1 Il faut inscrire au crédit de Durkheim et de Weber d’avoir esquissé la théorie de l’origine et de l’évolution des normes la plus puissante et la plus juste peut-être qui soit aujourd’hui disponible.
2
Durkheim [ 1960, p. 146] écrit dans
De la division du travail social
:
« L’individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours,
ni de 1789, ni de la Réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du
polythéisme grécoromain ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui
ne commence nulle part, mais qui se développe, sans s’arrêter tout au long de
l’histoire. »
3 En contradiction avec ce passage, dont la rhétorique appuyée ( cf. la cascade de ni) témoigne sans doute de l’importance que Durkheim accordait à l’idée que l’individualisme ne commence nulle part, on a l’habitude de lire Durkheim comme un auteur qui aurait vu dans l’individualisme – une doctrine à laquelle on prête alors le statut d’une simple philosophie particulière – une conséquence de l’intensification de la division du travail et qui l’aurait fait commencer avec le protestantisme. Le texte que je viens de citer contredit carrément cette lecture. Il est vrai que certains facteurs, comme l’augmentation de la division du travail, en favorisant la diversification des rôles sociaux et des compétences, ont contribué à renforcer – plus exactement à révéler (au sens photographique) – l’individualisme. Il est vrai que le protestantisme témoigne indirectement de l’affirmation de l’individualisme : en affirmant la liberté de conscience du croyant, il exprime, sur un plan théologique, le fait que le développement de la division du travail a accru chez l’individu la conscience de sa singularité.
4 Mais, précise Durkheim de façon aussi claire que possible, si l’individualisme est un phénomène qui se développe, sans s’arrêter tout au long de l’histoire, il faut aussi reconnaître qu’il ne commence nulle part.
5 Cela veut dire que l’individu a toujours en tant que tel représenté le point de référence privilégié, sinon unique, voire obligé, à partir duquel il est possible de juger de la pertinence des normes ou de la légitimité des institutions, au sens le plus large de ce dernier terme : qu’il s’agisse des normes tacites auxquelles se soumettent les petits groupes de rencontre, des normes prenant la forme de décisions collectives officielles associées à un pouvoir de coercition (les lois), ou de tous les cas intermédiaires. Ainsi, dans toutes les sociétés, y compris les plus archaïques, les institutions de niveau sociétal – celles qui concernent la société dans son ensemble – ne pouvaient pas ne pas être appréciées par les individus comme plus ou moins légitimes selon qu’elles leur donnaient ou non le sentiment de les respecter dans leur dignité. Popkin [ 1979] a parfaitement démontré par son analyse des constitutions des sociétés villageoises traditionnelles du sud-est asiatique, dont il affirme justement qu’elle s’appliquerait tout autant aux sociétés villageoises africaines, que ces constitutions ne peuvent être comprises que si l’on voit qu’elles se sont imposées et généralisées parce qu’elles étaient perçues comme visant à respecter au mieux les intérêts de chacun [Boudon, 2002].
6 Cet objectif s’est, bien sûr, trouvé en permanence contrarié par les « forces historiques » qu’évoque Weber.
7 Exemple n° 1 : les Grecs ont établi des institutions qu’ils voulurent respectueuses de la dignité du citoyen, mais ils estimaient l’esclavage légitime, car ils étaient convaincus de son intérêt fonctionnel pour la société dans son ensemble; Aristote ne concevait pas qu’une société puisse se passer d’esclaves. Aujourd’hui, l’esclavage a été aboli à peu près partout, mais il réapparaît par l’effet de « forces historiques », sous des formes cruelles (la prostitution enfantine du sud-est asiatique) ou douces (dans les sociétés duales d’Amérique latine, le plus insignifiant des parvenus pense, bien souvent, ne pas pouvoir se passer d’une nuée de domestiques, qu’il traite avec morgue ou condescendance). Mais ces résurgences de l’esclavagisme demeurent clandestines ou inavouées, car, si la réalité de l’esclavage subsiste, une valeur négative lui est irréversiblement associée.
