CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’analyse de la consommation adolescente est souvent orientée par un débat plus ou moins explicite sur la liberté de l’acteur, et plus singulièrement sur notre capacité à penser l’adolescent comme un acteur au même titre que l’adulte. Il en résulte des prises de position de chercheurs sur une ligne tracée entre deux pôles : d’une part, les adolescents souligneraient l’avènement d’un acteur tout-puissant, libre de contraintes dans un monde dans lequel il bénéficierait des choix multiples offerts par la société de consommation ; d’autre part, et à l’inverse, ces mêmes adolescents seraient enchaînés dans un réseau de contraintes, ils n’exprimeraient aucune liberté dans leurs achats, appropriations et détournements des objets de consommation, et illustreraient leur assujettissement dans un univers du choix orienté, pour ne pas dire façonné. De l’acteur tout-puissant à l’acteur inexistant, l’analyse de l’adolescent comme consommateur souligne aussi que ce débat fondamental de la sociologie est récurrent dans les travaux des adologues [1]. Que les études portent sur les pratiques sexuelles ou les pratiques culturelles des plus jeunes, des notions confuses comme celles de tyrannie ou de conformisme sont utilisées pour décrire l’attitude des adolescents en général et dans l’univers de la consommation mais également pour tenter de définir les particularités de cette classe d’âge.

2 Nous proposons ici une lecture du rôle des marques chez les adolescents et de leur rapport à la consommation au sein du débat plus large concernant leur « passage » à l’âge adulte. En interrogeant d’emblée la transformation des modalités de la reconnaissance mais aussi du rôle de la reconnaissance chez les plus jeunes, nous verrons dans un premier temps que la consommation, à l’instar de d’autres dimensions de leur existence, est investie comme un espace d’expression de l’autonomie, en mobilisant la validation par les autres, non pas de leur accès à un nouveau statut, mais de la valeur de la démarche qu’ils entreprennent pour se penser comme acteur de leur autonomie.

3 Dans un second temps, nous verrons plus précisément comment la marque joue un rôle de symbole d’appartenance, en favorisant la réconciliation entre désir d’autonomie et désir d’intégration, à un âge de la vie caractérisé par de nécessaires ajustements au regard des normes qui s’imposent devant le risque du sentiment d’hétéronomie. Mais avant d’aborder le monde de la consommation, il importe de rappeler brièvement quelles sont les transformations des modalités et du rôle de la reconnaissance chez les adolescents.

De la confirmation d’un statut à l’attestation de la valeur d’une démarche d’autonomisation

4 L’étude de l’adolescence ne peut pas ignorer la question de l’autonomisation et donc des moyens dont l’acteur dispose pour de se donner un sentiment d’autonomie. Pendant longtemps, la famille, le travail, la religion et la patrie ont proposé aux plus jeunes des modèles déterminés collectivement pour entrer pleinement dans la vie adulte. Le modèle judéo-chrétien de la famille nucléaire s’imposait sur la scène sociale comme l’exemple à suivre : un homme et une femme qui, sous le regard de Dieu, consentaient à entretenir une union pour le meilleur et pour le pire, devaient donner naissance à des enfants et prendre soin de leurs propres parents. Dans ce monde composé de modèles fortement déterminés collectivement, légitimés par les regards attentifs et constants des membres du groupe d’appartenance, la question de la reconnaissance ne se posait pas dans les termes actuels. Il suffisait d’adhérer au modèle pour bénéficier de la reconnaissance associée au statut incarné : celui de mère ou de père, celui d’ouvrier ou de paysan, d’avocat ou de médecin, etc., qui marquait généralement le passage au stade adulte.

