CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’ambivalence entre la nature conçue comme ressource exploitable et l’idée de service écologique gratuit se manifeste avec l’exemple de l’eau. La nature est un concept trop intimidant pour pouvoir être habité. Nous n’avons jamais affaire à la nature comme un massif transcendant mais toujours à des vivants non humains (végétaux ou animaux), à des milieux pluriels et singuliers. Ainsi en va-t-il également de l’eau qui n’est jamais l’eau en général. Spontanément, on pense à la source, émergence fragile et disponible. La surprise qu’elle offre n’est pas tant dans la prise que dans son surgissement. Ce que les Japonais nomment le « ah ! » des choses. On vit aussi l’eau comme un paysage et un pays : l’étendue d’un lac, le cours d’une rivière, l’immensité d’un océan. Mais à la terrasse des cafés ou dans les restaurants, l’eau est également sur toutes les tables. Présente, sans supplément, elle est la manifestation limpide, presque invisible, d’une logique de la surabondance, là où s’impose une logique de l’échange. L’eau est toujours donnée en plus. Qu’est-ce que donne cette présence de l’eau inscrite dans la liturgie du verre d’eau, cette figure tenace et minuscule de l’hospitalité ? Est-elle irruption de la disponibilité de ce qui se donne au sein même du triomphe des dispositifs qui gèrent, contrôlent, normalisent et maîtrisent ?

Qu’est-ce que l’eau ?

2 Certes, on ne cesse de dire que l’eau est une ressource naturelle. On se contente d’ordinaire de cette affirmation, pour immédiatement se demander comment on la distribue de façon technique (problème d’ingénieurs et d’hydraulique) ; comment on la redistribue de façon éthique et politique (questions de répartition juste et équitable de l’accès à l’eau ou de préservation de la ressource) ; comment on la valorise, à l’heure de la crise environnementale (les aménités des économistes et le service écologique gratuit). Ce faisant, on en fait très vite une donnée, négligeant qu’elle engage également une relation. Construction symbolique, elle apparaît à la fois comme objet de connaissances (qu’est-ce que l’eau ?) ; de devoirs (qu’est-ce qu’un usage éthique et juste de l’eau ?) et de croyances (l’eau comme expression symbolique de l’origine), en plus de cette approche sensible de l’eau qui fait d’elle le bien des poètes et des artistes (pourquoi l’eau donne-t-elle singulièrement à rêver ?)

3 Aussi, en demandant : Que donne l’eau ? – sous-entendu : comment a-t-on pu en venir à cette abstraction moderne qui la réduit à un composé chimique [1] ? – revisite-t-on l’assurance qu’une culture et qu’une société ont de leurs savoirs et de leurs pouvoirs parce qu’elles ont depuis longtemps appris à connaître ce qu’on en fait dans le langage de l’analyse et de la maîtrise. Si la crise environnementale nous mobilise tant, autour de l’idée de stress hydrique, de guerre de l’eau, de gaspillage ou de tarif social, c’est parce qu’elle est également une crise de la modernité dans sa façon de symboliser l’eau. La précarité de la nature est simultanément une crise de la culture, et, nous l’avons dit, de l’ontologie naturaliste qui a permis cette précarisation. Sauver ou préserver une ressource naturelle questionne donc les réserves symboliques d’une culture dans sa capacité à redéfinir quel type de monde elle veut construire dans l’articulation avec le milieu environnant. Si l’eau est constituée par le social, elle est aussi constituante des relations sociales.

