CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le dialogue entre le mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales et l’économie solidaire est engagé depuis maintenant de nombreuses années. il s’est traduit par la réalisation et la co-direction d’ouvrages, ou la participation croisée à des numéros de revue tandis que dans leurs publications respectives, les auteurs se référant à l’un ou à l’autre de ces courants ont souvent poursuivi le débat en l’enrichissant.

2 Ces deux approches manifestent sur de nombreux points d’étroites affinités d’ordre conceptuel, théorique et épistémologique. sur le plan conceptuel, don et solidarité entrent en résonance pour faire face à la croyance d’un engloutissement des rapports sociaux dans la seule rationalité stratégique/ instrumentale ; sur le plan théorique, elles réfutent l’autonomisation de la science économique et la croyance en son émancipation du politique et de l’éthique ; sur le plan épistémologique, elles se défient l’une et l’autre de la croyance en une science épurée de toute dimension normative.

3 L’économie solidaire, à l’instar du mouvement anti-utilitariste, loin de se considérer comme le complément sociologique d’une économie positive dont les présupposés ne seraient plus questionnables, a pour ambition de remettre à plat les postulats de l’anthropologie économique dominante. en ce sens, toutes aussi impertinentes sur la scène académique, ces approches se démarquent d’autres courants sociologiques nettement plus déférents à l’égard de l’orthodoxie économique et de ses catégorisations.

4 Le propos de ce texte est d’acter ces convergences tout en apportant une visibilité sur les différences d’approche qui animent ces deux fronts d’investigations théoriques et d’analyses critiques. il n’est pas question, on l’aura compris, de figer ce débat en fixant ses enjeux de manière définitive ou doctrinale. L’objectif est de poser quelques jalons de reflexion. aussi, loin d’être exhaustif, nous bornerons cette discussion à l’examen de deux points importants à partir desquels sur un fond d’accord se dessinent des perspectives spécifiques. Le premier concerne la définition de l’économie que le mouvement anti-utilitariste et l’économie solidaire partagent pour une bonne part. Le second porte sur les rapports entre l’économie et le politique et particulièrement sur l’institutionnalisation de l’économie.

5 La première partie met donc en évidence un diagnostic commun : dans la situation contemporaine, la science économique qui se targue de positivité possède un pouvoir normatif inégalé de formatage des représentations et des comportements. dès lors, il n’est pas suffisant de rendre compte sociologiquement de phénomènes économiques définis comme tels par l’économie standard. La sociologie économique dont se revendiquent l’économie solidaire comme le mouvement anti-utilitariste questionne ce pouvoir ; comme le soulignent certains observateurs, elle « ne reste pas subordonnée aux problématiques propres à la théorie économique », elle nourrit « une réflexion plus générale sur le rôle de l’économie dans les sociétés modernes » [Cuzin, Benamouzig, 2004, p. 12]. Ce qui l’amène à réinterroger les catégories de l’économie et sa définition. de ce point de vue, l’accord, avec alain Caillé notamment, porte sur la distinction entre les sens substantif et formel de l’économie. Cet accord n’empêche pas deux interprétations : à celle de a. Caillé pour qui l’économie formelle recouvre l’économie substantive et s’identifie désormais à l’économie tout entière, est préférée ici celle qui considère la persistance d’un écart entre économies substantive et formelle. si un tel projet d’assimilation existe (conforté d’ailleurs par un ensemble de décisions politiques), les résistances de la société à son encontre sont toutes aussi réelles. elles se renouvellent dans des pratiques sociales comme dans des régulations institutionnelles qui constituent autant de points d’ancrage pour une « autre économie ».

6 Le décalage entre économies substantive et formelle amène à aborder dans une deuxième partie la question des processus d’institutionnalisation de l’économie. L’importance accordée à ces processus est partagée ; en témoigne l’ouvrage de a. Caillé, Dé-penser l’économique [de], et d’un autre côté, le Dictionnaire de l’autre économie [da] qui, dès son introduction, insiste sur une autre institution de l’économie. ainsi, comme le préconise également a. Caillé, contre l’illusion de l’autocohérence économique d’un système alternatif, y est prôné le recours à des finalités démocratiques orientant des moyens économiques. quelles sont les conséquences pour l’action ? sur ce plan, le message de Marcel Mauss mérite d’être rappelé : une intervention politique qui ne validerait pas les manières de faire existantes risquerait de tomber dans un volontarisme vite teinté d’autoritarisme. La question n’est pas nouvelle et sa formulation actuelle doit tirer les enseignements de l’expérience du xxe siècle. Contre l’intrusion d’un pouvoir public « panoptique », elle appelle la prise en compte de toutes les façons dont l’économique a été institué. Le détour historique permet d’en dresser un bilan sur lequel la conceptualisation de l’économie solidaire s’appuie largement. Les initiatives qui s’en réclament comportent une dimension politique et une dimension économique, toutes deux imbriquées et en tension. Cette double dimension leur confère certes une fragilité, mais aussi une pertinence particulière en resituant le débat démocratique au cœur même des pratiques économiques. il s’en dégage une version réaliste, car socialement ancrée, d’une autre institution de l’économie étudiée dans Action publique et économie solidaire [aP] : des politiques publiques luttant contre les discriminations négatives à l’égard des autres formes et logiques économiques peuvent susciter une capacité renouvelée des citoyens à débattre des choix économiques et à renouer avec une théorie pluraliste de l’action économique comme action sociale.

7 au sortir de ces deux incursions du côté de la définition et de l’institution de l’économie seront abordés les rapports entre don, réciprocité et solidarité. autour de ces questions se profile en effet tout un potentiel de dialogue entre le mouvement anti-utilitariste et l’économie solidaire, déjà perçus comme proches dans leur conception de la sociologie économique et même plus largement des sciences du social-historique.

