1« une théorie sociologique générale est-elle possible ? » la question posée soulève le problème de l’unité de la discipline que nous nommons aujourd’hui « sociologie ». et il s’agit bien d’un problème, compte tenu du contraste entre un terme apparemment fédérateur (« la sociologie ») et l’extrême pluralité des objets et des terrains, des problématiques, des perspectives (entre explicatif et compréhensif), des méthodes (entre quantitatif et qualitatif), des échelles (entre « macro » et « micro »)… Symptomatique de cet éclatement est la difficulté que nous avons, nous sociologues français contemporains, à nous accorder non seulement sur la réponse à cette question mais aussi, en amont, sur la pertinence même de ses termes (qu’est-ce que la « sociologie », et quelles en sont les frontières ? Qu’est-ce qu’une « théorie » ? À quoi réfère la « généralité » ?) ; et surtout – bien que cela relève largement du non-dit –, de ses experts, c’est-à-dire des sociologues les plus aptes à y répondre…
2avant de risquer ma propre réponse, je commencerai donc par me demander si la question vaut la peine d’être posée en ces termes, comme l’ont fait les auteurs du n° 24 de la revue. autrement dit : avons-nous intérêt à ce qu’une « théorie sociologique générale » soit possible [1] ? et plus précisément : quels sont les risques induits par son éventuelle impossibilité, ou possibilité ?
ENTRE UNITÉ ET PLURALITÉ
3l’impossibilité d’unifier la sociologie derrière une théorie partagée par la majeure partie de ses praticiens présente des inconvénients évidents : éclatement de la discipline, hétérogénéité, incompréhensions mutuelles, incultures croisées… Ce portrait, digne de la tour de Babel, ne semble malheureusement pas très éloigné de la situation actuelle, où aucun d’entre nous, pour peu qu’il soit producteur plutôt que transmetteur de travaux, n’est probablement en mesure de suivre la production non seulement des autres sociologues mais même, probablement, des spécialistes de son propre domaine. le problème toutefois n’est pas uniquement celui, quantitatif, de la surproduction, dont il faudrait chercher les causes dans l’évolution démographique du recrutement et dans les modalités d’évaluation des enseignants-chercheurs : il réside aussi dans l’hétérogénéité de nos critères de qualité.
4révélatrice de cet éclatement fut l’« affaire teissier » (qu’il vaudrait mieux d’ailleurs nommer « affaire Maffesoli »), à l’occasion de laquelle nous avons pu constater que le front commun contre une pratique jugée incompatible avec les fondements de notre discipline a surtout révélé une dramatique ligne de fracture au sein même des défenseurs de la scientificité de la sociologie : les uns estimant cette thèse indéfendable parce qu’elle faisait l’apologie de l’astrologie ; les autres – dont je suis – estimant qu’une thèse qui en aurait fait le procès aurait été tout aussi peu sociologique [2], alors qu’on avait là un magnifique objet pour une sociologie compréhensive des usages de l’astrologie par les acteurs, et des modalités de sa critique.
5Cette cacophonie doit-elle pour autant inciter à fuir Charybde pour se précipiter dans Scylla, et rêver comme à une panacée d’une unification derrière un même paradigme ? Fût-elle possible, les risques n’en seraient pas non plus négligeables ; car derrière la tentation du monisme se cache souvent la nostalgie d’un idéal théologique, la conviction secrète qu’un seul dieu, c’est forcément mieux que plusieurs, et que plus il sera « général », donc commun à tous, mieux l’humanité se portera… or l’infinie diversité de l’expérience admet, et même exige, la pluralité des « entrées » théoriques susceptibles d’en rendre compte ; chacune possède un espace de pertinence délimité, qui ne peut couvrir la totalité de la vie sociale : qu’il s’agisse de la distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft ou entre solidarité organique et solidarité mécanique, de la typologie des modes de domination, des processus de civilisation, des cadres de l’expérience, des stratégies de distinction ou du besoin d’imitation, du paradigme du don, etc. on peut se demander dans ces conditions s’il est bien raisonnable de postuler un « fait social total », en l’absence d’un outil de description suffisamment global pour en faire le tour : ne faut-il pas voir là plutôt la nostalgie d’un monisme auquel les religions monothéistes avaient longtemps fourni un cadre ?