8 Exemple n° 2 : la validité du principe de la séparation des pouvoirs et généralement de l’organisation démocratique du pouvoir n’est plus guère remise en doute; mais on a longtemps cru – et l’on croit toujours dans de nombreux pays – que l’ordre social et la paix civile ne peuvent être assurés que par un pouvoir fort, concentré, despotique, ignorant ou minimisant ce principe, et par suite peu respectueux du droit des personnes. Même dans les nations démocratiques, on observe facilement que le politique découvre toujours de bonnes raisons de borner le pouvoir du judiciaire : alors que se déploie une criminalité organisée de plus en plus mondialisée, la communication et la collaboration judiciaires entre les États démocratiques restent soumises à des règles tatillonnes. Mais les « forces historiques », précisément parce qu’elles sont aveugles, peuvent aussi agir dans le bon sens : il semble que les monstrueuses attaques terroristes du 11 septembre 2001 contre New York aient contribué à améliorer la collaboration policière et judiciaire entre États démocratiques, s’agissant du moins de la lutte contre le terrorisme.
9 Exemple n° 3 : le gurka, et plus généralement le régime dégradant imposé par les talibans aux femmes, était-il accepté par l’ensemble des femmes musulmanes ? Si les femmes portaient aussi le gurka dans les villes d’Afghanistan hors contrôle des talibans, c’est qu’elles craignaient les sanctions des migrants traditionalistes en provenance des zones rurales, non qu’elles aient approuvé cette contrainte. Des « forces historiques » expliquent que ces institutions choquantes subsistent. Mais elles ne font ni qu’elles soient acceptées, ni bien sûr qu’elles ne soient généralement jugées condamnables. Quoi qu’en dise Huntington [ 1996], l’individualisme n’est pas une valeur caractéristique de la seule société occidentale et qui se serait développée à partir du XIVe siècle. Ce qui s’est développé à partir du XIVe siècle, ce sont des institutions permettant à l’individualisme de se manifester, non l’individualisme lui-même. La libido sciendi serait-elle propre à la civilisation occidentale et daterait-elle de la fin du XVIIIe siècle sous prétexte que c’est seulement à ce moment et en Europe que les grandes disciplines scientifiques s’institutionnalisent ?
10 Ce que Durkheim entend souligner, c’est donc non que la dignité de l’individu a toujours prévalu dans la réalité, mais que l’individu a toujours eu le sens de la défense de sa dignité et de ses intérêts, que ce sentiment constitue la toile de fond sur laquelle se déroule l’histoire des institutions et sans doute l’histoire tout court; plus : que la dignité de l’individu est le critère ultime de la légitimité de toute norme, de quelque niveau qu’elle soit, microscopique ou sociétal; l’individu a poursuivi de tout temps – comme Aristote, Pascal et à peu près tous les philosophes l’ont indiqué – l’objectif d’avoir« longue vie et bonheur sur la terre »; il a toujours évalué les institutions sociales – au sens large du terme – à l’aune de cet objectif. C’est en ce sens que, comme l’affirme ce texte essentiel de Durkheim, l’individualisme est une dimension permanente de l’histoire humaine. Sans doute s’est-il affirmé – il faut y insister – sous l’action de facteurs soit structurels (comme la croissance de la division du travail), soit contingents, ces derniers devant pour partie leur influence à leur rencontre avec ces facteurs structurels (comme le montre l’exemple de la réforme protestante). Mais son origine est intemporelle. Durkheim a toujours été impressionné par la pensée de Kant. En déclarant que l’individualisme ne commence nulle part, il indique que les effets des institutions (au sens large) sur les individus représentent le seul point de vue qu’on puisse adopter pour les apprécier. Ce faisant, il pose un a priori plus acceptable sans doute que ceux que Kant avait placés au fondement du jugement moral.
11 Cela ne veut pas dire que l’individu ait été immédiatement constitué en personne. Cette évolution ne s’est au contraire produite qu’au fil d’un long processus, qui s’est lui-même trouvé facilité ou retardé par toutes sortes de données structurelles, de contingences et d’innovations. La notion même de personne est bien sûr une innovation majeure. Elle correspond à une étape importante dans le développement continu qu’évoque Durkheim.