Les définitions de l’économie : un débat récurrent

8 La définition standard, celle de Lionel robbins, aborde l’économie comme étant tout acte d’allocation de ressources rares à des fins alternatives. Cette définition, qui n’est plus guère questionnée, ne s’est pourtant pas imposée de tout temps. Plusieurs étapes ont scandé l’avènement de ce réductionnisme bien connu. il importe de les rappeler brièvement pour comprendre comment cette autonomisation progressive de la sphère économique, axée sur une recherche de cohérence interne, peut déboucher aujourd’hui sur une prétention à l’universalité.

La définition formelle

9 adam smith, en recherchant les causes de la richesse des nations, montre qu’elles tiennent à la capacité d’échange sur le marché, grâce à des prix qui traduisent la quantité de travail incorporée dans la marchandise ; il envisage l’économie comme résultant d’un penchant naturel des hommes à « troquer et échanger une chose contre une autre » [smith, 1995, p. 15], fondé sur leur intérêt individuel et excluant toute visée téléologique. L’économie politique considère dès lors qu’il existe un prix naturel des marchandises, c’est-à-dire la quantité de travail nécessaire à la production ; le travail conditionne l’accroissement de la richesse par sa division qui augmente le revenu, en même temps qu’il permet l’essor des échanges en mesurant la valeur.

10 Les richesses marchandes sont ensuite assimilées par thomas r. Malthus, soucieux d’application pratique, aux richesses matérielles ; un pays, et un peuple, sera riche ou pauvre selon l’abondance ou la rareté des objets matériels dont il est pourvu, rapportés respectivement à son territoire et à sa population. Le travail perd son caractère central pour ce qui est de l’établissement de la valeur, avec l’acception de l’utilité qu’avance Jean-Baptiste say, l’émancipant de toute référence morale pour ne la mesurer que par la toute-puissance du désir subjectif. il existe bien sûr d’autres valeurs incommensurables avec la production et la mise à disposition de biens permettant la satisfaction des désirs, des goûts comme des besoins. Mais l’économie ne peut les intégrer puisque son caractère de science repose justement sur son appréhension de la richesse comme la somme des ressources matérielles appropriables individuellement à travers le marché.

11 enfin, avec le passage à l’économie néoclassique et l’analogie mécaniste qu’elle adopte, l’économie pure se restreint dans son objet par rapport à l’économie politique qui l’avait précédée. Pour éviter « l’extrême complication », selon les mots d’antoine-augustin Cournot, des rapports influant sur l’amélioration du sort des hommes, elle est définie comme « la théorie de la valeur d’échange et de l’échange, c’est-à-dire comme la théorie de la richesse sociale considérée en elle-même » [Maréchal, 1997, p. 59], susceptible d’une démonstration abstraite. L’économie pure se revendique comme science sur le modèle des sciences physico-mathématiques. Comme l’indique Léon Walras [ 1988, p. 245], seule importe dans celle-ci la rareté comme solution à l’origine de la valeur, contre la solution « trop étroite » de a. smith qui se basait sur le travail, refusant de la valeur à des choses qui en ont réellement, et contre la solution « trop large » de J.-B. say attribuant de la valeur à des choses qui, en réalité, n’en ont pas.

12 science « positive », l’économie s’est autonomisée en postulant l’existence d’un domaine isolable, celui des richesses marchandes et matérielles, qui pouvait être exonéré de toute recherche d’un bien commun, fruit d’une délibération collective. science « naturelle » consacrée à la mise en évidence des lois des société humaines, elle a donc œuvré pour des changements pratiques tout en occultant les modalités historiques de son institution en naturalisant les choix qui y avaient été opérés. elle a dû sa diffusion à cette prétention objective, cette neutralité axiologique dont elle se prévalait et qui a largement contribué à ses effets performatifs. Cette confusion entre économie et économie formelle a assuré à la discipline une cohérence dans une période où il pouvait être empiriquement constaté que l’amélioration de la production engendrait une amélioration des conditions de vie. elle devient contestable quand croissance et amélioration du bien-être ne coïncident plus. C’est au moment où son cadre épistémologique vacille que l’économie fait pourtant preuve d’un « impérialisme » disciplinaire inédit.

13 La conception de l’économie comme système clos avait pour corollaire l’acceptation de l’existence d’autres sphères relevant de registres différents. C’est cette reconnaissance de la différence entre ordres qui est désormais remise en cause. avec la théorie du choix rationnel, l’approche dite formelle étend le comportement visant à économiser des ressources rares, par un calcul des coûts et avantages de l’action ou du choix envisagés, à tous les domaines de la vie sociale. Puisque l’économie se distingue des autres sciences sociales par sa rigueur formelle, elle peut en devenir la grammaire universelle. tout comportement humain (culturel, esthétique, amoureux… ) peut être rapporté au calcul. Cette généralisation du mobile rationnel de l’action tend en particulier à vider de sens l’activité politique.

14 L’action publique, en tant qu’intersubjectivité dans l’espace public, n’est plus concevable quand le modèle d’analyse économique s’applique aux options individuelles comme à l’action collective. ainsi l’école du « choix public » rabat toute délibération sur le choix d’un électeur assimilé à un consommateur et la théorie de la mobilisation des ressources interprète l’engagement par l’évaluation des énergies et ressources investies. quand elle se propose de rendre compte de tout comportement humain, l’économie se convertit en un économisme symbolisé par l’œuvre de Gary Becker.

15 À cet égard, comme il a été précisé dès l’introduction, la sociologie économique promue par le mouvement anti-utilitariste et l’économie solidaire ne se contente pas d’étudier les faits économiques pour compléter l’analyse de l’économie orthodoxe. elle propose de reconstruire les faits et les catégories économiques sur une base sociale ; autrement dit, loin de se contenter du projet de nouvelle sociologie économique représenté par Mark Granovetter, elle renoue avec les interrogations de Karl Polanyi sur la notion même d’économie.

