CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« What the nation, the party and the union had done for the politicized working class of the early years of the century, consumer goods did for their grand-children : it gave a sense of coherence, of being part of a movement, a set of common rituals, the means to perform a common identity. »
Adam ARVIDSSON, Brands. Meaning and Value in Media Culture, 2006, p. 23.
« Why, in the floodtide of Enlightenment enthusiasms for freedom… was consumption never articulated as a social goal… Why is it… that consumption, which is the linchpin of our modern social system, has never been the linchpin of our theories explaining modernity ? »
Joyce APPELBY, « Consumption in early modern social thought », in J. Brewer, R. Porter, Consumption and the World of Goods, 1993, p. 162.

La consommation, un impensé

1 Pour omniprésente qu’elle soit dans nos vies et pour importante qu’elle soit dans les processus de la mondialisation, la consommation demeure curieusement en marge des analyses et des efforts théoriques des sciences sociales, plus encore dans l’espace intellectuel francophone. Le thème de la consommation est en effet laissé pour l’essentiel aux économistes, aux spécialistes du marketing ou aux moralisateurs, comme s’il ne constituait pas un objet d’analyse important et sérieux. Contrairement à la production, qui est au cœur des travaux sociologiques dès l’origine de la discipline, la consommation occupe une place insuffisamment reconnue et problématique dans l’analyse et la théorisation des processus de modernisation.

2 L’opposition structurante entre holisme et individualisme méthodologique – si bien analysée par les auteurs du MAUSS – s’applique de manière presque caricaturale aux théories de la consommation, à tel point que le consommateur prend les traits d’une figure schizophrène. Il est dépeint, d’un côté, comme un être rationnel, réflexif, exprimant sa liberté par l’exercice du choix, véritable héros culturel dans la pensée libérale et économique, de l’autre, comme un être irrationnel, impulsif, manipulé, déterminé et conformiste, dans la tradition de pensée de Marx. Rationnel/irrationnel, souverain/manipulé, autonome/hétéronome, acteur/passif, créateur/conformiste, individué/fondu dans la masse, émancipé/aliéné, sujet/objet : ses caractéristiques forment une épistémè qui cache mal la normativité qui façonne ces théories [1].

3 Il est grand temps d’aborder la consommation d’une manière qui ne la réduise pas – et, avec elle, la signification sociale des objets qu’elle met en circulation – à l’omnipotence des structures sociales ou du « système » impersonnel du capitalisme, tout en évitant d’en faire une activité libre de déterminations et de significations sociales par laquelle s’exprimeraient les « préférences » de l’Homo œconomicus [voir Slater, 1997, p. 173]. Cet article entend poser les bases d'une telle perspective en partant de l'idée que la consommation est à la fois une construction sociale et l'expression de la subjectivité des acteurs. Partant d'une perspective socioanthropologique, je tente de décrire ici les rouages de l'arrière-fond culturel du consumérisme à partir duquel il devient possible de comprendre les dynamiques de la consommation – ou des consommations – aujourd’hui. Contre les lectures libérale et marxienne, il s’agit de replacer la consommation moderne dans la continuité de la consommation et de l’échange dit « archaïque » ou traditionnel, tout en cernant sa spécificité sociohistorique.

Une perspective anthropologique

4 Dans une perspective anthropologique, la consommation renvoie au rapport que les sociétés et leurs acteurs entretiennent avec les biens matériels. Les choses et les biens participent de ce que l’anthropologie appelle la « culture matérielle ». S’agissant des sociétés « archaïques » ou traditionnelles, on reconnaît généralement aux biens matériels une dimension sociale et symbolique. Les biens produisent, rendent visibles et stabilisent les catégories sociales. Ils sont étroitement associés à des identités sociales et communiquent des significations sociales. Les biens confèrent un effet de réalité et concrétisent les croyances, les valeurs et les statuts sociaux. Dans ces sociétés, il fait peu débat que même les objets les plus banals de la vie quotidienne ont une signification culturelle et agissent comme des marqueurs et des opérateurs de relations sociales. L’anthropologie nous enseigne aussi que c’est par l’acquisition, l’usage et l’échange de choses que les individus acquièrent une existence sociale [Douglas et Isherwood, 1979 ; Lury, 2011, p. 16].

5 Dans l'Essai sur le don, Marcel Mauss [1950] a relevé comment les biens qui circulent dans les réseaux d'échange de ces sociétés conservent quelque chose de la personnalité de leur producteur et de leur propriétaire par-delà l'échange : une part de leur « âme » (le hau) subsiste au-delà de l’échange dans la chose donnée. Ainsi la valeur et la signification d’un objet dépendent-elles de la valeur de la personne qui donne et de celle qui reçoit. Cette valeur est précisément ce qui est actualisé et produit dans la relation d’échange comprise comme une relation sociale. Dans les sociétés « archaïques », les choses n’ont donc pas de valeur purement quantitative que l’on pourrait réduire à une somme d’argent (cet équivalent généralisé). La valeur des objets est toujours « qualitative ».

6 Dans l’acception dominante, la modernité et le capitalisme auraient profondément transformé ce rapport des humains aux choses. L’autonomisation du marché aurait libéré les relations économiques de leur gangue sociale et symbolique, permettant aux biens et aux services de circuler de manière « fluide », épurés de leurs dimensions qualitatives [2]. Dans la théorie économique, les relations de marché sont impersonnelles et anonymes, et donc ouvertes à tous, sans égard pour le statut ou la qualité des personnes. Cette interprétation n’est contestée par personne – ou presque. On la retrouve même, paradoxalement, au cœur des théories d’inspiration marxienne de la consommation, chez Baudrillard [1986] par exemple, pour qui tout part de l'idée que la consommation moderne est faite d'échanges impersonnels avec des « choses ». Or, pour Baudrillard, l'émancipation des relations de marché mènerait non pas à l'utopie de la fluidité de l'idéologie libérale mais, au contraire, au développement inexorable d'un système (d'une « structure ») autoréférentiel qui saperait les conditions mêmes de la subjectivité. Dans cette perspective, les biens de consommation seraient précisément ce par quoi le symbolisme s'abîmerait et se réifierait. Dans l'un et l'autre cas, que ce soit dans la théorie économique ou chez les postmarxiens comme Baudrillard, les biens modernes sont libérés de leurs attaches et de leur performativité sociales et symboliques.

