1On ne saurait surestimer l’importance de la figure de Karl Polanyi à la fois pour les sciences sociales et pour la pensée politique. Il compte en effet parmi ces auteurs, somme toute peu nombreux, dont l’œuvre scientifique, singulière, ne prend tout son sens que lue à la lumière du projet éthique et politique qu’elle vise à initier et dont, réciproquement, la visée politique, elle-même originale, n’apparaît plausible que si elle est reliée à l’anthropologie générale sur laquelle elle fait fond et que le travail proprement scientifique tente d’accréditer. Le grand mérite du choix de textes que nous ont proposé Michele Cangiani et Jérôme Maucourant est d’attester cette étroite solidarité entre les moments scientifique et éthique de la pensée de Polanyi. Solidarité qui fait à la fois sa force et sa faiblesse. La faiblesse puisque tous les échecs scientifiques, toutes les propositions empiriques réfutées fragilisent d’autant le projet d’ensemble. Mais la force aussi puisque l’ampleur même du projet, comme chez Karl Marx ou Max Weber, l’immunise contre les réfutations de détail.
Polanyi, anthropologue et historien
Marx, Weber et Polanyi
2Marx, Weber, ce n’est évidemment pas par hasard qu’on évoque ici ces deux noms. À de multiples égards, Polanyi peut en effet être considéré comme leur héritier le plus original. Un héritier croisé qui s’appuie sur l’un pour essayer de dépasser ou de contenir l’autre. Ce que ces trois auteurs ont en commun, qui les rend largement inactuels et d’autant plus précieux, c’est de jeter le doute sur la naturalité de l’Homo œconomicus. Assurément ils ne sont pas les seuls, mais on ne voit guère d’auteurs, à part Marcel Mauss, qui l’aient fait avec autant de puissance. L’enjeu de cette mise en doute doit être brièvement situé. La quasi-certitude est désormais en effet installée un peu partout – dans le discours politique, économique, historique, sociologique, dans le sens commun dominant – que le sujet humain serait naturellement et de tout temps un homme économique, i.e. UN INDIVIDU CALCULATEUR ne songeant qu’à maximiser sa propre utilité. Autrement dit, un sujet qui dans l’ensemble de ses relations avec ses semblables se comporte de la même manière que le consommateur ou l’investisseur sur le marché des biens et des services, essayant d’en avoir le plus possible pour son argent ou, plus généralement, pour l’énergie qu’il dépense. Si cette vérité n’est pas apparue clairement jusque-là, suppose la doxa, c’est que, dans les sociétés passées, le poids de la religion, des illusions, des mystifications et des dominations a été tel qu’il a empêché la pleine manifestation de l’essence calculatrice du sujet humain. Mais la modernité déchire ce voile d’illusions et promeut d’un même mouvement la démocratie et le marché, l’un(e) étant la condition de l’autre.
3Et si cette vision largement acquise – même si c’est le plus souvent de manière implicite – était tout simplement fausse ? Si l’homme n’était pas ou pas seulement un Homo œconomicus, si, loin de l’être dès l’origine et congénitalement, il ne commençait à apparaître tel qu’au terme d’une construction et d’un devenir historiques complexes, comment conviendrait-il alors de penser le cours de l’histoire et quelles conclusions politiques pourrait-on en tirer ? Telles sont les questions centrales que soulèvent, chacun à sa manière, nos trois auteurs.
4Comment l’homme devient-il un « animal économique », pour reprendre la formule de Mauss ? On connaît les réponses de Marx et de Weber. Pour Marx, l’être générique de l’homme, son Gattungswesen, c’est la socialité et non l’économicité. Pleinement social dans le communisme primitif, il doit le redevenir avec le communisme terminal, passant ainsi en quelque sorte d’un en-deçà de l’animalité économique à son au-delà. Au sortir DE LA COMMUNAUTÉ PRIMITIVE, LA PETITE PRODUCTION MARCHANDE – autrement dit le marché – est déjà présente. Elle introduit des germes de calcul et de rationalité économiques, mais limités ; le cycle marchand induit par la mise en marché d’une marchandise DÉTERMINÉE, M, une simple valeur d’usage, se termine aussitôt que l’argent A OBTENU EN ÉCHANGE A ÉTÉ RECONVERTI EN UNE AUTRE marchandise qui ne vaut que comme autre valeur d’usage destinée à la consommation. Le plein avènement de l’Homo œconomicus, baigné dans les « eaux glacées du calcul égoïste », ne se réalise qu’avec le surgissement du capitalisme qui transforme le cycle M-A-M, en cycle A-M-A, faisant de l’obtention de l’argent le véritable moteur de l’économie, son alpha et son oméga, « la Loi et les prophètes ». S’il y a des traces de capitalisme marchand et financier dans l’Antiquité, le mode de production capitaliste proprement dit, caractérisé par l’apparition du travail salarié, ne s’impose qu’au XVIE siècle en Europe.
5Selon Weber, l’appât du gain, la soif de la richesse sont des motifs éternels, même si dans les ordres sociaux traditionnels ils se trouvent limités par l’ethos de la réciprocité qui imprègne les rapports de voisinage et les relations familiales. C’est ainsi que le capitalisme commercial ou financier et même certaines formes de capitalisme artisanal ou préindustriel sont présents dans l’Antiquité et en dehors même de l’Europe occidentale. Ce qui fera la singularité de la modernité et de l’Occident, ce n’est donc pas l’apparition du capitalisme en tant que tel, mais sa rationalisation et sa systématisation. Celles-ci vont de pair avec un bouleversement radical de la motivation ultime qui régit l’esprit de lucre. Avec le capitalisme rationalisé, il ne s’agit plus de faire fortune pour la dépenser de manière splendide et ostentatoire, mais pour l’accroître indéfiniment. L’accumulation de la richesse est devenue à elle-même sa propre fin. L’originalité de Weber, on le sait, est de montrer que l’apparition de ce type humain singulier (cette Menschentum) ne procède pas comme mécaniquement de la naturalité de l’appât du gain, mais d’une révolution religieuse qui inverse et révolutionne les voies du salut.
6On le voit, tant chez Marx que chez Weber, le capitalisme et l’économie de marché se voient reconnaître, sinon la naturalité que lui prêtent les économistes libéraux, du moins une grande ancienneté et une assez large universalité. Et il en va donc de même pour la figure de l’Homo œconomicus.
7Polanyi, quant à lui, est plus radical dans la déconstruction de l’hypothèse de la naturalité de l’Homo œconomicus. Le moment du basculement historique décisif n’est pas, à l’en croire, celui qui fait passer de la petite production marchande au mode de production capitaliste, ou du capitalisme de la dépense à un capitalisme de l’accumulation. Polanyi ne parle d’ailleurs pas ou guère de capitalisme. La singularité historique que Marx attribuait au capitalisme fondé sur le travail salarié et Weber à sa rationalisation, Polanyi l’impute à l’apparition non du capitalisme, mais du marché autorégulé, seule instance dans laquelle le sujet humain commence à ressembler pour de bon à l’Homo œconomicus DE la théorie économique. Voilà qui semblerait devoir reculer loin dans l’histoire et étendre encore considérablement le règne de la modernité économique et d’Homo œconomicus puisque, à en croire Marx ou Weber, le marché ou la petite production marchande sont présents dès les temps les plus reculés. Mais c’est tout le contraire, soutient Polanyi, car il ne faut pas, nous dit-il, confondre le marché et les lieux de marché. Ou encore : il ne faut pas croire que les échanges pratiqués sur les lieux de marché (market places) se déroulent nécessairement selon le mécanisme marchand théorisé par la science économique. Plus généralement, il ne faut pas identifier commerce et marché. Ce qui est en effet à peu près aussi vieux que l’humanité, c’est la pratique du commerce ; mais celui-ci, loin de s’organiser nécessairement et toujours sur le modèle du marchandage et de l’achat et de la vente, obéit en fait, le plus souvent, à la logique de la réciprocité – i.e. du don/contre-don –, ou de la redistribution patrimoniale ou étatique. Le commerce peut être commerce par dons, commerce administré ou commerce de marché. Et encore dans ce dernier cas de figure convient-il de distinguer entre les marchés sur lesquels les échanges s’effectuent à des taux préfixés – qu’ils soient coutumiers ou objets de taxation administrative – et le marché sur lequel, conformément à la théorie économique, les prix ne préexistent pas à l’échange, mais varient en fonction de l’offre et de la demande.