La définition substantive

16 La théorie de l’action rationnelle manifeste une réactualisation, sous une forme radicalisée, de l’utopie de la société de marché qui, selon K. Polanyi, est l’un des traits marquants de la modernité. Face à celle-ci, il s’avère pertinent de revenir à l’autre sens de l’économique qu’il a également mis en évidence. Le sens substantif « tire son origine de la dépendance de l’homme par rapport à la nature et à ses semblables pour assurer sa survie. il renvoie à l’échange entre l’homme et son environnement naturel et social [2] ». Pour leur subsistance, les hommes dépendent de la nature et des autres hommes ; c’est à travers un processus institutionnalisé qu’ils obtiennent les moyens de satisfaire leurs besoins matériels par des interactions sociales et des interactions avec l’environnement naturel [Polanyi, 1977, chap. 2].

17 trois éléments peuvent être distingués dans cette définition substantive : la référence à la matérialité, l’interaction entre les hommes et avec la nature, le processus institutionnalisé à travers lequel prend forme l’économie réelle.

18 Sur le premier point, a. Caillé [de, p. 214] a raison de noter que la conception substantive fétichise trop la matérialité de la production et des besoins. Cette insistance explicable historiquement n’est plus tenable dans les économies contemporaines où la part de la production immatérielle ne cesse d’augmenter. La définition substantive ne peut être conservée que si elle s’affranchit d’une référence trop marquée à la matérialité ; ce qui peut être défendu à condition de ne pas assimiler subsistance et survie et d’y inclure la recherche de la « vie bonne ». Comme à l’inverse, la conception formaliste n’insiste pas assez sur le coût réel que suppose la satisfaction des besoins, il est pertinent d’appréhender l’activité économique comme le fait a. Caillé [de, p. 219], c’est-à-dire comme ayant trait aux moyens mis en œuvre pour obtenir des désirables par une dépense d’énergie pénible parce que contrainte. Cette définition de l’économie peut être retenue si on l’articule avec les deux autres points importants inclus dans celle de Polanyi.

19 Sur le deuxième point, les interactions humaines et de l’homme avec la nature impliquent que l’économie ne saurait être une sphère isolable. L’interdépendance sociale lui confère un horizon de sens et de compréhension qui déborde l’activité contrainte et pénible alors que l’interdépendance avec la nature lui impose de se soucier des données environnementales et énergétiques.

20 en même temps, on en arrive au troisième point, l’économie ne peut prendre consistance que par le biais d’un processus institutionnalisé. Contre l’idée d’une autorégulation du marché, il importe de prendre en compte que son émergence et son existence supposent des institutions sociales.

21 il est possible de débarrasser K. Polanyi du soupçon de sous-socialisa-tion de l’économie moderne qui pèse sur lui si l’on précise ce qu’il appelle « désencastrement », à savoir un processus institutionnalisé qui privilégie le sens formel de l’économie. en ce sens, le marché autorégulateur n’est pas une réalité historique, mais une utopie qui a transformé culturellement la perception de l’économie et fait preuve d’une grande performativité en engendrant de profonds changements institutionnels. Ce processus a impliqué, depuis le xixe siècle, un oubli de l’imbrication entre l’économie, le social et l’environnement, qui est constitutif de l’idéologie du progrès et de la croissance. il pose aujourd’hui des problèmes qui s’accentuent singulièrement. L’ampleur des dégâts engendrés explique la volonté de plus en plus souvent exprimée d’un « principe responsabilité » [Jonas, 1995] réinscrivant l’économie dans des finalités humaines. L’économie formelle ne peut prétendre à l’autosuffisance que parce qu’elle ignore les fonctions qui permettent la reproduction dans le temps des écosystèmes naturels et humains [Passet, da, p. 74].

L’écart persistant entre économies substantive et formelle

22 dans ce contexte, la « coalescence » [de, p. 227] contemporaine entre les concepts substantif et formel de l’économie est à interroger. C’est toute la question des dimensions non marchande et non monétaire de l’économie ; ne sont-elles que des aspects résiduels absorbés dans le mouvement de « marchandisation » du monde ? si tel était le cas, alors la distinction entre économies substantive et formelle n’aurait qu’une portée historique. or, l’analyse de K. Polanyi sur l’économie substantive, comme celle de M. Mauss sur le don, ne se confond pas avec l’étude des sociétés prémodernes : elle a une valeur heuristique pour comprendre les phénomènes contemporains. en effet, peut-on prendre pour acquis la disparition de « l’autoproduction » [de, p. 222] ou l’obtention « des désirables » « par le biais exclusif du marché » [de, p. 231] ? Peut-on continuer à aborder l’économie comme « la production de richesses matérielles et marchandes », ce qui renvoie les associations comme le service public à un secteur « improductif » [de, p. 222] tirant ses moyens d’existence des prélèvements sur l’économie de marché ? L’identité établie entre richesse matérielle et richesse marchande comme celle entre économie marchande et secteur « productif » relèvent de l’offensive idéologique à partir de laquelle est justifiée une nouvelle phase de ce processus institutionnalisé privilégiant toujours davantage l’économie formelle ; elles ne peuvent pas être considérés comme des faits constatables pour au moins trois raisons.

