CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « Shopping is cheaper than a psychologist. » Quand, par un beau matin de juin, j’ai pris connaissance de cette phrase, j’ai souri. Un ami-collègue psychanalyste venait de m’envoyer une photo où cette inscription apparaissait sur fond gris, avec pour seul commentaire : « Vrai ? » Évidemment intriguée, je le questionnai. Il s’agissait du slogan publicitaire d’une marque de vêtements. Sa réponse me fit à nouveau sourire, mais déclencha en même temps toute une série de souvenirs liés aux achats qu’il m’était arrivé de faire parfois au sortir d’une séance de psychanalyse. Et, à leur suite, d’autres souvenirs ont surgi concernant mes patients. Il m’a semblé que, dans un numéro du MAUSS consacré à la consommation, quelques réflexions sur cette expérience – que tous ceux qui ont fréquenté un cabinet de psychanalyste ont probablement connue – pouvaient prendre leur place. Une place un peu paradoxale sans doute puisque ces réflexions vont conduire à faire apparaître la consommation comme pouvant avoir un sens bénéfique à l’heure où il est de bon ton de la dénoncer comme aliénante.

2 Que le « shopping » revienne moins cher que des séances régulières chez un psychanalyste, nous allons voir que rien n’est moins sûr. En revanche, il est certain qu’entreprendre un travail thérapeutique peut amener à modifier le rapport à la consommation. Les brèves vignettes cliniques qui vont suivre, relatives à trois cas différents, m’ont semblé pouvoir en témoigner.

3 Comment faire cesser le sentiment d’angoisse, ou tout aussi bien un sentiment de colère, soulevés lors d’une séance ? Pour certains patients, la solution qu’ils découvrent, en quelque sorte « à leur corps défendant », est d’entrer dans une boutique et acheter, soit un vêtement, soit un bijou, soit une gourmandise, etc. C’est un acte qui, le plus souvent, n’est pas réfléchi, qui s’impose à eux. Il est fréquent qu’à la séance suivante, ils s’étonnent de ce qu’ils ont fait et qu’ils le présentent comme un événement qui leur est « tombé dessus ». Les achats sont parfois proportionnels à l’intensité de l’angoisse ou de la colère. Ainsi, cette femme qui n’en revenait pas d’avoir acheté trois paires de chaussures en soldes, identiques mais de couleurs différentes. « Qu’est-ce qui m’a pris ? » s’étonnait-elle. Elle avait ressenti un soulagement en sortant du magasin, pensait même avoir fait « une bonne affaire, pas chère », mais en arrivant chez elle, elle s’était sentie accablée. Et l’angoisse, puisqu’il s’agissait bien pour elle d’angoisse, était revenue. Le travail en séance consista bien sûr à réfléchir sur ce qui avait pu occasionner ce ressenti, à le rendre conscient, à en pleurer même, car il était attaché à une relation difficile à sa mère, et à réaliser que ces achats prenaient un sens malgré tout, quoiqu’excessifs à son goût. Comme une affirmation d’elle-même maladroite opposée aux injonctions maternelles répétées de penser d’abord aux autres et aux choses utiles avant son propre plaisir.

4 Ce type de comportement prend place, le plus souvent, dans les premiers mois, voire les premières années d’une thérapie. Ce qui est remarquable dans ce processus, c’est quelque chose d’une « poussée » inconsciente, d’une poussée du soi pourrait-on dire en termes jungiens. Bien sûr, pour la personne qui le vit, c’est souvent l’excès, la répétition et l’inutilité de l’acte d’achat qui apparaissent au premier plan. Et pourtant, quand on le considère avec respect et véritable attention – ce qui se fait par le travail analytique au cours des séances qui le suivent –, il apparaît comme ayant un sens et une fonction : celle de bousculer le moi conscient, de lui montrer qu’il n’est pas le maître absolu de ce qu’il fait, et que son être dans sa totalité peut l’inviter à sortir des comportements ancrés en lui par son histoire. Pour la femme dont nous venons de parler, elle fut bousculée, en effet, et elle s’autorisa à dépenser enfin un peu pour elle, et à entrer dans l’ordre de ce qui lui faisait plaisir et qui lui semblait inutile. Bien sûr, cet achat de trois paires de chaussures ne fut pas une solution magique. Il fallut revenir et revenir encore sur cette incapacité d’acheter « seulement » pour le plaisir [1], mais la brèche était ouverte et peu à peu l’accès à une telle possibilité se réalisa. Par là même, elle n’eut plus besoin d’acheter trois paires quasiment identiques à la fois [2]. Si l’on reprend le slogan publicitaire cité plus haut – « Shopping is cheaper than a psychologist » – on peut ici mettre en doute sa véracité car précisément, pour beaucoup de personnes qui, sous l’emprise d’une émotion dont elles sont loin d’être conscientes, se livrent à des achats « excessifs » à leurs propres yeux, elles les répètent et répètent encore… ce qui au bout du compte se révèle sans doute plus onéreux pour elles que d’entamer un travail analytique. Ce qui pourrait plaider, si besoin était, pour le côté subversif de la psychanalyse face à la société de consommation…