8Loin de constituer la norme générale des échanges économiques, le principe de marché ainsi entendu fait figure d’exception historique. Il ne s’impose selon Polanyi qu’en trois périodes historiques bien déterminées : la période hellénistique du IVE - IIIE siècle avant Jésus-Christ qui voit, pour la première fois dans l’histoire, se former une classe moyenne autonome de marchands ; la fin du Moyen Âge où se forment, sous l’égide des États-nations naissants, des marchés régionaux puis nationaux intégrés là où dominait jusqu’alors la règle de la disjonction entre petit commerce territorial et grand commerce au loin ; et, enfin, après l’abolition en 1834 du Speenhamland Act – qui avait instauré une sorte de revenu minimal avant la lettre –, le siècle du libéralisme économique qui fait reposer toute la vie économique sur les seuls motifs croisés de l’appât du gain et de la peur de mourir de faim. L’instauration d’un tel système économique autoconsistant suppose en fait que l’économie de marché ainsi autonomisée, « désencastrée » (disembedded) du rapport social traditionnel, s’inscrive dans le cadre d’une société de marché dans laquelle trois biens essentiels qui ne sont pas produits comme des marchandises, le travail, la terre (alias la nature) et l’argent, sont traités comme s’ils en étaient quand même.
9Résumons brutalement la thèse : loin d’être universels, le marché et l’homme économique sont des exceptions. Loin de s’engendrer naturellement et spontanément, comme le croit par exemple un Friedrich von Hayek, ils sont le résultat d’une construction historique. Des artefacts. Le marché n’est pas l’enfant légitime de la nature, mais l’enfant naturel du politique.
10Quant au plan des implications proprement éthiques et politiques des analyses de Polanyi, l’essentiel peut en être dit assez simplement. Il s’agit en somme de trouver et de définir une sorte de voie moyenne entre le pessimisme résigné de Weber et le volontarisme messianique de Marx. Pour Weber, en effet, une fois l’économie formellement rationalisée via LE DÉVELOPPEMENT du marché et des organisations rationnelles par excellence que sont les bureaucraties, toute tentative d’obéir aux impératifs d’une justice matérielle et non pas procédurale ne peut conduire qu’à l’échec celles qui y aspirent, y compris les couches sociales les plus défavorisées. À tout coup, le remède serait pire que le mal. Il faut donc se résigner au désenchantement du monde et à la perte d’âme inhérente à la rationalisation formelle de l’existence sociale. Polanyi ne peut se résoudre à cette impuissance. Mais il n’accepte pas davantage la visée marxiste d’abolir purement et simplement le marché pour le dissoudre dans la société et dans l’État.
11Le polanyisme ainsi caractérisé apparaît comme une sorte de marxisme à visage humaniste, comme la seule théorisation générale d’envergure en science sociale à même de fonder et de féconder une pensée social-démocrate radicale. Aux déçus du marxisme comme aux désappointés du libéralisme économique, Polanyi offre l’espoir d’édifier une société humaine, décente et maîtresse d’elle-même sans céder aux illusions de la toute-puis-sance politique ou marchande. Son socialisme, on l’a vu ici, est un socialisme associationniste.
12Quel est l’apport spécifique de Polanyi à ce socialisme associationniste ? Ses textes anciens sur la comptabilité socialiste luttaient sur deux fronts – contre la planification centralisée de l’URSS et contre le décret libéral émis notamment par Ludwig von Mises de l’impossibilité de toute planification et de toute comptabilité socialiste viable – et ne semblent plus présenter aujourd’hui qu’un intérêt historique et académique. Ils concèdent encore trop à l’image d’un État central organisateur rationnel pour rester immédiatement crédibles. Ce qu’il importe avant tout de retenir, à la croisée là encore de la recherche scientifique et de la réflexion politique, ce sont probablement quatre thèmes cruciaux.
13D’une part, tout l’effort de Polanyi aura tendu à montrer que la démocratie ne procède pas du marché, qu’elle se forme et peut se reproduire avant et sans lui. C’est là la leçon principale de sa relecture d’Aristote et de son travail sur la Grèce. Dans le miracle grec, qu’est-ce qui est premier, de l’avènement de la pensée rationnelle, de l’émergence du marché ou de l’invention de la démocratie ? La réponse la plus fréquente et la plus spontanée aujourd’hui consisterait à faire de la naissance et de l’autonomisation du marché la condition de la pensée libre et de la démocratie. Or, si Polanyi a raison, si Aristote ne fait pas la théorie d’une économie de marché encore inexistante alors que la démocratie est déjà instaurée de longue date à Athènes, il devient clair que la démocratie n’a pas besoin du marché pour se former et prospérer.
14Et cette leçon des Grecs est confirmée par les autres grandes thèses polanyiennes, qui sont autant de thèmes cruciaux : la thèse DU rôle actif de l’État dans la création du marché ET CELLE QUE l’autonomisation radicale du marché autorégulé crée les conditions psychiques de l’aspiration au totalitarisme, ET CONDUIT DONC à la ruine de la démocratie.
15Parler des conditions psychiques de la démocratie renvoie au quatrième grand thème politique polanyien que l’on connaissait mal et que les textes ici réunis éclairent puissamment. Comme l’écrivent M. Cangiani et J. Maucourant, « la transformation des institutions dépend nécessairement [pour Polanyi] du changement de chaque individu et […] implique une forme de “foi” ».
16S’il fallait donc résumer en quelques mots le propre de la pensée politique polanyienne, on pourrait sans doute dire qu’elle est le fait d’un historien de l’économie qui de tous les historiens est celui qui minimise le plus le poids des déterminismes économiques [2] pour accorder, au contraire, un rôle massivement déterminant au politique et à l’éthique.
17Une telle position est-elle tenable ? Tenable, c’est-à-dire pertinente scientifiquement et encore à même d’éclairer de manière plausible les débats politiques contemporains ?
Critiques de l’histoire économique polanyienne
18Les thèses polanyiennes, dans leur fraîcheur première, avaient quelque chose d’exaltant. Là où la grande majorité des historiens croyaient voir le marché moderne, le marché des économistes pleinement constitué un peu partout et de toute Antiquité, Polanyi nous disait qu’il n’y avait là qu’illusion d’optique, et que, victimes d’un biais modernocentriste, on avait mal interprété les textes et faussé les sources. Que presque partout où l’on diagnostiquait l’existence d’un marché, il n’y avait eu en fait que commerce par dons, commerce administré, commerce d’État, ou, au mieux, commerce à prix préfixés et régulés. Voilà qui permettait d’es-pérer inverser le cours de l’histoire et de rendre le dépassement de la société de marché d’autant plus probable et facile qu’elle apparaissait davantage singulière, véritable exception historique. Sinon contre nature, au moins contre société – contre nature sociale en quelque sorte.
