1 « Le soleil donne… de la couleur aux gens », fredonne le chanteur populaire. « Ça pousse, ça donne, ça graine », dit-on de la récolte abondante faite dans les vergers familiaux. Ça donne bien, se réjouit-on à propos des haricots dont la fructification s’échelonne en plusieurs récoltes. Du moins, c’est ce qu’on dit encore lorsqu’on a gardé, en réserves signifiantes, ces mots ruraux qui nouent l’histoire des hommes au calendrier des fruits. Les floraisons du printemps, la vitalité émouvante et tenace des fleurs et même les chants des oiseaux, pour les urbains que nous sommes devenus, sont des joies minuscules à l’ampleur préhistorique où l’homme de la ville est encore un vivant vibrant de la vie des autres vivants. Cela vaut aussi là-bas, pour nos lointains, dans ces pays qui ont inventé l’animal électronique – la tamagoshi. La frénésie technophile ne parvient pas à y faire taire la remontée spectaculaire des cerisiers en fleur qui courent comme le sceau définitif du printemps dans l’archipel nippon. Mais ces joies fragiles, failles et brèches d’une nature qui surabonde, percent vaillamment mais difficilement dans un monde qui les recouvre de sa métrique.
2 « Que donne la nature, alors ? » On peut, en effet, croire cette expression désuète lorsque le rationnel économisme préfère parler de ce qui se donne dans les mots du rendement. Plus : on pourrait la trouver naïve, y voir la trace d’une intelligence prérationnelle ou trop romantique. Elle projette sur la nature une forme d’anthropocentrisme qui envisage la nature comme une corne d’abondance ayant les hommes pour destinataires. Elle manifeste un finalisme à la Bernardin de Saint-Pierre pour lequel les vraies lois de la nature ne sont pas celles des physiciens mais celles que découvre notre cœur ; ce dernier n’hésitant pas à écrire : « La nature est si bonne qu’elle tourne à notre plaisir tous ses phénomènes… [1] », et voyant, dans le spectacle des melons divisés par côtes, la marque d’un dessein les destinant à être mangés en famille. Pourtant l’expression insiste, résiste au-delà d’un économisme abstrait, plus profonde qu’un résidu d’une mentalité archaïque. Elle met à la question la logique des échanges, aujourd’hui dominante, à partir d’une logique de la surabondance.
3 Pour celle-là, ce que nous donne la nature est essentiellement ce qu’on lui prend, voire ce qu’on lui arrache. La naissance de la science moderne d’une part, et la critique métaphysique de l’idée de nature, jugée trop finaliste, d’autre part, n’ont cessé de confirmer et d’encourager cette idée. La nature ainsi conçue, élaborée et formulée dans le langage conceptuel du grec phusis et du latin natura, était alors prête à accueillir l’investigation technoscientifique. Cette nature, invention de l’Europe occidentale moderne [2], constitue comme son discours de la méthode. Faire disparaître la nature comme cosmos à admirer la modélise comme espace à étudier et carrière à exploiter. De la nature, il n’y a rien à apprendre immédiatement. Tout y est à comprendre et prendre médiatement, par le biais des sciences et des techniques. C’est ce que consacre le célèbre mot de Kant : « La nature est muette, il faut la forcer à parler », à quoi l’on ajoutera : la forcer à donner – oxymore moderne – , à produire, à se transformer. Dans cette perspective, la nature n’est plus tant une source de significations grâce à laquelle symboliser qu’une ressource à exploiter : « ressource naturelle ». Cette vision instrumentale qui paraît exclure d’autres attentes (esthétique, éthique, voire spirituelle) fait de la nature un ensemble de moyens – les éléments naturels comme l’eau, les minerais, les sols, etc. – à la disposition des besoins ou des désirs humains. Elle convoque moins le lieu où se ressourcer dans l’opaque capillarité qui lie le vivant humain au milieu ambiant que l’espace où venir puiser, parfois jusqu’à l’épuiser. Ainsi en va-t-il, de l’agriculture industrielle aux industries d’extractions, des industries dites de pleine nature (ski ou mer) à l’eau mise en tubes par les sciences de l’hydraulique.
