1Depuis les années 1980 et l’adoption des politiques de l’offre par les gouvernements sensibles aux préconisations monétaristes, une sensibilité cherche à s’exprimer pour éviter que le débat politique ne se réduise à l’affrontement entre les partisans du nouvel ordre économique et les défenseurs d’un retour au keynésianisme des Trente Glorieuses. La succession des appels (rappelons-nous, par exemple, celui de l’Association pour une économie et une citoyenneté plurielles) allant dans ce sens mériterait d’ailleurs une analyse critique de leurs apports et limites.
2 En tout cas, le Manifeste convivialiste s’inscrit dans cette lignée et se caractérise par la variété des auteurs qui l’ont signé pour exprimer leurs convergences sans abandonner leurs spécificités. C’est donc en partant de cet acquis, la volonté de se rassembler, qu’il est possible de se demander comment poursuivre si l’on considère que l’indignation, le sentiment d’appartenir à une communauté humaine mondiale, la mobilisation des affects et des passions ne suffisent pas à faire mouvement.
De la fin d’un monde au regain des luttes sociales
3 De manière symptomatique, le texte se termine par une interrogation sur les conséquences concrètes de ce qu’il énonce. Cette question finale traduit la nécessité de dépasser le consensus portant sur un art de vivre ensemble qui valorise la relation et la coopération.
4 Les formulations généreuses mais vagues risquent en effet de renvoyer à un horizon de conversion des esprits ou de conviction personnelle, renforcé d’ailleurs dans l’opinion par le terme de convivialisme, qui ferait oublier l’ampleur des luttes sociales à venir. Contre un angélisme qui donnerait l’illusion d’une réponse facile d’accès et favorable au plus grand nombre, il importe de préciser ensemble ce qui fait rupture dans la situation présente et pose problème pour demain. Il est décisif que l’accord sur les principes soit suivi d’une clarification des questions inédites auxquelles nous sommes confrontés. À cet égard, trois points clés se dégagent dans l’ambivalence du diagnostic entre menaces et promesses : ils modifient complètement les statuts conférés à la croissance, à la redistribution publique et à la société civile.
5 D’abord, la croissance ne peut plus s’envisager ni comme la condition de sortie de crise, ni comme un processus sans fin. À cela plusieurs raisons. Le mot d’ordre de maximisation de la croissance oublie que la modification des activités économiques, avec l’augmentation du rôle des services relationnels (éducation, santé, services sociaux…) à productivité stable induit un ralentissement tendanciel de son taux. Cette tendance signifie que les mesures de la croissance et de la productivité fondées sur les quantités doivent céder la place à des objectifs de qualité (de service, d’environnement, de vie…), il s’agit moins d’enrichir la croissance en emplois et plus d’inciter la collectivité à se questionner sur son modèle de développement et les emplois correspondants [Gadrey, 2010]. Les données rassemblées dans plusieurs dizaines de pays montrent en outre que la croissance, ardue à appréhender, n’est guère porteuse d’espérance ; la corrélation entre la consommation marchande et le bien-être social valable en deçà d’un certain revenu par tête (entre 12 000 et 18 000 dollars) disparaît au-delà ; pour cette raison, dans les pays dits développés, un basculement a eu lieu au milieu des années 1970, la croissance marchande n’étant plus perçue comme une amélioration du bien-être social [Perret, 2011, p. 231-233].
6 Les raisons sociales qui amènent à se distancier d’une référence à la croissance se conjuguent avec des raisons écologiques. La surexploitation des ressources et la pollution pendant les Trente Glorieuses ont été telles que, en dépit des paris scientistes sur la croissance verte, il n’existe pour l’instant aucun scénario crédible socialement juste et écologiquement soutenable d’accroissement des revenus pour un monde peuplé de 9 milliards d’êtres humains [Jackson, 2010].
7 Le dogme de la croissance n’apporte donc pas de solution. Il cautionne les inégalités sociales et la destruction environnementale mais aussi l’impuissance des citoyens en interdisant toute interrogation sur la marchandisation puisqu’il confère le monopole de la production de richesses à la dynamique du capitalisme. Au lieu d’avancer vers une société qui débat de son avenir, il conforte l’immobilisme en obligeant chacun à attendre des résultats sur lesquels il ne peut influer. C’est pourquoi il est temps de s’attaquer à ce mythe en favorisant des changements dans la matrice productive qui fassent place à la solidarité dans la gestion de biens publics et communs [Ostrom, 2010], qu’ils soient locaux, nationaux ou mondiaux.
