiques et les représentations. Enfin, ce regard implique de dépasser les habituelles dyades entre espaces sociaux et modes d’échange qui tendent à renforcer les représentations binaires : « la société impersonnelle » [Caillé, 2010] fondée sur le principe de l’efficacité et des relations neutralisées versus les sociétés primaires (famille, amis, associations, etc.) fondées sur des liens investis émotionnellement. La triple obligation maussienne du « donner-recevoir-rendre » s’applique donc également aux relations économiques inscrites dans les rapports marchands [Douglas, 2006].

2 On ne naît pas « puer œconomicus » mais on le devient [1] : l’analyse d’un matériau riche de quatre-vingts entretiens approfondis avec des jeunes âgés de 18 à 25 ans résidant en Suisse [2] tend à indiquer que les dons d’argent reçus durant l’enfance marquent l’entrée dans le monde de la consommation. Les premiers transferts d’argent visent à enseigner le prix des choses, une consommation modérée et un usage rationnel de l’argent. Loin d’une jeunesse composée d’individus consumés (et consommés) par le désir d’achat et la possession de biens matériels centrés sur le « tout, tout de suite », les jeunes font l’objet d’une socialisation économique entendue comme acquisition progressive des connaissances et raisonnements économiques. À y regarder de plus près, les jeunes s’inscrivent dans la société de consommation tout en adhérant aux principes du don selon Mauss, car si le don n’est pas une illusion, le « marché » tel qu’il est vécu par les pratiques quotidiennes n’est pas le diable non plus !

Précisions conceptuelles d’usage

3 Si la deuxième modernité a marqué le passage d’une société de producteurs à une société de consommateurs, certainement portés – souvent dominés – par un marché globalisé, l’idée selon laquelle elle est habitée par des « individus animés par des désirs sans objet » visant à « étendre le domaine du possible en justifiant l’illimitation des désirs » [Pulcini, 2010] est à nuancer. Le tournant sociétaire voyant s’éteindre l’utilitarisme de la première modernité et privilégier un hédonisme ancré dans le présent n’a pas eu lieu, du moins si on en croit nos données empiriques. Tout en reconnaissant que la « consommation » s’érige en ethos social dominant [Gauthier et Martikainen, 2013], une analyse fine des pratiques montre qu’elles participent aujourd’hui, au même titre que celles liées à la culture, à la musique ou à la langue, au processus d’autonomisation et de construction identitaire des jeunes [Poglia, 2006]. La consommation concourt à renforcer les liens sociaux, même si elle n’efface pas la conscience d’une certaine vulnérabilité commune engendrée par la société capitaliste [Butler, 2004].

4 En principe, les opérations liées à la consommation sont fondées sur le contrat marchand puisque les conditions d’échange sont fixées a priori, mais la consommation ne s’y résume pas. C’est aussi le sens donné aux objets et à la possibilité d’exprimer son identité, une appartenance sociale ou une conception de la citoyenneté par les actes d’achat ou la possession de biens. Cependant, les pratiques de consommation ne doivent pas être considérées de manière isolée ; elles sont prises dans une chaîne d’actions et des dynamiques d’échange marquées culturellement, dont le maillon principal (parfois faible) est l’argent. La question pécuniaire est centrale et détermine les dépenses, ce que semble oublier la sociologie de la consommation quand elle néglige le travail de production et de gestion des ressources financières.

5 Depuis les recherches rattachées au courant de la nouvelle sociologie économique et les travaux sur l’argent des ménages et les usages de ce dernier, on ne peut plus dire que l’ensemble des modalités relationnelles médiées par l’argent sont neutres et que la valeur se définit uniquement sur le marché. Assurément, l’usage de l’argent tend à instituer l’anonymat entre les partenaires de l’échange [Simmel, 1987], mais on ne doit pas sous-estimer le potentiel d’autonomisation de l’action individuelle autorisé par ce dernier [Chevalier, 2010]. Sur ce point, les travaux déjà anciens de Viviana Zelizer sont éclairants : ils montrent que l’argent est éminemment social. Comme le confirment nos résultats, les individus « marquent l’argent » – qui prend concrètement de nombreuses formes – selon son origine et son usage (ou l’usage qui en est prévu). Ils lui donnent un sens en vertu du processus de réappropriation individuelle, conférant ainsi à la monnaie des significations symboliques, émotionnelles ou même sacrées [Zelizer, 1994].