6Cette aspiration à une théorie générale, et une seule, n’est-elle pas plus adaptée à la tradition religieuse occidentale qu’à une pensée proprement sociologique ? la courte histoire de notre discipline montre bien que plus une théorie est générale, moins elle est vulnérable à la « réfutabilité » poppérienne (pour éviter l’anglicisme « falsifiabilité »), donc à une relative – soyons prudents – scientificité. J’ai suggéré par exemple combien la théorie de la civilisation de Norbert elias – l’une des plus générales qui soient dans le répertoire dont nous disposons – est peu accessible à la réfutation, puisque ses contre-exemples peuvent toujours être interprétés soit comme des moments de régression dans le processus, soit comme des réactions à sa progression : propriété qui fait à la fois sa puissance et sa fragilité [cf. Heinich, 1997]. le risque est donc, comme pour la pâte à tarte, de perdre en consistance ce qu’on gagne en étendue…
7Dans ces conditions, mieux vaut déplacer la question, en nous détournant du problème de la « généralité », donc de l’unicité, pour nous interroger sur la pertinence d’une réflexion engagée à partir de la « théorie ».
THÉORIES, MÉTHODES, PARADIGMES
8Quelle place faut-il accorder à la « théorie » dans la pratique de la sociologie ? Pour qui met au fondement de la discipline la pratique de l’enquête, quelles qu’en soient les formes, le privilège de principe accordé à la théorie ou au concept tend à s’effacer, au profit de l’articulation entre l’objet, la problématique, le terrain et la méthode [cf. Heinich, 2006a]. Cette dernière surtout est essentielle, qui permet souvent de ramener des débats apparemment théoriques à des problèmes de méthode, permettant ainsi d’économiser beaucoup de temps. ainsi, le passage de l’enquête statistique à l’enquête par entretiens peut suffire à modifier profondément les résultats, par la multiplication des exceptions individuelles à la règle catégorielle : ce qu’une lecture naïve prend évidemment pour une réfutation de la théorie antérieure, voire pour un changement dans le rapport des acteurs à l’objet, là où il n’y a probablement guère plus qu’un changement de méthode [3].
9la valorisation très ancienne de la théorie par rapport à l’empirie tend à aborder les productions scientifiques par leurs cadres conceptuels, en oubliant ou en minimisant la part qu’y prennent les composants constitutifs du travail empirique. or théories et concepts sont le plus souvent des conséquences de l’investigation, et non des schèmes préalables que l’enquête ne ferait que soumettre à la démonstration : les grandes œuvres des sciences sociales ont probablement produit leurs modèles théoriques et leurs concepts, beaucoup plus qu’elles ne les ont appliqués.
10Mieux encore : ces modèles qui structurent la pensée sont loin d’être toujours conscients chez le chercheur ; ils sont sans doute même d’autant plus puissants qu’ils sont moins conscients, intégrés comme allant de soi, et n’ayant pas besoin d’être explicités pour agir. C’est ce que thomas Kuhn [1972] désignait comme un « paradigme » scientifique : une forme de pensée commune qui n’apparaît comme telle qu’après coup, une fois qu’elle a perdu de son évidence en ayant abdiqué sa toute-puissance intellectuelle.
11ainsi, l’arrière-plan transcendantaliste dans la conception durkheimienne du « social », l’arrière-plan fonctionnaliste dans la vision parsonienne de la société, l’arrière-plan structuraliste dans la théorie éliasienne de la configuration, l’arrière-plan grammatical dans la cadre-analyse goffmanienne, ou encore l’arrière-plan critique dans la théorie bourdieusienne de la domination, sont devenus beaucoup plus manifestes à leurs successeurs qu’ils ne le furent vraisemblablement aux yeux des intéressés.
12Plutôt donc que de chercher les différentes lignes de force de la sociologie dans l’opposition entre méthodes empiriques et modèles théoriques, voire entre ces modèles théoriques eux-mêmes, essayons de mettre en évidence des oppositions entre paradigmes. il semble en effet éclairant de distinguer deux grandes oppositions paradigmatiques : d’une part, une opposition dans la visée du travail sociologique ; et d’autre part, une opposition dans la posture de recherche adoptée. Commençons par la première.
ENTRE THÉORIE DE LA SOCIÉTÉ ET ANALYSES DE L’EXPÉRIENCE
13Plutôt que de nous demander ce qu’est, ou devrait être, la sociologie, interrogeons-nous plus précisément sur ce que vise le travail du sociologue.