5 Les rites de passage avaient aussi cette particularité d’offrir aux plus jeunes un accès à la reconnaissance du statut d’adulte (ou intermédiaire) se confondant avec un rôle social : celui de mari ou de femme, de chasseur, de guerrier, etc. Les anthropologues le rappellent souvent avec raison : dans leurs formes les plus élémentaires, ces rites mettaient en scène des épreuves que l’initié devait traverser pour mériter d’appartenir à un nouveau groupe. En termes de reconnaissance, ils donnaient donc des voies d’accès menant, sous la pression du groupe d’appartenance, à des statuts reconnus par tous, avec leur lot de responsabilités, de devoirs et de droits. Cette modalité du devenir adulte est souvent citée par les adologues, notamment lorsqu’ils soulignent la dimension anthropologique de la mise à l’épreuve pour se donner le sentiment d’exister dans le regard de l’autre [Le Breton, 1991]. Comme un invariant, il est possible pour l’individu de puiser ainsi dans le bassin de la condition humaine : se mettre à l’épreuve, en danger, prendre des risques pour obtenir la confirmation de ce regard validant sa propre valeur.

6 Ce détour permet de bien saisir le changement fondamental s’étant opéré récemment dans les modalités du devenir adulte, notamment parce qu’elles expliquent l’émergence puis l’allongement de l’adolescence. Il permet aussi de saisir la particularité de cette transformation, qui va jusqu’à modifier en profondeur le rôle occupé par l’« autre » dans le processus d’autonomisation. Dans les exemples cités précédemment, l’« autre » vient confirmer un statut : celui de père, de mère ou de travailleur. Dans le cas de rites de passage, il témoigne et atteste de la traversée réussie d’une épreuve. Le regard porté sur le jeune n’est pas interpellé par ce dernier, il est déjà présent et vient confirmer, puis confirmer de nouveau, le statut obtenu par l’adhésion à un modèle ou par la traversée du rite liminaire. Ce regard confirme et assigne dans le même moment. Nous savons, depuis plusieurs années déjà, que ces modalités de la reconnaissance s’appliquent de plus en plus rarement avec efficacité auprès des jeunes générations. Nous ne devons cependant pas en conclure que le chemin pour accéder au « statut d’adulte » ne serait plus donné et que les adolescents devraient s’en inventer un, mais que, dans le contexte hypermoderne, l’« autre » ne joue plus seulement le rôle de celui qui confirme la valeur symbolique d’un statut, il joue le rôle de celui qui confirme la valeur d’une démarche construite par le jeune lui-même pour obtenir ce statut [2].

7 L’investissement de l’espace numérique par les adolescents constitue une formidable illustration de cette transformation du rôle de l’« autre » dans son accès à l’autonomie. Les mises en scène, sur Internet, servent parfois à chercher dans le regard des autres la confirmation d’un statut. C’est le cas de jeunes parents qui mettent en scène leur parentalité sur les « réseaux sociaux » ou de jeunes professionnels qui se servent de pages de profil pour exposer leur curriculum vitae. Dans d’autres cas, l’« autre » est plutôt interpellé pour qu’il atteste de la valeur d’une démarche d’autonomisation. C’est le cas lorsque des adolescents mettent en scène sur Internet des prises de risque, qu’ils se présentent en train de se photographier dans le miroir ou qu’ils exposent leurs choix vestimentaires : il ne s’agit pas d’interpeller l’autre pour confirmer la valeur d’un statut, mais bien pour qu’il atteste de la valeur de sa personne telle qu’elle se donne à voir par ses choix. Il importe ainsi de faire valider la valeur de ses relations privilégiées et intimes sur Facebook, devenue la scène observée par ses huit cents amis [3], de faire valider son look, ses choix de vêtements, sa relation amoureuse, son implication, sa rupture, le choix, provisoire, de son orientation sexuelle. Dans une société de l’expérimentation telle que décrite par David Le Breton [1991] et Olivier Galland [1991], les adolescents multiplient les tests pour, lentement mais sûrement, faire des choix dans leur vie. Or cette expérimentation demande une validation rassurante lorsque des choix sont effectués et concernent, au final, l’expression de soi, de son identité indéterminée à maîtriser.