L’initiation à la consommation par le don d’argent

6 Si entre parents (premiers donneurs de soin) et enfants (vulnérables), les dons ont pour visée première l’aide et la protection [Chanial, 2010], il ressort de notre enquête que les dons en argent introduisent également l’enfant au monde de la consommation. C’est en effet par les dons d’argent, indissociables de l’ensemble des relations intrafamiliales, que se façonne le consommateur type de la société capitaliste, à la fois conforme et autonome.

7 Les premiers dons d’argent (ou leur valeur capitalisée sous forme de bijoux, pièces de monnaies de valeur, etc.) reçus par les jeunes correspondent le plus souvent à des moments marqués socialement. Ils se réalisent lors des fêtes religieuses ou familiales, ou lors d’événements particuliers de la biographie des personnes : anniversaires, baptêmes, pertes de dent, communions ou remises de diplômes. Par l’entremise de ces premiers cadeaux en espèces, la fonctionnalité relationnelle de l’argent [Simmel, 1988 ; 1907] opère sur le mode de l’apparente gratuité au sein des unités familiales. Très rapidement, les enfants sont sensibilisés à la dimension sociale de l’argent ainsi qu’aux catégories morales qui lui sont accolées (ancienneté, mérite, équité, etc.). C’est parfois dès le plus jeune âge que l’on apprend aux enfants les premières techniques de gestion comptable par des propositions concrètes comme l’usage de la tirelire et qu’on leur transmet l’importance de l’épargne, très valorisée en Suisse.

8 À mesure que les enfants grandissent, le don d’argent isolé et exceptionnel se double de versements financiers réguliers. Un accès plus indépendant à la sphère de la consommation s’ouvre avec l’argent de poche, qui apparaît généralement autour de huit ans [Fuhrnam, 1999]. Les incitations des parents sont ambivalentes (mais symptomatiques du rapport à l’argent dans la société capitaliste). Ils prônent une consommation modérée associée à une gestion financière responsable (au centime près), tout en incitant aux plaisirs individuels : les tout premiers achats sont souvent des « bonbons » dont le choix du goût est laissé aux enfants. Vers treize, quatorze ans, les dons d’argent augmentent et jouent un rôle pédagogique [Poglia Mileti, Plomb et Henchoz (à paraître)]. Ils ont pour visée de faire découvrir aux jeunes des espaces de consommation nouveaux, non plus liés aux seuls amusements personnels, mais destinés à garantir les besoins de la vie courante. Par le biais d’une gestion autonome de certains montants, les jeunes doivent acquérir des biens dont les frais étaient auparavant assumés par les parents (transports, repas de midi, habits, achat de matériel scolaire, etc.). Grâce à ce transfert progressif des responsabilités et du pouvoir décisionnel (Barnet-Verzat et Wolff, 2001, p. 60) et à travers l’expérimentation encadrée par les parents, les jeunes découvrent le prix des choses, la diversité de l’offre, la différence entre le besoin et le futile – bref, ils apprennent à « bien consommer » [Henchoz, Poglia Mileti et Plomb, 2014]. Mais cet apprentissage n’est pas linéaire, ni totalement intégré comme tel par les jeunes. À l’adolescence, s’accroît l’écart entre le sens accordé à la consommation par celui qui donne l’argent et par celui qui le reçoit. L’émancipation des jeunes s’inscrit dans ce que Simmel [1987 ; 1900] désignait comme la « liberté marchande » donnée par l’usage de la monnaie. En consommant des biens qui ne sont pas autorisés par leurs parents, les jeunes enfreignent occasionnellement et progressivement les règles du bon consommateur et se constituent un espace décisionnel à eux (achat de vêtements, accessoires, maquillage, cigarettes, alcool, substances illicites).

