CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En réactualisant l’utopie d’une société de marché, le mouvement de « globalisation » a bouleversé la place du travail. L’accentuation des inégalités, la montée de la pauvreté, l’accroissement de la précarité ou de l’exclusion, qui ont touché tous les pays à des degrés divers, traduisent un phénomène général d’« effritement du salariat » [Castel, 1996]. Dans ce contexte, l’avenir du travail fait l’objet de débats où se retrouve le clivage droite/gauche – si l’on fait sienne l’affirmation de Norberto Bobbio [ 1996] selon laquelle la droite peut être caractérisée par une focalisation sur la liberté que la gauche combat par un souci constant de respect du principe d’égalité. Cette contribution cherche à montrer que cet affrontement droite/gauche, même s’il s’est enrichi d’inflexions nouvelles – telles les réflexions sur une société du « temps libre » –, ne permet pas de relever les défis générés par les formes contemporaines de croissance et l’extension des relations marchandes. La défense du salariat par les voies keynésiennes, aussi nécessaire soit-elle, est tout aussi insuffisante à elle seule que l’appel à un entrepreneuriat généralisé ou l’invocation d’un mythique temps libéré.

2 C’est davantage la question d’une politique du travail adaptée au temps présent qui se pose. Elle exige une reconfiguration des rapports entre pouvoirs publics et société civile qui se donne pour finalité d’établir de « nouvelles frontières de l’argent » [Perret, 1999] et d’endiguer la marchandisation de la vie sociale. Des changements institutionnels comme des pratiques économiques récentes suggèrent ce que pourraient être les déclinaisons concrètes d’une telle politique du travail. Mais ils en soulignent aussi les obstacles, qui tiennent en particulier aux représentations dominantes de la croissance et de l’emploi.

L’OFFENSIVE NÉOLIBÉRALE

3 Le mot d’ordre des théoriciens néolibéraux est de sacrifier l’emploi pour diminuer le chômage. Plus ou moins nuancé dans la forme, le constat de fond est le suivant : le nouvel ordre économique, gouverné par la mondialisation et le progrès technique, appelle une disparition de l’emploi.

4 Le salariat, tel qu’il est issu de la révolution industrielle, se trouverait à ce point mis en cause par les nouvelles bases d’organisation de la vie économique que « le contrat de travail à temps complet et à durée indéterminée a déjà disparu en tant que forme “normale” de travail », souligne Hubert Landier [ 1995,1996,1997] qui, avec Bob Audrey [ 1994], Michel Paysant et Francis Batty [ 1995], est l’un des principaux représentants de cette pensée libérale fortement influencée par des approches anglo-saxonnes telles que celles de William Bridges, Henry Dent [ 1995], Charles Handy [ 1995] ou encore Charles Goldfinger [ 1998]. Tous refusent la « confusion pure et simple entre travail et emploi » [Landier, 1997, p. 53]. À leur sens, elle obscurcit l’horizon. Ils préfèrent dessiner un avenir dans lequel les règles et les engagements mutuels régissant le contrat de travail auraient disparu au profit de relations plus souples et ponctuelles, commandées par les besoins fluctuants des entreprises. Pour que les revenus des travailleurs ne soient pas trop faibles, cette dépendance vis-à-vis des flux d’activité pourrait être atténuée par l’instauration d’un revenu de subsistance qui viendrait compléter des périodes de travail intermittentes. C’est du moins ce que suggèrent ceux des libéraux qui ne veulent pas éliminer toute action corrective de l’État, parmi lesquels Béatrice Majnoni d’Intignano. Quant aux autres, ils se consacrent à un éloge sans réserves de l’individu transformé en entrepreneur de lui-même. Pour Bridges [ 1995, p. 73-74], « il faut acquérir un état d’esprit plus proche de celui du prestataire extérieur que de celui du salarié traditionnel. Il s’agit en fait de se voir comme un travailleur indépendant qui effectue des tâches externalisées par l’entreprise. Le travailleur doit donc se comporter comme un véritable indépendant. Il élabore un plan de développement pour toute sa carrière, en prenant en charge l’essentiel de sa couverture sociale et en renégociant les accords de rémunération dès lors que se modifient les besoins des entreprises [… ]. Pour la plupart des gens, l’emploi stable et durable n’existera plus ». « L’entreprise se présente ainsi comme un nœud de contrats autour d’un objet commun, la distinction entre contrats de travail et contrats commerciaux apparaissant de plus en plus comme un héritage juridique artificiel par rapport aux réalités économiques et sociales en cours d’émergence », écrit Landier [ 1997, p. 75]. Comme l’a justement noté Dominique Méda [ 1997], cette conception allie individualisme et définition englobante du travail – qui recouvre l’ensemble des activités humaines. Chacun est incité à entretenir le capital humain qu’il représente et à se convertir en entrepreneur à travers des compétences mises en forme comme offres de services et la gestion d’un portefeuille d’activités. Dans cette optique, la forme souhaitable de l’activité à venir est l’entreprise individuelle.