7 Avec la publication, en 1979, de The World of Goods, Mary Douglas et Baron Isherwood ont ouvert la voie à une autre interprétation de la consommation moderne. Les auteurs y critiquent les insuffisances de la théorie économique pour expliquer la consommation tout en ouvrant la voie pour penser celle-ci autrement que comme une machine à broyer le sens et désenchanter le monde. Plutôt que de souscrire à l’idée suivant laquelle la modernité accomplirait une grande rupture anthropologique, les auteurs proposent de voir une certaine continuité entre les sociétés « archaïques » et modernes dans leurs rapports aux objets. Contre le libéralisme économique et l’utilitarisme, ils soutiennent que la consommation est toujours culturelle et sociale (et donc chargée de signification) et pas seulement une affaire de préférences individuelles. Les préférences sont toujours formées dans une culture, et les significations sont toujours l’expression de valeurs sociales partagées, inscrites dans des réseaux de relations. Ainsi, la consommation n’est pas seulement économique : elle est toujours une production symbolique qui met en jeu des statuts sociaux et des valeurs. La consommation n’est jamais, non plus, purement matérielle ou matérialiste, pas plus que la satisfaction de besoins « primaires » ou « naturels » [Slater, 2005, p. 175]. Les biens, avant toute chose, expriment des identités, ils symbolisent et produisent des relations sociales. La signification des biens, même dans le contexte moderne, ne saurait être arbitraire. Les objets mis en circulation par le capitalisme s'inscrivent dans un système, et ce système reflète l'ordre social. La circulation des biens se situe donc au cœur des dynamiques de reproduction du capitalisme en tant qu'ordre moral [Slater, 1997, p. 150]. À la différence de Baudrillard, pour Douglas et Isherwood la signification des objets ne saurait être dérivée d'un système autonome de signes, et la consommation ne saurait être la mystification des sujets qui lui donnent une réalité sociale [3].

8 L’anthropologie culturelle et les Cultural Studies anglo-saxonnes ont suivi la voie ouverte par Douglas et Isherwood en regardant les biens comme les parties visibles de la culture et en pensant la consommation comme un système de communication [voir Lury, 2011]. Toutefois, la perspective de Douglas, formée au structuralisme, a été critiquée pour son silence sur le rôle de la pratique de la consommation dans la production et l’expression des subjectivités. L’impression qui se dégage de The World of Goods, en effet, est que les significations des objets préexistent à la praxis sociale et que les statuts sociaux sont donnés plutôt que construits ou produits par la consommation. En réaction, les travaux issus des Cultural Studies ont parfois eu tendance à pécher par excès inverse en se centrant trop sur la part d’appropriation et de créativité, voire de résistance, à l’œuvre dans la consommation [4]. Or une perspective équilibrée doit comprendre la consommation comme une activité importante pour la reproduction sociale tout en démontrant son rôle dans la production de l’identité des sujets et des relations sociales [voir Slater, 2005, p. 175].

9 Enfin, une autre critique adressée à Douglas soutient que l'interprétation anthropologique de la consommation comme production symbolique fait l'impasse sur les particularités de la consommation moderne. Il faut donc se demander de quelle manière cette anthropologie du rapport humain aux objets – selon laquelle l'échange de biens met en jeu des significations, des relations sociales et des identités – s'actualise et s'institutionnalise dans nos sociétés caractérisées par une surabondance de biens et une hypermédiatisation.

De la consommation au consumérisme moderne

10 La consommation moderne se distingue, avec la production, par sa centralité dans les dynamiques du capitalisme. L’attitude moderne face à la consommation est le produit d’un arrachement à la morale chrétienne traditionnelle – qui en freinait l’expansion en dehors de l’éthique aristocratique – via son inscription dans une nouvelle éthique hédoniste qui a trouvé dans la consommation des moyens d’exprimer l’identité et l’authenticité [Campbell, 1987 ; Taylor, 2003 ; Gauthier, ce numéro]. Autrement dit, la consommation moderne a pour moteur l'expansion infinie des désirs compris comme autant de possibilités d'expression des subjectivités.

11 On peut retracer la naissance d'une culture de la consommation au xviiie siècle : le siècle de la Raison et des Lumières. Une révolution consumériste a accompagné les débuts de la révolution industrielle dans un même mouvement de développement et d’établissement du capitalisme. C’est en effet au xviiie siècle que l’on a assisté à une formidable explosion de biens de consommation disponibles, augmentée des produits exotiques issus des économies coloniales [Slater, 1997, p. 18-19]. C'est à cette époque que la mode est devenue un phénomène social important au sein de la classe bourgeoise, le désir du « nouveau » alimentant la succession toujours accélérée des styles et stimulant la demande. Cette nouvelle importance de la mode naît avec la montée en puissance de la bourgeoisie et du relâchement du statuts sociaux [Slater, ibid., p. 19 ; Campbell, 1987].