Ce qui se consomme et le sens de ce qui se consomme

9 À rebours d’une consommation individualiste, les entretiens menés avec les jeunes démontrent que la consommation tend à créer des relations sociales réelles et symboliques. « Faire du shopping » serait, en Suisse comme ailleurs, un des loisirs les plus fréquents des jeunes [Bamert et Oggenfuss, 2005]. Loin d’une pratique individuelle, le shopping est vu comme une activité collective dont la signification est altérée si elle s’effectue en solitaire [Russel et Tyler, 2005]. Que ce soit dans l’action d’acheter, souvent pratiquée en groupe [3], ou dans la possession d’objets, la consommation juvénile est tout autant un moyen d’affirmer une identité personnelle et de genre (comme le montrent les achats considérés comme typiquement masculins ou féminins) que l’expression d’une appartenance et d’un style de vie [Slater, 2005].

10 À l’adolescence, ces pratiques économiques participent au processus d’intégration sociale au sein des groupes de pairs, stratégiquement renforcées, il est vrai, par les industries culturelles. Car si les individus s’approprient les biens de consommation en leur donnant un sens selon le moment, le lieu et le but de l’achat, les objets ne peuvent pas toujours être personnalisés par l’acheteur. De fait, la construction libre et imaginaire des objets achetés [Monjaret, 1998] est encadrée par le phénomène du marketing. Les biens de consommation sont non seulement investis symboliquement par les acheteurs, mais aussi « marqués » par le branding, la publicité, l’avis des internautes, des parents, les critiques des associations de consommateurs, etc. Ils possèdent donc, comme les objets artisanaux d’antan, une signification qui préexiste à l’achat, quand ils ne sont pas associés à un personnage public, un acteur, un chanteur ou des participants à une émission de téléréalité – associations qui constituent une plus-value symbolique significative pour les consommateurs.

11 L’attitude passive de l’individu consommateur « avide et fragile, agité et parasitaire » [Pulcini 2010] n’est pas celle des jeunes de 18 à 25 ans que nous avons rencontrés. Si la consommation est perçue par ces derniers comme une pratique courante, elle nécessite, à cette phase de la socialisation économique, des raisonnements économiques ad hoc et personnalisés (qu’est-ce que je consomme, avec quel argent, pour faire quoi et à qui dois-je rendre des comptes ?). Ces réflexions entre soi et soi – objectivés lors des entretiens d’enquête – mobilisent de manière récurrente des catégories cognitives et normatives (utile/inutile, besoin/superflu, rationalité/coup de foudre). Les frontières entre ces catégories sont perméables et varient selon les jeunes, en particulier selon l’argumentaire utilisé pour légitimer telle ou telle dépense : l’achat d’une paire de chaussures peut répondre à un besoin psychologique, le saut en parapente à une « folie » assumée, l’achat de CD à une fonction culturelle, etc. Il est intéressant de constater que si les achats sont souvent légitimés par l’invocation de leur nécessité, le superflu est en général ce à quoi on a renoncé.

Recevoir et rendre ou les visages de la réciprocité

12 Alors que les représentations communes de la famille tendent à la considérer comme le lieu des échanges gratuits, le « donner quelque chose contre rien » [Gouldner, 1975 ; 2008] n’est en fait pas une règle absolue. Si l’on en croit nos interviewés, les transferts d’argent des parents aux enfants s’inscrivent parfaitement dans la conception maussienne du don : un don composite qui inclut un élément de liberté et d’indétermination en même temps qu’une forme d’obligation et de contrainte [Mauss, 1923 ; Caillé, 2009]. Les nombreux dons d’argent en provenance des parents visent des buts et recouvrent des significations très différentes : assurance de protection, soutien en cas de besoin, signe d’appartenance familiale, transfert de pouvoir, délégation d’une responsabilité, moyen de contrôle, reconnaissance d’un statut d’adulte, etc. Si donner est en fait composé de trois moments, donner, recevoir et rendre, quelles formes prend le troisième moment du rendre dans le rapport des jeunes à leurs parents ? À partir des signes trahissant cette « force qui incite celui qui reçoit à donner à son tour » [Godbout, 2004, p. 230], nous avons identifié quatre formes de réciprocité chez les jeunes.