De la ressource naturelle à l’idée de don
4 Rien n’est jamais si tranché.
« Les problèmes soulevés par les ressources naturelles sont subsidiaires par rapport à la question des valeurs, car ils présupposent déjà une posture morale particulière. Ils ne se posent en fait que de l’intérieur d’une conception généralement anthropocentrée du rapport de l’homme à la nature [3]. »
6 Or c’est cet anthropocentrisme qu’on interroge lorsque l’on se demande « qu’est ce que donne la nature ? ». La ressource naturelle, servile bonne à tout faire, apparaît alors comme une figure du service sans laquelle le monde comme monde ne saurait tenir. Mais la servilité est la caricature du service tout comme le sacrifice est celle du don. La nature donne davantage que ce que l’on croit pouvoir lui prendre. Elle se fait précieuse disponibilité, soutien silencieux de nos activités, occasions d’interactions fragiles mais tenaces qui donnent au monde humain sa vitalité et ses rythmes. Cette puissance donatrice, la pensée nord-américaine, telle qu’elle se formule dans le Walden de Henri-David Thoreau et, bientôt, dans les éthiques environnementales, l’exprime dans l’intraduisible wilderness. Dans la philosophie continentale, l’attention phénoménologique à la nature vécue charnellement par le vif du corps a rappelé la dimension sensible de notre appartenance à la nature, étudiant des expériences esthétiques et kinésiques de pleine nature vues comme ayant de la valeur mais pas de prix. Enfin, la crise environnementale globale et les travaux de l’anthropologie sociale nous découvrent que le mode de présence à la nature développé en Occident est un mode parmi d’autres !
7 Ainsi, en face du concept moderne de « ressource naturelle » est apparu, dans une modernité tardive, celui de service écologique gratuit. Le service d’épuration naturelle joué par les zones humides, le service de régulation climatique en l’absence de thermostat planétaire, la forêt « puits de carbone », le service des insectes pollinisateurs, voire, dans un spectaculaire renversement, l’écosystème urbain défendant la biodiversité en ville en sont les figures sensibles. Autant de biens que la nature offrirait gratuitement. Mais l’analogie du don doit alors être discutée, pouvant être oublieuse que cette nature généreuse ne fait pas toujours bien les choses ! Toujours est-il qu’en face de la valeur instrumentale de la nature il y aurait alors sa valeur intrinsèque. Sans paganisme qui idolâtrerait les sols ou les sources, ni retour à la Terre suspect, le retour de la Terre dans le champ du discutable et des considérations éthiques et politiques manifeste que la nature donne. À l’unilatéral rapport de domination dans l’utilisation réplique une attention relationnelle à une donation.
L’équivoque idée de « service écologique »
8 Apparaît alors une difficulté. Le service écologique, cette réparation de la nature par la nature, est-il l’ultime extension du règne de l’instrumentalisation de la nature ou bien l’expression du don de la nature retrouvé ? Le service écologique gratuit, est-ce du don ou de l’économisme ? Certes, la notion de service écologique gratuit est-elle aussi la tentative de traduire, dans le langage de la quantité qu’affectionne l’économisme, le « gain » que représente le service qualitatif que rend la nature eu égard aux activités de l’homme [4]. La prise en compte, aujourd’hui, dans le calcul économique des externalités – les effets sur l’environnement d’une activité industrieuse, mais également, aujourd’hui, via le protocole de Kyoto, le nouveau marché que représentent « les équivalents carbone » –, en son équivocité même, dit assez, d’ailleurs, que la nature y est encore conçue comme un au-dehors radical. Pourtant, n’est-ce pas la scission au sein de l’oikos entre l’écologue et l’économe qu’il s’agit de venir revisiter et discuter en allant plus loin qu’une simple prise en compte ? Le service écologique n’invite-t-il pas à penser que la nature donne et procure des bienfaits inappropriables parce qu’ils engagent le bien de tous ? L’idée que la nature nous donne nous situe au-delà du dualisme homme-nature, dans un entrelacs [5]. Parler de don conduit à penser notre appartenance à la Terre au-delà de ce qui ne fait d’elle qu’un objet astronomique pour en faire un archè originaire. Si la Terre comme planète peut exister sans l’homme, la relation de don ne se concentre-t-elle pas sur cette unité relationnelle, sur ce nœud où le devenir de la nature et celui de l’homme sont liés physiquement et symboliquement ? N’est-ce pas ce que la grâce originaire du jaillissement de la nature dans nos existences rappelle et réveille ?
La nature : source ou ressource ?