5 Sans doute, comme le remarque Robert Castel [ 1995, p. 22], « l’individualisation des tâches peut-elle avoir des effets positifs sur certaines catégories de travailleurs en leur permettant de s’affranchir de réglementations pesantes et de hiérarchies rigides afin de mieux exprimer leur identité à travers l’emploi. Mais ce sont ceux qui disposent d’un maximum de ressources et peuvent mobiliser différents types de capital. Pour un salarié qui se libère des encastrements collectifs, dix risquent de sombrer, privés de tout support et de toute protection. Et désormais “inemployables”, ils n’auront aucun recours du côté des droits sociaux, car ceux-ci sont aussi des facteurs de rigidité qu’il faut abolir ». Castel souligne ainsi combien cette apologie du libre choix fait l’économie de toute conception sociologique de l’individu en société, jusqu’à gommer la réalité des rapports sociaux. La fiction de l’égalité contractuelle des individus est utilisée, comme au XIXe siècle, pour masquer les rapports de force qui s’instituent entre des contractants aux positions dissymétriques.

6 Le paradoxe de cet individualisme entrepreneurial peut être énoncé comme suit : l’impératif catégorique est la création de travail puisque le travail est le principal vecteur d’intégration sociale; cependant, pour y parvenir, il faut sacrifier l’emploi, alors que c’est justement la forme « emploi » qui avait permis au travail d’être l’un des principaux supports de l’intégration sociale dans la période d’expansion. En fait, pour ces auteurs, la question du travail se résume à un indispensable ajustement au marché international.

7 Le problème réel – qui est de « concilier l’imprévisibilité et la discontinuité des situations économiques avec le besoin de prévisibilité et de continuité des acteurs économiques » [Touraine, 1998, p. 7] – est confondu avec celui de l’ajustement du travail humain aux exigences de la mondialisation. Au comportement humain de se conformer à ce qui est présenté comme une loi économique naturelle.

LES RÉACTIONS DES « GAUCHES »

8 À l’inverse de cette ode au travail sans limites, c’est le souci du partage qui caractérise de nombreuses approches critiques. Selon celles-ci, il convient de préserver les garanties sociales propres au salariat pour ne pas mettre en danger la cohésion sociale par l’augmentation trop forte des inégalités de condition. Comme le dit encore Castel, les protections ménagées par l’État social sont devenues vitales et leur mise en cause conduirait moins à supprimer des « acquis sociaux » qu’à « casser la forme moderne de la cohésion sociale » qui a justement reposé sur de telles régulations. Dès lors, « imposer d’une manière inconditionnelle les lois du marché à l’ensemble de la société équivaudrait à une véritable contre-révolution culturelle dont les conséquences sociales sont imprévisibles, car ce serait détruire la forme spécifique de régulation sociale qui s’est instituée depuis unsiècle » [ 1995, p. 438].

Contre l’effritement du salariat

9 Dans ce cadre, pour éviter les « surnuméraires » ou les « inutiles au monde » et la généralisation de la précarité, le partage du travail est « moins une fin en soi que le moyen, apparemment le plus direct, pour parvenir à une redistribution effective des attributs de la citoyenneté sociale ».