12 Si l'émergence d'une culture de la consommation s'est poursuivie dans le siècle et demi qui a suivi, c'est après la Deuxième Guerre mondiale que la consommation, avec son idéologie et son ethos propres – le consumérisme –, est devenue un phénomène de masse touchant l’ensemble des classes sociales. L’apparition de la télévision a accompagné cet enracinement et cette radicalisation de la culture de consommation dans la vie quotidienne, en inaugurant l’ère de l’environnement social (hyper) médiatisé. Fait important, la télévision s’est introduite dans les ménages de toutes les classes sociales, en présentant un monde peuplé d’objets de consommation et en insérant ceux-ci dans le présent d’une vie quotidienne de plus en plus esthétisée [Arvidsson, 2006, p. 26-27]. La télévision a permis ainsi la diffusion généralisée de savoirs et d'objets auparavant réservés aux habitus de classe et à l’espace privé, le tout sous-tendu par une éthique hédoniste de l’authenticité et de l’expressivité désormais massifiée [Sassatelli, 2007, p. 49 ; Gauthier, 2012 ; à paraître [5]]. L'avènement de la télévision et des moyens de communication a contribué à massifier le consumérisme en lui permettant de se diffuser dans l'ensemble des classes sociales. Cette « révolution de la consommation », survenue dans les pays occidentaux au tournant des années 1960, a eu pour effet de renforcer la dimension identitaire de la consommation, en lieu et place des anciens vecteurs identitaires qu'étaient les classes, les partis et les syndicats [Arvidsson, 2006, p. 23].

13 Ces changements d'ordre surtout culturel survenus dans l'abondance des décennies d'après guerre sont à mettre en relation avec les transformations et l'effritement du fordisme (quant à la gestion de la production) et du taylorisme (quant à la gestion de la main-d’œuvre). Tandis que le fordisme insistait sur la production de masse, le gigantisme, la polyvalence et la rationalisation des processus, le tout encastré dans des contextes nationaux définis par le politique, les ratés des années 1970 ont favorisé l'émergence d'une économie dite postfordiste au sein de laquelle les directeurs de marketing, les consultants en design, les producteurs de « concepts » et les détaillants se sont retrouvés au volant du développement du capitalisme [Slater, 1997, p. 197 ; Lee, 1993], inaugurant ainsi l'ère du « troisième esprit du capitalisme » [Boltanski et Chiapello, 1999], le capitalisme mondialisé et financiarisé actuel. Le passage vers un capitalisme postfordiste ou « émotionnel » s'est accompagné de techniques de management post-tayloristes délaissant le modèle disciplinaire au profit d’un alignement de la réalisation personnelle des employés sur les intérêts supérieurs de l'organisation [Illouz, 2007 ; Arvidsson, 2006, p. 42 ; Boltanski et Chiapello, ibid.].

14 Le tournant néolibéral qui s’est opéré à la fin des années 1970 et au début 1980 coïncide avec le moment où le consumérisme est devenu l'ethos social et culturel dominant en Occident (ce qui n’est sans doute pas un hasard) [voir Gauthier, Martikainen et Woodhead, 2013a ; 2013b ; 2013c]. Le néolibéralisme pratique de Reagan et de Thatcher a promu en effet la souveraineté du consommateur comme l'expression achevée de la souveraineté politique et citoyenne. Le consommateur y était célébré comme un modèle de liberté et de dynamisme sans cesse réactualisé par l'exercice du choix dans un espace coordonné de manière optimale par les « lois » du marché. La liberté, dans une culture consumériste, est essentiellement la liberté de choisir, et cette nouvelle conception de la souveraineté a contribué, depuis, à remodeler l'ensemble des institutions et des sphères sociales, de la santé à l'éducation en passant par le religieux [Martikainen et Gauthier, 2013 ; Gauthier et Martikainen, 2013]. Enfin, le désengagement de l'État du financement et de la responsabilité de divers domaines sociaux et culturels a ouvert la voie au financement privé et à l'omniprésence de la publicité et des marques dans les moindres recoins de l'espace public, en normalisant et en naturalisant le consumérisme et en l'inscrivant au cœur de la réalité sociale vécue [Arvidsson, 2006].

Le consumérisme, culture de la société de consommation

15 Tel est donc le contexte à partir duquel on doit comprendre la consommation moderne telle qu’elle s’est développée depuis le XVIIIe siècle, jusqu’au consumérisme actuel. Il existe certainement plusieurs types de consommation, mais la consommation contemporaine doit se comprendre sur le fond du consumérisme qui en est le support social et culturel. Voici ce que, entre autres, les travaux inscrits dans le courant de la « sociologie des pratiques » perdent de vue : une microsociologie des pratiques de consommation, telle que l’étude longitudinale des habitudes de consommation du citoyen lambda, a certainement toute sa valeur, mais ces perspectives ne rendent pas compte des ressorts du consumérisme et ne parviennent pas à expliquer son attrait, jusqu’à devenir l’un des principaux moteurs de la mondialisation en cours.

16 Le consumérisme est l’idéologie et l’ethos dominant d’une société de consommation, ou société de marché, dans laquelle l’ensemble de la vie sociale est pénétré, voire structuré par l’économique. Une culture de consommation est une culture dans laquelle la consommation de biens (matériels ou immatériels) est constitutive des rapports sociaux et des significations sociales. Caractériser nos sociétés de consuméristes renvoie à l’idée que ses valeurs dominantes non seulement sont structurées et organisées par des pratiques de consommation mais aussi que ces mêmes valeurs, ou l’interprétation qu’on en donne, sont dérivées de la consommation [Slater, 1997, p. 24-25]. Il en va par exemple de la perte de consistance de la valeur d'égalité au profit de la liberté réinterprétée en termes de choix. En ce sens, la culture consumériste est à la fois une culture pour consommateurs et une culture de consommateurs : une société se présentant à la fois comme un ensemble d’offres de choix de consommation et un ensemble de représentations d’individus-consommateurs [Sassatelli, 2007, p. 195]. Une culture consumériste est une culture dans laquelle le consommateur émerge comme une identité, un modèle de citoyenneté et une catégorie d'analyse. C'est une culture dans laquelle l'identité devient un enjeu majeur qui trouve sa solution dans la consommation d'objets et d'expériences renouvelés et disponibles. En cela, la société de consommation succède à la société nationale dans laquelle la nation était en dernier lieu structurante de l'identité [voir Beauchemin, 2004].