4 Qu’est-ce que l’eau ? n’est pas alors une question qui porte sur sa composition, demandant : De quoi est-elle faite ? Ce n’est pas non plus une question qui ne porte que sur ses usages : De l’eau, que pouvons-nous faire ? Elle interroge notre disposition, à nous qui nous étonnons d’être vivants sur la Terre, à envisager le sens d’une appartenance, et à nous demander : Qu’est-ce qu’elle nous donne ? Il ne s’agit pas de se demander si l’eau nous appartient, mais en quel sens nous nourrissons avec elle des appartenances. Comment sa modalité de présence nous met-elle face à notre propre présence, le vivant humain étant, comme tous les vivants, une « créature de la soif » ? Radicalement, nous sommes ainsi conduits à revisiter notre manière de faire monde humain dans notre appartenance à la nature. Élément originaire, l’eau est également cette ressource naturelle objet de partitions sociales et de répartitions politiques.

Les eaux d’Orphée, de Prométhée et d’Hermès

5 À la question : Qu’est-ce l’eau ?, on peut apporter trois réponses. La première est d’ordre poétique ou phénoménologique ; la seconde est d’ordre techno-scientifique, et la troisième est d’ordre herméneutique, interrogeant notre manière de faire monde. Telles seraient les eaux d’Orphée, de Prométhée et d’Hermès, invitant à différents types d’usage, de pratiques éthiques et politiques. On pourrait en tirer une perspective diachronique y voyant les trois grands moments de l’eau : prémoderne, moderne et postmoderne. On peut aussi, en synchronie, y voir trois attitudes contemporaines, parfois concurrentes, qu’il s’agit d’apprendre à faire coexister.

L’eau d’Orphée

6 Poétiquement, on peut faire de l’eau l’objet d’une rêverie élémentaire qui lui donne une vertu d’origine. C’est là sa dimension orphique, celle qui dit « l’eau, c’est la vie », et qui trouve en elle une puissance de fécondité et de fertilité. Au-delà de la seule imagerie, l’image de l’eau rejoint les grandes médiations cosmologiques des cultures qui font de l’eau, avec d’autres éléments, un fondement de l’ordonnancement du monde. Elle est ici un des éléments qui constitue un vocabulaire élémentaire – non rudimentaire – pour dire les choses qui sont au fondement du monde. Au commencement, à l’origine, l’esprit plane toujours sur des eaux. Au sens orphique, l’eau est une vertu d’origine qui fait d’elle cette puissance qui engendre et qui régénère. Avec cette dimension cosmologique, la préoccupation n’est pas tant physique que métaphysique : il s’agit d’articuler vies des hommes individuelles, vie des peuples en société et vie du cosmos. L’eau, dans sa dimension poétique, n’est pas alors un objet décoratif mais un connecteur symbolique qui contribue à solidariser le temps des hommes et le grand temps du monde. Les grands rites cultuels et culturels s’en souviennent. L’eau, dans cette vertu d’origine, nous reconduit à notre expérience de l’habiter dans une étroite connivence, qui pourrait être païenne, dirait Lévinas, qui voit la vie des hommes frémir avec la vie de l’eau. C’est la capillarité du Rhin que rêve Heidegger. C’est le génie des sources qu’une phénoménologie cultive dans une immédiate proximité contestant que l’homme puisse se désolidariser de la nature aussi simplement que par décret, scellant au contraire une communauté destinale au risque de dissoudre l’humain dans la grande eau matricielle – voir l’image de la mer Méditerranée comme cette grande marre qui est aussi une Grande Mère. C’est aussi une forme de valorisation fascinée pour l’eau sauvage, celle des grands parcs naturels, des grands lacs ou des chutes d’eau pittoresques qui font de l’eau un milieu de wilderness. Cette valorisation poétique a un inconvénient : si elle intensifie une modalité de la présence au monde, elle encourage aussi le risque d’une dilution, disparition de l’humain dans le grand tout de la nature. Cette valorisation orphique de l’eau découple l’aspect environnemental de la dimension éthico-sociale, comme si l’eau n’était que source, réserve, corne d’abondance valant absolument et pour elle-même sans les hommes, négligeant que les hommes et les non-humains n’accèdent pas toujours à l’eau sans difficulté.