12 Avec d’autres mots et dans un autre style, Max Weber [ 1920-1921] dira à peu près la même chose que Durkheim. Commentant un passage de l’Épître aux Galates où Paul réprimande Pierre parce que, ayant vu arriver des Juifs, ce dernier avait cru devoir s’écarter d’un groupe de Gentils avec lesquels il était attablé, Max Weber déclare qu’il faut voir dans cette anecdote un épisode capital de l’histoire de l’Occident. Elle « sonne l’heure de la citoyenneté en Occident », a-t-il écrit. Pierre n’avait pas osé rester assis avec les Gentils à l’apparition d’un groupe de Juifs et manifester ainsi que Gentils et Juifs, malgré la différence de leurs croyances, étaient les uns et les autres tout autant porteurs de la dignité humaine. En condamnant son attitude, Paul lance l’idée que tous les hommes doivent pouvoir s’asseoir à la même table; qu’ils ont une égale dignité; qu’un ordre politique légitime doit reconnaître cette égale dignité; bref, qu’il s’agit de traiter tous les individus comme des personnes et qu’une condition nécessaire pour qu’ils soient traités comme des personnes est qu’ils soient traités comme des citoyens. La réalisation de cette idée, ajoute Weber, était appelée à dominer toute l’histoire de l’Occident.
13 L’histoire des institutions politiques, l’histoire des religions, l’histoire de la morale est, en d’autres termes, celle d’un programme diffus : définir des institutions, des règles, etc., destinées à respecter au mieux la dignité de la personne. Dès le 1er siècle, nous dit Weber, la réalisation de ce programme fait une avancée majeure grâce à la création de la notion de citoyenneté.
14 L’individualisme dont parle Durkheim est de tout temps. Mais il se développe tout au long de l’histoire. Avec l’Épître aux Galates, il est affirmé grâce à l’apparition du principe de commensalité : l’Autre, tout différent qu’il soit, est habilité à s’asseoir à la table commune. Le principe de commensalité annonce le principe de citoyenneté. La notion de personne fonde celle de citoyen.
15
Pour comprendre la pensée de Weber, qui, comme celle de
Durkheim, a donné lieu à bien des malentendus, on peut comparer l’histoire de
la morale à celle de la science [Boudon, 2000, chap. 5]. La science naît d’un
programme vague : décrire le réel tel qu’il
est. La valeur de ce programme est indémontrable, car les valeurs
ultimes sont par principe
indémontrables :
une évidence que souligne la célèbre conférence de Weber sur
Le savant et le politique (et dont de
malencontreux commentaires, comme ceux de Leo Strauss et des innombrables
épigones qu’il a suscités, ont souvent par contre-sens tiré des conclusions
relativistes). Ce programme une fois posé (si l’on peut dire, car, comme
l’individualisme, il est de tout
temps), il a commencé de se réaliser et continue de se réaliser tous
les jours.
16 De même, l’histoire de la morale et de la philosophie politique est celle de la réalisation d’un programme : concevoir des institutions (au sens large) permettant d’assurer au mieux le respect de la dignité de l’individu et de ses intérêts. La validité de ce programme n’est pas davantage démontrable que celle du programme que représente la science. Et ce programme est tout aussi vague : qu’est-ce au juste que « le réel » que la science cherche à atteindre ? Qu’est-ce que « la dignité de la personne »? Les deux projets sont donc de validité aussi indémontrable, et ils sont tout aussi vagues l’un que l’autre. Ils sont même nécessairement vagues, peut-on ajouter, puisque définis par une idée directrice qui comporte l’exigence d’en préciser le sens.
17 Mais ils sont omniprésents. Toujours inachevés, ils guident discrètement l’activité humaine dans toutes ses facettes. C’est ce programme qui explique notamment les succès du christianisme ou, bien après et dans une tout autre conjoncture politique, sociale, intellectuelle et économique, du socialisme, ainsi qu’un Simmel [ 1892,1900] l’a fort bien souligné : tout différents qu’ils soient, ces deux mouvements d’idées ont en effet en commun de devoir leur influence à ce qu’ils ont été perçus comme s’inscrivant dans ce programme. Les figures de ce type – où l’on voit qu’une idée ne peut se préciser qu’en se réalisant et réciproquement – sont à l’origine de la conception hégélienne de la dialectique. Ces figures permettent de comprendre que l’histoire des idées soit animée par un mouvement interne et qu’elle soit le lieu de maintes irréversibilités.