14et grossissons le trait, au risque de la caricature : vise-t-il une théorie de « la société », une définition du « social » ? ou bien vise-t-il des descriptions de l’expérience propre à « une » société donnée, des descriptions (au sens large : analytiques et interprétatives) qui soient éclairantes, c’est-à-dire non redondantes avec ce que nous savons déjà par la pratique [4] ?
15Ces deux conceptions ne se situent pas à un même niveau hiérarchique, ni sur un même plan historique : la première est mieux pourvue en prestige comme en ancienneté, de sorte qu’elle tend à apparaître comme plus « ambitieuse » par rapport à la « modestie » de la seconde [5]. elles renvoient surtout à des pratiques bien différentes et, au-delà, à deux mondes sociologiques, à peu près autosuffisants puisqu’ils n’ont nul besoin l’un de l’autre et n’utilisent pratiquement pas les mêmes outils, même lorsqu’ils les empruntent aux mêmes auteurs. il s’agit en gros de la différence entre, d’une part, ce qu’on a longtemps nommé « sociologie générale » (que je rebaptiserais volontiers « sociologie du social ») et, d’autre part, ce qu’on appelle parfois aujourd’hui « sociologie de l’action ». Si je préfère pour ma part le terme d’« expérience » à celui d’« action », c’est que ce dernier terme me paraît trop réducteur, en ce qu’il semble éliminer de l’investigation les énonciations (sauf à les considérer comme des actions, en ignorant donc la distinction [6] entre « acte » et « action ») et, en tout cas, les représentations, les valeurs, les émotions, bref toutes les composantes de l’expérience qui ne trouvent pas une traduction immédiatement observable.
16Sociologie du social, sociologie de l’expérience : ces deux conceptions sont si hétérogènes qu’on pourrait s’étonner qu’elles relèvent même d’une discipline unique. ainsi, quoi de plus différent – pour s’en tenir à l’exemple de la sociologie américaine – que la « sociologie » d’un talcott Parsons et la « sociologie » d’un erving Goffman ? Notons cependant qu’elles ne se laissent pas réduire à l’opposition classique entre « micro » et « macro » : celle-ci relève d’un problème d’échelle et non pas d’objet, de sorte qu’on peut faire une « sociologie du social » à partir d’analyses « micro » comme de modélisations « macro », de même qu’on peut faire une « sociologie de l’expérience » à partir de données à grande échelle (enquêtes quantitatives, pour peu qu’elles concernent des situations réelles ou des retours réflexifs sur ces situations), comme de monographies (enquêtes de terrain de type ethnographique).
17la différence n’est donc pas d’échelle, mais de référent : d’un côté, « la » société (l’empirie ne jouant alors qu’un rôle d’exemple, de voie d’accès vers le concept abstrait) ; de l’autre, « une » société, spatio-temporellement située (l’empirie formant la matière même de la réflexion). la meilleure façon de marquer la différence entre ces deux sociologies est donc de mettre l’accent sur le degré de définition du terme « société » : dans le premier cas, on parle de « la société », sans autre spécification (« qu’est-ce que la société ? »), c’est-à-dire d’un concept abstrait ; dans le second, on parle d’« une société », ou de « la société française contemporaine », c’est-à-dire d’une réalité contextuellement située, même si elle n’est pas perceptible à l’œil nu, autrement dit d’une certaine « configuration » spatio-temporelle, au sens qu’elias a donné à ce terme [7].
18Cette différence touche aussi la signification des concepts, selon la perspective dans laquelle ils sont utilisés. Prenons par exemple le cas de l’ethnocentrisme, avec le débat sur le concept éliasien de « civilisation », accusé par certains (notamment des anthropologues) d’être typiquement ethnocentrique en tant qu’il tenterait d’imposer la norme occidentale de « civilité » comme constitutive de toute société [cf. Chevalier, Privat, 2004].
