1 Dire que la consommation renvoie à un ensemble de pratiques signifiantes par lesquelles les individus échangent de la valeur, du sens et entretiennent des liens sociaux, peut apparaître comme un truisme aujourd’hui. Tel n’était certainement pas le cas, quand paraît, en 1979, The World of Goods. On aurait pu attendre de l’anthropologie qu’elle se contente de montrer que la consommation est une activité classificatoire qui donne aux communautés humaines une structure d’ordre. De même que Mary Douglas avait montré dans l’ouvrage qui l’a rendu mondialement célèbre, De la souillure [Douglas, 1966], que les notions de pur et d’impur jouent un rôle important dans le maintien des structures sociales, puisqu’en séparant le pur et l’impur, les communautés classent en définitive ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas et se dotent d’une structure morale, de même l’anthropologie et la sociologie ont souvent projeté sur les biens matériels un regard classificatoire. Les biens ont longtemps été conçus en vertu de leur capacité à distinguer ou assimiler des individus ou des groupes et à symboliser une structure d’ordre social renvoyant alternativement à une classification des personnes et des choses. Pour autant, si la consommation a joué un rôle fondamental et finalement inattendu dans la transformation du monde moderne, la plupart des disciplines canoniques n’ont pas toujours su rendre compte de sa richesse, de sa signification et de sa complexité. Alors que les historiens ont su montrer le rôle des biens dans les origines et le développement de la société occidentale, il restait à mettre en évidence leur rôle dans la structuration et dans le mode opératoire du monde moderne. C’est à cette tâche que l’anthropologie – n’investissant que trop rarement les sociétés « chaudes », pour reprendre la terminologie de Claude Lévi-Strauss, c’est-à-dire les sociétés investies par le principe idéologique de leur transformation continuelle – s’est notamment attelée depuis trois et bientôt quatre décennies.
2 Le champ de l’anthropologie de la consommation n’est pas identifié comme tel lorsque paraît The World of Goods, les travaux existants n’étant généralement que des bribes d’études plus générales consacrées aux thèmes porteurs du moment, ainsi que le sont les sphères de l’échange, du don et des cadeaux, l’étude du prestige des aliments, etc. Si l’anthropologie se préoccupe déjà, à l’époque, de la culture matérielle, encore le fait-elle trop souvent, voire trop systématiquement, dans une logique empreinte d’extranéité, en s’intéressant aux biens matériels dans des sociétés éloignées et traditionnelles.
3 Marshall Sahlins [1972] fut par exemple l’un des tout premiers à dynamiter un certain nombre de préceptes qui empêchaient l’anthropologie de prendre pleinement possession de la consommation comme objet d’étude. En montrant que les sociétés de chasseurs et de pêcheurs disposaient et profitaient bel et bien de temps de loisir – davantage d’ailleurs que les sociétés qui vivaient selon d’autres moyens – et que, dans nombre de régimes tropicaux, les individus disposaient effectivement de quelques possessions et ne pouvaient en aucun cas être considérés comme pauvres dans la mesure où les besoins étaient limités et finalement faciles à combler, Marshall Sahlins contredit avec vigueur l’hypothèse évolutionniste considérant l’histoire humaine comme un vaste mouvement vers la quête des loisirs à travers des modes successifs de production qui auraient progressivement contribué à libérer l’être humain d’un appétit pour les seuls biens de subsistance.