18 On peut percevoir facilement comme contradictoire le fait qu’un programme inclut parmi ses articles sa propre définition. Cette idée fait immédiatement surgir à l’esprit des paradoxes classiques. On ne saura jamais si le coiffeur de tous les coiffeurs qui ne se coiffent pas eux-mêmes se coiffe ou ne se coiffe pas lui-même. En fait, le cas du programme qui consiste entre autres à se définir lui-même est parfaitement banal, même s’il est curieux d’un point de vue logique. Des programmes de lutte contre le chômage ou contre l’exclusion sont couramment lancés, alors même qu’on ne sait pas précisément définir ni le chômage ni l’exclusion et qu’on ne sait pas très bien jusqu’à quel point et avec quels moyens on peut efficacement lutter contre ces maux sociaux. Le mot lutte lui-même est évidemment une métaphore plutôt qu’un concept : cela suffit à indiquer son imprécision.
19 Selon Durkheim et Weber, il faut donc voir dans l’évolution morale et politique la réalisation du programme diffus défini par l’idée directrice à laquelle nous associons aujourd’hui la notion d’individualisme, et qui consiste à rechercher les normes susceptibles de satisfaire au mieux la dignité de l’individu.
20 « Nous avons pour la dignité de la personne, écrit Durkheim [ 1960, p. 147], un culte qui comme tout culte fort a déjà ses superstitions. » Weber aurait pu signer la même phrase. La dignité de la personne est la notion qui traverse toute l’histoire de l’Occident. Mais cette idée est plus ou moins clairement posée. Et le fait qu’elle soit ou non clairement posée dépend de facteurs structurels, mais aussi de contingences et d’innovations. Ceux-ci affectent d’ailleurs non seulement la conscience de cette idée, mais sa réalisation même. Rien n’indique donc qu’il ne puisse y avoir de retours en arrière. L’histoire nous offre au contraire de nombreuses illustrations de ces régressions.
21 Mais le programme défini par la notion de la dignité de la personne est en même temps soumis à un processus que Weber qualifie de « rationalisation diffuse » ( Durchrationalisierung). Il est essentiel pour expliquer que certaines idées s’installent de façon irréversible dans l’esprit public. C’est cette rationalisation qui explique que, comme le déclare Durkheim, l’individualisme « se développe, sans s’arrêter tout au long de l’histoire ».
22 La notion de rationalisation désigne simplement ici le processus par lequel, étant donné un projet ou un programme, on choisit des moyens plus appropriés – si bien sûr on les a trouvés – que ceux qu’on utilisait jusque-là pour atteindre les objectifs définissant le projet ou le programme. Elle désigne en même temps l’effort fait pour préciser la nature du programme. On la voit à l’œuvre de la façon la plus visible dans la science, dont les progrès dépendent de circonstances extérieures et de données structurelles, mais qui est aussi animée par un processus endogène de rationalisation diffuse : elle cherche constamment à imaginer des moyens permettant de mieux respecter son programme : mieux comprendre le réel; en expliquer plus, l’expliquer mieux.
23 Ce processus de rationalisation caractérise, selon Weber, tout autant l’histoire du droit, de la morale ou de la religion que celui de la science [Boudon, 2000, chap. 5; 2001c]. Cela ne veut pas dire évidemment qu’il n’y ait pas de différences entre ces activités mentales : la science pose comme principe que tous ses éléments peuvent être soumis à la critique, alors que la religion se distingue de la science en ce qu’elle met au contraire certains de ses éléments à l’abri de toute critique. La seconde s’autorise à expliquer le monde par des forces surnaturelles; la première se l’interdit. Mais les procédures de vérification, de falsification, de généralisation, de simplification, etc., caractéristiques de la pensée scientifique caractérisent aussi la pensée religieuse ou juridique.
24 Le droit tente de créer des systèmes de normes aussi efficaces que possible et compatibles entre elles, aussi adaptées que possible aux demandes des individus telles qu’on peut les percevoir et ayant vocation à être considérées comme légitimes; car des règles perçues comme illégitimes sont sources de tensions et de conflits. Cette rationalisation peut bien sûr produire des effets indésirables. Ainsi, on constate, pour prendre un exemple contemporain, que les sociétés occidentales – et la société française en particulier – sont actuellement affligées par une inflation législative. Dès qu’un groupe doté d’un certain pouvoir de chantage émet une protestation, on soumet une nouvelle loi au Parlement pour tenter de répondre à sa demande.