8 De moins en moins d’adolescents cherchent à être reconnus comme adultes. Pour les jeunes générations, l’enjeu est moins de s’agréger au monde des aînés, dépeint plutôt négativement dans le contexte d’une société du « jeunisme », que de se séparer du temps de l’enfance, d’où une précipitation des plus jeunes à « jouer à l’ado » et une résistance à sortir de l’adolescence. Car l’objectif n’est pas de se voir assigner le statut d’adulte par des adultes. L’objectif est plutôt de trouver des regards qui confirment les étapes franchies pour avancer sur le chemin de l’autonomisation. Pour poursuivre avec cette image du chemin, nous pourrions dire que, pendant longtemps, le jeune allait rejoindre l’adulte au bout du chemin que ce dernier avait tracé. Désormais, il demande à l’adulte de confirmer qu’il prend la bonne direction, même si cela le détourne de la voie que l’aîné avait imaginée pour lui. C’est d’ailleurs ici que nous trouvons la nouvelle frontière entre adolescents et adultes : les premiers s’inscrivent dans une demande de validation de leur démarche, les seconds attendent une confirmation de la valeur de leur statut. Une fois de plus, Internet offre une vitrine particulièrement éclairante pour comprendre ce phénomène : les adolescents se mettent surtout en scène sur le Net pour faire valider leur choix de « copains » ou « copines », de relations privilégiées, mais aussi de style vestimentaire ; les adultes, quant à eux, se mettent surtout en scène pour que des témoins confirment qu’ils incarnent au mieux leur statut de professionnel ou de parent.

9 Dans ce contexte, toutes les dimensions de l’existence sont concernées car elles peuvent devenir des espaces pour exprimer une démarche originale d’autonomisation. En d’autres termes, l’affirmation de l’autonomisation est non seulement sortie des champs traditionnels de la famille, du travail, de la religion et de la patrie, elles s’expriment désormais à la fois dans tous les champs que l’adolescent pourra investir comme telle. Ainsi les relations entre pairs, le corps, le temps, l’espace sont devenus de véritables révélateurs de cette nécessité anthropologique de s’inscrire dans le lien social. L’espace numérique est devenu, sans surprise, le nouveau territoire d’expression de cette diversification des démarches, mais aussi le révélateur du besoin inassouvi d’interlocuteurs pour trouver une validation rassurante de ses propres choix. L’univers de la consommation est aussi investi par les adolescents comme un champ d’expression de leur autonomie qui n’annonce ni l’avènement d’un acteur tout-puissant, ni la confirmation d’un adolescent victime d’une quelconque tyrannie de la majorité.

Don et contre-don comme apprentissage de la consommation

10 Les adolescents sont de plus en plus nombreux et de plus en plus jeunes à consommer. Non seulement leur influence sur les achats des familles ne fait plus de doute, mais leur pouvoir économique s’amplifie d’année en année. Ce pouvoir s’accompagne dans les faits d’une autonomisation supervisée la plupart du temps par les parents : le don d’argent à leurs enfants ne s’effectue pas sans un « retour sur investissement ». Ce retour s’exprime notamment à travers l’obligation pour leurs enfants de démontrer, et de démontrer encore, leur capacité de dépenser avec maturité l’argent reçu, mais pas seulement. L’argent de poche fait entrer en effet les enfants, puis les adolescents, dans un système de don/contre-don impliquant leur autonomisation. Avec la possibilité nouvelle de consommer pour soi et par soi, l’adolescent doit, à son tour, donner à ses parents la preuve qu’ils ont bien raison de lui faire confiance. L’argent ne joue donc pas qu’un rôle d’initiateur des plus jeunes à la société de consommation, il est également le symbole de leur accès à une autonomie sous contrôle. L’échange sous le mode don/contre-don permet de lier, dans les représentations comme dans les actes, consommation et autonomisation dans une spirale participant du détachement progressif de l’adolescent vis-à-vis de sa famille. Plus l’argent sera utilisé à bon escient, plus il sera possible pour les parents, non seulement d’octroyer des sommes plus importantes à leurs enfants, mais surtout de leur accorder une place plus importante dans leur prise de décision. L’argent de poche est d’abord donné pour que l’adolescent puisse satisfaire ses goûts pour les sorties, il s’agit de lui laisser organiser son temps libre, l’achat de ses vêtements, puis le choix de ses meubles, éventuellement d’utiliser cet argent pour partir en vacances avec ses amis sans ses parents, etc.