Le tournant expressif en marketing

17 Le marketing a pris une importance considérable dans l’institutionnalisation de cette culture de la consommation, notamment par le phénomène du branding. Référant au sens strict au processus de création et de gestion d’une marque, le branding dénote plus largement les processus de production et de gestion des identités (de « l’image ») dans une culture consumériste hypermédiatisée, comme on peut le voir dans le champ politique, ou comme l’exprime encore l’identité des villes conçue et promue en tant qu’image de marque. Comprendre les mécanismes du branding est donc une clé pour éclairer les dynamiques symboliques de la consommation. L’histoire du marketing témoigne d’une progressive dématérialisation des mécanismes du capitalisme, qui nous ramène à l’actualité d’une théorie socioanthropologique de la consommation comme activité symbolique.

18 Jusqu’au fordisme, le marketing moderne s’était contenté pour l’essentiel d’insister sur les propriétés du produit afin de différencier ce dernier de l’offre des compétiteurs, avec pour objectif l’établissement d’un large marché indifférencié. Ce type de marketing s’inspirait notamment des théories sociologiques de l’émulation des classes supérieures (Veblen, Sombart, reprise par Bourdieu). Or, constatant que ces modèles ne correspondaient pas à leurs observations ni aux résultats d’enquêtes, des pionniers tels que Sydney Levy et Burleigh Gardner, aux États-Unis, rejetèrent ces prémisses en insistant plutôt sur l’importance de la dimension symbolique du produit, cristallisée dans l’image de marque (brand image) [Gardner et Lévy, 1955, p. 34, cité in Arvidsson, 2006, p. 55]. L'image de marque, écrivaient-ils, est une personnalité, un caractère, une image publique, un objet social composé des significations engendrées par la publicité et par l'existence sociale. Dès lors, le marketing devait s'atteler à travailler sur le plan symbolique, sinon « comment les consommateurs pourraient-ils se décider entre fumer des Camel ou des Lucky Strike, utiliser du café soluble Nescafé ou Borden ou conduire une Ford ou une Plymouth ? » [Gardner et Lévy, ibid., p. 35, cité in Arvidsson, ibid., ma traduction].

19 Dans la foulée, et ce dès la fin des années 1950, un mouvement s'est engagé qui a révolutionné les principes mêmes du marketing. À mesure que la classe moyenne prenait de l'ampleur, les Américains n'apparaissaient pas autant soucieux de manifester leur réussite sociale (et donc leur appartenance de classe) ou de susciter l’émulation de leurs voisins (les fameux « Jones » de la littérature américaine) que de se distinguer en exprimant leur identité personnelle. On ne consommait plus (ou pas) pour se conformer à un habitus de classe mais pour devenir soi-même, exprimer ce que l’on est – un leitmotiv qui oriente massivement la publicité d’aujourd’hui. Saisissant cette mouvance en émergence, des pionniers du marketing tels qu’Ernest Dichter proclamaient dans les pages de la Harvard Business Review que « l’important n’est plus la durée de vie d’un lave-linge, mais ce qu’il peut faire pour votre âme » [Dichter, 1965, p. 157, cité in Arvidsson, 2006, p. 58 ; voir aussi Dichter, 1949 ; 1960]. Le nouveau standard en marketing devenait alors celui de la réalisation personnelle et de la création d'expériences authentiques. Non seulement le marketing devait abandonner les théories de l'émulation (presque vingt ans avant La Distinction !), mais il devait surtout abandonner les théories économiques néoclassiques, à savoir que les consommateurs prennent des décisions rationnelles visant à maximiser le rapport coût/bénéfice en vertu d’une échelle de besoins et de valeurs (les théories de Maslow en vogue à l’époque).

20 Réorienter les stratégies marketing en fonction de l’expression et de la réalisation personnelle signifiait ne plus prendre les désirs et la subjectivité des consommateurs comme des donnés mais comme quelque chose de plastique et d’ouvert. Selon cette nouvelle approche résolument post-tayloriste et postdisciplinaire, les individus modernes vivent dans un monde d’objets auxquels ils sont attachés de manière affective et à travers lesquels ils construisent leur personnalité propre [Arvidsson, 2006, p. 58]. Dans ce nouveau modèle en syntonie avec l'air du temps (notamment l'hédonisme et la massification de la culture de l'authenticité et de l'expressivité), la consommation était désormais explicitement au service de fins identitaires et expressives. Le marché de l'identité et de l'authenticité devenait le plus important de tous [Slater, 1997, p. 85], celui par lequel le capitalisme de consommation pouvait se développer, et éventuellement se mondialiser. Le marketing issu du tournant expressif des années 1960-1970 a poursuivi dans cette direction en cherchant à répondre aux « grands vides de sens dans la vie des gens » en proposant des « idées qui permettent de vivre », selon les propos de John Grant, gourou britannique du marketing [citéin Arvidsson, 2006, p. 38, traduction libre ; voir aussi Lury, 2004 ; 2011].

21 Ces développements qui ont eu cours aux États-Unis sont devenus la norme en Occident, les différences nationales s'étant dissipées dans les premières décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, avant de se mondialiser [Arvidsson, 2003 ; 2006, p. 44]. Le tournant expressif en marketing a entrepris de désagréger les marchés auparavant conçus en fonction de larges structures démographiques (les classes) pour être recomposé en niches et en segments correspondant à autant de publics cibles définis par rapport à des styles de vie (lifestyles) eux-mêmes organisés autour de significations culturelles rassemblées en une esthétique cohérente [Arvidsson, 2006, p. 191 ; Slater, 1997]. Le développement du marketing au service de la production et de la gestion de l'image de marque a poursuivi cette transition en la radicalisant. En insistant non plus sur les qualités de l'objet (voire sur l'objet lui-même) mais sur la marque, le marketing vise à arracher un produit à son statut de marchandise pour le construire sciemment comme un symbole qui opère une relation entre la marque et le consommateur. Conséquemment à la rupture du marketing d'avec les principes abstraits de la théorie économique [6], le branding renoue avec les enseignements de l’anthropologie matérielle par son inscription dans les logiques expressives et identitaires de l’individualisme moderne.