19Mais il faut se rendre à l’évidence, désormais bien documentée. L’existence du marché faiseur de prix est beaucoup plus ancienne que ne le croyait Polanyi. Lui-même d’ailleurs, dans l’un de ses textes posthumes réunis dans The Livelihood of Man, recule la naissance du marché autorégulé au VE siècle avant Jésus-Christ en Grèce. Relisant Aristote, Raymond Descat [2005] le voit naître au VIE siècle, mais, il est vrai, comme une institution d’abord politique. Des sources non équivoques attestent que le marché libre est déjà pleinement connu en Chine au VIIE siècle avant Jésus-Christ à la période des Royaumes combattants.
20Plus grave en un sens pour les thèses polanyiennes : les études assyriologiques et babyloniennes remettent sérieusement en cause l’idée, centrale chez Polanyi, que le commerce babylonien aurait été, de part en part et exclusivement, un commerce administré, ne connaissant aucun marchandage sur les prix et assuré par des fonctionnaires uniquement soucieux de leur statut social et non du profit monétaire. Un des meilleurs spécialistes de la question, Johannes Renger [2005, p. 55], tout en rendant un hommage appuyé à Polanyi conclut que ce dernier a négligé la distinction ET LE CHEVAUCHEMENT ENTRE ÉCONOMIE RURALE ET ÉCONOMIE URBAINE, et l’influence de la seconde sur la première. Morris Silver [1995], quant à lui, relève de très nombreuses traces de libre fixation des prix sur les marchés babyloniens. Mais quelle place occupe ce marché libre dans l’économie d’ensemble ? Cette question se pose d’autant plus si on se rappelle que toutes les opérations commerciales effectuées par les marchands officiels (karums) étaient enregistrées auprès du chef des marchands, le scribe offi-CIEL, LE tamkarum, et que la première tâche de celui-ci était de classer les biens en trois catégories : celle du « monopole », celle de la « consigne » et celle de la « liberté » [Norel, 2004, p. 72]. Apparemment, c’est dans le commerce relevant de cette troisième catégorie que les commerçants pouvaient réaliser un profit monétaire personnel.
21Terminons ce rapide examen des difficultés soulevées par l’argumentaire polanyien en notant qu’il est en définitive étrange que ni lui ni ses disciples n’aient rien écrit sur l’économie romaine. Il y avait pourtant là un défi de choix puisque l’un de leurs principaux adversaires théoriques, Michel Ivanovic Rostovtseff, considérait celle-ci comme pleinement marchande et moderne dès les débuts de l’ère impériale. Thèse confirmée de manière intéressante par les travaux d’Alain et François Bresson [2004,2005] qui montrent que l’absence d’une comptabilité en partie double à Rome ne témoigne d’aucun défaut de rationalité marchande et s’explique parfaitement par le peu de place du crédit d’une part et par le fait que l’économie antique, fondée sur l’esclavage, était bisectorielle, la production s’effectuant hors marché et tout le nécessaire étant produit « gratuitement » à l’intérieur du domaine, si bien que la règle d’or, fixée par Caton, « acheter le moins possible, vendre le plus possible », s’imposait absolument et limitait les exigences comptables à l’enregistrement des entrées et des sorties d’argent. Seul l’avènement du crédit imposera à la fin du Moyen Âge occidental de commencer à entrer dans la boîte noire de la production et d’imputer peu à peu une valeur monétaire comptable aux inputs internes [3].
22On sait que c’est dans l’avènement de la comptabilité en partie double que Weber verra un des traits essentiels et décisifs du capitalisme moderne, indissociable de l’apparition du crédit. Mais leur inexistence ne permet nullement de conclure à celle du capitalisme tout court : « Si donc, écrit-il, on n’introduit pas dans ce concept des déterminations sociales, mais qu’on accepte qu’il vaille avec un contenu purement économique, partout où des objets possédés et échangés sont utilisés par des individus privés à des fins d’acquisition dans l’économie d’échange, le caractère largement “capitaliste” d’époques entières de l’histoire antique paraît alors tout à fait assuré » [Weber, 1998, p. 101]. Il ajoute toutefois qu’« il faut aussi se garder des exagérations ».
23Lu à l’aune de cette citation et des observations que nous venons de rassembler, Polanyi apparaît comme un auteur institutionnaliste qui aurait introduit trop de « considérations sociales » dans sa définition même du marché (alias le capitalisme), jusqu’à en dénier l’existence dès lors que les institutions sociales qui encadrent le marché ne sont pas elles-mêmes clairement marchandes, autrement dit que la société de marché n’est pas pleinement constituée.
24Cette critique pourrait s’enrichir encore de nombreux autres exemples, et notamment de tout le matériau rassemblé par l’anthropologue Jack Goody dans son livre L’Orient en Occident [1999], véritable machine de guerre théorique anti-wébérienne et anti-polanyienne qui vise à ruiner définitivement la thèse de la singularité historique de la modernité occidentale en montrant comment tous ses éléments constitutifs – de la pensée rationnelle à la comptabilité en partie double et au marché – se trouvent depuis belle lurette au Moyen-Orient ou en Extrême-Orient (et NOTAMMENT EN INDE [4] ).
Les acquis scientifiques de Polanyi
25Il ne faudrait pourtant pas laisser la critique invalider les acquis scientifiques. Un pan essentiel des théorisations polanyiennes, toute la dimension de l’anti-économicisme, reste en effet valide et est même confirmé par les remises en cause de ses datations. Plus on trouve de nouvelles dates de naissance du marché en dehors de la Grèce et de l’Europe moderne, et plus il devient évident, en effet, que le marché n’est pas la matrice de la démocratie. Entre sa naissance et l’émergence de la démocratie, il n’existe en tout cas aucune relation de cause à effet simple et mécanique [5]. Plus généralement, c’est au contraire la thèse d’un engendrement politique et donc artefactuel du marché qui s’en trouve confortée. C’est là la thèse explicite de Descat à propos de la Grèce archaïque. Mais c’est elle aussi qu’on retrouve chez un auteur, Herman M. Schwartz, qui croit réfuter Polanyi en affirmant que le grand commerce international des XVE ET XVIE siècles fonctionne selon la logique du marché autorégulé. Il est possible d’en discuter, mais le point essentiel est que Schwartz confirme absolument la thèse polanyienne de la disjonction absolue à l’époque entre le marché international et les marchés locaux, qui ne fonctionnent pas du tout sur le modèle de l’autorégulation. C’est bien l’État EN FORMATION QUI, en imposant la monétarisation de la rente, afin de financer son armée, a poussé à la mise en communication du grand commerce au loin et du microcommerce local qui jusque-là s’ignoraient. Laissé à lui-même, ce grand commerce n’avait pas la force suffisante pour accoucher de marchés régionaux puis nationaux [6].
26Mais revenons sur la critique des datations polanyiennes du marché. Et généralisons-la avant de la relativiser [7]. Le marché autorégulé est né bien plus tôt, en davantage d’endroits, et il a duré, avant même la toute récente modernité, bien plus longtemps que Polanyi ne l’a cru. Il n’est pas né trois fois, mais au moins une bonne vingtaine de fois si l’on en croit par exemple l’anthropologue Jonathan Friedman [8] [2000]. Mais voilà qui ne préjuge en rien du degré auquel, en ses diverses phases, il s’est plus ou moins rapproché du marché des économistes, jusqu’à former des prix systématiquement variables, reflétant en effet la valeur économique des autres biens ou services plus que la valeur sociale des personnes qui les produisaient ou les achetaient, et, surtout, qui ne préjuge nullement de la part qu’il a occupée dans la vie matérielle quotidienne, dans la livelihood DE LA GRANDE masse des populations.