11 Le système de don/contre-don, en tant qu’échange se perpétuant dans le temps, donne à la fois aux adolescents et à leurs parents le temps nécessaire pour réajuster en permanence la nouvelle position occupée par chacun lors d’une transformation significative et nécessaire des relations entre eux. Comme l’évoquent Jacques Godbout et Alain Caillé [1992], le rythme des échanges est marqué par des écarts plus ou moins long dans le temps :

12

« Le temps est au cœur du don et de la réciprocité, alors que l’évacuation du temps est au cœur du rapport marchand. C’est ce que signifie “rendre” : relier le geste à un autre dans un passé proche ou lointain » [ibid., p. 108].

13 En d’autres termes, « le “temps” est nécessaire pour exécuter toute contre-prestation » [ibid., p. 46]. Dans le cas du don de l’argent par les parents et du contre-don par l’affichage d’une nouvelle maturité par les adolescents, ces écarts dans le temps favorisent l’apprentissage étape par étape par les enfants d’une consommation jugée responsable par leurs parents et facilitent l’acceptation par ces mêmes parents de l’autonomie prise par leurs enfants. En d’autres termes, le rythme de l’échange favorise l’apparition de temps nécessaire à la réélaboration du lien entre enfants et parents. C’est aussi pour cette raison que doit absolument se poursuivre le cycle des échanges : si l’adolescent est persuadé d’avoir prouvé à ses parents qu’il est bel et bien un consommateur averti, une personne mature, cela implique l’attente de son « propre retour sur investissement », et donc potentiellement l’espoir que lui seront donnés une nouvelle somme – qui devrait augmenter avec le temps –, mais peut-être, aussi et surtout, plus d’autonomie en général.

14 La dimension temporelle évoquée par Godbout et Caillé permet de distinguer les familles qui, sous l’apparence du don, entrent plutôt dans un rapport marchand avec leurs enfants. Ainsi, des parents vont instaurer avec leurs adolescents une relation contractuelle. Ici, il ne s’agit pas de comprendre l’argent comme un symbole propice à l’accompagnement de l’autonomisation de ses enfants, mais plutôt comme synonyme d’un accès illimité des enfants à une société de consommation dans laquelle ils entrent sous le signe du « prendre », et non du « recevoir puis du rendre ». En d’autres termes, dans ce cas de figure, les parents transfèrent des sommes à leurs enfants afin qu’ils puissent jouir de l’achat, sans délai, d’objets de consommation. L’idée d’une bonne gestion de l’argent par les enfants est inexistante, au profit d’une évacuation du temps qui fait coïncider le fait d’obtenir l’argent avec celui d’en jouir. Les parents, en initiant ainsi leurs enfants, n’accompagnent pas l’expérience de consommation de leurs adolescents en y imputant la dimension symbolique propre à la logique de don/contre-don. Au contraire, ils leur enseignent à acquérir, et à acquérir seulement, et se posent eux-mêmes dans un rapport de marchandisation avec leurs propres enfants.

15 En abandonnant l’adolescent dans la position de celui qui reçoit, et ne fait que recevoir, des parents vont ainsi le maintenir dans un statut d’enfant. Parce qu’il grandit sous la responsabilité de ses parents, l’enfant est en effet dans la position privilégiée mais aussi de dépendance de celui qui reçoit :

16

« Enfin, l’enfant est l’être à qui on doit tout donner. Non seulement on lui a donné la vie, mais encore c’est le seul être pour lequel on affirme aussi spontanément qu’on serait prêt à donner la sienne. Jamais peut-être n’a existé entre des êtres, au centre d’une société, un rapport asymétrique dont l’intensité et l’extension dans le temps soient aussi constantes. Un enfant est actuellement en rapport de don presque unilatéral pendant souvent plus de vingt ans. Le don à l’enfant est peut-être la forme la plus spécifique du don moderne, et la dette contractée la plus difficile à assumer. L’enfant est la seule personne à qui la société moderne permette de donner sans compter. C’est le dieu de la modernité, le roi, celui pour qui on peut tout sacrifier » [Godbout et Caillé, 1992, p. 48].