10 C’est le meilleur instrument pour que « chacun trouve, garde ou retrouve une place dans le continuum des positions socialement reconnues auxquelles sont associés, sur la base d’un travail effectif, des conditions décentes d’existence et des droits sociaux » [ ibid., p. 451-454].

11 Tous les partisans de la réduction du temps de travail n’en font pas pour autant une panacée, et beaucoup se penchent parallèlement sur l’émergence de nouvelles activités. Ainsi Dominique Schnapper, qui s’associe avec Castel pour dire que « le travail n’est sans doute jamais aussi essentiel que lorsqu’il manque » [Castel, Schnapper, 1994], insiste sur l’importance de développer l’emploi dans les services aux personnes [Schnapper, 1997, p. 101 sq.]. Contrairement à la position néolibérale, ce n’est pas l’entrepreneur individuel qui est magnifié. Bien au contraire, c’est « en intégrant les modes de régulation construits à partir de l’emploi salarié – essentiellement le droit au travail et la protection sociale – que les nouvelles activités pourront échapper à ces formes de sous-emplois proches de ce qu’André Gorz appelle une néodomesticité » [Castel, Schnapper, 1994; Gorz, 1988].

12 Certains économistes de l’Appel pour sortir de la pensée unique voient, pour leur part, l’avenir de ces activités dans les services publics ou collectifs [Coutrot, 1997; Lefresne, 1997]. En somme, il s’agit de restaurer la dignité de l’emploi en endiguant l’effritement du salariat dans l’économie de marché et en revalorisant les formes non marchandes d’emploi.

Pour une société du temps libre

13 La valeur centrale du travail est ainsi fortement réaffirmée. Or, ce postulat est remis en cause par un autre ensemble de conceptions qui marquent une volonté de rupture. En réaction contre cette obsession de l’emploi jugée sans issue, ces analyses inscrivent la question de la diminution du travail dans une évolution historique de longue durée. Il existe une orientation séculaire à la baisse de la durée du travail : nous travaillons à mi-temps par rapport à nos trisaïeux [Rigaudiat, 1993]. Cette tendance est amplifiée par les évolutions technologiques qui génèrent de tels gains de productivité que la promesse du plein emploi ne peut être qu’un leurre. « De 1970 à 1990, pour une production qui double de volume, la quantité totale du travail humain employé, exprimée en temps, a diminué d’un tiers » [Robin, 1993, p. 7].

14 Être obnubilé par la recherche du plein emploi, c’est donc renoncer à affronter la réalité. Si celle-ci est difficile à admettre, voire dangereuse, c’est avant tout en raison de notre « adhérence » à l’emploi. En conséquence, la solution porteuse d’espoir consiste non pas à garder les yeux rivés sur le passé mais à « cantonner » l’emploi afin de se donner les moyens institutionnels de réaliser cette espérance longtemps hors d’atteinte : la libération du travail contraint. D’ailleurs, l’inversion des temps sociaux [Dumazedier, 1988] est déjà à l’œuvre puisque « la femme passe en moyenne 8% de son temps de vie éveillé à son travail-emploi, l’homme 14% » [Gorz, 1995, p. 23].

15 Cet accroissement du temps libre au détriment du temps professionnel est une tendance de fond mise à jour par l’école française des loisirs dont Roger Sue [ 1993] est, à la suite de Joffre Dumazedier, l’un des principaux représentants. Pour rendre positif le mouvement largement entamé de rétractation du temps travaillé, le levier principal réside dans une nouvelle politique de redistribution qui distende la relation entre protection sociale et emploi. L’accession à la société du temps libéré suppose que le revenu ne soit plus indexé sur l’emploi occupé. D’où la proposition de l’allocation universelle, revenu inconditionnel et inaliénable versé à tous les membres de la communauté nationale, pouvant jouer le rôle d’un investissement « pour l’essor d’un secteur quaternaire, secteur d’activités non mécanisables, par définition, qui pourrait être en même temps un secteur de travail libre et d’intégration sociale » [Ferry, 1995, p. 104]. Les fins poursuivies peuvent être modulées. L’accent peut être mis sur l’épanouissement individuel ou, dans une démarche moins hédoniste, sur la nécessité de se consacrer à des activités collectives. Toutefois, au-delà des différences de modalité ou de finalité, il s’agit bien de donner un élan à des activités définies comme libres et autonomes, devenues possibles par le renoncement au mythe d’un retour du plein emploi.