8 Corollaire, la redistribution publique, parce qu’elle indexe la solidarité sur la croissance marchande, ne suffit plus. Cette arme privilégiée en matière de cohésion sociale au cours du XXe siècle subit une perte de légitimité. Sollicitée à mesure que l’exclusion s’aggrave, elle se heurte au niveau des dettes publiques, ne fait plus consensus et engendre même des réactions négatives de la part des classes moyennes, remettant en cause les efforts qui leur sont demandés et s’insurgeant contre des politiques sociales jugées trop généreuses ou laxistes. Les clivages se renforcent entre les employés du secteur public et des grandes firmes privées d’un côté, les chômeurs et précaires, ressortissants nationaux ou étrangers d’un autre côté. Comment pourrait-il en être autrement puisque les ponctions fiscales épargnent les classes supérieures et les entreprises pour ne pas décourager l’initiative et ne pas altérer la recherche de croissance ?
9 Les tentatives de colmatage qui s’attachent à endiguer les dépenses publiques ont beau procéder à des privatisations, à l’adoption de mécanismes quasi marchands dans l’attribution des fonds, à l’importation d’une nouvelle gestion obsédée par l’efficacité et l’efficience, elles n’arrivent ni à empêcher la dégradation des conditions de vie des plus défavorisés, ni à rassurer les classes moyennes sur la justice du système. Tout au plus, elles renouent par la conditionnalité des allocations avec une moralisation que l’on croyait révolue et que la disparité accrue des revenus rend particulièrement choquante.
10 Face à cette impasse, seule l’explicitation des effets pervers des formes actuelles de la croissance marchande est susceptible d’ouvrir la voie à une nouvelle démarchandisation. Hier, cette dernière avait été admise dans des activités considérées comme secondaires du point de vue économique, or aujourd’hui les secteurs concernés (de l’éducation à la santé et à la culture) sont au cœur des stratégies d’entreprise. La démarchandisation doit dans ces conditions être défendue non pas parce qu’elle correspondrait à la nature de certains services mais parce qu’elle constitue un objectif de société. Poser des limites à l’échange marchand est nécessaire pour préserver la consistance publique des existences individuelles et collectives, pour éviter que le consumérisme généralisé n’appauvrisse l’échange social et n’entretienne l’individualisme négatif. Au retrait de l’État doit donc succéder le retour de l’État sans toutefois éluder ses faiblesses en tant que producteur : opacité, manque de personnalisation, absence d’expression… Pour remédier à ces défauts, l’État doit changer. La relégitimation du service public passe par l’introduction en son sein d’opportunités de participation et de délibération pour les salariés comme pour les usagers.
11 En outre, le renouvellement de l’action publique exige une nouvelle alliance entre pouvoirs publics et société civile, seule susceptible de contrecarrer la démesure du capital [Beck, 2003]. À l’évidence, penser un nouvel âge de l’action publique suppose de ne pas cantonner la société civile dans l’action palliative et ne pas la réduire à une sphère de besoins, donc de réfuter trois argumentations :
- celle inspirée par une certaine philosophie communautarienne présente le risque de naturaliser les appartenances organiques, masquant par construction les inégalités et stipulant que les communautés, porteuses d’une définition conventionnelle du bien, peuvent se prendre en charge elles-mêmes ce qui mythifie l’action de base et la condamne à l’autarcie sous prétexte de responsabilité et d’identité collective [Amin, 2007] ;
- celle inspirée par l’économie orthodoxe évoque un tiers-secteur indépendant dans lequel les organisations sans but lucratif peuvent pallier les défaillances du marché et de l’État. Ce tiers-secteur tirerait un avantage comparatif du fait qu’il protège les consommateurs contre un profit réalisé à leurs dépens puisque les bénéfices tirés de l’activité ne peuvent être distribués [Salamon, Anheier, 1996] ;
- celle, beaucoup plus nouvelle, du capitalisme à but social radicalise la précédente pour prôner une lutte contre la pauvreté par le biais du social business [Yunus, 2008]. Leur rapprochement avec les grands groupes soucieux de responsabilité sociétale et propagateurs de la venture philosophy est également préconisé, comme si les problèmes sociaux pouvaient être résolus par une professionnalisation gestionnaire et un marketing en direction du « bas de la pyramide » [Prahalad, 2004].