13 La première forme de réciprocité enfantine a trait aux dons d’espèces qui disent les affects et l’appartenance [Cheal, 1987]. Les cadeaux d’argent dans la sphère domestique sont intimement dépendants des relations préexistantes, tout comme le don peut jouer un rôle de « performateur d’alliance » [Chanial, 2010, p. 524] au sein de la famille. Ces transferts d’argent attendent en retour des expressions d’émotions et renforcent la singularité du lien de parenté : le bisou, le merci, les cris, les onomatopées, etc., calquées sur les conventions sociales en vigueur dans chaque espace familial, social ou culturel. Il faut savoir recevoir et cela s’apprend. Mais la réciprocité se traduit aussi par la liberté que le receveur laisse au donateur, celle de conserver un droit de regard sur les objets donnés [Sahlins, 1976 ; 1972]. Les grands-parents, oncles ou tantes, parrains, marraines incitent très explicitement les enfants à faire un usage spécifique de l’argent qu’ils leur ont donné – en réalité plutôt confié –, puisqu’il s’agirait préférablement qu’ils le consomment correctement ou, mieux encore, qu’ils l’épargnent en réinterprétant , la formule de Benjamin Franklin, pour qui « l’argent attend son temps ».

14 La deuxième forme de réciprocité advient vers treize, quatorze ans chez les jeunes enquêtés, alors que les besoins en consommation augmentent et nécessitent des ressources financières supplémentaires. C’est le moment des activités domestiques rémunérées et des premiers petits jobs. Le sens de ce qui circule se modifie pour les uns et les autres. Du côté des parents, l’argent donné devient un moyen d’enseigner que « tout salaire se mérite ». Ce que rendent les jeunes de leur côté, c’est en quelque sorte une preuve de leur adhésion aux valeurs du sacrifice et de l’effort [Dorvillius, 1997], une démonstration de leur bonne volonté à s’inscrire dans cette société du salariat. Si les travaux domestiques rémunérés s’apparentent à première vue aux échanges marchands, ils n’en empruntent néanmoins pas la forme. Ici, aucune référence à un cadre légal ou à un contrat qui définirait les conditions de circulation indépendamment du lien entre les individus. Pour ce qui est des échanges au sein de la famille, on reste dans un rapport négocié entre des personnes qui comptent surtout pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles font [Caillé, 2000] et qui ont dès lors la capacité – certaines plus que d’autres évidemment – d’influer sur la règle « flottante » [Godbout, 2010b],

15 Les « modalités du rendre » qui ont lieu plus tard (18-25 ans), donc à un âge où les jeunes s’émancipent du cadre familial tout en restant pour la plupart en partie dépendants financièrement de leurs parents (qu’ils soient étudiants, apprentis ou sans formation) incarnent la troisième forme (ou troisième « temps ») de réciprocité. Les transferts d’argent intergénérationnels restent importants, mais se diversifient. Les transferts de la main à la main, la prise en charge directe des frais de loyer ou d’assurance, les achats de médicaments ou de vêtements lors d’activités de shopping en commun n’en sont que quelques exemples. Alors que le projet de rembourser les parents sous forme pécuniaire est rare, la réciprocité telle qu’exprimée par les jeunes est courante et multiforme : gestes de reconnaissance, investissement important dans les études, garantie qu’ils gèrent leur budget avec parcimonie, preuve qu’ils s’engagent dans la production de revenus, etc. Ces stratégies peuvent être interprétées comme une « dette positive » [Godbout, 2000] qui renforce le lien familial, mais sont parfois aussi vécues par les jeunes comme un poids psychologique.