4 Qu’a fait depuis lors l’anthropologie de la consommation, si ce n’est rendre visible la cale sur laquelle était assise de façon implicite toute la discipline (en creusant l’idée même de culture à travers l’idée de culture de la consommation) et de décaler le regard pour envisager autrement la notion de consommation mais aussi celle de culture ? C’est pour cette raison qu’il faut véritablement voir l’essor, au cours des quatre dernières décennies, de l’anthropologie de la consommation comme une transformation radicale de la nature même de la discipline. Le problème majeur qu’a posé la consommation à l’anthropologie est qu’étant subordonnée à des problématiques plus vastes, elle ne lui permettait pas de réfléchir et de remettre en cause l’idée même de culture. Du coup, la consommation a longtemps oblitéré pour les anthropologues l’idée même de culture de consommation. Ainsi, la structure récurrente des études ethnographiques des années 1940 à la fin des années 1950 consacre de façon quasi immuable un chapitre conclusif au changement social induit par l’arrivée de biens de consommation occidentaux dans ladite région. Les biens de consommation occidentaux sont à cette époque considérés comme synonymes d’une perte de culture, voire d’aliénation, et donc comme une menace pour l’objet même de l’étude anthropologique [Arnould & Wilk, 1984]. L’immixtion de la consommation de masse est alors souvent identifiée comme une forme d’invasion du marché, ainsi que l’illustre le débat prégnant, dans les années 1960-1970, entre des approches économiques formalistes qui accréditent la pertinence des modèles économiques et les approches substantivistes (comme celle de Karl Polanyi) qui contribuent à romantiser la résistance à des formes désenchâssées de transaction. Ce paradigme dominant induit l’idée d’un système logique et impersonnel qui oblitère le rôle inaliénable que les objets entretiennent dans les systèmes d’échange qui fondent les communautés humaines. Comme le démontre très finement Daniel Miller [1995, p. 265], la consommation n’a pu apparaître comme champ d’étude anthropologique propre tant que le concept de culture demeurait une prémisse explicite ou implicite de l’anthropologie. Autrement dit, tant que l’anthropologie s’est développée par l’établissement d’un « autre », sorte de culture holiste et non fragmentée à l’aune de laquelle la modernité – c’est-à-dire la forme de société dont étaient issus les anthropologues – puisse être jugée, la notion même de culture de consommation n’a pu véritablement émerger. Comment alors se dégager de la forme d’occidentalisme qui caractérisait jusque-là l’anthropologie ? Deux écueils majeurs guettaient finalement l’anthropologie dans sa tentative de dissoudre l’opposition réifiante entre le monde occidental et son « autre », justement défini par l’opposition à la consommation de biens occidentaux : l’incorporation et l’érosion. Ainsi, nombreuses sont les études qui mettent en évidence la capacité des systèmes d’échange dits traditionnels à incorporer cela même qui les menaçait ; dans son analyse de la cérémonie Kava des îles Fiji, Toren [1989] montre par exemple que l’argent peut très bien être introduit dans des cérémonies d’échange, quitte à être ensuite proprement détaché du circuit de l’échange de marché, en étant traité comme un simple objet d’échange cérémoniel. L’argent se trouve donc incorporé dans des cosmologies traditionnelles telles qu’elles neutralisent sa capacité à relier des sphères séparées. Le second écueil eut été de ne voir dans la consommation de masse qu’une simple érosion de la culture ; en entrant dans l’économie mondialisée, les sociétés seraient alors censées perdre leur droit de naissance aux dépens d’une sorte de bouillie consommatoire homogénéisante ayant pour conséquence une perte mesurable de « culture », celle-ci étant comprise comme une somme d’attributs différentiels qui faisaient justement d’elle un objet d’intérêt pour les études anthropologiques.
5 Ce n’est donc qu’à partir du moment où elle a été regardée comme « diversité a posteriori – comme une source de différence qui émerge de trajectoires qui ne sont pas uniquement rattachées à une diversité historique passée – que la consommation de masse a pu devenir un nouveau sujet évident et signifiant significatif » [Miller, 1995, p. 268] pour l’anthropologie. À partir de ce moment, il devenait nécessaire de ne plus penser les formes particulières de consommation d’une région comme dérivant à la fois de la continuité d’une différence culturelle et d’une singularité perdues. L’idée était de regarder ces modes de consommation comme une variation authentique des sociétés de consommation de masse qui faisait advenir la modernité sous la forme d’une présence comparative et hétérogène plutôt que sous la forme d’un phénomène global et homogénéisant. C’est à cette condition que le champ de l’anthropologie de la consommation a pu se constituer sans se réduire à une problématique strictement historique.