25 Souvent hâtivement conçue, la nouvelle loi crée parfois plus de problèmes qu’elle n’en résout : elle abaisse provisoirement la température sociale, mais au prix d’effets secondaires douloureux qui n’apparaissent qu’à long terme.
26 La théorie politique mise en œuvre dans la construction des institutions est également soumise à ce processus de rationalisation. Ainsi, le principe de la séparation des pouvoirs (comme on dit aujourd’hui) ou de la distribution des pouvoirs (comme disait Montesquieu) dessine une organisation politique visant à garantir les droits du citoyen. Il s’est difficilement imposé.
27 L’histoire de l’installation de la séparation des pouvoirs n’est pas terminée, même dans les démocraties les mieux implantées. La France d’aujourd’hui ne veut toujours pas reconnaître l’existence d’un « pouvoir » judiciaire : les constituants de 1958 ayant craint qu’un « pouvoir » judiciaire ne fragilise l’État, ils avaient en effet décidé de ne doter le judiciaire que d’une « autorité ». Mais, malgré ces résistances, la validité de l’idée de la séparation des pouvoirs s’est irréversiblement imposée. Comme les idées scientifiques, elle a fait l’objet d’une sélection rationnelle. Elle a été retenue, parce qu’elle permet au pouvoir de s’exercer, non pas moins, mais plus efficacement : donnant des garanties au citoyen contre les abus que l’État peut être tenté de commettre, elle affirme la dignité du citoyen et rend le pouvoir qui s’exerce sur lui plus acceptable. Il en va de même du parlementarisme, du suffrage universel et de l’ensemble des institutions fondamentales de la démocratie : elles ont été sélectionnées de façon irréversible, parce qu’il apparaît incontestable qu’elles ont eu pour effet de canaliser et d’adoucir les conflits sociaux et politiques, de réduire la violence publique, d’augmenter les chances que le droit du citoyen à la paix civile soit effectivement garanti, de faciliter la production des richesses et d’augmenter son niveau de vie.
28 Mais, répétons-le, pendant longtemps cette vérité n’a pas été immédiatement reconnue et elle est loin de l’être partout aujourd’hui. Dans beaucoup de nations règne encore une théorie implicite du pouvoir politique s’inspirant de Bodin (le pouvoir politique ne peut être efficace que s’il est concentré) plutôt que de Montesquieu (le pouvoir politique est efficace s’il obéit au principe de la « coordination des puissances »).
29 D’autre part, il faut de nouveau souligner que l’irréversibilité des idées relatives aux institutions n’implique pas nécessairement celle des institutions elles-mêmes. Que le pouvoir à la Montesquieu ou à la Beccaria soit préférable à un pouvoir à la Bodin est une vérité reconnue par la plupart des esprits dans le monde occidental. Il ne s’ensuit pas que des « forces historiques » ne puissent y détruire les institutions démocratiques. On constate facilement au contraire que, dès que les démocraties sont assaillies par des difficultés économiques, sociales et politiques, tendait, naguère encore, à y réapparaître la tentation du « pouvoir fort ». Le temps où la quasi-totalité de l’Amérique latine était gouvernée par des caudillos n’est pas si éloigné.
30 L’irréversibilité de certaines idées et de certaines valeurs n’implique pas l’irréversibilité de leur mise en application. Le sentiment de nécessité qui accompagne certaines idées n’est pas contradictoire avec le caractère contingent de leur mise en application.
31 La source de l’irréversibilité d’une nouvelle idée – de la séparation des pouvoirs et de mille autres – réside simplement dans le fait que, lorsque des idées concurrentes sont présentes sur le marché, c’est la meilleure du point de vue des objectifs poursuivis qui tend à l’emporter. On observe facilement ce processus dans le cas de la science. La théorie du baromètre de Pascal – plus exactement, la théorie proposée par Pascal de la montée du mercure dans un tube renversé où a été fait le vide – l’a définitivement emporté sur celle de Descartes, car il est plus facile d’accepter que le mercure monte dans le tube du baromètre sous l’effet du poids de l’atmosphère que parce que la nature aurait horreur du vide. De surcroît, la théorie de Pascal explique que le mercure ne monte pas au même niveau en haut et en bas d’une tour, ce que la théorie de l’horreur du vide n’explique pas. On observe aussi facilement le même type de processus dans le domaine de l’axiologique. C’est en vertu de ce processus que le principe de la séparation des pouvoirs l’a définitivement emporté sur la théorie selon laquelle seul un pouvoir concentré peut être efficace, que l’on tend à percevoir les régimes totalitaires, voire les régimes simplement autoritaires, comme des survivances ou des archaïsmes, que les despotismes communistes, tenant à se présenter comme des approfondissements de la démocratie, se décorèrent du titre de démocraties populaires.