17 Or, à l’apparition de l’adolescence correspond un temps spécifique pendant lequel les parents font éventuellement entrer leurs enfants dans une logique de don/contre don, l’affichage de la maturité devenant le principal contre-don offert par l’adolescent, sous des formes diverses. Comme le montre François de Singly [2006], les résultats scolaires sont devenus, pour les plus jeunes, des preuves reconnues par les parents d’un emploi du temps exemplaire. L’argent de poche, mais aussi les cadeaux effectués en fin d’année scolaire ou lors d’un bon résultat aux examens, souligne également le lien fort entre don d’argent et contre-don sous la forme d’un affichage de maturité.

18 La poursuite de la spirale ascendante du don/contre-don entre parents et adolescents finit par trouver ses limites, ou non. Dans certains milieux, c’est tout simplement l’indisponibilité des fonds nécessaires à la poursuite ascendante entre somme accordée et maturité prouvée qui impose une limite. L’expérience de cette limite est alors introduite dans l’échange, et, partant de cette expérience, la nécessaire compréhension que le travail (ou d’autres moyens) est nécessaire pour gagner davantage ou exprimer ses choix dans le monde de la consommation. Dans d’autres milieux, la disponibilité des fonds autorise la poursuite du système de don/ contre-don ; payer pour les études, pour un premier appartement, pour une première voiture, toujours avec cette condition d’un retour sur investissement, marqué par la confirmation à travers actes et paroles d’une avancée sur le chemin de l’autonomie. Nous pourrions d’ailleurs penser que différentes expressions de cette logique de don/contre-don entre parents et enfants caractérisent et distinguent les familles provenant de différents horizons culturels [4].

19 Au sein de cet échange, l’attente créée par le don favorise une certaine surveillance de la position occupée par l’adolescent : va-t-il utiliser cet argent à bon escient ? Apprend-il à bien le gérer ? Ainsi, dans le va-et-vient entre don et contre-don s’instaure non seulement un espace pour y affirmer des choix mais aussi des comportements que les parents observent attentivement, prêts à valider ou invalider les choix effectués. La consommation constitue alors un champ plus ou moins restreint dans lequel l’adolescent peut faire des choix sous le regard d’un adulte qui l’accompagne. Du coup, non seulement une telle dynamique s’inscrit visiblement en adéquation avec les enjeux de la reconnaissance chez les adolescents aujourd’hui, mais elle participe d’une forme efficace d’accompagnement de la nécessaire démarche entreprise par ces jeunes.

Le choix de la marque : la réconciliation

20 De l’argent de poche au travail rémunéré, l’autonomisation des adolescents dans le champ de la consommation passe inéluctablement par l’affirmation de son droit à consommer et surtout de son droit à consommer ce qu’il désire. C’est, entre autres, cette question du désir qui sépare certains sociologues des autres : choix libre ou choix contraint ? Choix désiré ou choix imité ? Différents objets de consommation ont ainsi retenu l’attention des adologues intéressés par leur rapport à la consommation : vêtements, téléphone portable, jeux vidéos, etc. Au moins trois tendances s’observent à travers la littérature actuellement disponible. D’abord, l’appropriation d’objets culturels par les adolescents semble fortement associée à une tentative de se dissocier de l’univers culturel des plus jeunes. En d’autres termes, les cultures adolescentes ne se construisent pas en opposition aux repères des adultes mais plutôt dans un mouvement perpétuel de distinction par rapport aux « un peu plus jeunes [5] ». C’est ainsi que, à la suite du sociologue Hartmut Rosa [2010], nous pouvons parler de transformations intragénérationnelles. Il ne s’agit plus de changer de repères sur le temps d’une génération, mais plutôt de s’approprier au mieux les repères qui se renouvellent en permanence à l’intérieur du temps même de l’adolescence, d’où la course en avant à laquelle sont poussés les plus jeunes. Ensuite, devenir le propriétaire de certains objets de consommation, notamment de techniques d’information et de communication, est un symbole d’accès à l’adolescence [Metton-Gayon, 2009 ; Lachance, 2011]. Détenir ces objets fait sens, d’autant plus que ces derniers servent à la fois la sociabilité entre pairs et la construction identitaire. Finalement, la popularité de certains objets semble résider dans le rôle important qu’ils jouent en tant que voies d’accès à des espaces de sociabilité mais aussi à des espaces où les jeunes s’approprient des références culturelles situées au cœur des échanges avec leurs pairs. En d’autres termes, si l’accès à Internet est significatif, par l’intermédiaire de la possession de son propre ordinateur portable ou de son smartphone, c’est aussi parce que ces objets permettent de visualiser des films, d’écouter de la musique et regarder des « séries » qui sont souvent le matériel premier d’échange entre adolescents.