27Ce qui reste extraordinairement vivace chez Polanyi, c’est la critique du mercantocentrisme spontané de nombre d’historiens de l’économie. Travaillant sur des archives écrites, sur des mémoires de commerçants, sur des règlements de marché, sur des mercuriales, seules sources écrites dont ils disposent, ils ont tendance à croire que le marché est partout et à surestimer considérablement son importance. Pourtant, à analyser d’un peu plus près leurs sources, on s’aperçoit – et même chez un historien qui comme Fernand Braudel croit en l’absolue naturalité et la quasi-universalité du marché – que, jusqu’à la fin du XIXE siècle, où la population est encore rurale à plus de 80 % en France, par exemple, la part de la consommation ou de la production qui passe par le marché et les transactions monétaires reste étonnamment FAIBLE [9].
28On comprend mieux ainsi comment un auteur comme Natalie Zemon Davis, dans son admirable Essai sur le don dans la France du xvie siècle, peut montrer que la grande majorité des échanges qui tissent les rapports sociaux sont alors pensés dans le registre du don/contre-don et non dans celui du marché. Et il ne s’agit nullement là d’une idéologie – ou alors au sens purement descriptif du mot : fixant l’imaginaire dominant d’une époque – qui masquerait la toute-puissance réelle du marché. Non, c’est que ce dernier n’opère encore que largement à la marge ou de manière interstitielle, même si sa réalité ne fait pas de doute. Encore s’agit-il d’un marché fortement régulé et contrôlé, d’un marché public disait Braudel.
29En définitive, la critique de l’œuvre du Polanyi historien et anthropologue de l’économie, nécessaire, ne conduit nullement à basculer de son anti ou de son a-mercantilisme, excessif, dans l’excès inverse de la naturalisation universaliste du marché et de l’Homo œconomicus. Le marché, présent à l’état de potentialité dans toute société, se forme comme marché autorégulé dans nombre de sociétés et de périodes historiques. Mais il s’en faut de beaucoup que l’on passe à tout coup de l’existence de marchés plus ou moins sporadiques et épars à la formation d’un véritable système de marchés reliés les uns aux autres. Une typologie directement inspirée de Polanyi pourrait alors distinguer dans les économies à circulation combinant réciprocité et redistribution celles où existent des enclaves de troc ou de marché régulé (à taux préfixés), celles où ces enclaves sont couplées avec des marchés libres sporadiques, celles où ces marchés sont interdépendants et subordonnés à une norme sociale soit marchande soit non marchande.
30Par ailleurs, transposant les concepts que Marx avait forgés pour décrire les divers degrés de dépendance du procès de travail par rapport au capitalisme, il apparaît nécessaire de fixer de manière typologique les divers degrés et les formes variées de la dépendance de l’existence quotidienne par rapport au marché. On pourrait distinguer ici une subsomption accidentelle, formelle ou réelle de l’existence sociale par rapport au marché selon que l’on commercialise et achète certains biens marchands de manière toute sporadique, comme une sorte de luxe, qu’une partie de l’activité productive est tournée vers le marché, mais que la reproduction de la vie quotidienne matérielle reste largement AUTARCIQUE OU QUE, AU CONTRAIRE, LA TOTALITÉ DE LA VIE MATÉRIELLE dépend de l’inscription dans le marché.
L’actualité de l’œuvre
31Marx et Weber l’avaient montré : ce qui est nouveau, ce qui façonne la modernité occidentale, disons à partir du XVIE siècle, ce n’est pas l’apparition du capitalisme, déjà bien connu dans l’Antiquité, mais la formation plus ou moins conjointe de deux modalités nouvelles du capitalisme. Le capitalisme manufacturier puis industriel, sur lequel Marx insiste tout particulièrement, en autorisant la production de masse permet de substituer peu à peu des biens nécessaires manufacturés aux biens produits artisanalement et de manière plus ou moins autarcique. Cette production de masse fait passer de la subsomption accidentelle à la subsomption formelle, puis réelle de l’existence matérielle dans le marché. Mais ce capitalisme industrialisé est un capitalisme rationalisé, et là on retrouve Weber et son insistance sur la séparation des comptes du ménage et de l’entreprise, sur l’invention de la comptabilité en partie double et sur la légitimation religieuse de l’accumulation indéfinie. En outre, tout cela est à mettre en rapport avec l’impact décisif de l’invention du crédit et de la finance qui seront les véritables démultiplicateurs de l’activité industrielle [10], à tel point que la société actuelle est largement financiarisée et que l’économie y est subordonnée non plus tant au marché des biens et services plus ou moins industrialisés qu’à un libre marché financier autorégulé. Or, avec cette subordination du marché des biens au marché financier, rentier et spéculatif, se joue à la fois la même et une tout autre histoire que celle qu’avaient impulsée les luttes de classe des deux derniers siècles [11].
32On le voit, l’œuvre de Polanyi ne saurait être lue comme une réflexion seulement historique. Il est important de souligner combien la perspective anthropologique qu’il adopte contribue à son actualité. Actualité paradoxale dans une période où le marché semble triompher. Néanmoins, loin du conformisme qui ne concède une place à Polanyi que pour lui nier toute pertinence dans l’appréhension du présent, contre l’académisme qui désamorce la portée de son message en le confinant à la seule analyse des sociétés passées, il convient de revenir sur le débat contemporain qu’il a impulsé à propos de la définition de l’économie.
33Rappelons que, selon lui, le terme « économique » utilisé couramment pour désigner un certain type d’activité humaine oscille entre deux pôles de signification qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Le premier sens, le sens formel, provient du caractère logique de la relation entre fins et moyens, comme dans les termes « économise » et « économe » : la définition de l’économique par référence à la rareté provient de ce sens formel. Le second sens, ou sens substantif, souligne ce fait élémentaire que les hommes ne peuvent continuer à vivre sans entretenir des relations entre eux et avec un environnement naturel capable de leur fournir leurs moyens de subsistance : la définition substantive de l’économique en découle. Le sens substantif provient de ce que, pour leur subsistance, les hommes dépendent, de toute évidence, de la nature et des autres hommes. Cette distinction entre la définition de l’économique par référence à la rareté et par référence au rapport entre les hommes et avec leur environnement a été relevée dans l’édition posthume des Principes DE Carl Menger, initiateur de l’économie néoclassique, qui indique deux orientations complémentaires de l’économie : l’une fondée sur la nécessité d’économiser pour répondre à l’insuffisance des moyens, l’autre – qu’il appelait l’orientation « techno-économi-que » – qui découle des exigences physiques de la production sans qu’il soit fait référence à l’abondance ou à l’insuffisance de moyens. Ces deux orientations vers lesquelles peut tendre l’économie humaine proviennent « de sources essentiellement différentes » et sont « toutes deux primaires et élémentaires » [Menger, 1923, p. 77]. Cette discussion a été oubliée et n’est reprise dans aucune présentation de l’économie néoclassique, la focalisation sur les résultats de la théorie des prix de Menger ayant favorisé de la part de ses successeurs une prise en compte du seul sens formel, confortée par l’absence de traduction en anglais de l’édition posthume de Menger [12]. Polanyi suggère que cette réduction du champ de la pensée économique a entraîné une rupture totale entre l’économique et le vivant. Avis partagé par des économistes soucieux d’une réflexion épistémologique sur leur science [13]. Revenant sur la définition de l’économie, Polanyi converge aussi, pour ce qui est de l’approche de l’action économique, avec les sociologues et économistes critiques de la théorie néoclassique [Ghislain et Steiner, 1995] ; autant qu’eux il signale combien le rationalisme économique suit logiquement l’hypothèse de la rareté des moyens en considérant que l’action rationnelle se limite à l’action rationnelle en finalité. Le solipsisme économique consiste à absolutiser l’action rationnelle en finalité, d’où découlent une absence de pensée du politique et une dissolution utilitariste des questions politiques dans la problématique de l’intérêt. Il en résulte aussi un réductionnisme économique qui peut être résumé par deux traits indissociables.