19une telle interprétation repose sur une lecture d’elias orientée vers une « sociologie du social » : dans cette perspective, la théorie de la civilisation s’applique à « la société », c’est-à-dire à toute société, et apparaît en effet comme une projection ethnocentrique d’origine occidentale. Mais cette lecture me paraît très éloignée de la visée d’elias, dont toute l’œuvre témoigne qu’elle s’oriente vers une « sociologie de l’expérience » : dans cette perspective, le concept de « civilisation » prend son sens dans les sociétés occidentales modernes, et ne pourrait s’étendre à d’autres qu’au terme d’analyses descriptives analogues à celles qu’elias a menées sur l’histoire de la société française. et il est, surtout, dénué des arrière-plans normatifs qu’induit inévitablement toute hypothèse essentialiste, transformant une propriété constitutive en norme, dont le non-respect porterait atteinte à la nature de l’objet en question.
20autre exemple : l’opposition bien connue entre holisme et individualisme [cf. Dumont, 1983]. une « sociologie du social » tendra à considérer le holisme ou l’individualisme comme des propriétés fondamentales de toute société, présentées comme des catégories exclusives l’une de l’autre, susceptibles de caractériser l’essence du vivre-ensemble ; dans cette perspective, le sociologue devra démontrer qu’une théorie « holiste » est plus adéquate qu’une théorie « individualiste » – ou inversement. Mais une « sociologie de l’expérience » les traitera comme des moments de l’évolution d’une société particulière, non exclusifs l’un de l’autre, donc plutôt comme des types idéaux, des pôles extrêmes entre lesquels se déplacent concrètement les sociétés (les « configurations ») ; dans cette perspective, le travail du sociologue consistera à décrire, voire à expliquer, de quelles manières elles sont, selon les contextes, plus ou moins « holistes » ou « individualistes », c’est-à-dire quelles formes prend concrètement la réalisation de l’une et l’autre tendance.
21essayons de préciser cette opposition entre – pour aller vite – une socio-logie générale, qui cherche à conceptualiser l’infini grouillement de tout ce qui constitue le vivre-ensemble, pour en extraire l’essentiel, voire l’universel, et une sociologie contextuelle, qui observe la façon dont les acteurs agissent et rendent compte de leurs raisons d’agir, pour en tirer quelques régularités transposables à d’autres situations. Dans la première optique, l’objet du travail sociologique relève d’une interrogation qui, dans l’histoire des idées, remonte bien avant l’invention institutionnelle de notre discipline, puisqu’elle commence au moins avec Montesquieu, sinon aristote, et trouve chez Comte son précurseur moderne. elle a, bien sûr, toutes les séductions des grandes questions ; la contrepartie est sa déconnexion d’avec l’expérience, et le risque de se perdre dans des spéculations sans enjeu réel, et donc sans « fin », au double sens de terminaison et de finalité. le risque en effet est de se perdre, à terme, dans l’équivalent des dissertations sur le sexe des anges qu’a tant aimées, en son temps, la théologie…
22Dans la seconde optique – sociologie de l’expérience –, l’objet du travail sociologique est d’expliquer et/ou de comprendre comment s’organisent les expériences, comment se présentent les situations, comment se résolvent concrètement les problèmes qui se posent aux acteurs : en d’autres termes, comment les gens s’y prennent pour vivre ensemble. Cette sociologie-là est plus tardive : après les précurseurs de la science politique et de l’économie que furent tocqueville et le Play, elle ne commence véritablement qu’à la toute fin du xixe siècle, avec l’utilisation systématique des méthodes d’enquête (dépouillement d’archives et de documents historiques ou ethnographiques, statistique, observation sur le terrain…) sur lesquelles repose cette sociologie, forcément empirique même si elle n’est pas « expérimentale » au sens de Claude Bernard. elle a toutes les séductions de la familiarité, puisque n’importe qui peut y retrouver quelque chose de son expérience pour peu que l’objet le concerne. Mais justement : ce « pour peu que » pointe le risque majeur, qui est la parcellisation de ses objets et de ses lecteurs dans une myriade de micro-enquêtes, sans qu’aucune problématique commune ne vienne faire consister les acquis sous une forme partageable.
23l’idée même d’une « théorie générale », proposée ici à notre réflexion, s’inscrit à l’évidence dans la première de ces deux conceptions. Car si l’on pose la question « théorie générale de quoi ? », il va de soi que l’objet de cette théorie ne peut être que doté d’un très haut degré de généralité, pour pouvoir ressortir à une seule théorie. Ce ne peut donc être, en bonne logique socio-logique, qu’une théorie de « la société » : non pas une société, une configuration particulière, mais la société, l’essence de ce qui fait tenir l’humanité ensemble, ou encore, comme on dit parfois, « le social ». Car l’expérience, elle, est forcément plurielle, dotée d’un grand nombre d’« entrées » ou, si l’on préfère, de descriptifs possibles, comme l’aura remarqué quiconque a tenté de produire un compte rendu exhaustif de n’importe quelle situation.