32 Les irréversibilités qu’on observe dans les idées relatives notamment au droit et à la philosophie politique proviennent en partie de ce que rationalité axiologique et rationalité instrumentale sont organiquement liées.
33 En termes plus simples, un système de raisons conduisant à la conclusion et par suite à la croyance que « X est bon, juste, légitime, etc. » comprend toujours des propositions factuelles à côté de propositions normatives. Or les propositions factuelles sont testables, par exemple lorsqu’elles affirment l’efficacité de tel moyen pour atteindre tel objectif. Ici, la rationalité instrumentale se glisse dans le raisonnement : elle évoque des arguments techniques. Or la technique (au sens large) est susceptible de progrès en un sens dépourvu d’équivoque, comme le souligne Weber [Leca, 2001, p. 99].
34 Si l’on a parfois l’impression que l’évolution des idées est de caractère rationnel s’agissant de la connaissance et contingent s’agissant de l’axiologique, de la morale, ou de la théorie politique, c’est que les débats se font dans le second cas, non dans le silence des cabinets, mais dans le bruit et la fureur. Mais, derrière le contraste apparent, la rationalisation affecte bien, comme Weber l’a indiqué, toutes les idées : les idées normatives tout autant que les idées scientifiques.
35 Il faut encore souligner une autre similarité essentielle entre les processus de rationalisation à l’œuvre dans la recherche du vrai et dans la recherche du juste.
36 Cette similarité est la suivante. Il n’existe pas de critères généraux permettant de décider qu’une théorie est bonne, mais seulement des critères particuliers – variables d’un cas à l’autre – permettant de décider qu’une théorie est meilleure qu’une autre. Ceux qui recherchent des critères généraux de la vérité, a écrit Kant dans un passage trop peu fréquemment relevé de sa Critique de la raison pure, rappelle l’histoire que nous rapportent les Anciens de ces deux imbéciles dont le premier cherchait à traire un bouc, tandis que le second tenait un seau sous le ventre de l’animal. On peut préciser : il n’existe pas de critères absolus, mais seulement des critères relatifs permettant – dans certains cas – d’affirmer que telle théorie est préférable à telle autre. Les critères qui permettent de préférer la théorie du baromètre de Pascal à celle de Descartes sont irrécusables; mais ils ne sont pas les mêmes que ceux qui permettent de préférer la mécanique ondulatoire à la théorie cartésienne de l’optique.
37 Il en va de même des critères du juste et des autres valeurs : une proposition qui, elle, nous éloigne complètement du Kant de la Critique de la raison pratique. Quand une idée est sélectionnée de manière irréversible, c’est qu’elle apparaît meilleure que ses concurrentes; et elle est meilleure (c’est-à-dire selon les cas : plus vraie, plus légitime, plus juste, plus utile, etc.) au vu de critères clairs, distincts et de validité objective, mais variables d’un cas à l’autre. Les critères qui permettent de préférer la règle de l’unanimité à celle de la majorité dans telle circonstance ne sont pas les mêmes que ceux qui justifient la préférence inverse dans d’autres circonstances.
38 Ce processus de rationalisation diffuse, qui est à l’origine des irréversibilités qu’on observe dans l’histoire de la science, du droit ou des institutions politiques, est également à l’œuvre, nous dit Max Weber, dans l’histoire des religions ou de la morale au sens étroit.