6 C’est à ce titre que Mary Douglas et Baron Isherwood ont joué un rôle pivot en proposant une nouvelle interprétation de la consommation, et donc de la culture. Leur idée centrale est que les objets de consommation font partie de ce qu’ils nomment la partie visible de la culture. Ils ont pour fonction essentielle de donner une certaine « concrétude » aux principes culturels, qui sont par nature intangibles. Par cette vertu de concrétude, la culture se trouve à la fois identifiée, matérialisée et stabilisée. Cette concrétisation de la culture, que permettent les biens, donne à la fois une forme de stabilité et de consistance à la culture, qui se trouve de la sorte retirée du flot des opinions et des attitudes, acquérant à la fois substance et autorité [Richardson, 1974, p. 4]. C’est pourquoi les biens créent une sorte de lest qui oppose un rempart à la dérive culturelle. C’est d’ailleurs la forme de miracle qu’accomplissent les biens de consommation, à savoir qu’ils capturent et encapsulent les principes mêmes de la culture dans une forme qui la rend toujours plus présente, tangible et convaincante. À partir du moment où la culture s’incorpore dans les biens, chaque objet du monde matériel peut alors jouer un morceau de la partition culturelle. En d’autres termes, la culture acquiert, grâce aux objets, un éminent pouvoir d’ubiquité [MacCracken, 1990, p. 132]. À cela s’ajoute le fait que les biens représentent davantage qu’une diacritique de la culture, en ce sens qu’ils font davantage que simplement l’exhiber ; ils jouent presque un rôle de publicisation de la culture, du simple fait qu’ils ne se bornent pas à la décrire mais servent aussi à persuader. De la sorte, quand la culture apparaît dans les objets, elle ne fait pas que cela ; elle se dote plus fondamentalement d’une forme d’inévitabilité, comme si les biens étaient les seuls maillons sensibles par lesquels les individus puissent constituer un monde de sens, leur monde. C’est à ce titre que la culture use immanquablement des objets pour convaincre. D’où l’intérêt très tôt prononcé des linguistes pour les biens de consommation. Le simple fait d’envisager l’idée que les biens transportent des significations culturelles permet de mieux comprendre comment ils peuvent constituer une sorte de tableau dans lequel serait inscrit le sens de l’univers culturel auquel ils appartiennent. Les biens sont capables de créer et de promulguer des croyances et des hypothèses culturelles. Leur pouvoir performatif tient à ce qu’ils peuvent donner corps à certains principes de la culture. D’où leur capacité à devenir des porteurs de signification, ce qui les fait entrer dans une rhétorique de la persuasion par laquelle un groupe social déterminé peut gagner l’obédience d’un autre en imposant une forme de signification hégémonique ; c’est d’ailleurs sur ce terrain que se déploiera essentiellement l’analyse des processus de distinction mis en évidence par Pierre Bourdieu dans La Distinction.
7 Mais si l’on accepte l’idée que l’une des fonctions des biens de consommation est de rendre tangible la culture, de quelle culture parle-t-on ? C’est ici que l’on est en droit d’attendre de l’anthropologie des réponses plus précises. L’apport fondamental de Mary Douglas est, comme le rappelle Richard Fardon [1999], de substituer aux théories ambiantes la primauté du contexte social. Mis à part l’influence du structuralisme et la volonté d’appliquer au champ de la consommation les résultats de ses travaux sur la notion de pureté et sur les symboles naturels, l’ouvrage trouve son fondement dans une critique – voire une colère – de Mary Douglas à l’encontre des approches anthropologiques et économiques alors prégnantes de la consommation. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce livre soit le fruit d’une collaboration active avec un économiste. Partant du constat que la plupart des observateurs de la nourriture et de la consommation sont largement passés à côté de l’appréciation des qualités proprement rituelles de la vie quotidienne, Mary Douglas propose un regard panoptique permettant de décloisonner les disciplines.
8 Ce sont donc d’abord les anthropologues – et notamment les anthropologues dits substantivistes, c’est-à-dire ceux qui considèrent de façon substantielle les mécanismes liés de la production, de la circulation et de la consommation – qui sont dans la ligne de mire de Mary Douglas. Ce qu’elle leur reproche, c’est finalement d’avoir laissé de côté la théorie économique formelle pour s’engoncer dans une approche purement substantielle et finalement descriptive des mécanismes de consommation. Ainsi, de la même façon que les économistes, selon elle, ont tendance à n’avoir recours à l’anthropologie que comme un adjuvant pour solidifier un champ qui leur semble fragile – en l’occurrence la théorie du consommateur –, les anthropologues, quant à eux, lui apparaissent trop engoncés dans leur bunker substantiviste pour envisager les apports possibles de l’économie.
9 Paradoxalement, l’ouvrage ne vise pas tant en dernier lieu l’anthropologie – même s’il à largement contribué à décaler tant ses objets d’étude que ses méthodes – que l’économie, discipline qui s’est depuis longtemps arrogé un droit de préemption académique sur l’étude de la consommation. L’on peut d’ailleurs légitimement penser que l’ouvrage prend racine dans un article publié en 1973 dans un numéro spécial du Times Literary Supplement visant à contester le rejet de l’économie formelle par les anthropologues [Douglas, 1973]. Le paradoxe est qu’à travers sa quête ultérieure (mais vaine) dans le champ économique de possibles soubassements d’une théorie de la consommation, sa critique initiale de l’anthropologie se retourne finalement en une critique virulente de l’économie. C’est à ce titre que l’association inédite d’une anthropologue de renom et d’un économiste a permis de dynamiter de l’intérieur une certaine vision économique de la consommation tout autant que la prérogative que s’était arrogée cette discipline.