24il ne peut donc exister de théorie générale de l’expérience, mais seulement des outils plus ou moins partagés, plus ou moins généralisables à un plus ou moins grand nombre d’objets, de problématiques, de terrains. C’est dire que tout ce que l’on est en droit de viser en matière de « généralisation » sociologique, dans la perspective d’une sociologie de l’expérience, c’est une batterie de concepts commune. Ce qui, au vu de la situation actuelle, ne serait déjà pas si mal.
ENTRE HUMANITÉS ET SCIENCES SOCIALES
25À cette première opposition paradigmatique entre « sociologie du social » et « sociologie de l’expérience » s’en ajoute cependant – pour complexifier un peu les choses – une seconde, qui relève non plus de la visée mais de la posture de recherche : l’opposition entre une posture normative, attendant de la sociologie qu’elle énonce ce qui devrait être, et une posture descriptive, attendant qu’elle énonce ce qui est – le « est » incluant bien sûr ces faits particuliers que sont les énonciations, par les acteurs, de ce qui devrait être [8]. le premier pôle se rapproche de ce qu’on a longtemps nommé les « humanités », tandis que le second, plus récent, correspond davantage à ce que désigne le terme de « sciences sociales ». la césure radicale, qui opère le clivage entre l’une et l’autre conception, est bien sûr l’impératif wébérien de « neutralité axiologique [9] » ; mais je ne développerai pas ici ce point, l’un des plus critiques qui soient aujourd’hui en sociologie [10].
26Croisons à présent ces deux oppositions paradigmatiques, en gardant à l’esprit qu’elles ne découpent pas des catégories discontinues, dans lesquelles on devrait pouvoir ranger tel ou tel auteur, mais qu’elles dessinent des axes continus orientés en fonction des quatre pôles ainsi explicités : bref, nous avons affaire, conformément à l’approche wébérienne, à des « types » idéaux de la sociologie, dont les différents auteurs se rapprochent plus ou moins, plutôt qu’à des catégories de pratiques entre lesquelles ils se distribueraient. et pour bien marquer son caractère idéal-typique, la figuration de l’espace de la sociologie se fera non par un schéma à double entrée, délimitant des cases, mais par l’axialité des points cardinaux, indiquant des tendances : le premier paradigme (sociologie du social versus sociologie de l’expérience) étant orienté nord/sud, le second (normativité versus descriptivité) étant orienté ouest/est.
27au nord-ouest, donc, se situent les sociologies du social à tendance normative. après le précurseur auguste Comte, on y trouve principalement les représentants de la « philosophie du social » germanique, avec l’école de Francfort (adorno) et, aujourd’hui, Habermas ou Sloterdijk, ainsi que leurs homologues anglo-américains, rawls et Giddens. en France, c’est une tradition moins représentée en sociologie, car beaucoup plus identifiée à la philosophie ; elle tend à resurgir dans certaines tentatives d’« anthropologie générale » issues soit de la psychanalyse (Mendel), soit de la réflexion morale (todorov) ; elle apparaît chez le latour de Politiques de la nature ; elle flirte enfin avec les limites universitaires de la discipline lorsque les contraintes d’investigation empirique y apparaissent très faibles ou très éloignées du produit final, au profit d’un discours général sur l’état de la société, comme chez Baudrillard, Maffesoli ou Yonnet.
28au sud-ouest, nous trouvons – en plus petit nombre – les sociologies de l’expérience à tendance normative. elles ont en commun de s’appuyer explicitement sur des enquêtes précises et souvent de longue haleine, servant à étayer une ambition de justification d’un modèle de société (tocqueville), de réforme (le Play), d’intervention (touraine), de mise en valeur (Sansot) ou de dénonciation (le Bourdieu de La Misère du monde, le Boltanski-Chiapello du Nouvel Esprit du capitalisme).