La marque, contexte de l’action et vecteur de communauté

22 Les produits et services qui sont brandés (on me permettra ce néologisme) sont des marchandises expérientielles : des marchandises qui n’en sont plus si l’on considère la marchandise dans son acception néoclassique ou néomarxienne, c’est-à-dire comme réification. L’important est ce qu’un bien permet de faire vivre, de ressentir, de penser et d’agir, voire comment il permet d’interagir et d’appartenir. Dans une culture de l’authenticité et de l’expressivité, les marques sont des ressources et des moyens symboliques pour la construction de soi et l’inscription dans des significations sociales. En ce sens, les marques procurent des contextes de signification qui s’offrent à l’appropriation et à la réinterprétation des consommateurs [Lury, 2004]. Ces contextes de consommation proposent ainsi un champ de signification ouvert à l'appropriation et à la réinterprétation plus que des significations toutes faites auxquelles le consommateur devrait « adhérer ». Les marques jouent ainsi avec la plurivocité des symboles culturels auxquelles elles réfèrent. Elles sont des promesses qui demandent à être actualisées par l'appropriation et l'usage des consommateurs. L'identité de la marque est donc coproduite par les stratégies publicitaires et les usages des consommateurs, ce qui a contribué à ouvrir de nouveaux champs d'étude pour le marketing. C'est pourquoi certains auteurs des Cultural Studies ne parlent plus tant de consommation (consumption) que de « prosommation » (prosumption) [par ex. Lury, 2011]. La gestion de marque consiste ainsi à inscrire celle-ci dans des situations et des relations sociales et à suivre son développement de manière à conserver un équilibre entre la valeur d'authenticité et la rentabilité. Comme le reconnaissent plusieurs gourous du branding, il s’agit d’un art – à l’opposé de la gestion rationnelle du capital – qui exige de rester en rapport constant et dynamique avec la culture vivante et ses principaux acteurs.

23 À l’ère du consumérisme, la consommation n’est pas une pratique individuelle mais la participation à la création et à l’évolution de significations culturelles que les marques cherchent à cristalliser. Dans l’idéal, une marque cherche à symboliser tout un style de vie et à devenir elle-même objet de culte [7]. Dans les termes d’Adam Arvidsson, la valeur, dans ce contexte dématérialisé et hypermédiatisé, repose sur la capacité des marques à intégrer le « surplus éthique » que produisent les relations sociales. Voici qui rejoint l’anthropologie maussienne : les relations sociales (en chair ou en virtuel, peu importe) créent un « surplus », un excès qui n’est autre que « l’esprit de la chose donnée », ce quelque chose qui circule dans les relations sociales [voir Godbout, Caillé, 1992 ; Godbout, 2007 ; 2013], cet « idéal moral », ce hau inquantifiable qui est la valeur de lien et que le capitalisme consumériste parvient à convertir (en partie, et de manière instable) en valeur marchande. Les marques correspondent ainsi à ce que le regretté André Gorz [2003] a appelé « connaissance cristallisée » ou « capital connaissance », caractéristique du capitalisme post-tayloriste.

24 On a beaucoup trop pensé l'individualisme contemporain comme le repli de l'individu sur lui-même, narcissique, égoïste et solipsiste, sans voir que l'impératif de se forger une identité de manière « autonome » (à partir des signifiants mis à disposition par la culture consumériste et hypermédiatisée) requérait des formes sociales et des réseaux de communication, des formes de communautés permettant la reconnaissance de cette identité [8]. La pénétration si profonde dans la vie sociale des médias électroniques, d’Internet et des « réseaux sociaux numériques » est en grande partie la conséquence de ce besoin constant du regard des autres et de l’appartenance à des communautés esthétiques [9]. De nombreux gourous du marketing insistent en effet sur la capacité des marques à s’inscrire dans les processus de communautarisation, voire à créer des communautés. L’observation des pratiques sociales leur donne raison, les marques ayant bel et bien cette capacité (pas toujours accomplie) de créer ce qu’Adam Arvidsson [2006] appelle du « commun [10] ». Cette fonction de reliance et de socialité atteint son apogée lorsqu’une marque atteint le statut d’icône culturelle [11].

25 Une marque cherche à être appropriée et partagée, à s’inscrire dans des réseaux sociaux et des styles de vie, à devenir un vecteur d’être ensemble et de reconnaissance – et doit être comprise comme telle. La marque excède donc largement le bien. Elle est arborée. Elle est ostentatoire. Elle est faite pour être vue et reconnue par tous, et tout particulièrement par ceux qui partagent le même style de vie et ce que cela implique de valeurs, de vision du monde et d’esthétique. La culture de consommation est une culture de visibilité, d’exposition mutuelle et d’expression indéfiniment recommencée afin de se voir constamment reconnu dans son identité. Il s’agit de chercher en permanence à être confirmé dans ses choix tant esthétiques que relationnels et existentiels, comme l’analyse Jocelyn Lachance dans ce numéro.

La marque comme personne et les dynamiques du don

26 Comme l’attestent l’évolution des théories du marketing au xxe siècle et l’avènement du branding, la dimension symbolique de la consommation est au cœur de ses dynamiques. Le branding insiste sur le fait qu’une marque doit avoir une personnalité, un visage (d’où l’importance des stars sponsorisées). Cet objectif est à prendre au sérieux dans ses incidences anthropologiques : il s’agit bel et bien de faire de la marque une personne au sens plein, c’est-à-dire un acteur social, singulier, apte à donner. Si l’on accepte la proposition d’Alain Caillé [2009] de faire de la théorie du don la matrice d'une théorie de l'action sociale, les raisons de cette constitution de la marque en personne s'éclairent. La marque (et les produits et services qui s'y rattachent) non seulement tente de s'inscrire comme médiation symbolique pour des relations sociales, mais elle cherche à devenir elle-même une personne avec qui le consommateur peut entretenir une relation sociale. Dématérialisée, la consommation, à l'ère du branding, inscrit les biens et les marques dans des expériences et des relations sociales. Plus encore, elle cherche à établir des relations personnelles entre le sujet-consommateur et la marque. Plus un lien est fort entre le consommateur et la marque, plus celle-ci parvient à s’inscrire dans des rapports sociaux, des styles de vie et des communautés, plus la marque acquiert de la valeur économique. En contrepartie de ce qu’elle offre (le contexte pour l’action, la ressource identitaire, le potentiel expressif, l’authenticité, l’appartenance à une communauté), la marque peut ensuite exiger beaucoup. Le consommateur est prêt à payer plus pour un bien de marque, dont on dira qu’il est de « meilleure qualité » (ce que l’on peut comprendre ainsi : que sa valeur qualitative dépasse largement sa valeur de marchandise). Un survol rapide des étals montre bien à quel point un même objet se vend beaucoup plus cher s’il est griffé (que ce soit la marque de l’objet lui-même ou celle du détaillant).