La perspective relationnelle de la consommation
10 De cette double déception, liée à la force des bastions disciplinaires, Mary Douglas déduit rien moins que le projet d’une anthropologie économique contemporaine dont l’objet serait l’étude des modèles de relations sociales à partir de l’analyse des logiques de circulation des biens. La constitution d’une telle approche nécessite de détricoter le modèle microéconomique d’après lequel les individus cherchent à optimiser leur utilité en allouant des ressources par nature limitées. Les activités de consommation (qui sont d’ailleurs souvent réduites à des activités d’achat), révéleraient les choix opérés par les individus dans leur processus d’allocation de ressources limitées à des finalités (produits ou services) désirables, pour lesquels il est nécessaire de faire un arbitrage. À tout moment, le modèle de décision peut être modifié si les valeurs monétaires impliquées dans le processus de décision sont altérées, de sorte qu’en cas de hausse ou de baisse du revenu, les schémas de consommation sont ajustés. Si la valeur des biens change, les consommateurs sont confrontés à une évolution des conditions sous lesquelles ils doivent exercer leur choix. Même si ce raisonnement propre à l’économie néoclassique tombe sous le sens et permet dans une certaine mesure d’élaborer des prévisions en ce qui concerne la demande à court terme de biens (sur la base d’informations concernant les niveaux de prix et de revenus), il n’est pas sans poser problème. La principale critique adressée à ce modèle par Mary Douglas et Baron Isherwood est que l’économie néoclassique tend à considérer l’individu comme un agent décisionnaire indépendamment du contexte social dans lequel celui-ci évolue. Elle se concentre sur l’idée que cet agent – dont elle postule la rationalité comme critère exclusif de décision – ne tend à modifier ses choix de consommation que dans le cas d’un changement significatif du niveau des prix ou de son revenu disponible ; les biens sont alors considérés dans une logique d’intérêt et, qui plus est, indépendamment les uns des autres. L’économiste se place donc ici essentiellement dans une logique d’arbitrage, en laissant de côté l’idée que les biens pourraient prendre sens pour l’individu sous la forme d’un syntagme dont la signification serait liée à des formes de vie particulières. C’est pourquoi se demander ce qui risque de se passer en cas d’augmentation significative du prix du pain ou des places de cinéma n’aide pas forcément à comprendre les motivations d’achat et de consommation de ces biens. Les économistes s’intéressent en priorité à la façon dont les effets de la demande et de l’offre déterminent le prix d’un bien sur le marché ; ils considèrent donc essentiellement le comportement à l’égard du prix, et non la façon dont les individus utilisent les produits et les services qu’ils ont achetés. De la sorte, ils ont tendance à considérer les goûts des consommateurs comme extrinsèques au modèle de comportement d’achat, en faisant l’hypothèse que goûts et préférences sont stables dans le temps ; ainsi, un changement de goûts aura un impact à l’intérieur du modèle (en conduisant à une réallocation des ressources et donc à une inflexion des courbes de demande), mais ne permettra pas d’expliquer le modèle.
11 L’apport de l’anthropologie est donc, dans la perspective critique esquissée par Mary Douglas et Baron Isherwood, d’extraire la consommation du paradigme dominant de la rationalité du consommateur. Et derrière cette critique de l’approche microéconomique, se trame une évolution importante du regard porté sur la consommation. En ne s’intéressant plus uniquement à la logique d’achat et en intégrant une logique d’usage dans un contexte social donné, il faut comprendre le projet de l’anthropologie de la consommation comme une façon de réorienter le regard des seules pratiques d’achat vers les pratiques de consommation. Il ne s’agit plus effectivement d’analyser les décisions d’achat mais de s’intéresser à l’ensemble d’une chaîne de pratiques signifiantes qui sont essentiellement liées à des mécanismes d’insertion dans un tissu de relations sociales. C’est pourquoi, même si cet ouvrage ne parvient paradoxalement pas à se débarrasser de la notion très économique de « consommateur », pour lui substituer celle de « personne » ou d’« individu », il a néanmoins largement contribué à désengluer la consommation de l’achat ; c’est finalement essentiellement suite à sa publication que la consommation a été peu à peu envisagée non plus comme une transaction marchande mais comme un ensemble de pratiques permettant aux individus et aux communautés de se forger et de rendre visible un monde culturel. En substituant le sens au prix, la consommation à l’achat et le réseau social à la seule question de l’utilité, l’ouvrage trace une voie originale dans le champ des sciences humaines et sociales. Même si l’ouvrage laisse de côté une discipline émergente aux États-Unis, la Consumer Research [2], le livre de Mary Douglas et Baron Isherwood a notamment permis aux recherches sur la consommation de se départir des seules approches marketing pour cristalliser un champ de recherche autonome intégrant différentes sciences humaines et sociales et proposant une vision davantage expérientielle et identitaire que simplement décisionnelle de la consommation.