39 La religion propose des interprétations du monde, nous dit Weber, d’où sont tirés des principes de comportement et des guides d’action supposés utiles au bonheur de l’individu. L’invention d’un Dieu unique a pris, notamment parce qu’elle permettait d’expliquer d’un coup toutes sortes de choses et était plus satisfaisante que les visions polythéistes [Bellah, 1970]. Le calvinisme a pris, notamment parce qu’il souligna et mit en forme une idée, latente dans l’Ancien Testament (Livre de Job), celle du Deus absconditus, qui permet de concilier l’idée de la bonté et de la toute-puissance de Dieu avec l’existence du mal. En admettant que les décrets de Dieu sont impénétrables, à défaut de proposer une explication du mal, on évacue en effet la contradiction entre ces attributs de Dieu et l’existence du mal. L’on contourne ainsi les difficultés du manichéisme, cette autre « solution » au problème de la théodicée, qui fut si influente dans la Rome de la fin du IIIe siècle, comme en témoignent les Confessions de saint Augustin. L’éviction du manichéisme au profit de la solution du Deus absconditus, le fait que les dieux qui n’ont pas rendu les services qu’on attendait d’eux aient disparu, que seules les prophéties confirmées soient incorporées dans les croyances officielles sont des exemples pris parmi beaucoup d’autres de ces processus de « rationalisation diffuse » qu’évoque Weber [ 1920-1921,1922] et qu’il voit à l’œuvre dans tous les domaines de la pensée, dans la pensée juridique, philosophique et religieuse tout autant que dans la pensée scientifique [Boudon, 2001c].
40 En même temps, ces processus de rationalisation diffuse produisent des effets en cascade, souvent imprévisibles. Ainsi, le calvinisme a fait le lit du capitalisme, comme l’a expliqué le même Weber dans des pages célèbres.
41 Durkheim décèle lui aussi dans l’histoire religieuse la « rationalisation diffuse » et les « effets non voulus » dont parle Weber : « La religion chrétienne est la plus idéaliste qui ait jamais existé [… ] elle est faite d’articles de foi très généraux beaucoup plus que de croyances particulières [… ] voilà comment il se fait que l’éveil de la libre pensée au sein du christianisme a été relativement précoce [… ] à peine les sociétés chrétiennes commen-cent-elles à s’organiser au Moyen Âge qu’apparaît la scolastique, premier effort méthodique de la libre réflexion [… ] les droits de la discussion sont reconnus en principe » [Durkheim, 1960, p. 137]. « Parce qu’elle devient plus rationnelle, la conscience collective devient moins impérative » [ ibid., p. 276]. Ces processus qu’il ne qualifie pas mais qu’on peut à bon droit qualifier de processus de rationalisation conduisent à une « diminution du contrôle social » [ ibid., p. 285].
42 Comme on le voit, l’idée selon laquelle le christianisme est la religion de la « sortie de la religion » est clairement énoncée par Durkheim avant d’être approfondie par d’autres [Gauchet, 1985].
43 On observe ces processus de rationalisation à l’œuvre dans les données collectées par les sociologues et notamment dans l’imposante enquête sur les valeurs d’une quarantaine de pays du monde orchestrée par Inglehart [ 1998] : on discerne clairement dans les données concernant les sociétés occidentales une tendance à dépouiller la morale de tout tabou, à la réduire à son noyau : le respect d’autrui; à dépouiller la religion de celles de ses notions qui sont les plus difficiles à interpréter de façon symbolique, de celles qui ne se prêtent guère à une interprétation immanentiste; à vouloir mettre davantage la politique au service du citoyen; à approfondir les institutions démocratiques de façon à ce que le pouvoir respecte mieux le citoyen; à écarter les idéologies simplistes, etc [1].
44 C’est ce même processus de rationalisation diffuse qu’on trouve à l’œuvre, plus généralement, dans toutes sortes de tendances qu’on peut facilement observer dans les sociétés modernes.
45 Ainsi, la « diminution du contrôle social » dont parle Durkheim apparaît bien comme un objectif permanent de la politique criminelle : un délit doit être puni, mais de manière qui respecte au mieux la dignité de la personne. La sensibilité morale contemporaine est si attentive à tout ce qui peut apparaître comme une négation de la dignité de la personne qu’elle a accueilli avec faveur l’idée que la prévention peut se substituer à la répression des crimes et des délits. L’utopie du tout-prévention a tellement prospéré qu’elle a relégué à l’arrière-plan l’idée de la dissuasion, la menace de répression était vue comme aussi inacceptable que la répression elle-même.
46 On tend à une morale fondée sur le principe cardinal que tout ce qui ne nuit pas à autrui est permis; qu’aucun comportement ne peut donc être condamné s’il ne peut être démontré qu’il nuit à autrui. On tend à donner le statut de tabou à tout interdit dont on ne voit pas en quoi le comportement qu’il condamne peut nuire à autrui (étant entendu qu’on ne peut admettre que choquer autrui dans ses opinions revienne à lui nuire, puisqu’on introduirait alors une contradiction avec le principe de la liberté d’opinion, lui-même corollaire de la dignité de la personne).