23 d’abord richesses marchande et matérielle ne sont pas équivalentes dans la mesure où la richesse marchande admet une composante immatérielle de plus en plus importante. Les services représentent désormais plus de 70 % de l’emploi total en France. Cette montée s’explique en partie par la progression des activités les plus relationnelles et immatérielles : santé et action sociale, éducation et services aux entreprises dont la « part dans l’emploi est passée de 4,6 % en 1936 à 26 % en 2000 (soit pratiquement autant que l’emploi dans les secteurs primaire et secondaire réunis) » [Gadrey, 2003, p. 10]. L’internationalisation et la tertiarisation de la production, qui exacerbent les questions sociales et environnementales, débouchent sur une remise en cause de l’autonomie de l’économie, postulat sur lequel s’est construite l’approche orthodoxe. Comme le stipulait t. r. Malthus, la convention selon laquelle le prix mesure l’utilité n’était valable qu’à condition de séparer les objets matériels, qui à ce titre relèvent de l’économie, des activités immatérielles. À l’évidence, cette séparation ne peut être maintenue dans une économie où les connaissances, les informations et les relations jouent un rôle grandissant.

24 ensuite, le calcul monétaire de la richesse montre que « le non-marchand continue à progresser » [duval, 2001, p. 21]. Malgré un discours néolibéral axé sur la nécessité de baisser les prélèvements obligatoires, leur part dans la production nationale n’a cessé d’augmenter entre 1975 et 2000 et est passée de 31 à 37,3 % du PiB en moyenne oCde [ ibid., p. 22-23]. d’ailleurs, parmi les services qui viennent d’être cités, éducation, santé et action sociale sont classés dans les services administrés qui représentent 28,2 % de l’emploi total pour la France en 2001. au sein de ceux-ci figure, outre l’emploi public, un emploi associatif qui rassemble 6 % de la population active. L’économie non marchande est donc largement plus répandue dans de nombreux services relationnels que l’économie marchande, y compris parmi ceux qui connaissent l’essor le plus notable comme en atteste l’exemple des services aux personnes âgées, où l’économie marchande compte pour moins de 5 % de l’emploi. s’il existe bien une pression des entreprises privées pour faire valoir leurs compétences en la matière, elle ne saurait être interprétée comme un glissement vers l’économie formelle de marché. aucun déterminisme en la matière : la pondération entre services marchands et non marchands résulte d’un ensemble de dispositifs institutionnels définissant des modèles nationaux d’économie et de société de services fort contrastés [ ibid., p. 94-118].

25 de la même façon, la partition entre économies non monétaire et non marchande comme le déficit de données sur l’économie non monétaire traduisent plus une négligence vis-à-vis du travail domestique ou de l’autoproduction qu’une réalité objective sanctionnant leur disparition [Gadrey, Jany-Catrice, 2005, p. 50-54]. Comme pour l’économie informelle, ce qui n’est pas compté n’existe pas vraiment.

26 L’autonomie de l’économie longtemps justifiée par le fait qu’elle pouvait être considérée comme l’infrastructure de la société, réglant la vie matérielle, est par conséquent remise en question quand la distinction avec les superstructures se brouille « puisque la croissance économique se poursuit en envahissant les superstructures, notamment les mondes de l’information, de la communication, de la culture » [roustang, 2002, p. 11]. Mais face à cet expansionnisme, ce n’est pas la fidélité à une définition dépassée de l’économie et le recours à une sphère autonome du politique qui peut endiguer l’économie formelle ; c’est bien plutôt l’explicitation des tensions ravivées d’une part, entre économies formelle et substantive, d’autre part entre économie et démocratie. soutenir qu’économies formelle et substantive convergent revient à entériner une conception de l’économie de marché qui la considère comme seule créatrice de richesses. réhabiliter à l’inverse une définition substantive permet de réintégrer dans l’analyse les économies non marchande et non monétaire sans les placer d’entrée de jeu dans la dépendance à l’économie marchande, mais en soulignant que la délimitation de leurs places respectives constitue un enjeu politique. Ce qui est présenté comme « lois » de l’économie renvoie en fait à des constructions socio-historiques qui peuvent être questionnées [Généreux, 2001-2002].

27 il importe de ne pas avaliser cette illusion d’optique d’un socle de l’économie, à la fois matériel et marchand, mais d’admettre que l’économie prend forme à travers des conventions, des cadres cognitifs partagés et historiquement évolutifs. L’écart entre économie réelle et définition formelle est le biais à travers lequel peuvent être retrouvées les évaluations conventionnelles qui l’ont permis et à travers lequel peut être éclairé leur caractère révisable. L’action publique au sens d’activité articulée sur un espace public nécessitant une référence à un bien commun ne peut qu’être stimulée par un retour sur les délimitations opérées entre économie (monétaire et non monétaire, marchande et non marchande), comme sur la genèse des régulations et des biens publics.

Les modes d’institution de l’économie : un enjeu démocratique

28 La force de l’institution du capitalisme à partir de la définition formelle de l’économie ne signifie pas qu’elle s’est imposée sans ambages comme le montre l’œuvre de Max Weber. Pour lui, l’action économique ne relève pas seulement de l’action formellement rationnelle en finalité, réfutant toute référence axiologique. des acteurs font intervenir des valeurs (d’ordre politique, éthique, religieux… ) pour engager des actions matériellement [3] rationnelles en finalité ou des activités à orientation économique, c’est-à-dire orientées en principe vers d’autres fins, mais qui tiennent compte dans leur déroulement de faits économiques. dans ce cas, il s’agit de ne pas se contenter d’un « calcul » qui s’opère par des moyens techniques et rationnels en finalité ; il s’agit de tenir compte d’autres exigences pour apprécier l’activité « sous l’angle rationnel en valeur ou matériellement rationnel en finalité ». Ce sont des postulats appréciatifs qui sont introduits et « ces derniers sont d’une grande multivocité » [Weber, 1995, vol. 1, p. 130-131]. il existe donc de nombreuses activités qui ne peuvent prétendre à la cohérence dont est dotée l’économie formelle puisque leur effectivité économique est articulée aux principes éthico-politiques qui les sous-tendent. Le problème posé par M. Weber est celui de leur légitimité ; face à l’économie formelle, il importe de ne pas oublier toutes ces réalités qui conjuguent à des degrés divers calcul monétaire et évaluation conventionnelle.