5 À mesure que le travail analytique progresse, les achats inopinés faits au sortir d’une séance peuvent être regardés sous un autre éclairage et apparaître, entre autres, comme le résultat d’une restauration narcissique assumée. Je pense à cette jeune fille qui avait perdu toute féminité apparente après une déception amoureuse dans laquelle l’estime de soi avait été mise à mal. Un long travail commença qui passa par des épisodes semblables à ceux décrits plus hauts, mais à une moindre échelle car elle avait peu de moyens financiers. Malgré cette rupture amoureuse – qui faisait écho à une relation douloureuse à sa mère – dans laquelle elle ne se sentait pas exister, il s’agissait pour elle de prendre conscience désormais qu’elle avait une valeur propre. Des tee-shirts colorés et légèrement décolletés furent son premier achat déstabilisant. Elle comprit peu à peu l’enjeu de ces achats qu’elle s’habitua à faire dans un dépôt-vente d’articles peu onéreux. Jusqu’au jour où elle s’acheta une paire de boucles d’oreille très délicates, comme une goutte d’eau, assez semblables et pourtant différentes, me dit-elle, à celles qu’elle portait enfant et qui lui avaient été offertes par sa mère. Alors qu’elle travaillait en province et qu’elle s’était volontairement éloignée de la maison de ses parents, ces boucles d’oreille avaient été données par sa mère à l’une des nièces de ma patiente. Ce cadeau fait à une autre par sa mère sans que celle-ci ne lui ait rien demandé soulignait avec force le sentiment qu’avait ma patiente de n’être que le prolongement de sa mère, en rien reconnue par elle comme une personne autre et entière. Il avait ravivé la blessure créée par cette relation, ou, plus exactement, cette non-relation entre mère et fille que nous avions souvent rencontrée tout au long de son travail analytique. Cette blessure s’était estompée peu à peu. On aurait pu penser qu’elle laissait pour seules traces deux orifices minuscules à l’endroit de ses oreilles percées, mais celles-ci restaient vides sans que jamais plus aucun bijou ne fût venu les orner… Jusqu’au jour où d’elle-même, et pour elle-même, elle sut se faire ce cadeau acheté dans une boutique toute proche de mon cabinet. Le ressentiment avait fait place au pardon. Il lui était devenu évident que le cadeau de sa mère fait à sa nièce n’était pas dirigé contre elle, ma patiente, mais visait uniquement à obtenir une reconnaissance de la part de la nièce en question. Suite à cette prise de conscience, ma patiente offrit à sa mère des boucles d’oreilles, délicates, semblables à celles qu’elle s’était achetées pour elle-même.