CROISSANCE MARCHANDE ET PROGRÈS SOCIAL

16 Ces deux positions présentent une faiblesse commune, qui est de se placer dans la dépendance à l’égard de l’économie de marché. Comme les partisans de la réduction du temps de travail et du développement du service public, les tenants de l’allocation universelle et de la société du temps libre inscrivent leurs préconisations dans le cadre d’un imaginaire socialdémocrate : ce sont les prélèvements opérés sur l’économie de marché qui doivent financer le progrès social. Qu’il s’agisse de relancer l’emploi dans le service public ou de libérer le travail, le levier est le même : le financement par la redistribution publique.

17 Chez des auteurs qui s’opposent tous au libéralisme débridé, elles témoignent de la prégnance d’une représentation idéologique de l’économie selon laquelle seule l’économie de marché est productrice de richesses, une conception qui inféode la création d’activités non marchandes à la croissance marchande, parce que « c’est l’efficacité du secteur concurrentiel qui permet de créer des emplois dans le secteur social » [Schnapper, 1997, p. 81] ou qui permet de financer une allocation universelle rendant possible « un secteur de travail libre et d’intégration sociale par des activités socialisantes » [Ferry, 1995].

L’inadaptation de l’imaginaire social-démocrate

18 Autrement dit, il est implicitement admis que la maximisation de la croissance marchande est indispensable pour fournir les moyens d’une politique visant l’égalité. Cette représentation postule une complémentarité entre le domaine marchand et la redistribution qui certes existait dans la période fordiste, mais n’est plus de mise aujourd’hui. À l’époque, la croissance se manifestait globalement par une amélioration des conditions de vie ce qui n’est plus aussi évident aujourd’hui. En outre, la naissance de l’État social avait généré un consensus selon lequel certaines activités (santé, services sociaux, éducation, culture, etc.) ne pouvaient être du ressort du marché; or, cette « démarchandisation » est maintenant contestée. C’est donc le contenu de la croissance comme les rapports entre croissance et redistribution qui ont été bouleversés, ouvrant des questions ignorées jusqu’alors par l’approche social-démocrate et qui concernent tout autant les dégâts de la croissance que les conséquences de l’extension du marché à la vie quotidienne.

19 Tout d’abord, l’« absolutisation » de la croissance [Roustang, 1999, p. 46-60] occulte toute interrogation sur son contenu. Les indicateurs quantifiant l’augmentation de la production font oublier la remise en cause de la fiabilité de sa mesure dans une économie tertiarisée. Or quelle signification garde la référence à la croissance dans une économie où les deux tiers des emplois se trouvent dans les services ? La question est posée par Jean Gadrey [ 1996]. Ajoutant que les notions de productivité et de croissance sont liées à des mesures de performance mises au point dans l’industrie fordiste, ce dernier se demande si les pays occidentaux ne sont pas « à la recherche d’un développement après la croissance et d’outils intellectuels pour penser ce développement post-croissance ».

20 L’optimisation du taux de croissance est une fuite en avant. Elle empêche une réflexion sur la croissance « soutenable », c’est-à-dire une évaluation de la croissance de manière à déterminer si l’augmentation du PNB se traduit bien par une amélioration de la qualité de vie. Dès que l’on n’est plus centré uniquement sur les chiffres bruts de la croissance, il devient possible de percevoir ses effets ambigus sur la vie quotidienne. Certes les acquis des Trente Glorieuses – une prospérité sans précédent et une amélioration des conditions de vie – perdurent. Néanmoins, les inégalités se sont accentuées et « l’abondance entraîne ce que l’on pourrait appeler des tensions d’usage liées à l’impossibilité matérielle d’utiliser toutes les possibilités de l’offre » [Juan, 1998, p. 64]. Il ne s’agit pas d’être contre la croissance; mais il faut bien voir que l’une des limites de la conception dominante de l’économie est d’avoir érigé la croissance en dogme, ce qui invalide tout débat politique sur son contenu. Résister à la fois à la condamnation de la croissance et à sa sacralisation apparaît ainsi comme la première condition d’un dépassement de l’impuissance du politique.