47 C’est ainsi qu’il faut interpréter par exemple, le fait qu’une littérature graveleuse (Houellebecq, Catherine Millet) soit aujourd’hui promue en France au rang de l’événement littéraire. Son esprit de sérieux, son caractère idéologique, qui la distingue profondément de la tradition paillarde comme de la tradition érotique, révèle sa fonction latente : affirmer le droit pour l’individu de mener sa sexualité comme il l’entend, dès lors qu’il ne porte pas atteinte à autrui.
48 Ce même phénomène de rationalisation diffuse explique que les droits tendent à s’étendre. T. H. Marshall [ 1964] avait déjà repéré ce processus. Il continue, au point qu’on en arrive à reconnaître des droits dont l’application ne peut guère être exigée ni par suite confirmée juridiquement (comme le « droit au logement »), voire des droits dits de troisième génération (comme le « droit à la paix »), le « droit au droit », ou même le « droit à l’erreur » [Cohen, 1999]. Ces bégaiements sont inévitables : la notion de la dignité de la personne est floue; son contenu est donc par la force des choses instable; les excès sont inévitables; les incertitudes de la notion entraînent inévitablement l’apparition d’interprétations utopiques. Mais en même temps, ces bégaiements sont soumis à un processus de sélection rationnelle. L’identification et l’analyse de cette dynamique constituent l’un des principaux apports des sciences sociales. Elles ont conféré à la conception kantienne de la dignité de l’homme un caractère préhistorique. Le formalisme de Kant lui interdisait de donner à la question du contenu de cette notion l’importance cruciale qui est la sienne.
49 L’extension inflationniste des droits à laquelle on assiste aujourd’hui est symptomatique de l’approfondissement du programme défini par la notion du respect de la personne, comme le sont mille autres traits caractéristiques des sociétés contemporaines : l’apparition du droit d’ingérence, ou celle d’un droit pénal international. Les épisodes de l’arrestation de Pinochet au Royaume-Uni ou de la comparution de Milosevic devant le Tribunal pénal international rentrent dans ce cadre explicatif : leur importance réside dans ce qu’ils sont perçus comme signalant l’existence de cas où le droit des personnes prime le principe de la souveraineté nationale. L’effort pour rechercher un contrôle social qui ait à la fois un effet dissuasif et répressif et qui en même temps respecte au mieux la dignité de la personne que reste tout coupable est un autre exemple témoignant de ces processus de rationalisation.
50 Resterait à évoquer une question : Durkheim estime que l’individualisme est de tout temps et par suite de toute « civilisation », pour utiliser un mot remis aujourd’hui à la mode par Huntington [ 1996], et que, si son développement est continu, il peut aller et va effectivement d’un pas inégal ici et là. Weber paraît faire du « désenchantement », de l’affirmation de la dignité de l’individu, de l’apparition de l’idée de citoyenneté des caractéristiques de la « civilisation » européenne. Durkheim et Weber sont en fait fort proches l’un de l’autre, au point d’être à mon sens indistincts sur cette question. La demande de respect pour la dignité et les intérêts de l’individu est universelle, même lorsqu’elle est contrariée par des « forces historiques ». Des contingences diverses ont fait que ce respect s’est traduit dans les institutions plus tôt en Europe que dans d’autres contextes. Mais l’on voit clairement cette demande de respect à l’œuvre aujourd’hui par exemple dans le cas de l’Iran : les tchadors des jeunes Iraniennes de la bonne bourgeoisie se font personnels et seyants; une presse satirique émerge; des blagues circulent. Certaines ridiculisent le pouvoir : ne jamais se trouver à côté d’un mollah dans une file d’attente à une station de taxis, car aucun taxi ne s’y arrête. D’autres manifestent, parfois sur le mode de l’humour noir, une préférence pour la « civilisation » occidentale : il est impossible que les attentats de New York aient été commis par des Iraniens, car ils auraient préféré obliger les avions à atterrir à Hawaii.
Notes
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[1]
L’application du schéma théorique présenté ici aux données d’Inglehart [ 1998] est développée in Boudon [ 2002] dont ces pages sont extraites pour une large part.