29 Puisque l’économie de marché rend invisibles ou invalide d’autres formes et logiques économiques, il s’agit de réaliser le programme de recherche suggéré par M. Weber, d’expliquer et comprendre comment l’institution de l’économie ne s’est pas limitée à l’économie formelle, expression de la rationalité en finalité, et comment elle a été complétée par d’autres modes d’institution. sachant que ce qui était insupportable à M. Weber était finalement « l’absence de démocratie au sein du débat axiologique », il est possible d’esquisser, suivant les termes de a. Caillé [ 1997], « les contours d’un wébérianisme tempéré en un sens et radicalisé dans un autre visant à organiser le débat normatif selon les règles d’un débat démocratique plutôt qu’à le censurer ». sur le plan épistémologique, il est nécessaire d’attaquer à la racine la croyance économique dont la normativité se cache sous la référence à une neutralité axiologique, et préférer une démarche scientifique qui n’élude pas la question des rapports entre économie, éthique et politique.

Économie et démocratie

30 si la réflexion sur les autres modes d’institution de l’économique s’impose contre la naturalisation récurrente de l’économie formelle de marché, il importe aussi de restituer à cette perspective une dimension sociologique, et sur ce plan la contribution de M. Mauss apparaît décisive. d’abord il met en garde contre « le fétichisme politique ». La loi s’est « avérée impuissante quand elle n’était pas supportée par les mœurs ou ne se modelait pas sur des pratiques sociales suffisamment fortes ». en ce sens, pour M. Mauss, « la loi ne crée pas, elle sanctionne ». elle peut consolider ou « réhausser » les pratiques sociales [Mauss, 1997, p. 550-552]. de plus, ces pratiques ne peuvent être rabattues sur un seul système. M. Mauss souligne en effet qu’« il n’y a pas de sociétés exclusivement capitalistes [… ] il n’y a que des sociétés qui ont un régime ou plutôt – ce qui est encore plus compliqué – des système de régime, plus ou moins caractérisés, régimes et systèmes de régimes d’économie, d’organisation politique ; elles ont des mœurs et des mentalités qu’on peut plus ou moins arbitrairement définir par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions » [ ibid., p. 565].

31 si l’on se prononce pour une autre institution de l’économie, il convient alors de prendre appui sur les formes et les logiques économiques qui justement échappent en partie à l’emprise capitaliste. Ces expériences, même ténues, et ce d’autant plus qu’elles sont occultées, peuvent constituer le socle d’un débat public et élargir leurs marges de manœuvre en contrecarrant de ce fait la domination de l’économie formelle. L’enjeu serait alors non pas de contenir l’économique par une sphère « pure » du politique, mais de reconnaître les dimensions politiques de ces expériences économiques de manière à réaliser leurs potentialités de démocratisation de l’économie.

32 des deux constats de M. Mauss découle une règle de méthode ; puisqu’une « société est un complexe de droits souvent contradictoires » et un complexe « d’économies souvent opposées » [ ibid., p. 759], il est prioritaire d’étudier toutes les pratiques sociales et les mécanismes institutionnels qui sont entrés et entrent en contradiction avec le processus institutionnalisé dominant de rabattement de l’économie sur sa définition formelle. Le pouvoir des tenants de cette dernière tient aux représentations qu’ils véhiculent et aux régulations qu’ils contribuent à instaurer en sa faveur. il peut donc être contesté à partir de la mise en visibilité d’autres facettes de l’économie concrète.

33 L’horizon assumé d’une civilisation démocratique suppose en particulier une attention portée aux activités à orientation économique qui justement se fixent des exigences démocratiques. L’histoire de leur mode d’institution est à reconstituer pour en saisir la portée et les limites afin de mieux cerner la situation présente et les avenirs possibles. L’autre institution de l’économie n’est pas seulement un projet, c’est une réalité repérable dans le cours des deux derniers siècles. À cet égard, la réflexion pour demain ne peut qu’être alimentée par un regard rétrospectif et critique sur l’effectivité du principe de solidarité dans l’économie.

Démocratie et solidarité

34 La thématique de la solidarité émerge avec la démocratie moderne parce qu’elle n’est conceptualisable qu’à partir de cette transformation symbolique qui, par l’affirmation des droits de l’homme et du citoyen, brise l’unité hiérarchisée du corps social, relativise les communautés héritées et ouvre la question d’un monde commun défini à partir de l’espace public. sauf à « peupler l’histoire d’universaux qui n’existent pas » [Veyne, 1971] et de « fausses essences » [ruby, 1997, p. 40], la solidarité n’est donc pas une abstraction, elle est située historiquement.

35 dans ce contexte, l’économie ne relève pas du seul principe de l’intérêt privé matériel, d’un point de vue substantif elle admet de multiples composantes qui sont à rapporter au concept polysémique de solidarité. Les solidarités traditionnelles ont longtemps structuré les activités économiques, comme dans l’organisation paysanne [de, p. 229-231]. au sein des pays du nord, une économie traditionnelle s’est remarquablement maintenue puisque le pourcentage de la population active qu’elle représentait pour la France restait de 49 % en 1946 alors qu’il était de 55 % en 1906 [Lutz, 1990]. une autre vie populaire se dessine à travers ces chiffres, qui a concerné plus de monde que celle de la classe ouvrière proprement dite ; celle des faubourgs, de la « zone », puis des banlieues pavillonnaires où les regroupements s’organisent informellement par rue et par quartier sur la base d’une appartenance familiale ou d’une origine géographique communes ; celle des « pays » où les échanges, très denses et régis par les possibilités de déplacements ordinaires qui se font dans la journée, restent pour une grande part de l’ordre « du troc des produits et des services dans un rayon très court » [Braudel, 1980, p. 8]. Cette économie traditionnelle a été indéniablement marginalisée dans la période de croissance des trente Glorieuses, mais elle n’en a pas pour autant disparu. elle se prolonge dans les pays du sud avec l’économie populaire à fort ancrage communautaire qui est loin d’être marginale puisqu’elle concerne la moitié de la population active dans un pays comme le Brésil. Longtemps renvoyée à l’économie informelle, survivance du passé, elle est désormais l’objet de recherches qui se donnent pour but d’en comprendre les logiques spécifiques ; José Luis Coraggio [ 2005] par exemple, l’interprète comme une économie du travail, contrastant avec l’économie du capital.