34L’autonomisation de la sphère économique assimilée au marché constitue le premier trait. L’occultation du sens substantif de l’économie débouche sur la confusion entre l’économie et l’économie marchande. Cette assimilation est rendue possible dès que l’économie devient uniquement une science de la richesse, centrée sur l’allocation des moyens en situation de rareté. Sont ainsi et alors occultés des pans entiers de l’économie réelle. Braudel y a suffisamment insisté : l’économie de marché n’est qu’un fragment d’un ensemble plus vaste, et la focalisation exclusive sur elle rend invisible « la vie matérielle ». Plus fondamentalement encore, Polanyi précise que considérer le marché comme le principe économique par excellence relève de la prophétie autoréalisatrice. Dans les faits, les sociétés humaines ont mobilisé plusieurs de ces principes : le marché, mais aussi la redistribution et la réciprocité. Selon le principe de la redistribution, le soin de la production est remis à une autorité centrale qui a la responsabilité de la répartir, ce qui suppose une procédure définissant les règles des prélèvements et de leur affectation. La réciprocité quant à elle correspond à la relation établie entre des groupes ou des personnes grâce à des prestations qui ne prennent sens que dans la volonté de manifester un lien social entre les parties prenantes.
35L’identification de tout marché à un marché autorégulateur constitue le second trait. Les hypothèses rationaliste et atomiste sur le comportement humain autorisent l’étude de l’économie à partir d’une méthode déductive par agrégation de comportements individuels grâce au marché, sans considération du cadre institutionnel dans lequel ils prennent forme. Considérer le marché comme autorégulateur, c’est-à-dire comme un mécanisme de mise en rapport de l’offre et de la demande par les prix, conduit à passer sous silence les changements institutionnels qui ont été nécessaires pour qu’il advienne et à oublier les structures institutionnelles qui le rendent possible. L’explication du comportement de marché par la maximisation du gain masque qu’il relève d’un processus institutionnalisé.
Un apport conceptuel à la sociologie économique et à l’économie politique
36Ce sur quoi insiste Polanyi, c’est donc sur le fait que l’économie a été formatée par la croyance économique en un marché auto-régulateur. Il récuse ainsi toute prétention à étudier les activités de production, d’échange, de circulation et de financement sous le seul prisme du marché. À ce titre, il est l’un des inspirateurs principaux d’une socio-économie qui tire le fil institutionnaliste. La vertu heuristique de sa position est indéniable pour une économie politique qui examine la place mouvante de l’économie dans la société humaine en tenant compte de la pluralité des modèles d’intégration. Elle l’est aussi pour une sociologie économique qui ne se contente pas de servir d’auxiliaire à l’économie orthodoxe.
37De ce point de vue, les différences entre le recours à la métaphore de l’encastrement (embeddedness) chez Mark Granovetter et Polanyi peuvent être considérées comme emblématiques et soulignent la spécificité de ce dernier. Le concept d’encastrement, d’abord produit par Polanyi, a été popularisé par Granovetter. Toute la difficulté tient à ce que cette vulgarisation s’est doublée d’un déplacement. Pour confronter les deux acceptions, reprenons d’abord les arguments de Granovetter pour les comparer ensuite à ceux de Polanyi.
38L’économie orthodoxe, y compris dans les développements récents de l’économie néo-institutionnelle, procède de l’utilitarisme quand elle envisage les institutions existantes comme résultant de choix effectués pour des raisons d’efficacité. Selon Granovetter, la sociologie économique conteste justement ce fonctionnalisme qui décourage l’analyse détaillée de la structure sociale, pourtant essentielle pour comprendre la genèse des institutions. Celles-ci, loin d’être la solution unique et obligée à des problèmes d’efficience, sont le fruit de l’histoire humaine et comme telles soumises à la contingence historique. On ne peut donc pas saisir le phénomène social que représente une institution sans étudier le processus historique dont elle émane. À l’origine d’une institution, plusieurs possibles historiques existent et l’institution résulte de la cristallisation de certaines relations personnelles particulières. L’encastrement selon Granovetter rend compte de l’insertion des actions économiques dans des réseaux de relations sociales interpersonnelles, qu’il convient de cerner à partir de l’étude de leur structure. C’est leur étayage sur des réseaux sociaux qui peut, par exemple, expliquer les itinéraires suivis par des entreprises dans leur développement. Il n’en demeure pas moins que ces parcours sont finalisés dans une économie marchande. Granovetter propose donc d’expliquer certaines trajectoires au sein d’une économie marchande considérée comme toujours déjà-là et allant de soi.
39Pour Polanyi, il s’agit de traiter d’une question plus large. L’économie recouvre l’ensemble des activités dérivées de la dépendance de l’homme vis-à-vis de la nature et de ses semblables. Par encastrement, il désigne l’inscription de l’économie ainsi définie dans des règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines formes de production et de circulation des biens et des services. Dans les sociétés précapitalistes, les marchés sont limités et la plupart des phénomènes économiques font l’objet d’une inscription dans des normes et des institutions qui leur préexistent et leur donnent forme. L’économie moderne se singularise par une tension entre modernité démocratique et économie. Selon lui, l’économie assimilée au marché autorégulateur induit le projet d’une société enracinée dans le mécanisme de sa propre économie. L’économie de marché quand elle ne connaît pas de limites débouche sur la société de marché, dans laquelle le marché est censé suffire à organiser la société. L’irruption de cette utopie d’un marché autorégulateur différencie la modernité démocratique des autres sociétés humaines, dans lesquelles il a existé des éléments de marché sans qu’il soit visé de les agencer en système autonome.
40Ces acceptions de l’encastrement peuvent d’ailleurs ne pas être opposées, mais pensées en complémentarité comme Granovetter [2000, p. 39] nous y invite en minimisant ses critiques au Polanyi « polémique » pour reconnaître l’apport du Polanyi « analytique ». L’économie de marché peut être étudiée en intégrant les cadres relationnel et institutionnel sans lesquels elle ne saurait se déployer. Déterminants pour comprendre certains marchés comme le marché du travail, les réseaux relationnels peuvent expliquer certaines stratégies. Au-delà de ces formes d’étayage sur des contacts interpersonnels, la plupart des marchés existants sont encadrés par des institutions qui élaborent en particulier des règles sociales ou environnementales. L’imbrication des marchés et de ces institutions peut être replacée dans le cadre d’une tension historique entre dérégulation et régulation qui est constitutive de l’économie de marché.
41L’approche de Polanyi n’implique donc aucune négation de l’étayage des relations marchandes sur des réseaux de relations. Il n’en demeure pas moins que l’encastrement relève, à ses yeux, d’un registre bien différent et soulève une question que Granovetter ignore : celle de la croyance au marché comme représentation performative de la réalité. Quand il conçoit l’économie comme processus institutionnalisé, il montre combien l’autonomisation de l’activité économique dans la société contemporaine est un projet politique. Il en ressort une approche du « désencastrement » envisagé comme résultant d’une préférence des pouvoirs publics pour l’économie formelle et donc marchande. Le « désencastrement » de l’économie apparaît ainsi comme une forme particulière d’encastrement politique qui privilégie les pratiques relevant d’une représentation exclusivement formelle de l’économie ; son efficacité tient à ce qu’elle rend invisibles les réalités qui se rapportent à une représentation substantive de l’économie, c’est-à-dire les activités dans lesquelles l’économie est un moyen au service de finalités d’un autre ordre – ce que Weber nomme des activités à orientation économique.