9 La nature paraissait n’être qu’une ressource passive, nous la redécouvrons comme une partenaire. Nous nous découvrons solidaires de ce dont nous croyions pouvoir indifféremment nous extraire. La crise environnementale révèle que la crise de la modernité s’envisage aussi comme une crise de la relation qu’elle entretient avec la nature. Elle s’interprète comme une hypertrophie de la rationalité instrumentale qui appauvrit notre expérience du monde en étendant l’empire du calculable et du normalisable. Si la crise de la nature est aussi une crise de la culture, elle conduit au-delà de cette culture de l’intérêt qui ne cesse d’étendre le champ de l’objectivable, du manipulable et du monnayable. Elle questionne l’ontologie naturaliste [6] qui a permis le déploiement planétaire de nos systèmes techniques et procéduraux dans la globalisation et de notre système économique dans la mondialisation. Mais elle observe également que si l’ontologie naturaliste tend à l’hégémonie, elle coexiste avec d’autres approches (analogique, totémique ou animiste) auxquelles il est possible de faire place.
10 Les valeurs de la nature sont donc plus riches que leur approche en termes de ressources. En parler en termes de don n’est pas céder à un anthropomorphisme naïf. C’est dénoncer un arraisonnement qui néglige les capillarités secrètes et charnelles qui nous lient à elle. C’est pourquoi, en plus d’une technoscience qui la maîtrise, ou qui croit le faire, l’épreuve phénoménologique d’habiter la Terre et les considérations éthique et politique d’un préserver la nature pluralisent nos relations à la nature. Maurice Merleau-Ponty notait déjà que si « la science manipule les choses, elle renonce à les habiter [7] ». Ainsi, à côté du percevoir qui utilise (l’eau potable du consommateur) et du voir pour savoir qui modélise (l’eau pure H2O du chimiste), il faut une place pour le sentir (l’eau douce des Nymphéas de Monnet). En insistant sur l’idée que, par le corps vécu, se nourrit et se tonalise une relation à la nature, le sentir redonne à ce que donne la nature sa subtile et délicate place. Il engage que, par nos sens s’augmente, du fait d’une relation individuante, l’expérience de notre appartenance à la nature, et réciproquement. Penser plus l’appartenance à la nature dans les épreuves du corps vif n’est pas dissoudre la subjectivité mais épeler comment elle s’y amplifie.
11 Une compréhension élargie de ce qui fait l’humain pense en chiasme les relations de l’homme et de la nature. Pour penser d’avantage la place de l’homme dans la nature, il n’est pas question de le penser moins (la dilution de l’homme dans la nature) mais de le penser mieux. Nous ne sommes pleinement humains qu’en relation à la nature et la nature comme milieu ne l’est qu’en raison des interactions que l’homme entretient avec elle : c’est là ce qui donne sens à l’idée que la nature nous donne. Manger, boire, se promener sont des participations intimes au monde qui nous augmentent. Au-delà de l’acte physiologique, un lien avec l’être à la nature se manifeste qui n’est pas d’ordre fonctionnel mais de réassurance existentielle. C’est pourquoi boire, par exemple, n’est pas que s’hydrater mais bien installer une modalité spécifique de la relation au monde ambiant qui réassure et le goûteur et le monde [8].
Ni cosmos, ni carrière, la nature est un milieu
12 Penser ce que donne la nature revient alors à vivre cette tension entre manipuler et habiter, même si nous avons toujours la tentation d’en faire un dilemme opposant l’un à l’autre. L’expérience de l’habiter qu’évoque Merleau-Ponty donne de mesurer l’écart entre topos et chora. Cet écart, il s’agit pourtant de l’investir car c’est là que nous vivons. Nous vivons de et par cette brèche entre la nature comme lieu géométrique (topos) et la nature comme milieu poétique (chora). L’espace newtonien fait de la nature un lieu abstrait objet des géomètres dans lequel un déplacement n’est qu’une délocalisation indifférente. Telle est la mondialisation qui pense les déplacements – des choses, des êtres et des personnes – comme des délocalisations. Ainsi en va-t-il de l’eau envisagée comme une étendue, parlée en termes de cubages à acheminer indifféremment d’un endroit de captage ou de pompage à celui de son utilisation. Le milieu avec sa cosmicité intime, quant à lui, est une situation, telle qu’un être, s’il change de milieu, s’en trouve bouleversé parce qu’il y devient un autre. Le poète sait que le petit Liré n’est pas le Tibre latin. Le milieu concrétise une manière d’être au monde insubstituable, manifestant une « entente propre », dit le philosophe japonais Watsuji Tetsurô et, avec lui, le géographe Augustin Berque [9]. C’est pourquoi le milieu que l’on traverse est aussi un milieu qui nous travaille. Demander « que nous donne la nature ? » a donc une portée radicale : redécouvrir la pluralité des attitudes possibles eu égard au milieu alors que s’impose massivement une perspective technoscientifique unilatérale faisant de la nature un lieu, non un milieu. Ce n’est pas un hasard alors que, contemporains d’un rapport fonctionnel de prédation à la nature, nous vivions également l’émergence d’une relation de soin à son égard. Alors que le premier encourageait une forme d’illimitation (hubris) qui concevait toute relation à la nature comme un obstacle épistémologique à dépasser au nom d’une impartialité conquise, la seconde, attentive à ces relations, cultive une partialité admise et convoque une anthropologie de la vulnérabilité.