21 Ainsi, si l’achat par les parents de certains objets de consommation va dans le sens d’une autonomisation de leurs enfants, ces derniers restent dans le cercle du don/contre-don. L’exemple du téléphone portable illustre bien une importante contradiction : objet d’émancipation pour les adolescents désormais en contact permanent avec leurs pairs, les voilà dans le même élan sous le contrôle de leurs parents, peu importe où ils se trouvent. Une fois de plus, au don correspond l’attente plus ou moins explicite d’un retour sous la forme d’une injonction à répondre et à donner des nouvelles. Les adolescents se retrouvent dans un entre-deux : l’univers de la consommation s’offre à eux avec des possibilités (restreintes) d’achat effectués sous le regard plus ou moins attentif de leurs parents, ils accèdent aussi à des objets techniques qui leur garantissent un renforcement des liens de proximité avec leurs pairs mais qui leur imposent aussi la permanence d’un contrôle parental, même à distance. Dans le vaste univers de la consommation, l’adolescent rejoue, comme dans la plupart des registres de son existence, l’interminable combat entre autonomie et hétéronomie. Dans ce contexte, les objets de marque ont la particularité de ne pas concerner directement l’univers des parents. Ces derniers sont sans surprise amenés à acheter de tels objets à leurs enfants : l’objet de marque fait donc partie du système de don/ contre-don engageant l’adolescent à répondre à certaines exigences et attentes de ses parents. Nous pouvons penser sans trop d’erreur que l’acquisition d’un premier objet de marque s’inscrit dans ce cas de figure dans lequel l’adulte joue un rôle d’initiateur. L’adulte finance l’acquisition d’un objet de marque choisi par l’adolescent pour qui ce symbole, paradoxalement, l’attache au groupe de pairs tout en le détachant de l’univers familial.

22 L’objet de marque va ainsi permettre la convergence et la réconciliation des différents pôles d’identification significatifs aux yeux de plusieurs adolescents. L’objet de marque migre à l’extérieur de l’univers familial, il s’extrait de ce jeu initial du don/contre don, s’affranchit de la dette renouvelée envers les parents. L’acquisition par soi et pour soi d’un objet de marque est le premier pas vers l’élaboration du sentiment de devenir un consommateur libéré du sentiment d’hétéronomie. Cette acquisition peut s’effectuer en investissant son argent de poche, il s’agit alors de s’affirmer comme l’acteur de ses choix malgré la source de revenus qui retient le jeune dans le cercle parental. Si l’argent est donné par les parents, l’acte de consommation facilite néanmoins une réorientation de l’investissement en fonction de ses désirs personnels ou, au moins, clairement distingué de ceux des parents. Des objets de marque sont également acquis en investissant son propre argent gagné en travaillant à temps partiel. L’autonomie s’affirme ici plus radicalement, l’adolescent se libère de l’engrenage qui le lie à ses parents, tout en affirmant son individualité en consommant des objets selon son désir. Dans d’autres cas, ces mêmes objets seront acquis illégalement, par le vol, pour des raisons semblables : leur acquisition marque une fois de plus cette rupture, sous le mode plus radical de la transgression.