13 Aux antipodes de la dépolitisation inhérente à ces différentes approches, la dimension politique des entités composant la société civile doit être reconnue : elles ne sont pas seulement des organisations, elles révèlent des problèmes publics, développent des stratégies d’intervention sur le cadre institutionnel, coconstruisent des politiques publiques tout en participant à la désignation des élites comme à l’exercice du pouvoir et au contrôle social.
14 Les rapports entre société civile et pouvoirs publics dessinent ainsi un autre contour de l’action publique, ne se limitant pas à l’activité des pouvoirs publics mais couvrant « plus largement toute activité articulée à un espace public et nécessitant une référence à un bien commun » [Laborier et Trom, 2003, p. 11] faisant l’objet d’une définition postconventionnelle. Dans cette orientation, une nouvelle génération d’action publique peut être initiée dans un ensemble d’activités démarchandisées où les initiatives citoyennes ne pallient pas le désengagement public. Au contraire, les économies publique et associative se renforcent mutuellement [Renault, 2004, p. 215-233] dans une démocratisation réciproque de l’État et de la société civile [Walzer, 2000, p. 20-21 ; Chanial, 2001, p. 158]. Une telle complémentarité implique de mobiliser les salariés et les usagers comme il vient d’être indiqué, elle appelle aussi le recours à la gratuité et au bénévolat comme elle peut être renforcée par des monnaies citoyennes complémentaires des monnaies publiques et lucratives [Blanc, 2013, p. 241-269]. Autrement dit, l’enjeu est d’arrimer l’une à l’autre les deux formes de solidarité démocratique, la réciprocité égalitaire et la redistribution publique.
15 Nous vivons une nouvelle étape du rapport de tension insurmontable entre capitalisme et démocratie [Habermas, 1998, p. 379]. Dans ce contexte, l’inadéquation de la voie social-démocrate, qui avait permis de civiliser le capitalisme et d’atténuer les inégalités par une complémentarité entre croissance marchande et redistribution publique, s’avère patente. Son acceptation des postulats libéraux induit de plus un glissement vers le social-libéralisme qui exacerbe les frustrations et les colères de son électorat populaire.
16 Le danger, dans ce contexte, devient celui d’une régression autoritaire sur le modèle de celle vécue dans les années 1930 [Polanyi, 1983] et l’humanisme ne peut suffire à l’endiguer. L’alternative réaliste et esquissée dans le Manifeste est une transition sociale et écologique qui ouvre à une démocratisation. Elle suppose de consolider dans la société des réseaux de confiance susceptibles de contrecarrer les tentations sécuritaires et réactionnaires. Les affrontements qui se préparent ne concernent pas que les points de vue, ils mettent en jeu des comportements et le convivialisme ne peut gagner que s’il procure concrètement des capacités à mieux vivre sur le plan relationnel et matériel. Dans cette perspective, l’hommage, un peu formel, rendu à l’associationnisme doit faire place à un travail sur ses manifestations. Ainsi, l’économie solidaire est citée mais sans que le rôle politique qu’elle prend dans certains contextes soit réellement perçu.
L’économie solidaire comme politique au quotidien
17 Or, sur ce plan, des tendances récentes sont à considérer de plus près, comme en témoigne une enquête menée en Catalogne en 2011 [Conill et al., 2012]. Elle a permis de mettre en évidence ce qui était jusqu’alors invisible, c’est-à-dire le fait qu’un nombre de personnes beaucoup plus important que celui d’ordinaire estimé était concerné par ces pratiques. D’après cette estimation, plus de 300 000 personnes sont impliquées dans l’autre économie en Catalogne, et l’étude d’un échantillon statistiquement représentatif de la population à Barcelone montre que, sur 800 enquêtés, 97 % participent au moins à une de ces activités. L’accélération depuis 2008 est spectaculaire sous deux angles, le groupe de ceux qui visent une transformation de la société par ce biais a largement augmenté ; en effet, des participants au mouvement des Indignés, en l’absence de débouchés du côté des partis politiques traditionnels, se sont tournés vers les réseaux de proximité et sont devenus très actifs en leur sein. Ils ont été rejoints par un second groupe, les pratiquants alternatifs qui n’ont pas été convaincus par idéologie mais se sont ralliés suite aux difficultés rencontrées depuis la crise de 2008. Ils trouvent, dans l’autre économie, une confiance dans l’avenir qu’ils avaient perdue, grâce aux connaissances interpersonnelles qu’ils y acquièrent. Leur présence confère une ampleur tout à fait nouvelle au phénomène. Ils y découvrent combien la perspective d’un nouveau modèle socio-économique peut s’ancrer dans leur réalité quotidienne. Ce qui relevait de l’utopie devient désormais concret.
