CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « Coquette. » Voilà un mot dont le sens n’est pas simple, même lorsqu’on le prononce avec gentillesse. Tandis que si on avait dit gourmet ou mélomane, on aurait fait un compliment et rien qu’un compliment. Coquette n’a pas cette chance. Même lorsque l’art dont la personne fait preuve pour s’habiller est regardé avec une sympathie admirative, il n’y a pas, dans le mot coquetterie qu’on utilise en pareil cas, la seule reconnaissance d’un talent. Ce vocable n’est pas limpide ; certes, on y entend goût, mais aussi, ces notions fussent-elles présentes discrètement, futilité et superficialité.

2 C’est bien pourquoi coquetterie me met si souvent mal à l’aise. Mais par quel terme le remplacer ? Il n’en existe pas. La langue ignore l’art qui consiste à composer l’aspect de soi.

3 Une telle lacune est la conséquence de la mauvaise opinion dont est victime la préoccupation vestimentaire. La méconnaissance, l’injustice dont elle souffre viennent de loin.

4 Pendant des siècles, un préjugé religieux a fait de la femme la tentatrice incitant au péché et de sa parure l’arme d’une dangereuse séduction. Lorsque cette puissante culpabilisation a pris fin, le vêtement n’a pas été réhabilité pour autant. Il a été l’objet d’un dédain que nourrissent deux autres préjugés : la misogynie et ce qu’on pourrait dénommer misophanie. Par là, j’entends le parti pris qui, en tous domaines, a pour effet de disqualifier l’apparence. On en fait un synonyme d’illusion. Par nature, elle serait trompeuse, mensongère. Étrange malignité ! J’attends que l’on me dise ce qui se livre au regard sans apparence. La chair de l’aubergine est-elle de ce superbe violet-noir à quoi on reconnaît sa robe ? Les viscères du zèbre sont-ils rayés ? Peut-on savoir, par déduction, ce qu’il en est du fond de la mer à partir de l’aspect de sa surface ? Les vagues qui déferlent sous nos yeux, leurs volutes échevelées, les perles d’écume dont elles se parent nous apprennent-elles quelque chose sur les abysses ?

5 L’apparence n’est pas chargée d’être la traduction conforme de ce qu’elle enveloppe, de ce qui se bornerait à se projeter sur son dehors, mais bien sa création. Interface inventive, elle est à destination du monde extérieur ; en un sens en fait partie.

6 Le vêtement reste à penser. Ce qu’éprouve celle qui le porte (qu’on me pardonne de ne pas dire celle ou celui ; il y a belle lurette que la mise masculine a cessé d’être poétique), ainsi que les impressions de la personne qui la regarde, les images qui viennent à l’esprit de cette dernière, voire ses émotions où l’esthétique peut se changer en érotique, tout cela, si riche, attend d’être étudié.

7 L’accusation de superficialité : tout simplement superficielle ! Dirions-nous de la livrée du tigre qu’elle n’est rien qu’une enveloppe de poils qu’il y a donc lieu de dissocier de ce qu’est pour nous le tigre ; qu’il nous faut, en conséquence, délivrer notre représentation du félin de cette particularité accessoire ?

8 Ce serait ineptie. L’espèce s’est donné cette apparence. Il s’agit d’une invention. Ce qui n’est pas rien. Avec l’être humain, ce n’est plus l’espèce qui choisit son apparence, c’est l’individu.

9 S’habillant, la personne réunit sur elle plusieurs pièces qu’elle sélectionne de manière qu’elles s’assemblent heureusement en un tout : tel est le corps qu’elle se donne. Car elle fait corps avec son vêtement. Une osmose se produit entre le corps de chair et l’artifice qu’il s’est étroitement associé. La présence, à partir de l’un, se diffuse en l’autre. Le sein fait sienne l’étoffe du chemisier, son nouvel épiderme. La perception y acquiesce, qui ne sépare pas les effets cumulés, les attraits mêlés, confondus, qui se félicite au contraire de la transmutation. Car c’en est une. Ce que voit le témoin, c’est bien un sein de mousseline ou de soie, à moins que ce ne soit de vichy bleu ciel et blanc.

10 La matière est devenue porteuse d’une charge de signe yin ; la voilà convertie à la féminité. Cependant, ne pouvons-nous pas dire à l’inverse que le tissu aux petits carreaux a incorporé le sein ?

11 Connaissez-vous échange plus fécond que celui-là ? La chair vient au regard sous les espèces de dessins, consistances et couleurs d’un corps amovible variant selon les jours. Tandis que les réussites graphiques, ornementales, chromatiques se sont accrues d’un nouvel attrait. Voici qu’elles troublent. (Prenez le cas du ciré dont le noir éclatant fascine : la matière est érotisée.)

12 Symbiose, mieux, fusion. Magique. Journalière, pour cela méconnue. Banale au point que nous n’avons pas conscience qu’il s’agit d’un miracle.

13 À chaque fois éclôt, pourtant, une créature nouvelle.

14 Supposons que la réhabilitation philosophique de l’apparence ait eu lieu : est-ce qu’aurait disparu en même temps le dédain dont souffre le vêtement ? Hélas ! non. Sa réalité poétique est la proie des interprétations de la sociologie et de la psychanalyse, disciplines qui entendent dire la vérité à son sujet.

15 J’appelle poétique ce qui s’oppose à utilitaire dans la préparation des repas ou l’arrangement de la maison. Ou encore la composition d’un bouquet. Sociologie et psychanalyse, se saisissant du vêtement, passent à côté de sa poésie.