L’eau de Prométhée

7 Inversement, on peut, de l’eau, penser avoir tout dit, cette fois-ci en faisant disparaître son aspect mystérieux – les eaux dormantes, profondes ou troubles – pour la soumettre à une intelligence analytique qui n’y voit qu’une énigme à décoder. L’eau n’est plus un chiffre ; elle est un code. Le prométhéisme substitue à la langue équivoque de l’élémentaire la langue univoque de l’atomique dans la chimie, la méthode expérimentale et les sciences de l’ingénieur. Toute la force de la chimie moderne, en rupture avec l’alchimie, est précisément de dire que l’eau prétendument simple est une composition d’atomes, une réaction chimique. On pensait que l’eau était un mystère ; nous la connaissons grâce à la chimie de Lavoisier comme une énigme. L’eau poserait, ne poserait qu’une question non de métaphysique mais de physique. Telle est l’eau dont on pense avoir tout dit et épuisé la question en étant parvenu à la décomposition de l’élémentaire par élucidation de sa composition : H2O. Cette eau qui s’épèle dans une langue universelle et rationnelle est l’eau de tous, connaissable, manipulable et maîtrisable à merci. La seule reconnaissance à son égard se formule alors dans les mots de la connaissance, non de la gratitude. Elle se mue en un ensemble de signes, parfaitement homogènes et identifiables, qui parlent d’elle dans une langue universelle. Eau : liquide insipide, inodore, incolore et sans saveurs, dit le dictionnaire. Tout est dit. Comme pour enregistrer qu’avec elle, on a atteint le degré zéro du sentir, la manifestation d’une anesthésie mettant entre parenthèse ce qui est considéré soit comme l’habillage symbolique d’une construction sociale – les eaux cultivées, domestiquées, apprivoisées – soit comme l’objet de projections psychiques ou de partialités – les eaux rêvées. Mais cette eau connue de tous n’est l’eau de personne. L’eau du mystère des eaux était celle de l’oratoire ; l’eau H2O est énigme de laboratoire. Au génie des sources fait alors place l’ingénieur des eaux. Génie civil qui travaille sur la quantité de l’eau disponible et sur les structures techniques (aqueducs, réservoirs, pompages) de son acheminement. Génie sanitaire qui, avec la révolution pasteurienne, travaille à la qualité sanitaire, bactériologique de l’eau, utilisant cette fois-ci des eaux de surface. Génie de l’environnement enfin, qui veut aujourd’hui prendre en compte, dans le langage de l’ingénieur, la demande et la nature, la demande de nature [2].

8 En somme, l’eau H2O est une eau sans histoire et sans géographie. On en parle en une langue universelle mais pour cette raison déterritorialisée. On en fait des cartes de ressources hydrologiques mais on en a oublié les territoires. Telle est ce que porte l’acronyme : l’invention d’une langue qui parle administrativement des matières, qui réduit la diversité du vivant ou de la nature à la langue homogène du concept et qui ramène la qualité des eaux à sa quantification. L’acronymité est la preuve de leur désincarnation[3]. Elle élimine l’ensemble des expériences de l’eau dans une abstraction épistémologique qui connaît son relais techno-administratif. Il croit que l’extraction de l’eau, son acheminement et sa distribution n’est qu’une question technique, machinerie d’une « machine à abreuver », indifférente aux sources, aux milieux et aux usages. Il croit épuiser l’expérience et les enjeux de l’eau dans les seuls mots techno-scientifiques de la connaissance et de la maîtrise. Il se prolonge dans un économisme faisant de la nature un capital naturel. Ultimement, le langage économique dominant actualise un mot ancien pour dire le don qu’elle ne parvient pas à quantifier, c’est-à-dire les aménités. Les aménités désignant le charme ou l’agrément que peut apporter la nature ne les envisagent que comme des épiphénomènes. Les aménités (service esthétique que pourrait rendre le paysage ou l’eau renaturant les espaces urbains, par exemple) ne parviennent pas à sortir de l’idée que ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur, alors que, précisément, parler de don insiste sur l’idée que ce qui a de la valeur n’a, pour cette raison même, pas de prix. N’est-ce pas sur cette ligne de crête que se tient la différence, qui s’est vite imposée, entre patrimoine mondial de l’humanité et bien public mondial, entre langage de notaire et théorie de la justice pour exprimer ce que donne la nature ?