23 On le voit bien : comme l’argent, les objets de marque ont ici moins de valeur économique que de valeur symbolique. Il ne s’agit pas d’acheter ou de vendre mais bien d’accéder à ses objets selon diverses modalités, certains amplifiant éventuellement le sentiment d’hétéronomie, d’autres lui permettant d’affirmer au contraire son autonomie. Ces objets de marque ou ces objets marqués sont d’autant plus importants qu’ils réconcilient, comme tous les symboles, des univers en apparence opposés qui pourtant convergent et se rencontrent dans le travail identitaire de l’adolescent. Le choix des marques souligne d’abord son appartenance à une communauté transnationale, mondiale, sans visage, de consommateurs. Ce même choix lie le plus souvent l’adolescent à une communauté plus restreinte, celle d’une sous-culture jeune qui dépasse cependant les frontières d’une école, et même d’un pays ; marques liées aux skateboarders, aux amateurs de rap ou de métal, etc. À l’échelle locale, ces mêmes marques sont généralement associées à un groupe limité de jeunes, partageant une certaine vision du monde. Posséder une marque permet aussi d’étayer un sentiment d’appartenance qui s’expérimente au quotidien, tout en favorisant aussi l’identification à des groupes plus larges. En ce sens, l’acquisition de certains objets marqués est un premier pas vers l’inscription de l’acteur dans un groupe plus ou moins anonyme qui le transcende.

24 Mais les marques ont aussi des visages. Les porteurs de marques que sont devenues les célébrités du monde de la mode, du sport, de la télévision, de la musique et du cinéma donnent à ces symboles une dimension humaine, mais surtout, cette association vise à imputer aux marques des valeurs. En effet, l’exploitation des vedettes de tous horizons s’expliquent par les qualités qu’ils incarnent, ils deviennent des interfaces médiatisant la relation fabriquée entre ces qualités et le symbole de la marque. Performance, dépassement de soi, réussite sociale, confort et sens de l’esthétique, les qualités que les marques disent représenter à leur tour mobilisent à la fois des dimensions de l’identité individuelle dans un univers de sens où règne la figure du self-made-man dont le parcours est validé par la communauté des consommateurs. C’est ici que nous trouvons une explication du succès de la marque que les adolescents non seulement consomment mais affichent : la dimension ostentatoire de la marque explique en grande partie son triomphe dans le contexte où l’autre est interpellé pour valider une démarche entreprise d’autonomisation. Plus que la tyrannie de la majorité, c’est la tyrannie de la visibilité qui donne à la marque son terrain de prédilection [Aubert et Haroche, 2010].

25 La marque rend visible l’objet anodin. Elle fait converger, comme nous le voyons, la complexité des identifications imaginables dans le contexte adolescent, mais surtout, elle rend visible à la fois l’objet (que je me suis approprié) et l’univers complexe de sens qu’elle interpelle (la distanciation par rapport aux parents, l’appartenance à un groupe local de pairs, à une sous-culture jeune, au groupe anonyme des consommateurs, l’adhésion à des valeurs défendues par ses porteurs, voire le culte voué à ces derniers). En d’autres termes, la marque facilite l’affichage d’une démarche dans un monde où cette démarche interpelle constamment des regards extérieurs. Ainsi, l’usage des marques rappelle une transformation essentielle suivant celle des modalités et du rôle de la reconnaissance dans l’existence des adolescents : pour interpeller un regard, il importe de se montrer et, partant de là, de se lancer dans la construction de mises en scène. La marque, parce qu’elle s’affiche plus qu’elle ne se porte, trouve ainsi sa place comme un médiateur.