36 au nord comme au sud, mais selon des configurations bien différentes, les solidarités traditionnelles vont de pair avec une invention solidaire proprement moderne. elle a pris à la fois la forme de la solidarité philanthropique, axée sur le soulagement des pauvres et leur moralisation par la bienfaisance, et celle de la solidarité démocratique, basée sur l’entraide mutuelle et l’expression revendicative par l’auto-organisation collective [4]. si la solidarité philanthropique a connu de larges développements à travers le patronage et le paternalisme, elle a cependant été continuellement concurrencée par la solidarité démocratique avant d’être supplantée par cette dernière. Celle-ci s’est en premier lieu exprimée par l’association, lien social volontaire entre citoyens libres et égaux, affirmé comme principe d’organisation sociale. dès le xixe siècle, dans des contextes aussi différents que l’amérique et l’europe, les expériences associationnistes se sont multipliées, mêlant secours mutuel, production en commun et revendications. Cette tentative de politiser la question économique, par la demande de législations protectrices des travailleurs comme par la mise en place d’activités où la rentabilité du capital n’était pas première, a fait l’objet d’une répression meurtrière, symbolisée en France par l’écrasement de la révolution de 1848 et aux États-unis par ce que Howard Zinn [2002] a appelé « l’autre guerre civile ». Les organisations et les réseaux balbutiants à travers lesquels se construisait cette solidarité démocratique basée sur l’association égalitaire ont été démantelés.

37 en l’occurrence, l’élan associationniste qui avait constitué la première réaction de la société contre les dérèglements occasionnés par la diffusion du marché a progressivement cédé la place à l’intervention de l’État. L’État a élaboré un mode spécifique d’organisation, le social, qui rend praticable l’extension de l’économie marchande en la conciliant avec la citoyenneté des travailleurs. Étant donné la place conférée à l’économie marchande, les fractures introduites par celle-ci ont dû être corrigées par l’intervention réparatrice d’un État protecteur, d’où la conception d’un droit social composé d’un droit du travail dans l’entreprise et d’une protection sociale contre les principaux risques. La question sociale du xixe siècle a débouché sur la séparation de l’économique, dans son acception d’économie marchande, et du social, mode juridique de protection de la société qui s’élabore dans les deux registres liés du droit du travail et de la protection sociale. un tel compromis fondé sur la séparation et la complémentarité entre marché et État social s’est continuellement renforcé jusqu’aux trois quarts du xxe siècle.

L’économie solidaire : pour une démocratisation de l’économie

38 au total, la solidarité démocratique a constitué la notion référentielle pour inventer des protections susceptibles de limiter les effets perturbateurs de l’économie de marché. Pour ce faire elle est apparue successivement sous deux faces : une face réciprocitaire désignant le lien social volontaire entre citoyens libres et égaux, et une face redistributive désignant les normes et les prestations établies par l’État pour renforcer la cohésion sociale et corriger les inégalités. il s’agit de prendre acte de ce que la dynamique de reconnaissance mutuelle dans la démocratie moderne s’est traduite par le recours à la solidarité démocratique, articulant estime sociale et accès au droit comme l’a montré axel Honneth [ 2000]. Mais il s’agit également de prendre en considération les limites du compromis entre marché et État social sur lequel a débouché cette dynamique.

39

  1. L’autonomie de la sphère économique n’y est pas contestée. Le monopole de la création de richesses par le marché et l’entreprise capitaliste y est avalisé. Le social émerge comme catégorie séparée à partir de la dépolitisation de la question économique. Pour partie, le recul de la volonté de développer des « libertés positives dans la sphère économique » [Coutrot, 2005, p. 220] fait émerger le social sous la responsabilité de l’État.
  2. L’interdépendance entre actions associatives et publiques, qui est pourtant l’un des enseignements majeurs d’une rétrospective historique de la construction des sécurités collectives, est laissée dans l’ombre. La conception de l’État social comme État-providence isole l’action des pouvoirs publics sans la référer à la délibération dans l’espace public et à la défense d’un bien commun. « Le providentialisme » [Bélanger, Lévesque, 1991] fait de l’usager un assujetti. il oublie en outre comment les politiques publiques peuvent être liées à l’institutionnalisation d’actions associatives, principalement celles fondées sur la réciprocité égalitaire.

40 Cette faiblesse inhérente au compromis fordiste, à laquelle s’est ajouté l’écroulement des pays totalitaires, a facilité la diffusion de l’argumentaire néolibéral. L’hypothèse défendue par ses propagateurs est que le potentiel de l’économie de marché est entravé par un ensemble de règles paralysantes. Les politiques néolibérales emblématiques de la fin du xxe siècle font confiance aux mécanismes de marché pour remplacer des régulations considérées comme porteuses de rigidités. Le compromis fordiste semblait réaliser le progrès économique et social ; l’amélioration des droits sociaux et du pouvoir d’achat, la consommation de masse rendue possible par le développement d’activités industrielles à forte croissance de productivité venaient compenser le poids des hiérarchies et la déqualification des tâches. Les innovations technologiques concomitantes de la déréglementation des échanges, de la montée des services et de l’industrialisation de pays à faible niveau de vie entraînent une intensification de la concurrence commerciale entre les entreprises, mais aussi entre les salariés à l’intérieur d’un pays comme entre pays. si l’on ne peut à notre sens, comme on l’a dit plus haut, parler de coalescence entre économies formelle et substantive, c’est donc bien à un triomphe culturel du marché auquel on a assisté dans le dernier quart du xxe siècle à tel point que les tenants du libéralisme le présentent comme le seul modèle possible.