L’eau d’Hermès

9 L’intensité valorisée de l’eau habitée dans l’origine comme une source donatrice de sens (la symbolique de l’eau vitalisante, purificatrice, originaire) et l’instrumentation pas moins intensive de l’eau manipulée comme une ressource représentent les deux extrêmes des valorisations et des attitudes que les hommes peuvent prendre à l’égard de l’eau. Soit en cultivant les vertus d’origine de l’eau, dans une position éco-centrée, s’émanciper d’un anthropocentrisme hautain qui revendique l’universalisme de la raison humaine et qui, pour cette raison, boude et snobe l’appartenance à la nature comme un archaïsme. Soit s’émanciper d’une forme d’idolâtrie à l’égard de l’eau qui s’ouvre sur un culte de l’enracinement mais qui néglige la diversité des cultures ou la soif des hommes en maintenant une position anthropocentrée.

10 Or nous ne vivons ni dans l’un ni dans l’autre mais dans l’entredeux de l’habité orphique et de la manipulation prométhéenne. Nous vivons, en Europe occidentale du moins, dans et par des médiations qui font que l’eau est pour nous instrumentée, mise en réseaux, administrée mais par ces médiations même, objet de civilisation et d’urbanité. Les structures anonymes et souterraines de distribution de l’eau reposent sur des choix de collectivités terrotoriales constants et des investissements dans les infrastructures hydrauliques par les États sur plusieurs siècles. Elles n’ont pas l’affirmation péremptoire du don dans la splendeur du désintérêt ou dans le moment de grâce de la source entendue comme surgissement de la présence. Mais elles n’en opèrent pas moins comme des figures qui relèvent d’un service de l’eau, d’un don discret mais continu. Aussi, l’eau à laquelle nous avons accès, d’ordinaire, c’est l’eau en tant que… « eau usée », « eau douce », « eau du robinet » qui ne vient à nous que par des médiations techniques et industrielles invisibles. Ces médiations techniques, économiquement soutenues jusqu’à faire de l’eau un marché, ont permis un accès à la ressource aqueuse qui peuvent faire oublier qu’elle est un don. Ces médiations instrumentées tellement proéminentes recouvrent le fait qu’elles nouent singulièrement des hommes et des milieux, d’autant plus lorsqu’elles ambitionnent de monopoliser l’accès à la ressource. Mais c’est pourtant aussi ce qu’elles font. Penser ce que donne l’eau rappelle aux entreprises d’extraction que l’hypertrophie des moyens qu’elles mettent à disposition a pour fin un service et la préservation d’un milieu dont nous sommes solidaires. C’est l’eau comme bien public. La seule stratégie technique et économique raisonnant en cubages et parts de marché finit par l’obérer et l’oublier. Aussi n’est-il pas étonnant que ce soit le sens de ces institutions du service de l’eau, pris aujourd’hui dans l’âpre négociation entre un service public de l’eau et une délégation de service public à des concessionnaires privés, qui soit engagé. Cette négociation dramatise la question : Que nous donne la nature ? Ces institutions servent des milieux et des hommes dans ces milieux, et si ces derniers s’en trouvent fragilisés ou précarisés, elles sont inutiles.