27 La relation entre un consommateur et une marque vise sans doute surtout à le fidéliser, car le lien social, pensé sur le mode du don, oblige et perdure au-delà de l’échange marchand. L’obligation produite par le lien interpersonnel permet d’échapper à la logique du choix rationnel maximisateur. Avec le branding, on bascule à l’envers de la relation marchande stricto sensu. Dans le modèle néoclassique, l’échange marchand est « sans reste ». Il ne présuppose ni ne crée de lien social. La consommation aujourd’hui repose au contraire sur la création d’un lien qui oblige le consommateur une fois qu’il a exercé librement son choix, qu’il a accepté de payer pour jouir de ce que donne la marque. Un lien qui, une fois établi, fait participer le consommateur à une communauté esthétique dès lors qu’il arbore la marque et l’intègre à son style de vie. Dans le langage marketing, le consommateur devient un « ambassadeur » de la marque, publicisant celle-ci et se publicisant dans l’espace public, réel ou virtuel. À ce titre, il en va de même que la marque soit bio, halal, Apple, Greenpeace, Vladimir Poutine, Dove, VW, le Parti socialiste, l’Église catholique, Nike, Harley-Davidson ou McDonald’s : ce n’est qu’une question de style de vie, d’esthétique et de valeurs. Les logiques symboliques du consumérisme intègrent pleinement sa critique. Il est donc inutile de chercher à distinguer une « bonne consommation » pleine de sens d’une « mauvaise consommation » réifiante dès lors que même une marque de boisson peut susciter des phénomènes de culte et représenter « une chose à laquelle on croit [12] ».

28 Bien au-delà de la satisfaction des besoins, consommer fait participer à des réseaux sociaux et culturels. Consommer, que ce soit des biens, de la musique, des films, des voyages ou de l’information, fait participer à la culture en train de se faire. D’où l’importance d’être connecté [13]. Cette sotériologie présentéiste et hédoniste de la société de consommation a contribué à chasser les sotériologies repoussant le salut dans l’au-delà, allant jusqu’à remodeler profondément le champ religieux [Gauthier et Martikainen, 2013 ; Martikainen et Gauthier, 2013]. Participer au consumérisme, c'est accéder à la grâce sous la forme de l'abondance et du moment présent. C'est faire partie de quelque chose, du flux du monde. Le consumérisme ne repose pas sur une logique impersonnelle. Au contraire, la tendance est à la personnalisation. Partout, la publicité et l’affichage interpellent le consommateur, y compris comme receveur d’un don qui lui est adressé : « achetez-en deux, obtenez-en trois », « 50 % de bonus », « courez la chance de gagner… ». L’économie actuelle, consumériste, est à maints égards une économie de don plus qu’une économie de marché au sens néoclassique. Ou, plus précisément, l’économie marchande est traversée par une économie symbolique qui la meut et la fonde. Cette part de symbolique et de don dans la consommation est d’ailleurs rentable car elle permet une capitalisation accrue lorsqu’on la combine avec la rationalisation des coûts de production. Consumérisme et néolibéralisme vont de pair, comme l’émotion et la raison dans la pensée moderne. En ce sens, l’économie de marché est bien, comme le soulignait Polanyi, encastrée dans la culture (le consumérisme) et la société (de marché), aujourd’hui comme naguère.

Conclusion : un cigare n’est pas qu’un cigare

29 Il est intéressant de noter que cette dématérialisation de la consommation s’est faite parallèlement à la dématérialisation de l’économie par le biais de la financiarisation. Les rapports entre ces deux mouvements, auxquels il faut encore ajouter l’essor du paiement par carte bancaire et l’expansion de l’usage du crédit, mériteraient certes qu’on s’y attarde plus que ce qu’il est permis ici. On peut néanmoins émettre l’hypothèse que, dans les deux cas, il s’agit d’une distanciation par rapport à la norme néoclassique et d’une inscription du capitalisme dans les registres du don (la fameuse confiance des investisseurs…). Pour se limiter à un exemple, il est symptomatique qu’on ait vu se développer, depuis une vingtaine d’années, la location d’automobiles avec option de rachat. On n’achète plus un véhicule au sens où l’on en deviendrait propriétaire. L’automobile, cet objet de consommation moderne par excellence, illustre la manière dont la financiarisation s’arrime aux logiques du branding. On ne devient pas propriétaire d’une automobile : le contrat de location est un droit payé pour avoir accès à une marque et ce qu’elle offre pendant une durée de temps limitée. Dès lors, on se retrouve dans une situation qui n’est pas sans rappeler l’échange archaïque, où un bien échangé conserve un lien avec le donateur et ne peut jamais être pleinement approprié, au contraire d’une marchandise. Un bien conserve une partie de l’âme de son donateur. Il est une partie de sa personnalité. Un bien n’est jamais que matérialité : celle-ci n’est que le support d’une substance qui, elle, est pleinement symbolique et produite par des interactions sociales. C’est bien cette logique du don, harnachée par l’économie de marché, que l’on retrouve dans les principes et les dynamiques de la consommation à l’ère des marques.