16 Une dernière forme de réciprocité perçue dans les discours des jeunes est celle que l’on pourrait qualifier de différée et diffuse. L’« état de dette générateur du don » [Godbout, 2004, p. 234] oriente non seulement la contrepartie vers les générations précédentes, mais aussi vers celles à venir. Cette transmission verticale descendante est analogue au don différé ou à la « réciprocité alternative indirecte » (on rend à ceux qui n’ont pas encore donné) [Mauss, 1969]. Elle se traduit chez les jeunes interviewés par une volonté politique de préserver le monde qu’ils entendent laisser aux générations futures en consommant de manière éthique, biologique et durable.

Les significations du don d’argent selon les trajectoires des jeunes

17 Selon la catégorie de jeunes considérée (étudiants, apprentis ou précaires), la définition et le sens du don d’argent diffèrent, tout autant que la grammaire de la réciprocité et les modalités relationnelles qui lui sont liées. Pour les étudiants, l’argent donné par les parents est souvent interprété comme une forme de soutien aux études [4] complétant les entrées financières issues de leurs emplois souvent temporaires ou à temps partiel. Se percevant dans « un temps entre parenthèses » [Plomb et Poglia, à paraître], ne se considérant pas encore comme des acteurs économiques à part entière, les jeunes se sentent libres de dépenser pour les loisirs ou les vacances en attendant leur « vraie » insertion sur le marché du travail.

18 Les salaires réguliers des apprentis les assignent davantage au statut de travailleur, même si ce statut n’est pas tout à fait achevé. Ils en portent la responsabilité et se sentent le devoir moral d’assumer nombre de charges courantes. Le partage des frais au sein de la sphère familiale se fonde sur des accords avec les parents qui s’apparentent à une contractualisation. Dans un tel contexte, les transferts financiers des parents peuvent s’apparenter à un accompagnement à la formation mais sont souvent perçus par les jeunes comme des cadeaux ou des « bonus ». En termes de consommation, les jeunes apprentis sont très prudents et en dépit des entrées financières modestes, ils épargnent afin d’accéder à une indépendance résidentielle future. Différant des étudiants, leur raisonnement économique est prioritairement orienté vers les projets d’avenir [Plomb et Poglia, à paraître ; Henchoz, 2014].

19 Pour les jeunes sans formation et dans une situation de précarité économique, c’est surtout la circulation des biens qui est privilégiée : le troc et l’échange, le gratuit sous toutes les formes, les trucs et astuces permettant d’équilibrer au fur et à mesure les dépenses et les recettes. Les stratégies mises en place sont complexes et s’inscrivent dans des circuits, marchands ou non, très diversifiés [Plomb et Poglia, à paraître]. Pour ces jeunes, la logique qui règle les dons d’argent et les formes de réciprocité qui leur sont associées dépendent des besoins et des disponibilités, notamment financières, des donateurs et des donataires, les jeunes pouvant même dans certaines occasions soutenir pécuniairement leurs parents [Henchoz, 2014]. En ce sens, les dons d’argent sont surtout perçus sous l’angle du besoin, comme une aide à la survie.

Conclusion

20 Les dons d’argent intergénérationnels descendants (qui vont du bon-cadeau, des versements financiers réguliers et des aides ponctuelles à la prise en charge de frais divers en passant par l’argent de poche) recouvrent dans nos sociétés une visée pédagogique et normative, en ce sens qu’ils ont pour objectif d’enseigner aux enfants et aux jeunes la rationalité et l’efficience économiques. Loin d’interpréter cette volonté parentale comme une perversion du don, elle semble plutôt avoir pour objectif de préparer les jeunes à vivre (ou tout au moins survivre) dans une société où l’accès à un statut et à une identité sociale passe par un minimum d’indépendance économique. Au travers des dons d’argent réguliers au sein de l’espace familial, les jeunes entrent dans le monde différencié de la consommation et s’initient progressivement à l’échange utilitaire et à la quête d’équivalence [Chanial, 2010] en vigueur dans la sphère du marché. Progressivement, les jeunes tendent à s’émanciper du contrôle des parents (en partie avec l’argent de ces derniers) en recherchant des espaces de consommation propres, au travers de pratiques qui acquièrent une valence symbolique et identitaire forte.