41 Mais devant l’aggravation des inégalités et des problèmes écologiques, des protestations ont commencé à se faire entendre. Parmi celles-ci, les mouvements d’économie solidaire s’efforcent de combiner revendications et propositions, par l’introduction de comportements solidaires dans les actes économiques quotidiens et par l’ouverture d’espaces publics qui leur sont dédiés. La double dimension, politique et économique, revendiquée par l’économie solidaire et schématisée ci-dessous, souligne la nécessité que les expériences associatives, coopératives et mutualistes pèsent sur les compromis institutionnels. L’économie sociale, en se centrant sur l’aspect organisationnel, n’a pu contrecarrer l’isomorphisme institutionnel engendré par la division et la complémentarité entre marché et État social. Centrée sur la réussite économique des entreprises qui la composent, elle a laissé de côté les médiations politiques pourtant seules en mesure de contrecarrer la performativité de la représentation de l’économie selon sa définition formelle. C’est bien en réaction aux effets pervers d’une telle focalisation sur la dimension économique qu’il est apparu nécessaire de renforcer la dimension politique d’initiatives qui se veulent autant citoyennes qu’entrepreneuriales. elles ne peuvent avoir de portée que si elles sont en capacité de promouvoir la démocratie tant dans leur fonctionnement interne que dans leur expression externe. C’est la raison pour laquelle les écrits centrés sur l’originalité économique de l’économie solidaire [cités dans de, p. 204] ont été complétés par des écrits insistant pour leur part sur la dimension politique [dacheux, Laville, 2004 ; da ; aP].

42 Les ordres politique et économique qui sont à différencier analytiquement ne sont pas pour autant séparés empiriquement. Pour citer encore une fois M. Mauss [voir aussi aP, chap. 1], les changements démocratiques « ne commandent nullement ces alternatives révolutionnaires et radicales, ces choix brutaux entre deux formes de société contradictoires », ils « se font et se feront par des procédés de construction de groupes et d’institutions nouvelles à côté et au-dessus des anciennes » [Mauss, 1997, p. 265]. il ne saurait y avoir d’autre institution de l’économie si l’on ne renoue pas avec un questionnement public sur l’économie. À cet égard, les politiques amorcées au niveau local ou régional en faveur de l’économie solidaire méritent d’être analysées, comme cela a été commencé pour le Brésil et la France [ cf. aP]. L’autre institution de l’économie, telle qu’elle se cherche, y est en actes et les « traces » écrites mélant observations de responsables publics, d’acteurs de la société civile et de chercheurs peuvent participer d’une autoréflexivité accrue de la société. dans une lignée maussienne, comme celle de l’économie solidaire que Cyrille Ferraton explicite dans le présent numéro de la Revue du MAUSS, les dispositifs susceptibles de contribuer à de nouveaux agencements coopératifs entre des interlocuteurs émanant de lieux trop souvent cloisonnés dans la division sociale du pouvoir et du savoir ne sauraient être négligés.

Schéma de

la double dimension des initiatives d’économie solidaire

Schéma de
Schéma de la double dimension des initiatives d’économie solidaire SOCIÉTÉ CIVILE Formes de prise de paroleDispositifs d’expression dans les débats publicsdirecte Auto-limitation PARTICIPATIONPARTICIPATION EXTERNEINTERNE Hybridation entre démocratie participative et représentative en négociation avec les pouvoirs publics Alliances avec d’autres actionsTraduction de l’égalité juridique Maintien d’une capacité collectives, mouvements sociauxen participation effective des d’action publique Regroupementsparties prenantes DIMENSION POLITIQUE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE Dynamique de voice Construction d’espaces publics de proximité CRÉATION INSTITUTIONNELLE SOLIDAIRE Construction conjointe de l’offre et de la demande Impulsion réciprocitaire ÉCONOMIE NON MONÉTAIRE Maintien d’engagements volontaires DIMENSION ÉCONOMIQUE Établissement de Hybridation entre économiesVente de services et conventions d’objectifs en cohérence avec le projetcontractualisations avec avec les institutions partenaires privés publiques et parapubliques Auto-limitation Mobilisation de ressources Mobilisation de ressources émanant du marché émanant de la redistribution ÉCONOMIE ÉCONOMIE MARCHANDE NON MARCHANDE ÉCONOMIE MONÉTAIRE C

la double dimension des initiatives d’économie solidaire

Conclusion

43 s’opposant à une solidarité philanthropique qui entérine les inégalités de position et fait peser la menace d’un « don sans réciprocité » [ranci, 1990], la solidarité démocratique repose sur la réciprocité dans l’espace public en même temps qu’elle fonde la redistribution dans un État de droit. on retrouve là les conclusions de M. Mauss dans l’Essai sur le don puisque, quand il discerne dans la solidarité un prolongement contemporain de l’esprit du don, c’est bien la solidarité démocratique qu’il met en avant tant dans la « sollicitude de la mutualité, de la coopération, celle du groupe professionnel » que dans « la législation d’assurance sociale » [Mauss, 2001, p. 263]. Cette position ne se confond pas avec celle de Jacques Godbout [ 2000,2001] qui privilégie le don par rapport à la réciprocité et à la solidarité.