42À l’inverse de ce sur quoi certains auteurs ont polarisé leurs critiques, il est donc secondaire de polémiquer sur la datation de telle ou telle phase historique de société de marché. Le propos de Polanyi est centré sur la question de l’encastrement politique (au sens large du terme politique). En effet, si l’on considère que la société de marché menace la démocratie, il est logique de donner la priorité à l’étude de l’inscription de l’économie dans des cadres politiques, sans nier pour autant l’intérêt d’une compréhension de l’étayage des activités économiques sur des réseaux sociaux. Plusieurs auteurs, tels Sharon Zukin et Paul DiMaggio [1990], ont d’ailleurs insisté sur cet encastrement politique et critiqué le rabattement de la notion d’encastrement sur les réseaux sociaux. Dans cette perspective théorique, la socio-logie économique peut être appréhendée comme la perspective sociologique appliquée à une économie qui ne se réduit pas à la seule économie de marché et dans laquelle le marché ne se réduit pas à un marché autorégulateur.
43Le retour à Polanyi permet d’enrichir une réflexion sur les rapports entre économie et société, sujet central de la socio-logie économique des fondateurs quelque peu délaissé par la perspective microsociologique propre à la nouvelle sociologie économique dans sa version « granovettérienne ».
Démocratie, économie et pluralisme
44Les analyses de Polanyi sont, nous l’avons dit, indissociables d’un projet éthico-politique, et leur actualité conduit à s’interroger sur la teneur de celui-ci, dans un contexte différent de celui où il a écrit.
45À cet égard, ses conclusions tranchent par rapport aux considérations lénifiantes qui célèbrent cette « fin de l’histoire » à laquelle conduirait l’alliage de la démocratie parlementaire et du marché. Selon la troisième grande thèse énoncée plus haut, le système de marché, parce qu’il aboutit à la désocialisation et à la déshumanisation de l’activité économique, n’est pas psychiquement tenable, nous dit Polanyi. Il peut donc déboucher sur la resocialisation fantasmatique à laquelle s’évertuent les divers totalitarismes. C’est ce qu’enseigne l’histoire : LA CONTRADICTION entre les idéaux politiques des Lumières et la visée de société de marché a débouché sur le fascisme et le communisme.
46Pour le fascisme, la démocratie est un anachronisme parce que seul un État autoritaire permet d’endiguer les perturbations inhérentes au capitalisme. Ne reconnaissant pas la possibilité d’une visée communautaire consciente et délibérée chez l’individu, il enferme toute aspiration à la communauté dans des dépendances charismatiques ; le culte du chef remplace l’autonomie personnelle et est couplé avec une doctrine corporative prônant un ordre technique dans lequel les branches de la production deviennent les dépositaires des pouvoirs économiques. L’objectif du fascisme est donc de supprimer la démocratie et d’organiser la société au profit d’un système économique structuré par des hiérarchies immuables. L’ambition du régime communiste est inverse : elle est d’étendre la démocratie au système économique. Mais il assimile la démocratie économique au changement de propriété des moyens de production tout en méprisant le droit et la démocratie représentative, au motif qu’il s’agit d’acquis formels, d’une superstructure traduisant l’hégémonie bourgeoise.
47La catastrophe totalitaire a grandement contribué à la relégitimation du capitalisme. Confortée par l’écroulement des régimes communistes qui valide le slogan selon lequel il ne saurait y avoir d’alternative viable, l’offensive néolibérale s’appuie sur ces deux ambiguïtés. L’hypothèse défendue est que le potentiel de l’économie de marché est entravé par un ensemble de règles paralysantes. Mais le constat d’hier reste valable aujourd’hui : société de marché et démocratie demeurent incompatibles. Désormais, ce qui menace la société, ce qui produit une déshumanisation insupportable – comme celle qui, selon Polanyi, avait conduit au totalitarisme –, ce n’est plus le marché autorégulé des biens, c’est le marché auto ou dérégulé de la finance, de plus en plus « hors sol », réfugiée dans cette variante des ports de commerce que sont les paradis fiscaux. Or, si l’on en croit Polanyi, et tout porte à croire qu’il a raison, un tel désencastrement de la finance ne sera pas supportable longtemps. En ce début de XXIE siècle, il convient de retenir les leçons du XXE siècle : les tentatives de dépassement du capitalisme y ont été des impasses totalitaires ; mais, par ailleurs, le néolibéralisme renvoie à une longue histoire, celle du dogmatisme de marché dont les conséquences se sont révélées désastreuses.
48La teneur de la réplique démocratique s’avère cruciale pour le devenir de la société ; à défaut, on ne pourrait assister qu’à des affrontements – par exemple entre « Mac World » et « Djihad » pour reprendre les termes imagés de Barber [1996]. La mondialisation du marché et son extension à des domaines qu’il ne touchait pas auparavant aurait pour corollaire la montée de l’intégrisme religieux. Le risque est réel et confirmé par de dramatiques événements.
49Pourtant, l’incontestable difficulté qui réside dans la prééminence du principe de marché ne doit pas conduire à une nouvelle version du déterminisme économique. Une nouvelle grande transformation sera inévitable. Mais ce contre-mouve-ment peut revêtir des formes dictatoriales, néototalitaires ou, au contraire, démocratiques. Quelles sont les chances de cette seconde solution ?
50Là encore, Polanyi infléchit le pessimisme wébérien qui, tout en soulignant la permanence des deux rationalisations formelle et matérielle, pense impossible de faire valoir les exigences d’une rationalité substantielle et non seulement formelle. Sans fournir de réponse assurée, Polanyi suggère néanmoins plusieurs points d’appui pour un changement démocratique. Citons-en trois.
51Comme il a été mentionné précédemment, les textes de cet OUVRAGE [14] mettent en avant le pouvoir transformateur de l’esprit et de la volonté de l’homme, qui dispose en lui de la capacité à redonner corps aux idéaux de justice, de droit et de liberté. D’où le rôle attribué à la culture, aux sociabilités collectives, qui conduit Polanyi à reprendre Jean-Jacques Rousseau pour s’interroger sur l’articulation entre liberté et égalité qui demeure le point nodal de la démocratie dans une société complexe. Il propose une théorie relationnelle qui s’oppose à l’individualisme méthodologique, et son refus de l’atomisme induit une attention portée aux pratiques sociales, à l’éducation et aux engagements collectifs.
52Il s’agit bien de développer des manières d’éprouver dans des comportements une vision du monde, et cet appel à la réalité vécue n’est pas sans évoquer la grammaire des luttes sociales d’Axel Honneth ; avec le souci que l’organisation économique l’incarne et l’on pense sur cet aspect à l’économie morale d’Edward P. Thompson. Il importe de générer des façons d’agir, mais aussi des « régimes discursifs [15] », c’est-à-dire des manières de penser qui conceptualisent les expériences en combinant recherches théoriques et empiriques.