29Passons à présent aux sociologies plus descriptives, même si elles ne sont pas toujours exemptes, à la marge, d’échappées vers la normativité – celle-ci n’étant toutefois pas assumée expressément comme l’horizon du discours. au nord-est (caractérisation du « social ») se retrouvent les grands ancêtres Durkheim et Mauss, ou encore Pareto ; pour la sociologie américaine, Parsons ; et chez les Français contemporains, Boudon, le Bourdieu de La Distinction, le Latour de Refaire de la sociologie, thévenot et – si je ne m’abuse – les auteurs réguliers de La Revue du MAUSS…
30au sud-est enfin (caractérisation de « l’expérience » propre à un aspect d’une société), beaucoup d’auteurs ont un statut ambigu selon la lecture, plus ou moins généralisante (« la société ») ou particularisante (« une société »), qui en est faite. Ma propre lecture m’incitera à y placer Weber et Simmel (pour peu qu’on accepte de faire de celui-ci un sociologue, plutôt que le « philosophe » du social qu’il revendiquait lui-même d’être), elias, Schütz, ainsi qu’un grand nombre d’américains : Merton, Goffman, Geertz, Garfinkel, Collins, Becker… en France, on y trouve la majeure partie des auteurs contemporains, notamment lorsqu’ils s’approchent de l’ethnologie (le Bourdieu de La Maison kabyle, mais aussi le Latour de La Vie de laboratoire ou de La Fabrique du droit, voire le Boltanski de La Condition fœtale), ou s’appuient fortement sur l’enquête de terrain (le Bourdieu des Héritiers ou de L’Amour de l’art, Crozier, Dubet, Kaufmann…), ou visent l’explicitation de schèmes sous-jacents à telle ou telle dimension de l’expérience (l’évaluation des actions chez Boltanski et thévenot, le sentiment de justice ou l’autonomie identitaire chez ehrenberg).
31Pardon à tous ceux de mes contemporains que je ne cite pas : chacun pourra s’exercer à se situer lui-même, ou à situer ses pairs, selon cette quadruple orientation. il faut cependant garder à l’esprit qu’elle délimite moins des auteurs que des « styles » de pensée, et en place bon nombre à la frontière entre deux, voire trois tendances. l’essentiel est que cette mise en forme devrait nous permettre de clarifier nos sympathies et nos antipathies et, partant, nos chances de partager, sinon les mêmes options, du moins les mêmes repères.
EN ROUTE POUR LE SUD - EST ?
32Ce petit exercice de pluralisme appliqué à la pensée sociologique n’est bien sûr pas dénué de préférences personnelles : même si l’on peut considérer que plusieurs styles sont possibles, voire souhaitables (ainsi, la tradition des « humanités » a manifestement sa place dans un monde social anxieusement demandeur d’orientations normatives raisonnées), l’on peut aussi considérer – c’est mon cas – que le progrès existe même dans des « sciences » aussi incertaines que les sciences de l’homme, et que ce progrès consiste à suivre la ligne de plus grande spécificité de la discipline.
33Dans cette perspective, l’enquête empirique et la suspension du jugement de valeurs font l’originalité et la puissance de la recherche sociologique, et par rapport aux disciplines connexes (aux premiers rangs desquelles la philosophie, dont elle est largement issue) et par rapport aux activités qui lui sont souvent associées (l’expertise, la politique).
34Je ne dissimulerai donc pas plus longtemps ma préférence pour le sud-est.
35J’ai développé ailleurs, concernant la seconde opposition paradigmatique, une argumentation en faveur de la « neutralité axiologique » wébérienne [Heinich, 2002] ; quant à la première opposition, l’analyse de l’expérience me paraît beaucoup plus porteuse d’avenir, alors que la théorie du social relève d’une problématique encore très entachée d’arrière-plans métaphysiques, pour ne pas dire théologiques. la physique a depuis longtemps abandonné toute ambition de produire une théorie globale de « la nature », et la linguistique a heureusement renoncé aux spéculations sur l’origine du langage depuis l’interdit saussurien ; je ne serais pas opposée, pour ma part, à ce qu’on renonce définitivement aux spéculations sur la nature et l’origine du « social »…
36Certes, au sud-est, la sociologie court le risque de la fragmentation en une infinité de recherches – alors qu’au pôle opposé, c’est l’essayisme qui constitue la première menace. C’est la raison pour laquelle il importe de prendre au sérieux l’impératif de « généralisation » de nos pratiques ou de nos références. Mais vue à partir du quart sud-est de notre espace sociologique, la question posée par la Revue du MAUSS se présente un peu différemment : il ne peut plus y avoir une seule théorie (car le monde vécu est trop divers pour être subsumé sous un seul regard, si ce n’est celui des dieux), mais plusieurs ; et ce n’est plus la généralité de l’objet (« société ») que ces théories doivent viser, mais la possible généralisation des outils.