12 L’ouvrage s’enracine donc dans une double critique, celle de l’anthropologie et celle de l’économie, tout autant qu’il marque une inflexion dans la pensée de l’anthropologue de la question des symboles vers celle de la nourriture. Mary Douglas a en effet à cœur de montrer que ses analyses antérieures des systèmes de classification peuvent également s’appliquer à la structure des repas dans les sociétés occidentales. Manifestant un intérêt toujours renouvelé pour la nourriture et les repas, Mary Douglas postule que les analyses des systèmes de classification qu’elle a développées antérieurement peuvent également s’appliquer à la structure des repas dans les sociétés occidentales. C’est cette conception cognitive et classificatoire qui sert de fondement à son anthropologie de la consommation, dans la mesure où l’idée est de montrer qu’il existe une corrélation entre la position sociale et le style de consommation alimentaire.
13 S’il n’est pas exagéré de dire que la consommation trouve son origine dans la prise de nourriture, « manger n’est pas se nourrir » (food is not feed), comme aime à le rappeler Mary Douglas, force est de constater que la plupart des individus ne s’alimentent pas seuls, à des horaires irréguliers et privés de l’attirail nécessaire pour manger assis. De la même façon, nous ne mangeons pas forcément ce qui est censé nous faire du bien, contrairement à ce qu’affirment une fois encore les approches matérialistes. L’alimentation est donc au contraire affaire de petits rituels et d’occasions de socialisation commandés par une syntaxe sociale et qui rend possibles certains types de combinaisons. C’est pourquoi l’inapproprié, la gaffe et l’inacceptable mettent en lumière une norme alimentaire souvent implicite. Dire que l’alimentation procède d’une organisation rituelle, c’est postuler qu’elle implique des processus de communication. De la même façon qu’elle avait analysé les sacrifices en opérant une stricte classification des animaux dans la culture israélite, Mary Douglas [1972] propose dans un travail préparatoire une analyse de la structure des repas de la classe ouvrière anglaise ; elle met à jour un petit nombre de contrastes perceptibles : chaud vs froid, doux vs savoureux, solide vs coulant, structuré vs déstructuré, qui lui permettent de proposer une classification de tous les repas quotidiens de la famille ouvrière anglaise. Ces mêmes contrastes sont aussi ceux qui structurent les repas ponctuant les événements hebdomadaires, annuels ou encore les anniversaires et mariages pour lesquels les contrastes s’avèrent plus marqués que dans les repas quotidiens. Ainsi, le traditionnel gâteau de Noël ou d’anniversaire (le pudding avec sa fameuse crème renversée) peut s’envisager comme le partage traditionnel de propriétés sensorielles qui peuvent varier selon le degré de forme sculpturale dudit gâteau. Les caractéristiques sensorielles et sculpturales du gâteau lui permettent d’opérer comme un symbole condensé (de clôture d’un repas par exemple), et ainsi d’occuper une variété d’intervalles à l’intérieur de la structure établie des repas, quitte à constituer une fête gastronomique en tant que telle. L’association du travail ethnographique et de l’analyse structurale peut apparaître disproportionnée pour comprendre la trajectoire culturelle d’un gâteau ou d’un biscuit, mais elle a notamment permis de faire comprendre aux nutritionnistes ce qui motive les individus dans les pratiques alimentaires et pourquoi ils n’agissent pas forcément dans leur propre intérêt. Cette recherche donna d’ailleurs lieu à l’association de Mary Douglas avec un informaticien – Jonathan Gross –, afin de proposer des mesures de la complexité culinaire, c’est-à-dire de la façon dont le système alimentaire (par exemple les différents plats d’un menu) répond en fait aux événements de la vie sociale (marquer le passage de la semaine, de l’année, etc.). En montrant que le degré de complexité culinaire dépend essentiellement des conditions économiques et sociales du foyer, l’idée de démontrer que l’alimentation est l’un des médiums par lequel s’exprime un système de relations au sein d’une famille. En s’intéressant aux familles plutôt qu’à ce qui se passait passe entre les familles, les différenciations exprimées à travers le système alimentaire donnent une image du fonctionnement du système social dans son ensemble, selon l’idée que les formes symboliques et le contexte social covarient.