11 Mais il est vrai que, dans nos cultures où la nature est anthropisée, la présence de ce que la nature donne et de ce que donnent les hommes à travers ce qu’ils opèrent techniquement, finit par être caché, dissimulé, littéralement enfoui. Or le don n’est pas nécessairement là où il s’exhibe le plus. Il peut être dissimulé dans l’humble service anonyme de l’eau du robinet. Mais le don est alors peut-être, par sa discrétion même, le sens caché de l’être ensemble avec les hommes et avec la nature. Telle est ici l’importance accordée alors à la figure d’Hermès qui prémunit de deux excès : la réduction matérielle de l’eau à une ressource industriellement exploitable qui écrase la portée expressive de l’eau dans la seule langue technicienne ; la survalorisation poétique de l’eau comme origine résistant à toute exploitation dans son anarchique puissance vitale et se donnant immédiatement. Une attention herméneutique à ce que donne l’eau rappelle que si la médiation technoscientifique est d’importance, elle n’est pas la seule et qu’à elle seule elle ne fait pas un monde humain, un milieu. Repenser une appartenance à la nature au cœur de nos instrumentations hydrauliques ingénieuses, de nos activités industrieuses et de nos réglementations administratives est un défi pour qui veut penser l’accès à l’eau « en clé de don », selon l’heureuse expression de Philippe Chanial.

L’eau, le don et la durabilité

12 Une attention portée aux médiations qui servent une culture de l’eau fait réapparaître notre distinction initiale : l’eau-ressource, objet de dispositifs, et l’eau-service, mobilisant une disponibilité à ce qui se donne. Elle se diffracte en deux conceptions du développement durable privilégiant la seule médiation technologique ou toutes les médiations disponibles dans l’univers symbolique d’unes culture. Telle est la différence entre conception faible ou forte du développement durable. Pour celle-là, l’eau n’est qu’une ressource ; pour celle-ci, l’eau est un service et une partenaire. Le développement durable faible cautionne un utilitarisme prométhéen qui envisage de compenser l’épuisement des ressources naturelles (nappes phréatiques épuisées, eaux des sources gravement polluées) par des innovations. Ce développement durable faible unidimensionnalise le monde vécu naturel en une « grande simplification (The Grand Simplification[4]) ». La nature n’aurait de valeur que si elle a un prix. Ici, la quantification du service écologique anticipe une monétarisation qui prépare sa marchandisation.

13 Par contre, la reconnaissance d’un service écologique gratuit comme bien public relève d’une durabilité forte. Sortant de l’opposition, pratiquement stérile, entre approche anthropocentrée ou non anthropocentrée de la nature, elle montre que les intérêts humains ne sont pas tous des intérêts d’utilité matérielle les rendant indifférents à la destruction irréversible de données naturelles. Dire de l’eau qu’elle n’est pas qu’un bien de consommation courant signale que l’eau courante court d’une autre course que celle de la maximisation d’un intérêt égoïste. En effet, l’accès à l’eau ne dépend pas que d’un dispositif technique industriel éventuellement monnayable. Il est lié à de nombreux services écologiques naturels : la filtration de l’eau par les montagnes ; l’eau de source non captée ; la fixation des nitrates, etc. Il est relayé par un service de l’eau, fruit d’obstinations sociales et politiques durables concernant l’accès, la préservation et la répartition de la ressource. Enfin, il mobilise une multiplicité d’autres intérêts non marchands auxquels une écophénoménologie rend sensible : intérêt esthétique, scientifique ou spirituel. Ainsi l’eau maîtrisée/métrisée des ingénieurs et des économistes n’est pas l’eau qualifiée des usagers. À la fiction abstraite de l’eau H2O de l’Homo œconomicus, le point de vue, non du prescrit mais du vécu, réplique en rematérialisant l’eau. Il éprouve que l’eau n’est pas qu’une ressource, mais aussi l’occasion d’une manière de faire monde. Elle donne, par les interactions qu’elle permet, de quoi expliciter une identité personnelle et collective : les peuples de l’eau ne sont pas les peuples du désert. L’eau d’Hermès conjugue le sens d’une appartenance, une manière de faire des manières avec des matières et la conscience d’une responsabilité propre.