21 Ensuite, la conceptualisation social-démocrate suggère que le redéploiement des mécanismes de redistribution suffirait à légitimer le développement du service public ou à promouvoir des « activités familiales, conviviales, d’entraide, bénévoles » garantes d’« une relation de générosité dans laquelle chacun prend l’autre inconditionnellement pour fin absolue » [Gorz, 1988, p. 209]. C’est oublier que le marché se développe aujourd’hui en tentant de se substituer au service public et d’envahir le domaine des activités non monétaires. Les formes mêmes de la croissance marchande, en investissant « la solitude et le contact humain » qui deviennent « les grands marchés de demain » [Godet, 1994, p. 289], soulèvent des questions anthropologiques qui portent sur l’avenir des formes de la vie en commun.

Une situation inédite

22 La croissance a historiquement contribué à rendre la vie quotidienne moins pénible et a favorisé l’affranchissement des dépendances liées à l’âge et au sexe. Mais cet apport était lié à l’existence, en contrepoint, d’institutions de socialisation fortes (syndicats, familles, écoles, Églises… ) et d’une économie traditionnelle profondément encastrée dans la vie sociale. La production y était tournée vers le groupe familial, ce qui relativisait la dimension marchande en l’infléchissant à partir des relations personnelles. Un compromis, emblématique de la personnalité moderne, se forgeait entre les appartenances collectives et l’acquisition d’une autonomie qui s’exprimait à travers la conscience et le sens de la responsabilité dont faisait preuve le citoyen.

23 Avec l’avènement de l’État social, l’économie traditionnelle est marginalisée et les individus sont libérés des contraintes de famille et de voisinage, qu’ils n’ont plus à subir pour assurer leur sécurité. Ce rôle de l’État permet la sortie des dépendances communautaires traditionnelles pour les femmes et « procure à l’individu la liberté de n’avoir pas à penser qu’il est en société ». Cette « production implicite du lien social par l’État » a pour effet paradoxal de consacrer le « triomphe culturel du modèle du marché dans nos sociétés », permettant « que le lien social explicite ne soit plus vécu que comme un effet global d’agrégation d’actions où chacun n’a en vue que ses avantages et intérêts » [Gauchet, 1998, p. 173]. À la personnalité moderne succède la personnalité contemporaine dans laquelle l’individu ignore qu’il vit en société, « en ceci qu’il n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité ». Parce qu’« il lui est difficile de se représenter en général la dimension du public » [ ibid., p. 177], ce type de personnalité est de nature à rendre problématique l’exercice de la citoyenneté.

24 Une des équivoques de la notion d’individualisme, selon l’analyse de Marcel Gauchet, est qu’elle renvoie à la fois au principe de légitimité qui est celui des « droits de l’homme » et au phénomène de privatisation. La personnalité moderne a correspondu à un « renforcement réciproque entre qualité de la vie publique et promotion de l’individualité » [de Leonardis, 1997, p. 169-193]. On assiste, avec la personnalité contemporaine, à une mutation de l’individualisme, qui peut être défini comme le « privatisme », un processus culturel qui incite à se dégager des relations sociales, de la reconnaissance mutuelle, de la co-responsabilité vis-à-vis des biens communs et de la reproduction du lien social. « Le privatisme enlève à l’acteur social sa capacité à s’inscrire dans la communication sociale et dans les interactions collectives relatives à la société; il le prive de l’espace public d’action, des conditions intersubjectives de la réflexivité, bref de sa consistance publique » [Gauchet, 1998, p. 178].

25 Cet individualisme de déliaison et de désengagement, fait de retrait dans la sphère privée et d’indifférence vis-à-vis du politique, est constamment renforcé par la marchandisation de la vie sociale inhérente à l’optimisation de la croissance contemporaine. Dans ce contexte, ce qui est décisif pour la démocratie, ce n’est plus seulement le montant des prélèvements effectués pour la redistribution. Il est tout aussi crucial que les pouvoirs publics parviennent à contrer l’envahissement de la vie quotidienne par le marché.