La consommation comme ensemble de pratiques classificatoires
14 C’est finalement cette approche à la fois cognitive et classificatoire qui est développée dans The World of Goods et appliquée à la consommation dans son ensemble. Son objectif est en quelque sorte de montrer la corrélation entre la position sociale et le style de consommation. Le point de mire n’est pas simplement épistémologique mais politique en ce sens que s’il s’avérait que ces corrélations se maintiennent, alors les implications politiques seraient bien sûr innombrables, incluant notamment le soulagement voire l’éradication des famines, comme les politiques d’éducation et de protection sociale. Le projet intellectuel s’arrime donc au dessein d’envisager des communautés viables au sein des sociétés contemporaines. L’idée est que seules certaines communautés seraient à même de produire des biens publics ou collectifs pour leurs membres, et cette capacité à produire de tels bénéfices communs serait justement l’une de leurs caractéristiques définitionnelles. D’une certaine façon, il serait possible de tracer une analogie entre l’organisation de ces communautés et le fonctionnement domestique. En d’autres termes, une communauté viable serait une façon de se sentir à la maison dans un monde plus vaste. D’où le projet d’une théorie culturelle permettant de projeter un regard analytique sur les choix opérés par les individus, de la gestion de leurs petites affaires quotidiennes à la sorte de société qu’ils tâchent de créer ensemble. L’intérêt de l’ouvrage est justement d’analyser la consommation en mettant en évidence la façon dont le sens mais aussi le contexte sont mis en valeur à travers les pratiques de consommation.
15 Il s’agit donc d’une formidable critique de la théorie de l’utilité pour laquelle la consommation n’est conçue que comme le stade terminal d’un processus économique dont la production reste le pilier ; la consommation en est de fait réduite à une portion congrue, puisque vue comme la simple destruction des biens et services produits, qui sont retirés du circuit économique pour que le cycle de production puisse continuer. C’est précisément, pour Mary Douglas, le rôle de l’anthropologie de questionner ces hypothèses, quitte à inverser le modèle économique en vigueur. Dans une notice de dictionnaire écrite ultérieurement, Mary Douglas explique que :
« En économie, l’hypothèse implicite est celle d’une origine des besoins se trouvant à l’intérieur même de la constitution physique et psychique de l’individu. En anthropologie, l’hypothèse implicite est que ces mêmes besoins sont définis et standardisés au sein d’une interaction sociale […] pour le dire de façon plus crue, la raison pour laquelle chacun désire des biens (mis à part ceux liés à des besoins physiologiques) est pour le désir de partager, de montrer ou de donner ses biens à quelqu’un en reconnaissance de gestes, cadeaux ou services similaires reçus dans le passé » [Douglas, 1987].
17 Ce changement de paradigme consiste finalement à considérer qu’à la place de l’individu, c’est la culture tout entière qui devient objet d’analyse. Ainsi, le foyer n’est plus conçu comme le terminus d’un système économique mais comme une véritable unité productive. Que produit cette unité en définitive, si ce n’est un style de vie (même si le terme n’est pas employé de la sorte dans l’ouvrage) pour ses membres, ainsi qu’une force de travail engagée dans des activités productives en dehors du foyer ? Pour produire ce style de vie, le foyer a besoin de biens et de services qui sont en définitive un prérequis pour la création et le maintien d’un environnement habitable qui soit à la fois ordonné et compréhensible. Les biens appartiennent donc à des catégories et leur usage dans les rituels de consommation sert justement à marquer ces catégories. C’est pourquoi l’objectif le plus général du consommateur est de construire un univers intelligible avec les biens qu’il choisit. C’est bien cette torsion de la théorie matérialiste et de la théorie de l’utilité que symbolise également cet ouvrage.