Notes

  • [1]
    Le néologisme « adologues » désigne les personnes qui étudient les adolescents, peu importe leur horizon disciplinaire. Les adologues sont principalement sociologues, anthropologues, socio-anthropologues, médecins, psychiatres, psychologues et psychanalystes.
  • [2]
    À ce propos, le sociologue Francis Jauréguiberry [2011] avance l’idée de cohabitation entre la reconnaissance comme but et la reconnaissance comme moyen.
  • [3]
    Pour comprendre le rôle spécifique de l’interlocuteur pour les jeunes usagers des réseaux sociaux, voire la thèse de Claire Balleys [2012].
  • [4]
    En effet, si dans les pays anglo-saxons les adolescents commencent à travailler autour de seize ans, en France, l’entrée sur le marché du travail, même pour un premier emploi d’étudiant, est plus tardive. Cette observation sociologique révèle implicitement des rôles spécifiques de la distribution d’argent entre parents et adolescents selon les contextes culturels.
  • [5]
    Nous l’avions déjà observé lors d’un travail sur les films cultes des jeunes [Lachance et al., 2009].
Français

Cet article propose une lecture du rôle des marques chez les adolescents hypermodernes, à la lumière de leur rapport à la consommation dans le « passage » à l’âge adulte. Dans un premier temps, il montre comment la consommation, à l’instar d’autres pratiques des jeunes, est investie comme un espace d’expression de l’autonomie dont l’enjeu est la reconnaissance par le biais de la validation des choix personnels. L’article décrit ensuite comment la marque agit comme un symbole d’identité qui concilie les désirs d’autonomie et d’appartenance. Le rapport aux marques et les pratiques de consommation qui leur sont liées jouent un rôle fondamental dans la construction de l’autonomie des jeunes, en tension avec l’appropriation des normes sociales.

Références bibliographiques

  • En ligne AUBERT Nicole, HAROCHE Claudine (dir), 2011, Les Tyrannies de la visibilité. Le visible et l’invisible dans nos sociétés contemporaines, Érès, Toulouse.
  • BALLEYS Claire, 2012, « Je t’aime plus que tout au monde. » D’amitiés en amours, les processus de socialisation entre pairs adolescents, Thèse de doctorat, université de Fribourg, http://ethesis.unifr.ch/theses/downloads. php?file=BalleysC.pdf.
  • GALLANT Olivier, 1991, Sociologie de la jeunesse. L’entrée dans la vie, Armand Colin, Paris.
  • GODBOUT Jacques T., Caillé Alain, 1992, L’Esprit du don, La Découverte, Paris.
  • En ligne JAURÉGUIBERRY Francis, 2011, « L’exposition de soi sur Internet : un souci d’être au-delà du paraître », in AUBERT Nicole, HAROCHE Claudine (dir), 2011, Les Tyrannies de la visibilité. Le visible et l’invisible dans nos sociétés contemporaines, Érès, Toulouse, p. 131-145.
  • JULIER-COSTES Martin et al. (dir), 2014, Séries cultes et culte de la série chez les jeunes. Penser l’adolescence avec les séries télé, Presses de l’Université Laval/Hermann, « Adologiques », Québec/Paris.
  • LACHANCE Jocelyn 2011, Photos d’ados à l’ère du numérique, Presses de l’Université Laval/Hermann, « Adologiques », Québec/Paris.
  • LACHANCE Jocelyn et al. (dir), 2009, Films cultes et culte du film chez les jeunes. Penser l’adolescence avec le cinéma, Presses de l’Université Laval, « Sociologie au coin de la rue », Québec.
  • LE BRETON David, 1991, Passion du risque, Métailié, Paris.
  • PASQUIER Dominique, 2005, Les Tyrannies de la visibilité, Autrement, « Mutations », Paris.
  • METTON-GAYON Céline, 2009, Les Adolescents, leur téléphone et Internet. « Tu viens sur MSN ? », L’Harmattan, Paris.
  • SINGLY François de, 2006, Les Adonaissants, Armand Colin, Paris.
Jocelyn Lachance
Laboratoire SET (société, environnement, territoire), UMR 5603 du CNRS et UPPA. Institut Claude Laugénie.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0159
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...