53Quand elle devient une fin en soi, la vision économique du monde dénie aux processus démocratiques le droit de définir un sens et un projet humain. C’est ce droit qui peut faire l’objet d’une réappropriation progressive. Les modalités envisagées par Polanyi font écho à l’effervescence propre à « la Vienne rouge » ; elles se rapprochent aussi des préconisations de G. D. H. Cole et des Webb, théoriciens du socialisme de la guilde, ou de Mauss (admirateur de Béatrice et Sydney Webb) qui confie à l’État la tâche de redistribuer la richesse produite par le marché, mais en vue notamment de faire vivre et de dynamiser l’ensemble des associations de producteurs et de consommateurs qui forment la chair vive de la société – de cette société qu’on nommerait aujourd’hui la société civile. La convergence avec Mauss est particulièrement marquée ; elle porte sur l’analyse de l’économie : la dénonciation de l’emprise du marché repose sur l’idée que la réalité ne montre pas un mode d’organisation de l’économie qui serait l’expression d’un ordre naturel, mais un ensemble de logiques et de formes de production et de circulation ; elle concerne également la vision du changement démocratique : il ne passe nullement par « ces alternatives révolutionnaires et radicales, ces choix brutaux entre deux formes de société contradictoires, mais se font et se feront par des procédés de construction de groupes et d’institutions nouvelles à côté et au-dessous des anciennes [16] ».
54Autrement dit, les pratiques sociales qui visent à l’émancipation, aussi indispensables soient-elles, ne peuvent suffire à impulser un changement véritable. Elles ne sont susceptibles d’échapper à la banalisation ou à la marginalisation que si elles sont en mesure d’influer sur les politiques publiques. Seuls des apprentissages individuels et collectifs, s’ils débouchent sur une action publique visant à transformer les cadres légaux et les politiques en vigueur, sont susceptibles de contribuer à des « processus institués de démocratisation économique » [Mendell, 2006]. Ils peuvent encadrer le marché en établissant des règles sociales et environnementales à respecter. Ils permettent de façon concomitante de limiter le marché en faisant place aux autres principes que sont la réciprocité et la redistribution.
55On rejoint ainsi la dynamique de la solidarité démocratique qui revêt deux formes complémentaires : une forme réciprocitaire correspondant au lien social volontaire par lequel des citoyens libres et égaux agissent pour le bien commun ; une forme redistributive désignant les normes et les prestations par lesquelles les pouvoirs publics renforcent la cohésion sociale et atténuent les inégalités. La soumission au principe du marché est d’autant plus à même d’être remise en cause que des rapprochements s’opèrent entre réciprocité et redistribution dans la lignée de ce qui se pratiquait dans des formes d’économie antérieures à la nôtre [cf. Servet, 2007]. Se précisent alors les voies de ce qui a été désigné plus haut comme une social-démocratie radicale adaptée à notre temps. Elle suppose en particulier de contrecarrer l’idée d’un monopole de la création des richesses par le marché. La solidarité ne peut pas se contenter de la dépendance à l’égard de la croissance marchande entérinée par la social-démocratie traditionnelle. Elle est en elle-même puissance instituante et force d’intégration sociale comme le soutient Jürgen Habermas [1990].
56S’il est vrai que Polanyi a sous-estimé la capacité du marché à améliorer les niveaux de vie et à favoriser les processus d’individualisation, il n’en reste pas moins qu’il n’a jamais plaidé pour sa suppression mais pour sa « domestication ». Dans ces échanges avec Ludwig von Mises, Polanyi affirmait la compatibilité des marchés et du socialisme [17]. En défendant l’idée d’une nécessaire autoprotection de la société, il montrait qu’aux poussées dérégulatrices répliquent toujours des initiatives sociétales qui entendent subordonner le fonctionnement des marchés à des règles démocratiques.
57Parallèlement à ces réglementations du marché, il est décisif que les mécanismes marchands « ne soient pas les seuls modes de reconnaissance de la valeur des biens produits [18] » et que soient renforcées les dimensions d’économie non marchande et non monétaire. Un autre pôle que l’économie marchande est en effet tout aussi constitutif de la modernité démocratique : celui de l’économie non marchande qui correspond aux secteurs dans laquelle la distribution des biens et des services est confiée à la redistribution. L’économie marchande n’a pu réaliser la promesse d’harmonie sociale dont elle était porteuse. Au contraire, avec la montée de la question sociale est apparue la nécessité de promouvoir des institutions susceptibles d’en contrecarrer les effets destructeurs. Un autre principe économique que celui de l’échange marchand, la redistribution, a donc été mobilisé à travers l’action publique pour donner naissance à l’État social qui confère aux citoyens des droits individuels grâce auxquels ils bénéficient d’une assurance couvrant les risques sociaux ou d’une assistance constituant un ultime recours pour les plus défavorisés. Le service public se définit ainsi par une prestation de biens ou de services revêtant une dimension de redistribution dont les règles sont édictées par une autorité publique soumise au contrôle démocratique.
58Par ailleurs, la monétarisation inhérente aux pôles marchand et non marchand ne doit pas faire oublier la persistance d’une polarité qui lui résiste et qui s’exprime dans des formes d’économie non monétaires. C’est toute la dimension du don et de la réciprocité qui, dans les sociétés modernes, permet de déborder le registre de l’instrumental et du stratégique. Se situant dans une perspective d’intercompréhension, elle ne réduit pas autrui à un simple moyen. Les courants d’une nouvelle sociologie économique ouverte auxquels nous nous rattachons ont justement pour souci d’intégrer don et réciprocité dans l’analyse des relations entre économie et société.
59Le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS) a pour ambition de s’opposer à un utilitarisme généralisé qui expliquerait l’ensemble des actions humaines par la recherche d’un intérêt individuel. Sans tomber dans l’excès inverse – qui privilégierait la gratuité –, le MAUSS s’efforce de penser le caractère originel de l’obligation de « donner, recevoir et rendre », qui n’est pas réservée aux sociétés archaïques et s’étend aux sociétés contemporaines [19]. Il importe d’éviter à la fois une occultation de la force de la réciprocité dans la socialité primaire et une mythification de ce principe qui aboutirait à prôner une hypothétique économie du don, illusoire alternative au marché.
60Comme le stipule l’approche de l’économie solidaire, il est en revanche possible de procéder à une analyse descriptive et compréhensive de pratiques qui recomposent les relations entre l’économique et le social en combinant la réciprocité, le registre de l’intérêt et celui de la redistribution. Au-delà des communautés héritées, la famille, l’instauration de la communauté politique et la reconnaissance de l’individu qui sont couplées dans la démocratie moderne rendent possible une « liberté positive » [Berlin, 1969] qui s’exprime dans le développement d’actions réciprocitaires et de pratiques coopératives à partir d’engagements volontaires. Dans de multiples formes d’associationnisme se révèlent la revendication d’un pouvoir-agir dans l’économie et la demande d’une légitimation de l’initiative indépendamment de la détention d’un capital. La capacité d’innovation des associations dépend alors de leur capacité autoréflexive. Elle dépend aussi de leur capacité à hybrider les différents pôles économiques, c’est-à-dire à mobiliser des ressources (non monétaires, non marchandes et marchandes) en fonction de logiques de projet et non en fonction de logiques qui leur sont exogènes [20]. PAR RAPPORT AU COURANT ANTÉRIEUR DE l’économie sociale [21] qui se centrait sur l’existence d’entreprises non capitalistes, l’économie solidaire introduit une problématique polanyienne, celle de la pluralité des principes économiques.
61La question posée est donc de savoir comment faire émerger des institutions qui soient en mesure d’assurer la pluralité de l’économie de manière à l’inscrire dans un cadre démocratique, CE QUE LA LOGIQUE DU GAIN MATÉRIEL INTERDIT QUAND ELLE DEVIENT unique et sans limites. La réponse à cette question ne peut être recherchée qu’en partant d’inventions institutionnelles ancrées dans des pratiques sociales ; ce sont elles qui peuvent indiquer les voies d’une réinscription de l’économie, de son réencastrement dans des normes démocratiques. La restauration des compromis antérieurs est vouée à l’échec et la réflexion sur l’égalité et la liberté ne peut avancer que par la prise en compte des réactions émanant de la société d’aujourd’hui.