18 De la même façon que la fonction essentielle du langage est sa capacité poïétique, il faut bien envisager que la fonction essentielle de la consommation est de produire du sens. Il est pour autant nécessaire, comme le rappellent les auteurs, de se départir de l’idée d’une irrationalité fondamentale du consommateur tout autant que de celle selon laquelle les biens serviraient à des fonctions naturelles telles l’alimentation, la protection, etc. La fonction communicationnelle de la consommation est de transmettre de l’information sur la façon de vivre du groupe ou de l’individu à d’autres membres de la société, et de proposer, par un effet rétroactif, un miroir par lequel les individus puissent projeter l’évidence du type de monde qu’ils se sont construit et dans lequel ils habitent. Or, à partir du moment où les individus ne créent pas des mondes identiques (non pas simplement du fait d’une logique de différenciation mais du fait de conditions de vie structurellement différentes), il est nécessaire de pouvoir différencier le type d’informations qu’ils émettent et qu’ils perçoivent. C’est à ce titre que les biens sont de véritables marqueurs sociaux et que les procédures de nomination sont essentielles. Les biens assument des services de marquage pour les individus et la nomination est une étape essentielle dans ce processus à partir du moment où le savoir sur le nom peut être partagé. La consommation sert à travers ses différents événements à éprouver ou tester la nomination. Il s’agit ici du caractère proprement classificatoire de la consommation, assuré par des logiques de ritualisation et de nomination.
La consommation comme production de sens
19 Les biens sont des accessoires rituels dont la fonction essentielle est de donner du sens à un flux continu et désordonné d’événements. Ils permettent donc d’immobiliser « le flux des significations » afin de le contenir, tandis que la ritualisation des pratiques de consommation permet d’établir « des conventions qui établissent des définitions publiques visibles ». Mais, comme tout autre rituel ayant fait l’objet d’attention de la part des anthropologues, celui-ci n’est pas purement désintéressé. Il est bien évidemment lié à un processus de production de sens qui le ramène inexorablement à la question du pouvoir ; d’où cette idée que « la consommation est de façon ultime une question de pouvoir, mais un pouvoir qui s’exercerait de différentes manières ». C’est ici qu’apparaît l’une des différences majeures avec le travail sociologique mené à la même époque par Pierre Bourdieu. Alors que Mary Douglas est finalement restée fidèle à une lignée anthropologique dominante (de Durkheim à Lévi-Strauss) essentiellement préoccupée par la notion d’ordre, Bourdieu, lui, a usé d’une forme d’extraterritorrialisation anthropologique en proposant les bases d’une méthodologie pour l’étude des relations sociales. L’aspect novateur de Pierre Bourdieu, au regard d’une théorie de la consommation, est de défendre simultanément l’idée que la structure de la consommation est un élément clé de reproduction des relations de classe tout en proposant un nouveau mécanisme permettant aux analystes d’étudier les relations sociales d’une façon objectivée – c’est-à-dire comme un modèle de goût. Mary Douglas et Baron Isherwood substituent quant à eux aux approches purement économiques de la consommation une approche d’obédience structuraliste consacrée à l’analyse de la façon dont l’usage des objets permet de créer une structure d’ordre et donc un système de catégorisation. La première partie de l’ouvrage met justement en évidence les mécanismes sociaux qui érigent et maintiennent les barrières statutaires entre les individus. C’est ici la description ethnographique des économies non occidentales qui permet d’aborder cette question du pouvoir en mettant en avant la notion de sphères d’échange. L’idée est que les sphères d’échange correspondent à des périodicités : les sphères basses contiennent des biens qui font l’objet de transactions quotidiennes et qui n’aiguisent que faiblement le jugement moral tandis que les échanges qui surviennent dans les sphères dites de prestige ont un caractère plus moral qui engage une évaluation des personnes (une femme contre une autre, un bijou en coquillage contre la promesse d’un autre). Or ces sphères posent des questions importantes concernant le choix rationnel. Ainsi, pourquoi les femmes Hausa du Nigeria accumulent-elles un nombre de pots de vernis bien supérieur à leurs besoins ? Les pots de vernis sont des biens de prestige utilisés dans les rituels d’échange lors de mariages ou d’héritages, et le fait d’en posséder un nombre important indique la capacité d’une femme à prendre part aux événements sociaux pour lesquels les fameux pots sont des prérequis. Ces sphères permettent alors de définir trois types généraux de consommation : une sphère intégrant essentiellement des tâches routinières, une sphère bénéficiant d’une technologie permettant d’amoindrir quelques contraintes de la routine, se manifestant