21 Pour ce qui est des transferts d’argent entre générations, le jeu social reste ouvert : la routinisation des échanges n’est pas réalisée et les règles ne sont pas établies une fois pour toutes, car receveurs et donneurs sont dans un rapport d’asymétrie évolutif auquel il faut sans cesse s’adapter et où chacun peut, dans une certaine mesure, négocier la place qu’il occupe dans l’échange. La gratuité, la solidarité et l’entraide restent les piliers pratiques et moraux soutenant la famille car le lien social familial « tolère mal » le rapport marchand [Godbout, 2000], qui n’est pas acceptable du point de vue des valeurs. Toutefois, si le donnant-donnant pénètre néanmoins la sphère familiale, ce n’est pas tant pour en déterminer l’organisation des biens qui y circulent mais plutôt comme un ethos que les jeunes sont censés intégrer à leur « portfolio » de futur acteur économique [Poglia Mileti, Plomb et Henchoz, en soumission].

22 Les dons d’argent, au même titre que les autres, s’inscrivent dans des rapports à la fois libres et contraints qui impliquent des gestes de réciprocité. La dette positive des jeunes passe par des modalités nombreuses et diverses : s’investir dans les études, participer à la vie familiale ou acheter « éthique et durable » pour préserver les générations futures. Mais en filigrane, la forme de réciprocité qui a tendance à se dessiner est celle qui vise la reproduction de l’Homo œconomicus. Les jeunes répondent aux attentes des parents en faisant preuve de leur conformité consumériste : ils savent produire leurs ressources financières, bien les gérer et les consommer de manière rationnelle, tout en les investissant d’un sens nouveau, propre à la société d’aujourd’hui.

Notes

  • [1]
    L’Homo œconomicus « n’est pas naturellement présent », comme le rappelle Alain Caillé [2010].
  • [2]
    Recherche Saje financée par le Fonds national de la recherche suisse, n° FNS- 100017_143195 et menée à l’Université de Fribourg.
  • [3]
    La présence de groupes de jeunes dans les grandes surfaces est symptomatique de cette activité collective, même si, dans la réalité, les achats peuvent être limités du fait du manque de ressources financières.
  • [4]
    En Suisse, les parents sont tenus par la loi de subvenir aux besoins économiques des jeunes en formation jusqu’à vingt-cinq ans.
Français

Il faut avoir reçu pour apprendre à consommer ! Sur la base d’une recherche empirique sur les jeunes et l’argent en Suisse, cet article décrit comment c’est au travers de dons d’argent advenant au sein de l’espace familial que naissent les dispositions à consommer et se construisent, in fine, l’Homo œconomicus moderne. Tout se passe comme si, au travers des dons d’argent, les parents faisaient preuve d’un sens pédagogique aigu visant la transmission d’un ethos lié à une consommation rationnelle et modérée.
Quant à l’obligation de rendre perçue par les jeunes, elle s’exprime par des formes très diverses de réciprocité variant selon les trajectoires et les statuts des jeunes (étudiants, apprentis, jeunes sans formation). Ne pouvant pas être totalement « épongée » par des retours immédiats, la dette symbolique ressentie par les jeunes se traduit par des actions qui visent les générations futures : une consommation engagée (privilégiant le durable, le « bio » ou l’éthique) pouvant être interprétée comme une forme d’engagement politique.

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Francesca Poglia Mileti
Professeur, département des sciences sociales, université de Fribourg, Suisse.
Caroline Henchoz
Maître d’enseignement et de recherche, département des sciences sociales, université de Fribourg, Suisse.
Fabrice Plomb
Maître d’enseignement et de recherche, département des sciences sociales, université de Fribourg, Suisse.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0173
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