14 La durabilité forte fait entendre que la nature donne non seulement dans la réserve naturelle intégrale mais aussi en cette nouaison des hommes, des non-humains et de l’environnement qu’est une culture. Ce don invite à une triple gratitude. Il y a tout d’abord la gratitude absolue d’un « moment fraternité » qui solidarise radicalement le vivant humain au milieu. Elle est reconnaissance de ce point d’émergence où la nature entre dans nos vies en jaillissant, réveil de notre propre vitalité. La fulgurance de l’animal sauvage, le bonheur d’admiration que procure un paysage expriment délicatement ce jaillissement et ne sont pas rien. Ces touches fragiles esquissent la subtilité du lien qui exprime l’apparition du don. La nature offre une modalité de présence dont on se réjouira uniquement pour la joie d’être. François d’Assise parlant de sœur eau ou de frère loup, non par lyrisme facile, célébrait cette gratitude. L’épreuve de la pénurie absolue (l’épuisement d’une nappe d’eau fossile, une disparition d’espèce) en mesure l’importance par l’absence.

15 À la grâce de cette gratitude s’adjoint une gratitude relative à ses contextes d’expression. Un « bon usage de la nature » initie une coopération entre milieu naturel et monde des hommes dans des usages soutenables préservant et renouvelant la ressource. Les formes « raisonnées » d’agriculture ou d’élevage, les pratiques individuelles et sociales de l’éco-citoyenneté vivent la joie des récoltes et des usages dans une sobriété heureuse. Cet utile oxymore dit l’entrelacs vivifiant de l’homme et de la nature, fécondité bénéfique antérieure au souci des bénéfices.

16 Enfin, il est une gratitude structurelle. La fluidité de nos modes de production, de distribution et de régulation technique de la ressource naturelle la rend insensible. Parfois, il suffit d’une coupure d’eau pour nous rappeler l’oubli de la force du don sous la fonctionnalité du dispositif. Reconnaître ce que donne la nature redécouvre ce que nous avons anesthésié. Des capteurs aux compteurs, nous sommes les contemporains d’une invisibilité et d’une anesthésie des services écologiques enfouis, au mieux mis en nombres. Récits, images vivantes et usages sensibles accompagnent cette sécurisation structurelle de la ressource naturelle en la maintenant comme un don sécurisant. Il nous faut des conteurs de nos compteurs !

Notes

  • [1]
    Jamie Linton, What Is Water ? The History of a Modern Abstraction, University of British Columbia Press, 2010.
  • [2]
    Entrée « Gestion durable de l’eau urbaine », in Agathe Euzen (dir.), Tout savoir sur l’eau du robinet, CNRS éditions, Paris, 2013, p. 99-105.
  • [3]
    Voir Cynthia Fleury, Anne-Caroline Prévot-Julliard (dir.), L’Exigence de réconciliation, Biodiversité et société, Fayard/MNHN, Paris, 2012, p. 460.
  • [4]
    Bryan G. Norton, Sustainability. À philosophy of adaptative ecosystem management, The University of Chicago Press, Chicago/London, 2005, p. 316. Pour une présentation de cette philosophie relevant du pragmatisme écologique, on consultera Gérald Hess, Éthiques de la nature, PUF, Paris, 2013, chap. VI, p. 201 et suiv.
Français

Qu’est-ce que l’eau ? n’est pas une question qui porte sur sa composition et demanderait : De quoi est-elle faite ? Ce n’est pas non plus une question portant sur ses seuls usages : De l’eau, que pouvons-nous faire ? Elle interroge notre disposition, à nous, qui nous étonnons d’être vivants sur la Terre, à envisager le sens d’une appartenance, et à nous demander : Qu’est-ce qu’elle nous donne ? Il ne s’agit pas de se demander si l’eau nous appartient, mais en quel sens nous nourrissons avec elle des appartenances.

Jean-Philippe Pierron
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2013
https://doi.org/10.3917/rdm.042.0271
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