44 quel est le plus pertinent ? souligner les différences entre don, réciprocité et solidarité ou au contraire mettre en évidence leurs liens ? en tout cas, une distinction nette entre don et réciprocité supposerait que le moment du don puisse être isolé du cycle de la réciprocité. or, cette possibilité que don et contre-don s’inscrivent dans des séquences de temps bien distinctes se trouve singulièrement réduite avec la tertiarisation de l’économie où les dons procèdent de signes et de symboles plus que de biens matériels. La montée de l’immatériel rend plus difficile d’autonomiser le don dans un flux d’informations réciproques. La réciprocité passe de plus en plus par la dimension illocutoire du langage, l’engagement dans une démarche d’intercompréhension pour convaincre un autre sujet par la seule force argumentaire [eme, 2001, p. 97-131]. Cette relation de réciprocité suppose un pari initial de confiance relevant du registre du don, mais ce qui importe avant tout est bien la constitution d’espaces où cette réciprocité peut s’exercer puisque le moment du don ne prend sens que dans un dialogue, dans les échanges de paroles ; ce qui relativise les débats consistant à déterminer si le langage est au fondement du don ou le don au fondement du langage [dzimira, eme, 2001, p. 117].

45 Malgré les risques continuels de basculement dans un registre stratégique ou fonctionnel d’autant plus violent qu’il est recouvert par un discours axé sur la libre communication, la réciprocité est essentielle pour que soient formulées des questions émergeant du monde vécu dans des espaces publics autonomes qui maintiennent un potentiel d’autodétermination de la société [Chanial, 2001]. Ce qui est propre à la modernité, c’est donc moins le don aux étrangers que la réciprocité dans l’espace public ; par ailleurs, c’est moins le sens attribué au geste du don qui peut délivrer de la menace de domination que l’égalité entre donataire et donateur qui s’éprouvent dans l’expérience réciprocitaire quand son accès est ouvert à des citoyens libres et égaux en droit, ce qui correspond à la première définition de la solidarité démocratique. La dette positive peut d’autant plus exister que l’on est libéré du sentiment de supériorité du donneur. Comme le dit Constanzo ranci [ 1990, p. 381], pour que le don n’enferme pas dans la dépendance qu’engendre l’asymétrie, il doit être inscrit dans un système de relations qui, en le limitant et en le soumettant à des règles collectives destinées à stabiliser les conditions de sa circulation, rend possible la réciprocité et l’inversion des positions entre receveur et donneur.

46 Par ailleurs, le passage à la seconde définition de la solidarité démocratique fondée sur la redistribution peut indéniablement conduire à une obligation niant la liberté si elle émane d’une autorité publique qui s’est bureaucratisée et devient l’instrument d’une colonisation des mondes vécus par les systèmes. Mais ce risque n’élimine pas l’interdépendance entre réciprocité et redistribution. La différence entre réciprocité et redistribution ne saurait faire oublier leur engendrement mutuel que la commune référence à la solidarité révèle. Pour reprendre les termes de J. Godbout [ 2001], la solidarité obligatoire ne peut s’instituer que par l’exercice de la solidarité libre ; ce sont des actions collectives basées sur la réciprocité qui ont fourni les matrices de l’action publique redistributive. C’est pourquoi on ne peut qu’à nouveau se démarquer quelque peu de lui en disant que la solidarité a un versant utilitariste, mais ne relève pas ultimement de l’utilitarisme ; c’est moins le résultat qui compte que l’instauration d’un lien démocratique non contractuel. L’histoire de la protection sociale est jalonnée de dispositifs « dont la force a justement consisté à subordonner la règle de calcul à une règle symbolique, à inventer des nouveaux espaces et de nouvelles formes de réciprocité, irréductibles au jeu exclusif des intérêts » [Chanial, 2001, p. 212].

47 La solidarité étatique ne présuppose pas une appartenance commune, elle ne peut s’établir sans se confronter à la question des limites de la communauté politique et scelle donc autant des relations d’alliance qu’elle signale leurs frontières. elle n’est pas tout entière du côté de l’obligation, mais elle articule liberté et obligation puisque c’est l’obligation qui fonde la liberté dans l’assurance en généralisant le principe de mutualisation. elle est un prolongement de l’esprit du don comme l’avance M. Mauss. L’assurance sociale est pour Jean Jaurès un droit « sanctionné par un sacrifice légal », « elle constitue bien un jeu d’obligations et de sacrifices réciproques, un espace de dons mutuels constitutif, comme le rappelle robert Castel, d’une propriété sociale » ; à condition, ajoute le même J. Jaurès, qu’elle soit non « un rouage de l’État » mais « une œuvre vivante dans laquelle le prolétariat aura l’exercice de sa force d’aujourd’hui et l’apprentissage de sa gestion de demain » [Chanial, 2001, p. 216]. avec M. Mauss et J. Jaurès, le concept de solidarité démocratique conduit donc à insister sur les rapports étroits entre don, réciprocité et redistribution au lieu de souligner leurs différences.

Notes

  • [1]
    Pour ce qui est des ouvrages personnels parus en 2005, voir a. Caillé, Dé-penser l’économique (cité dans le texte : de), J.-L. Laville, Sociologie des services ; pour ce qui est des ouvrages collectifs à participations croisées, voir J.-L. Laville, a. d. Cattani, Dictionnaire de l’autre économie (cité dans le texte : da), J.-L. Laville, J.-P. Magnen, G. C. de França Filho, Action publique et économie solidaire (cité dans le texte : aP).
  • [2]
    Polanyi [ 1975] ; voir aussi Maucourant [ 2005, chap. 2].
  • [3]
    L’emploi du terme « matériellement » s’oppose dans ce cas à « formellement » et ne renvoie pas au caractère concret qui était synonyme de matériel plus haut.
  • [4]
    Pour une présentation de ces deux types de solidarité, cf. Chanial, Laville [ 2002] et aussi Laville [ 2005a, 2005b].

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Jean-Louis Laville
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2006
https://doi.org/10.3917/rdm.027.0365
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