13 Après avoir interprété le monde, puis cherché à le transformer, il est donc temps de le préserver. Le moment du soin coïncide ici avec notre moment écologique. Le « prendre soin de la nature », parce qu’il est attitude de soin, n’est pas possible que par la relation. Pas d’aménagement du territoire sans ménagement. D’horizons théoriques divers, de multiples doctrines partagent ce souci : les théories du care qui étendent le soin aux non-humains, voire aux milieux naturels ; l’attention apportée à la vulnérabilité désormais conçue non plus négativement comme une faiblesse mais positivement comme une attention et une attente de relation ; l’éthique appliquée qui, de l’éthique environnementale à l’éthique animale, dans la pluralité de ses expressions, traque une valeur intrinsèque à la nature sous la valeur instrumentale. Certes l’analogie du soin peut être trompeuse : prend-on soin de la nature comme on prend soin des hommes ? Qui est, dans le cas de la nature, le sujet de soin ? L’objet de soin [10] ? Elle exporte dans les relations à la nature des concepts explorés dans les relations aux hommes. Mais elle est féconde en ce qu’elle oppose, à l’anthropologie utilitariste et individualiste dominante, une anthropologie relationnelle qui accorde à la vulnérabilité et à la relation de soin une importance centrale. Le vivant humain ou non humain, voire la nature, ne sont plus conçus comme un décor sur le fond duquel nous déployons nos activités. Ils se muent en partenaires d’interactions et de relations.
Notes
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[1]
Les Études de la nature, 1784, Étude XII.
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[2]
Une telle conception de la nature n’a d’ailleurs pas son équivalent dans d’autres civilisations chinoises (cf. François Julien) ou japonaise (cf. Augustin Berque) par exemple. Voir Philippe Descola, L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature. Editions Quae, Paris, 2011, p. 97.
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[3]
Gérald Hess, Éthiques de la nature. Éthique et philosophie morale, PUF, Paris, 2013, p. 26. C’est l’auteur qui souligne.
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[4]
Sur la tentative de mesurer quantitativement ces services et les débats que cela soulève, on consultera Cécile Barnaud, Martine Antona et Jacques Marzin, « Vers une mise en débat des incertitudes associées à la notion de service écosystémique », Vertigo, revue en ligne, vol. 11, n° 1, mai 2011. Voir également MEEDDM (collectif), Étude exploratoire pour une évaluation des services rendus par les écosystèmes en France, Credoc, oct. 2009.
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[5]
Dans une autre formulation, Augustin Berque parlera d’écoumène (oikoumenê : la terre habitée). « L’écoumène, c’est la Terre en tant qu’elle est habitée par l’humanité, et c’est aussi l’humanité en tant qu’elle habite la Terre […] L’écoumène, c’est la relation de l’humanité à l’étendue terrestre », Être humain sur la Terre, Gallimard/ Le Débat, Paris, 1996, p. 78.
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[6]
« Que l’ontologie moderne soit naturaliste et que le naturalisme soit définissable par une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs intériorités, cela paraît bien établi par l’histoire des sciences et de la philosophie […] », Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005, p. 242.
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[7]
Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 1960.
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[8]
Sur cette perspective phénoménologique, voir Ingrid Auriol, Intelligence du corps, Cerf, Paris, 2013, notamment les chapitres concernant l’animalité, la phénoménologie de l’olfaction ou le rythme des couleurs.
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[9]
Watsuji Tetsurô, Fudô, Le Milieu humain [1935], trad. Augustin Berque, éditions CNRS, Paris, 2011 ; Augustin Berque, Être humain sur la Terre, op. cit., 1996.
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[10]
Voir Éthique, politique et religion, « Prendre soin de la nature et des hommes », Jean-Philippe Pierron (dir.), n° 3, Garnier Classiques, nov. 2013.