18 Cette structuration récente au niveau des territoires se retrouve en Italie avec les districts d’économie solidaire, rassemblant les groupes d’achats solidaires, d’agriculture biologique, de commerce équitable, de finances éthiques, d’énergies renouvelables, de logiciel libres… Au nombre de vingt, ils ont interpellé les autorités publiques locales et entamé des démarches pour une reconnaissance, ce qui a abouti à des lois dans différentes régions.
19 Comme en atteste la création en 2013 d’une interagence de l’économie sociale et solidaire par treize organisations de l’ONU, après une période d’essor des initiatives, dans divers continents, est venu le temps des lois et nouvelles politiques en la matière. Bien sûr, dans aucun des pays, y compris la France, le processus de reconnaissance n’est un long fleuve tranquille. Des écarts demeurent entre les projets gouvernementaux et les revendications de terrain. Le chemin est encore ardu pour une acceptation pleine et entière d’une économie solidaire qui ne se limite pas à des actions de réparation mais qui soit vraiment un levier de transformation. Néanmoins, certaines configurations se démarquent d’une vision qui réduit l’économie solidaire à une fonction d’insertion et de lutte contre la pauvreté, et, à cet égard, les exemples de la Bolivie et de l’Équateur sont intéressants. Dans les deux cas, la délégitimation des partis traditionnels, incapables de combattre les inégalités et de sortir de l’orthodoxie libérale, a engendré la constitution d’un regroupement de mouvements sociaux partisans du changement. Portés par cette coalition, les nouveaux élus ont édicté des constitutions qui substituent à l’objectif de croissance maximale celui du bien vivre pour toutes et tous, largement inspiré par la revalorisation des cultures indigènes [1]. Le moyen approprié est le recours à une économie plurielle qui, à côté des économies privée et publique, fait place à une économie solidaire. Cette dernière devient donc un sujet d’intérêt public identifié par la sphère politique qui lui dédie des réformes institutionnelles ainsi que des institutions bancaires et administratives, parce qu’elle est en mesure de fournir des opportunités de revenus aux milieux populaires en même temps qu’elle participe à la construction d’un nouvel équilibre écologique et social. Ces exemples sont loin d’être des modèles mais ils méritent d’alimenter une réflexion sur les voies étroites d’une transition qui, bien qu’annoncée, se dérobe parce qu’elle se heurte à un productivisme sans cesse réalimenté en France par cette supposée obligation de croissance.
Conclusion
20 La dynamique engagée par le Manifeste convivialiste doit, pour se prolonger, préciser les termes de la rupture et les conditions de la transition.
21 Le refus de s’en remettre à une reprise de la croissance couplée à une redistribution publique inchangée dans ses modalités caractérise le Manifeste et le différencie de textes proches sur certains aspects, comme celui des « économistes atterrés ». Sa pertinence dépend toutefois de la manière dont il est porté par ses auteurs. Ce serait une erreur que de vouloir lui faire endosser un rôle démesuré. Conçu dans le cadre français, il ne peut guère prétendre à une portée internationale malgré la signature de quelques auteurs étrangers, il peut encore moins préfigurer une assemblée mondiale de « sages ». Par contre, l’éclaircissement des alliances et oppositions qu’implique le diagnostic émis est susceptible de faciliter le dialogue avec des regroupements dans d’autres pays et continents.
22 Par ailleurs, la question du rapport entre les acteurs et les signataires, qui sont dans leur grande majorité des chercheurs, mérite d’être approfondie. Les multiples manifestations de l’associationnisme n’attendent pas que soit nommé ce qu’elles ont en commun. L’important est de promouvoir une reconnaissance mutuelle entre savoirs pratiques et théoriques, susceptible d’amplifier tout ce qui peut concourir à une transition synonyme de démocratisation (voir, à ce propos, l’Alliance Sciences et Société). Les signataires sont alors moins des haut-parleurs que des médiateurs pouvant, avec d’autres, contribuer à réduire ce dramatique écart entre initiatives citoyennes et politiques publiques.
Notes
-
[1]
Voir, dans ce même numéro (édition numérique), l’article de Paulo Henrique Martins, « La nature symbolique et les usages politiques du “Bien vivre” ». (Ndlr.)