6 La dernière vignette clinique que je voudrais évoquer concerne une jeune femme qui avait entamé son travail analytique alors qu’elle venait de quitter un emploi qui, selon ses dires, l’emprisonnait totalement. Très vite, elle me raconta son parcours de vie dans lequel les blessures narcissiques s’étaient répétées. Issue d’un milieu modeste, elle avait consacré toute son énergie à « faire des études » en se confrontant à l’incompréhension de ses parents. Peu lui importait de porter le même jean à longueur de saison. Sa priorité était de consacrer l’argent de sa bourse au loyer de sa chambre de bonne et surtout à l’achat des livres dont elle avait besoin. Finalement, le chemin de l’université qu’elle avait trouvé pour se convaincre de sa valeur ne l’avait pas amené vers une activité professionnelle rémunératrice. D’ailleurs, elle n’avait pas étudié dans ce but mais dans celui de se confronter aux « grandes questions humaines ». Aussi, quand il lui avait fallu trouver un emploi, alors même que, comme mon autre patiente, elle vivait en même temps une rupture amoureuse, elle avait privilégié l’aspect relationnel et non l’aspect financier. Et dans ce travail où elle se consacrait aux autres, elle s’était oubliée, jusqu’au moment où elle s’était sentie prisonnière et avait éprouvé avec force l’absolue nécessité de se libérer. Ce qu’elle n’était parvenue à faire qu’en quittant cet emploi brutalement. Rupture familiale, rupture amoureuse, rupture professionnelle, le travail fut long avant qu’elle ne retrouve une sécurité intérieure et la conviction que tout cela avait un sens et qu’elle-même avait de la valeur. Bien sûr, le travail analytique fut essentiel, mais il fut largement aidé par un travail parallèle que je propose de voir comme un « travail d’authentification du soi » au sens où l’on peut parler de l’analyste comme ayant cette fonction d’« authentification du soi ». Grâce à celle-ci, le patient se voit reconnu dans sa valeur propre unique et singulière. En l’occurrence, ce ne fut pas seulement l’analyste, mais un couturier qui exerça ce travail particulier, complémentaire du travail analytique. Ami d’ami, rencontré lors d’un dîner, ce couturier confectionnait du « sur-mesure » et les collections qu’il présentait deux fois par an ne comportaient que des pièces uniques. La première fois qu’elle le rencontra, elle osa, avec beaucoup d’hésitation, lui acheter une robe d’été colorée qui lui allait parfaitement. Comment était-ce possible ? Avait-elle le droit de dépenser autant d’argent pour une simple robe ? Certes, elle avait retrouvé du travail, ce qui lui permettait de faire cet achat, mais était-ce raisonnable ? Elle se voyait dans le miroir du salon de couture, le regard du couturier posé sur elle… et une image lui était revenue : son propre reflet, toute jeune fille, dans la vitre du métro qui la conduisait à son école de commerce pour devenir secrétaire. Son reflet lui donnait à voir un visage triste, aussi triste que le tailleur gris qu’elle portait, très laid se souvenait-elle, et qui lui avait été donné par une belle-sœur, manière d’aider économiquement sa famille. Là, aujourd’hui, dans le miroir, elle portait une pièce unique que personne d’autre qu’elle ne porterait. En avait-elle le droit ? Elle n’en croyait pas ses yeux. L’espèce de magie qui avait opéré ce jour-là se renouvela : à chaque fois qu’elle essayait un vêtement, même si elle ne l’achetait pas, elle se sentait belle et « unique », unifiée. Il est facile de comprendre combien, au regard de ses blessures narcissiques, cette expérience de se sentir entière et unique sous un regard bienveillant – le couturier étant devenu un véritable ami – contribua à renforcer les effets du travail analytique par lequel peu à peu elle accédait au sentiment de sa propre valeur.

7 « Shopping is cheaper than a psychologist. » Vraiment ? Voilà qui est loin d’être certain. Collectivement, tout est fait pour pousser chacun d’entre nous à consommer sans retenue. De façon individuelle, l’état intérieur de chacun peut l’amener à consommer également de cette manière. Ce que laisse entendre ce slogan publicitaire, c’est que la consommation pourrait avoir une fonction thérapeutique. Mais du fait même que l’acte d’achat n’est souvent que pure répétition sans conscience ni réflexivité, il faut sans cesse le renouveler pour qu’il garde cette fonction. Dans ce sens, il semble évident qu’une telle consommation revient très cher et n’est finalement qu’un leurre thérapeutique. Mais au fond, pour nous, la question est-elle de savoir s’il est plus cher ou moins cher sur le plan monétaire en comparaison au shopping de consulter un psychanalyste ? Nous avons tenté de décrire ici brièvement des situations dans lesquelles la consommation peut avoir, en effet, une fonction thérapeutique mais où, surtout, le bénéfice final pour la personne qui consulte est difficilement chiffrable. Quand on en a terminé avec une logique de consommation compulsive et interminable, il peut y avoir un plaisir effectif à consommer. Et il est sans prix lorsqu’il permet à chacun, selon son histoire, d’aller et d’être dans plus de vie. En d’autres termes : de participer à et de son chemin d’individuation.

Notes

  • [1]
    Pour simplifier notre propos, nous ne mentionnons pas ici les enjeux narcissiques qui, bien sûr, sont également partie prenante.
  • [2]
    Il serait erroné de penser que les actes d’achat qui ont le caractère impulsif que nous avons décrits disparaissent à tout jamais même après un long travail analytique. Nous ne sommes pas définitivement à l’abri de résurgences inconscientes en relation avec notre histoire personnelle. Mais nous pouvons les identifier plus vite et dialoguer avec elles de façon consciente, ce qui a pour effet de ne pas rester sous leur emprise.
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« Shopping is cheaper than a psychologist », déclare un slogan publicitaire. Il n’y a rien de moins sûr. En revanche, ceux qui font une démarche psychanalytique peuvent sortir d’une consommation compulsive, sans cesse répétée, et accéder enfin à un plaisir de consommer qui peut prendre tout son sens sur leur chemin de vie. L’auteur, psychanalyste, présente trois vignettes cliniques qui témoignent d’une telle expérience.

Élisabeth Conesa
Psychanalyste. Membre didacticienne et ancienne présidente de la SFPA (Société française de psychologie analytique-Institut Carl Gustav Jung).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0131
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