37la sociologie descriptive de l’expérience est un travail de déplacement à l’intérieur du monde social, dont les acteurs ne peuvent guère occuper, eux, que des points très circonscrits, faute d’outillage approprié ; et c’est ce déplacement qui produit de la généralité, c’est-à-dire des théories pourvoyeuses d’explication ou de compréhension : théories partielles mais généralisables à d’autres domaines de l’expérience, c’est-à-dire utilisables dans d’autres contextes, par d’autres spécialistes, sur d’autres terrains, d’autres problématiques, d’autres objets, voire avec d’autres méthodes. C’est ainsi, me semble-t-il, que nous irons peut-être – en désordre certes, mais aussi unis que possible – vers une science sociale de l’expérience.
Notes
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[1]
rappelons que certains (Boudon, Dupuy, archer) la considèrent comme réalisée ou en voie de réalisation ; d’autres comme possible et souhaitable (Dubet, Donati, Freitag, Caillé), malgré les incompréhensions mutuelles (Baechler, latour, Kalberg, eisenstadt, Graeber) ; d’autres enfin (touraine, White, rawls, Silber, Hoas, thévenot, Quéré) comme nullement nécessaire.
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[2]
C’est dans cette veine que se situait l’essai sur l’astrologie de theodor W. adorno publié en 1957 (The Stars down to Earth : The « Los Angeles Times » Astrology Column. A Study in Secondary Superstition) réalisé à partir de l’analyse de la rubrique astrologique d’un quotidien américain. relevant typiquement d’une forme critique de psychologie sociale, sans recours à l’enquête auprès des acteurs, il qualifiait l’astrologie de « vernis de rationalité scientifique mêlé à l’acceptation aveugle d’affirmations indémontrables et à l’exaltation fallacieuse de la factualité », et concluait à une forme de « dépendance » prédisposant les esprits aux « doctrines totalitaires », privée de tout « fondement rationnel », et présupposant, « comme le racisme et autres sectarismes intellectuels, une condition de semi-culture ».
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[3]
le cas s’est illustré récemment dans l’ouvrage de Bernard lahire, La Culture des individus [2004].
-
[4]
Sur la voie étroite qui s’offre à la sociologie, entre redondance et inintelligibilité, cf. randall Collins [1992].
-
[5]
Voici par exemple la présentation que donne Dominique Schnapper [2005, p. 136] de ces deux visées : « Devenus plus rigoureux dans leurs méthodes et leurs démarches, les sociologues modernes sont aussi plus modestes dans leur visée intellectuelle que ne le furent les fondateurs de la discipline. ils risquent de réduire, du coup, leurs ambitions à la seule connaissance empirique des changements immédiats et partiels, en renonçant à l’interrogation réflexive et critique sur le fonctionnement social dans son ensemble ».
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[6]
Cette distinction a été longuement analysée, dans une perspective à la fois philosophique et anthropologique, par Gérard Mendel dans L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’actepouvoir [1998].
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[7]
Cf. notamment N. elias, La Sociologie des individus [1987] : ouvrage qui, contrairement à une interprétation trop fréquente, n’est pas un manifeste individualiste (la société devrait être centrée sur les individus) mais un manifeste nominaliste (le concept de société n’est qu’une abstraction ; seules existent dans la réalité des configurations concrètes d’individus interdépendants).
-
[8]
Pour une caractérisation fine des différences entre énoncés descriptifs, évaluatifs et prescriptifs, cf. Gilbert Dispaux [1984].
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[9]
Cf. M. Weber, « la profession et la vocation de savant » (1917), et « la profession et la vocation de politique » (1919), in Le Savant et le politique [2003].
-
[10]
Cf. N. Heinich, « la sociologie à l’épreuve des valeurs » [2006b]. un séminaire est consacré à ce thème durant deux années à l’eHeSS (« Normativité/descriptivité dans les sciences sociales », 2005-2007), sous la direction d’esteban Buch, Nathalie Heinich et Jean-Marie Schaeffer.