30 Partant d’une perspective anthropologique sur le rapport entre les humains et les choses, cet article a cherché à démontrer que, vue sous un nouvel angle, la société de consommation actuelle partage beaucoup plus avec les sociétés archaïques qu’il y paraît. Une perspective anthropologique permet de saisir au mieux les dynamiques de la consommation et de comprendre les mécanismes de son formidable essor jusque dans la mondialisation [14]. Un essor, une expansion et une capacité d’adaptation à des contextes culturels très différents dont ni la froide théorie du choix rationnel, ni celle de l’homogénéisation culturelle, encore moins celle de la manipulation des masses ne permettent de rendre compte. En même temps, l’analyse historique qui vient d’être esquissée a cherché à définir les particularités du contexte de la consommation moderne telle qu’elle s’est développée au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, jusqu’à aujourd’hui.

31 Certes, toute consommation et tout produit ou service ne correspondent pas aux dynamiques symboliques que nous avons décrites. Il existe toute une gamme de produits et de services, notamment en direction des entreprises, qui sont avant tout fonctionnelles et à laquelle ne saurait correspondre une stratégie de marketing identitaire [15]. Il arrive aussi qu’un consommateur achète une gomme à effacer pour sa stricte fonctionnalité. Toutefois, un cigare n’est probablement jamais qu’un cigare… Cet article n’a pas visé à définir les axiomes d’une théorie de la consommation qui vaille pour toute consommation mais à cerner les traits du consumérisme, l’idéologie et l’ethos pratique de la consommation qui dominent aujourd’hui et lui procurent sa forme, voire sa grammaire. Le moteur du consumérisme n’est pas l’expansion du marché des produits fonctionnels mais celui des marchés qui répondent à l’éthique de l’authenticité et de l’expressivité issue de la modernité occidentale et dont le processus central est celui qui lie l’identité à ses mécanismes sociaux de reconnaissance.

32 Berne, le 11 août 2014

Notes

  • [1]
    Cet article émane de recherches menées sur les grandes mutations du religieux dans la modernité et pour lesquelles le développement du consumérisme et de l’idéologie néolibérale s’avère déterminant et structurant. Cet article reprend tout particulièrement des idées développées dans Gauthier, Martikainen et Woodhead [2013a ; 2013b]. Voir également la bibliographie. Ces recherches sont redevables en partie au soutien financier du fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) et du conseil de recherche du Canada en sciences humaines (CRSH).
  • [2]
    Cette mutation toucherait même les services qui, bien qu’ils soient constitués de rapports entre des personnes, se seraient vidés de leur dimension relationnelle, ce qui consuit à les considérer comme des produits au même titre que les biens.
  • [3]
    Cette perspective est par ailleurs compatible avec celle de Karl Polanyi, qui insiste sur le fait que la sphère économique à l’époque moderne n’est pas aussi autonomisée que veulent le croire les ténors de la théorie économique. Ainsi la consommation est-elle « encastrée » dans les relations et les institutions sociales, tandis que la valeur économique est toujours au moins en partie une production culturelle. Voir Polanyi [1983 ; 2011] ; Sassatelli [2007, p. 160, 190].
  • [4]
    Cette tendance est issue de l’étude des sous-cultures (punk, notamment) par Stuart Hall et Dick Hedbdige et s’étend à l’ensemble des pratiques de consommation qui rejoignent ainsi, paradoxalement, la théorie libérale.
  • [5]
    En ce sens, les processus de reproduction sociale par les goûts et les habitus dont parle Pierre Bourdieu [1979] dans La Distinction correspondent à un état social et culturel désormais révolu, caractéristique de l’époque précédant la télévision et l’hypermédiatisation actuelle.
  • [6]
    D’une partie du marketing en fait, qui continue d’affronter, dans divers courants, la doxa de la gestion rationaliste encore abondamment enseignée [voir Holt, 2004].
  • [7]
    Le nombre d’ouvrages consacrés à la création et à la gestion de marques cultes ne cesse d’augmenter, comme en attestent les rayons des librairies.
  • [8]
    Ce qui est autre chose, soit dit en passant, que de prétendre que cet individualisme en isolat aurait existé et serait maintenant dépassé par un « tribalisme »« postmoderne » [voir Maffesoli, 1988].
  • [9]
    Communautés que l’on aurait tort par ailleurs de considérer comme illégitime, illusoire et superficielle en leur opposant le fantasme d’une « vraie » communauté de naguère, que ce soit celle de la Grèce antique, du village vendéen sous la IIIe République ou de la « belle époque » des luttes ouvrières et de Mai 68...
  • [10]
    Et qui diffère sans doute de ce que Pierre Dardot et Christian Laval appellent du même nom...
  • [11]
    Ce qui est l’objectif du branding selon Douglas Atkin [2004] : la création d'un culte religieux autour d'une marque.
  • [12]
    Ce dont témoignent les études de marques telles que Coca Cola, Snapple, Mountain Dew ou Perrier [voir Klein, 2000 ; Arvidsson, 2006 ; Holt, 2004 ; Atkin, 2004].
  • [13]
    Les téléphones portables sont les premiers objets de consommation chez les jeunes, sans distinction de classe sociale, dans les pays mondialisés. De même, dans bien des pays d'Afrique aujourd'hui, l'achat d'un téléphone portable passe souvent avant l'achat de vêtements ou d'autres produits de nécessité, selon ce que me disent plusieurs collègues anthropologues.
  • [14]
    On peut avancer l’hypothèse que c’est d’ailleurs cette syntonie avec les dynamiques anthropologiques du rapport humain aux objets, plus que l’expansion de la rationalité calculatrice, qui permet au consumérisme de se répandre aussi massivement dans le monde, dans des cultures autrement très éloignées.
  • [15]
    Douglas Holt [2004] distingue quatre type de marketing correspondant à autant de types de marché : rationaliste (mind-share), émotionnel, viral et culturel. De ceux-ci, seul le marketing rationaliste, adapté pour des produits complexes et techniques, échappe à une interprétation en clé de don.
Français