62Précisons que l’objectif de la reconnaissance et de la légitimation d’une économie multipolaire ne suppose aucune vision pacifiée et irénique de leurs rapports et de leur poids respectif, pas plus que l’oubli de la domination marchande. Il s’agit au contraire de réagir à l’illusion lénifiante d’une harmonie intrinsèque de la société de marché en réintroduisant de la conflictualité entre des principes économiques différents, et donc en favorisant des débats démocratiques sur les différentes options économiques. C’est ainsi, on le voit, que les relations entre économie et société peuvent être alors abordées dans la perspective d’une ÉCONOMIE PLURIELLE CONÇUE COMME PARTIE PRENANTE ET INTÉGRANTE d’une démocratie délibérative qui ne vise pas la réconciliation universelle, mais l’explicitation des choix dans la sphère publique, une démocratie délibérative qui soit aussi bien « une démocratie agonistique [22] » pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe.
63C’est dans cette perspective de l’institutionnalisation d’une économie plurielle résolument démocratique que le patrimoine de réflexions et d’analyses légué par Polanyi prend tout son sens.
Notes
-
[1]
On reprend ici, sous une forme très légèrement différente, la postface destinée au recueil de textes de Karl Polanyi choisis, traduits et présentés par Michele Cangiani et Jérôme Maucourant, à paraître prochainement aux Éditions du Seuil dans une collection dirigée par Jacques Généreux.
-
[2]
Comme en attestent notamment deux des textes repris dans le livre de C. Cangiani et J. Maucourant : « La mentalité de marché est obsolète » et, plus spécifiquement encore, « Faut-il croire au déterminisme économique ? ».
-
[3]
C’est dans la non-monétarisation des prestations effectuées au sein du domaine, de la petite entreprise artisanale ou de la domesticité que résident la condition et le secret de leur survie. Aussitôt qu’il faut payer au prix du marché les prestations « gratuites » effectuées par les esclaves, les serfs ou les divers membres de la maisonnée, alors il faut vendre suffisamment pour pouvoir acheter, s’endetter, et la faillite survient rapidement. Sur ce thème, les deux grands livres sont ceux de Witold Kula [1970] et Alexandre Tchayanov [1990].
-
[4]
La critique, à vrai dire, porte nettement plus contre Polanyi que contre Weber qui, on vient de le voir, ne surestime nullement l’originalité historique du capitalisme en général.
-
[5]
Il faut donc lire totalement à l’envers l’historique, par ailleurs intéressant, que nous propose Jacques Attali – en s’inspirant étroitement de Braudel – dans son LIVRE Une brève histoire de l’avenir [2006]. Il y soutient que l’extension du marché et celle de la démocratie sont toujours allées de pair en laissant entendre que c’est la création d’un centre marchand qui est la condition de formation et d’extension de la démocratie. Avec une telle vision causale en tête, il devient difficile de défendre un projet de démocratisation du capitalisme et de trouver des ressources éthico-politiques susceptibles de s’opposer aux ravages de la mondialisation marchande.
-
[6]
Schwartz [2000, cité dans Norel, 2004, p. 48-49]. Jean Baechler [1971] avait déjà montré l’impossibilité d’une genèse économique de l’économie capitaliste et dégagé les conditions politiques de sa formation.
-
[7]
La réfutation de certaines des datations proposées par Polanyi, le faible travail historique qui aura été au bout du compte accompli par ses disciples directs, tout cela peut rendre tentante une lecture très euphémisée de Polanyi, qui soutiendrait que le projet proprement scientifique et historique de Polanyi est sans importance et que Polanyi ne l’aurait entrepris que pour mieux montrer à quel point l’idée d’une pure société de marché est une fiction non viable et dangereuse. C’est trop en rabattre, croyons-nous. Il convient assurément de préciser nombre des concepts de Polanyi, de réviser et de critiquer les sources sur lesquelles il avait cru pouvoir s’appuyer ; mais le projet d’une histoire économique globale qui situe clairement les places respectives du marché, de la redistribution et de la réciprocité garde toute son importance et sa valeur.
-
[8]
Cf. aussi, sur ce sujet, Attali [2006].
-
[9]
On trouvera une critique de ce moderno et mercantocentrisme des historiens de l’économie en général et de F. Braudel en particulier, et notamment, sur la faible part du commerce de marché dans la vie quotidienne matérielle traditionnelle, dans Dé-penser l’économique [Caillé, 2005, p. 82 sq.]. Plus généralement, cet ouvrage peut être lu comme une réflexion sur l’historicité et la contingence de la figure de l’Homo œconomicus menée à l’intersection des œuvres de Marx, Weber, Polanyi et Braudel. Un des enjeux essentiels, sur lesquels on n’a pas pu suffisamment s’appesantir ici, porte sur le degré de dissociabilité ou d’indissociabilité du marché et du capitalisme. Le livre, suivant Weber et Polanyi contre un certain Marx et contre Braudel, tente de tirer les conclusions sociologiques et politiques (au sens large) qui découlent de la thèse de leur indissociabilité conceptuelle. Sur le caractère encore très enclavé, pauvre et autarcique – largement a-marchand donc – de la France de la fin du XIXE siècle, cf. E. Weber [1983].
-
[10]
Et qui ont eux aussi un fondement religieux important. Paul Jorion [2007] montre ainsi comment l’activité économique américaine est massivement soutenue par une sorte d’obligation morale et patriotique de s’endetter. Ne pas le faire serait exprimer un manque de foi et d’optimisme moralement coupable.
-
[11]
Même si le capitalisme financier n’est en lui-même nullement nouveau comme on peut s’en convaincre en relisant Rudolf Hilferding.
-
[12]
Comme le mentionne Polanyi, Hayek, en qualifiant ce manuscrit de « fragmentaire et désordonné », s’est livré à une manœuvre éditoriale visant à le déconsidérer, justifiant ainsi qu’on ne le traduise pas.
-
[13]
Cf. Bartoli [1977], Maréchal [2001], Passet [1996], Perroux 1970].
-
[14]
Il s’agit, rappelons-le, du livre de Michele Cangiani et Jérôme Maucourant, qui paraîtra prochainement au Seuil (ndlr).
-
[15]
Selon D. Harvey [2000] cité par M. Mendell [2006].
-
[16]
Mauss [1997, p. 265]. Pour un développement sur les convergences entre K. Polanyi et M. Mauss, cf. J.-L. Laville [2003].
-
[17]
Comme le rappelle Jean-Michel Servet dans « Une relecture de Karl Polanyi » (texte ronéoté de l’IUED-IRD).
-
[18]
Selon l’argumentation d’Emmanuel Renault pour qui « la critique du marché ne peut que prendre la forme de sa domestication » [Renault, 2004, p. 215-216].
-
[19]
Sur la persistance et la force des relations de don au sein même des sociétés contemporaines, cf. notamment les travaux de Jacques T. Godbout [1992,2002, 2007].
-
[20]
On trouvera une présentation des principaux repères théoriques sur les formes d’économie qui ne correspondent pas à la définition formelle dans J.-L. Laville et A. D. Cattani [2006].
-
[21]
Pour une synthèse de celui-ci, cf. C. Vienney [1994]. Pour une présentation francophone de la perspective de l’économie solidaire basée sur une approche compréhensive de réalités existant dans divers continents, voir par exemple : J.-L. Laville (sous la dir. de) [2007] et J.-L. Laville, J.-P. Magnen, G. C. de França Filho et A. Medeiros [2006].
-
[22]
Sur ce thème, voir Chantal Mouffe [1993,1994,2000,2002].