16 Peuvent avoir un rôle, bien sûr, dans le choix vestimentaire, les usages, la pression sociale, la prise en compte du regard des autres, le désir de plaire, le plaisir de se sentir désirable, de se deviner enviée. Toutefois, ce ne sont là que d’éventuelles composantes d’un acte tantôt des plus simples, tantôt complexe. Il est trop facile de l’expliquer par le seul amour-propre. Vanité et narcissisme sont à cet égard des gros mots qui ne font qu’obscurcir le sujet.

17 Empêchant de voir qu’il y a une légitimité, une innocence du paraître.

18 « Je me sentais bien. Je regardais ma jupe danser autour de moi. J’étais heureuse que mon corps se trouve dans cette jolie jupe. » J’ai accueilli avec enthousiasme ces propos d’une amie évoquant des souvenirs de son enfance, car ils ne pouvaient que fortifier ma conviction de l’indigence de l’explication par le narcissisme. La petite fille ne se préoccupait nullement des autres. L’adulte qu’elle est devenue, en revanche, souhaite leur faire plaisir. Dans le soin qu’on apporte à son apparence, dit mon amie, entre le désir de procurer un agrément à autrui. « Le vêtement agréable à voir diffuse, dit-elle, une énergie positive. Il est bénéfique. » Donnant, elle reçoit à son tour, goûtant de voir une femme bien habillée. Cet échange, selon elle, fait partie de la civilité.

19 Il faut prêter attention au bonheur éprouvé par la fillette, car c’est là qu’est la source.

20 En sa personne, la vie s’était rendue présente. Non pas sa vie : la vie, la vie anonyme, en elle.

21 Un sentiment de gratitude naît de cette présence heureuse. Il agit. C’est un artiste, un poète. Composer avec goût son apparence, c’est honorer la vie dont on est empli. Que l’ego s’en mêle ensuite, comme c’est souvent le cas, ajoutant ses motivations, on ne saurait le nier, mais cela ne doit porter tort au mouvement essentiel, le plus profond, qui est réponse à une générosité et témoigne d’un accord, celui d’un être avec la vie.

22 Un tropisme originel, primordial, tourne la présence intime vers l’extérieur. Elle se porte vers le dehors qui l’appelle, en un élan de création. Engagée dans le visible, elle y prend part. À son tour, produit du visible.

23 Dehors, tant de fois, il y a la féerie des nuages ; il a les jeux de la lumière, les cascades, les vaguelettes qui brillent ; il y a les feuillages froissés au vent, les pétales et les étamines, les fruits, les plumages. L’exemple des peuples premiers est là pour nous montrer que les êtres humains ont voulu chanter leur partie dans ce concert. La nature les instruisait, qui tirait des ressources offertes par les matériaux, les formes et les couleurs, une diversité infinie. Dans la conception de la parure, joua une intense émulation.

24 Il s’en faut, donc, que le mot coquetterie rende compte du mouvement désintéressé qui anime l’art de choisir son aspect vestimentaire personnel. Un autre vocable est nécessaire. Il fait défaut. La raison en est simple : dès lors que les connotations défavorables attachées au mot coquetterie ne dérangent pas, remédier à cette lacune ne s’impose pas.

25 Pour ma part, afin de désigner la composition vestimentaire, j’use d’un néologisme, l’apparure, formé à partir d’apparence et de parure. En revanche, pour l’acte de composition, la recherche de nature artistique qu’il comporte, pour la qualité du résultat, pour le talent individuel, je ne suis pas encore parvenu à créer un vocable satisfaisant.

26 Ou plusieurs vocables ? Ne s’agit-il pas en effet de désigner tant l’aptitude que l’harmonie de l’ensemble ou la justesse du contraste que cette disposition a permises ; de nommer le sens délicat ou bien hardi, mais aussi l’attrait obtenu, soit, par exemple, la sobre élégance, l’audace savoureuse ou le charme ?

27 Pour mes tentatives, je suis parti du vocabulaire existant : vêtement, costume, ajustement (terme que l’on trouve notamment chez Rousseau), apparence, aspect, spectacle, goût, ou du radical phanie, tiré du grec. J’ai mis à profit les ressources en suffixes de notre langue. Mes tâtonnements demeurent infructueux. Je n’ai rien obtenu qui me semble convenir.

28 Jugez-en : vestise, vetterie, vestilection, saveur vestile, art vestimental ; parance, parerie, paraison, apparalité ; gustance, gusterie, gustalité, saveur gustale, goût apparal ; justance, justerie ; spectie, specterie ; euphanie ; bel-être, comme il y a bien-être, étant entendu qu’ici bel ne serait pas restreint à beau, mais désignerait plus généralement la qualité esthétique, l’agrément.

29 Dans d’autres langues, existent-ils un ou plusieurs mots qui pourraient remplacer avantageusement coquetterie ? Si oui, eh bien, qu’on les adopte — ou les adapte ! De cela, je me réjouirais. De même, je serais heureux, autre hypothèse, si les lecteurs de cet ouvrage étaient plus heureux que moi dans la recherche d’un néologisme.

30 Parce que le mot que j’appelle de mes vœux s’accordera à la dignité d’être — qui se double de celle d’être unique —, qu’a vocation de manifester le vêtement.

Notes

  • [*]
    Cet article de l’auteur est extrait d’un ouvrage collectif à paraître. (Ndlr.)
Français

Taxé de frivolité, de superficialité, le vêtement est le mal-aimé de la morale et de la réflexion philosophique. Au cœur pourtant de l’acte poétique qui consiste à composer l’aspect de soi, se cache un remerciement à la vie, un mouvement désintéressé.

Henri Raynal
Poète et philosophe.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0125
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