Cet article pose les bases d’une perspective MAUSSienne sur la consommation en partant de l’idée que celle-ci est à la fois le fait d’une construction sociale et l’expression de la subjectivité des acteurs. Après avoir rappelé les linéaments de l’anthropologie du rapport humain aux biens dans les sociétés « archaïques », il met en doute l’idée d’une rupture radicale opérée par la modernité occidentale. Et après avoir décrit les particularités sociohistoriques de la montée de la consommation en Occident, il définit le consumérisme comme l’idéologie culturelle et l’ethos pratique dominants aujourd’hui.
Un survol de l’histoire du marketing fait ensuite apparaître la manière dont la deuxième moitié du XXe siècle a été le théâtre d’une révolution qui a remis en cause le paradigme rationaliste de l’économie néoclassique pour retrouver la perspective de l’anthropologie matérielle selon laquelle les dimensions symbolique, identitaire et socialisante de la consommation sont fondamentales et motrices pour le capitalisme postfordiste et mondialisant. Le phénomène du branding fait enfin l’objet d’un début d’interprétation à partir de la théorie maussienne du don.

Références bibliographiques

  • APPELBY Joyce, 1993, « Consumption in early modern social thought », in BREWER J., PORTER R. (dir.) Consumption and the World of Goods, Routledge, New York.
  • ARVIDSSON Adam, 2003, Marketing Modernity : Italian Advertising from Fascism to Postmodernity, Routledge, Londres.
  • ARVIDSSON Adam, 2006, Brands. Meaning and Value in Media Culture, Routledge, Londres.
  • ATKIN Douglas, 2004, The Culting of Brands. When Consumers Become True Believers, Portfolio, New York.
  • BAUDRILLARD Jean, 1970, La Société de consommation, Denöel, Paris.
  • BEAUCHEMIN Jacques, 2004, La Société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, Athéna, Montréal.
  • BOLTANSKI Luc, CHIAPELLO Ève, 1999, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.
  • BOURDIEU Pierre, 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris.
  • DICHTER Ernest, 1949, « A psychological view of advertising effectiveness », Journal of Marketing XIV (1), p. 62-6.
  • — 1960, The Strategy of Desire, Boardman & Co, Londres & New York.
  • — 1965, « Discovering the inner joneses », Harvard Business Review, [s.p.].
  • GARDNER Burleighn, LEVY Sydney, 1955, « The product and the brand », Harvard Business Review, mars-avril, p. 33-39.
  • GAUTHIER François, à paraître, « Consumerism, media and religious change », in GRANHOLM K., MOBERG M., SJÖ S. (dir.), Religion, Media and Social Change, Routledge, Londres.
  • GAUTHIER François, 2013, « The enchantments of consumer capitalism. beyond belief at the burning man festival », in GAUTHIER F., MARTIKAINEN T. (dir.), Religion in Consumer Society. Brands, Consumers and Markets, Ashgate, Farnham, p. 143-158.
  • En ligne GAUTHIER François, 2012, « Primat de l’authenticité et besoin de reconnaissance. La société de consommation et la nouvelle régulation du religieux », SR, 41 (1), p. 93-111.
  • GAUTHIER François, MARTIKAINEN Tuomas (dir.), 2013, Religion in Consumer Society. Brands, Consumers and Markets, Farnham, Ashgate.
  • GAUTHIER François, MARTIKAINEN Tuomas, WOODHEAD Linda, 2013a, « Introduction : religion in market society », in MARTIKAINEN T., GAUTHIER F. (dir.), Religion in the Neoliberal Age. Political Economy and Modes of Governance, Ashgate, Farnham, p. 1-20.
  • — 2013B, « Introduction : consumerism as the ethos of consumer society », in GAUTHIER F., MARTIKAINEN T. (dir.), Religion in Consumer Society. Brands, Consumers and Markets, Ashgate, Farnham, p. 1-24.
  • GAUTHIER François, PERREAULT Jean-Philippe (dir.), 2008, Jeunes et religion au Québec, Presses de l’Université Laval, Québec.
  • GODBOUT Jacques T., avec la collaboration de CAILLÉ Alain, 1992, L’Esprit du don, Boréal, Montréal.
  • GODBOUT Jacques T., 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Seuil, Paris.
  • — 2013, Le Don, la dette et l’identité. Homo œconomicus vs Homo donator, Le Bord de l’Eau, Paris.
  • GORZ André, 2003, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, Paris.
  • HOLT Douglas B., 2004, How Brands Become Icons. The Principles of Cultural Branding, Harvard Business Press, Boston.
  • ILLOUZ Eva, 2007, Cold Intimacies. The Making of Emotional Capitalism, Polity, Londres.
  • KLEIN Naomi, 2000, No Logo, Picador, New York.
  • LEE Martin J., 1993, Consumer Culture Reborn. The Cultural Politics of Consumption, Routledge, Londres.
  • LURY Celia, 2004, Brands. The Logos of the Global Economy, Routledge, Londres.
  • — 2011 (2e éd.), Consumer Culture, Rutgers University Press, New Brunswick (New Jersey).
  • MARTIKAINEN Tuomas, GAUTHIER François (dir.), 2013, Religion in the Neoliberal Age. Political Economy and Modes of Governance, Ashgate, Farnham.
  • MAFFESOLI, Michel, 1988, Le Temps des tribus, Méridiens-Klinsieck, Paris.
  • POLANYI Karl, 1993, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.
  • — 2011, La Subsistance de l’Homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société, Flammarion, Paris.
  • SASSATELLI Roberta, 2007, Consumer Culture. History, Theory and Politics, Sage, Londres.
  • SLATER Don, 1997, Consumer Culture and Modernity, Polity, Cambridge.
François Gauthier
Professeur associé. Domaine sciences des sociétés, des cultures et des religions, département des sciences sociales, université de Fribourg, Suisse.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0137
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...