par des rituels de consommation majeurs mais peu fréquents ; une sphère élevée recourant à la technologie ou au travail domestique pour se libérer de la routine et se traduisant par de fréquents rituels impliquant des liens élargis mais n’incluant justement pas comme membres les individus des sphères médiane et basse. Cette forme d’échelle de la consommation correspond à peu près aux trois classes permettant de catégoriser les biens de consommation : un ensemble de biens – des commodités – présents parce que nécessaires dans l’ensemble des foyers, des biens durables à fort contenu technologique et un ensemble de services d’information essentiellement consacrés à l’amélioration de la communication. L’un des intérêts du propos de Mary Douglas est de montrer qu’il existe un lien entre ces deux triades. Les biens de base prédominent au premier niveau des sphères de consommation, les biens technologiques sont essentiellement caractéristiques de l’échelon intermédiaire ; les biens et services qui accroissent à la fois la disponibilité du consommateur et le flux d’information des autres vers ce même consommateur sont requis pour l’échelon supérieur de l’échelle de consommation. Ainsi, à partir d’un raisonnement fondé sur une description proprement ethnographique des sphères d’échange, l’ouvrage met en lumière un processus de création de valeur prenant sa source successivement dans la terre, dans le travail puis dans le savoir. D’une façon qui peut davantage prêter à controverse, l’auteur propose alors d’étendre le modèle par analogie au contexte international. L’objectif est ici de généraliser le mécanisme qui fait que les disparités initiales sont à l’origine de différents cycles de croissance économique : des cercles vertueux et vicieux qui conduisent les riches à devenir plus riches et les pauvres encore plus pauvres. Les sociétés industrielles, mécanisées et urbaines sont bien évidemment mises en contraste avec celles qui ne sont pas dotées de ces caractéristiques. De la sorte, être pauvre, c’est être isolé, et la pauvreté est surtout affaire d’une absence de lien et d’une impossibilité à communiquer ou à s’exprimer à l’aide de biens ou de rituels de consommation. D’où d’intéressantes tentatives pour circonscrire l’appauvrissement relatif, comme si le « pauvre » était devenu tout à la fois figure d’altérité de la société de consommation et objet d’étude pour la socioanthropologie. C’est ce mouvement d’aller et retour entre la théorie et la vie sociale qui est intéressant, en ce qu’il montre la dimension éminemment politique d’un ouvrage dont la première édition parût, rappelons-le, dans une Angleterre tatchérienne largement rompue aux principes de la politique économique monétariste.
20 Plutôt que de s’intéresser aux biens pris isolément, en se demandant ce qu’ils véhiculent et communiquent, l’approche anthropologique qui nous est proposée dans The World of Goods tâche de saisir la signification globale de ces biens au sein de pratiques sociales qui sont prises au sérieux en ce qu’elles communiquent des catégories de sens pertinentes parce que viables. Or une organisation viable est justement celle qui est susceptible de projeter une valeur relativement stable sur les objets. De la sorte, qu’un bien soit apte à la consommation signifie qu’il est capable de circuler comme marqueur d’ensembles de rôles sociaux spécifiques. C’est à ce titre que cette théorie de la consommation est aussi une théorie de la vie culturelle et de la vie sociale. Et si cet ouvrage est empreint d’une dimension politique, c’est parce que « les biens servent à mobiliser d’autres personnes (et qu’) à moins de savoir pourquoi les gens ont besoin de produits de luxe et comment ils les utilisent, nous ne sommes pas près de nous attaquer sérieusement à la question de la pauvreté [3]. À une époque qui glorifie tout autant qu’elle fustige la consommation, il est urgent de lire ce livre qui fait figure de manifeste !
Notes
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[1]
Ce texte est une version remaniée de la préface à l’édition française de The World of Goods publiée sous le titre : Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens, IFM/éditions du Regard, Paris, 2008.
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[2]
Rappelons que même si le marketing s’est toujours intéressé à la consommation, sous un angle d’abord essentiellement économique puis psychologique, il a ouvert des perspectives originales sur les pratiques de consommation dès les années 1970, qui débouchent notamment avec la création du fameux Journal of Consumer Research en 1974. Voir à ce sujet Belk [1995] et Cochoy [1999].
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[3]
Mary Douglas, « Relative poverty – relative communication », in A. Hasley (dir.), Traditions of Social Policy/ Essays in Honour of Violet Butler, Basil Blackwell, Oxford. Texte reproduit dans le recueil d’article In the Active Voice, sous le titre « Goods as a system of communication », Routledge and Kegan Paul, Londres/ Boston, 1982.