26 C’est la préservation de la possibilité d’un engagement public et de formes de socialisation non marchandes qui est en jeu.

VERS UNE NOUVELLE POLITIQUE DU TRAVAIL ?

27 Dans ces conditions, il ne saurait être question de s’en remettre à la « main invisible » de la croissance pour retrouver les équilibres antérieurs entre logique économique et logique sociale. Le problème prioritaire est au contraire de réduire l’emprise du marché. Une politique du travail adaptée au temps présent suppose de concilier deux exigences : d’une part, éviter la flexibilité forcenée et garantir l’accès à un emploi digne – ou « décent », pour reprendre le terme de l’Organisation internationale du travail; d’autre part, limiter la dépendance à l’égard de l’emploi marchand et, pour ce faire, légitimer l’existence de formes plurielles de travail et d’emploi. Autrement dit, il s’agit de conjuguer une réduction collective et négociée du temps de travail avec le développement d’activités économiques qui soient productrices de richesses sans pourtant relever de la seule logique de l’intérêt individuel et de la rentabilité du capital.

28 Pour apprécier s’il est envisageable d’aller empiriquement dans ce sens, il est possible d’examiner le cas français et sa réforme des trente-cinq heures [Perret, 2001] comme la portée d’expériences de démocratisation du travail et leurs difficultés.

La réduction du temps de travail à l’épreuve

29 Le déversement vertueux du temps de travail contraint vers la libre activité d’entraide mutuelle ou d’expression personnelle ne se vérifie pas dans les faits. Quelques traits saillants peuvent être dégagés des expériences de réduction du temps de travail [Anxo et alii, 1997; Boulin et alii, 1998, p. 73-80], qui contrastent avec cette mythification du temps libre dont font preuve certains tenants de la fin du travail.

30 En premier lieu, la manière dont est appréciée cette diminution du temps de travail dépend étroitement des conditions de travail et des modalités de sa réorganisation. Une certaine amplitude de la réduction et l’existence de modalités favorisant la régularité et la prévisibilité des horaires sont indispensables pour que se produise un « effet cliquet », que les pesanteurs et les routines des modes de vie n’absorbent pas complètement le temps libéré.

31 Dégager un après-midi ou une journée entière est primordial pour reconquérir une maîtrise des structures temporelles et obliger à revoir l’organisation du travail. C’est en outre la meilleure garantie pour sauver ou créer des emplois, car « lorsque le temps libéré est dilué en fractions multiples, l’effet productivité prend simplement le dessus » [Lallement, 1999].

32 En second lieu, les salariés dont le temps de travail est réduit ne se lancent pas à corps perdu dans de nouvelles activités. On observe deux comportements principaux : d’une part, « un ralentissement du rythme dans l’enchaînement des activités de travail et de hors-travail lié au relâchement de la pression temporelle [… ] les intéressés font les mêmes choses qu’auparavant, mais de façon plus tranquille »; d’autre part un « investissement dans des activités personnelles, dégagées de toute contrainte familiale ou sociale » [Anxo et alii, 1998, p. 141].

33 Le premier, accentuant des pratiques antérieures plus que provoquant des ruptures par rapport à celles-ci, prédomine, et le temps dégagé est surtout dédié à la sphère familiale. Néanmoins, même si ce temps libéré ne correspond guère à une demande et si la réduction du temps de travail suscite la méfiance, la plupart des salariés qui en ont fait l’expérience ne souhaitent pas revenir en arrière. La pratique de nouveaux rythmes et le relâchement des tensions temporelles l’explique pour partie. Les salariés disent « avoir moins l’impression de toujours courir ».

34 On est donc loin d’une opération de « vases communicants » où le temps dédié au travail se transformerait automatiquement en temps libre consacré à des activités épanouissantes et conviviales. Les liens entre travail et horstravail méritent un examen plus approfondi. L’important est de commencer à poser la question du « partage des charges entre famille, marché et État » [Fougeyrollas-Schwebel, 1998, p. 31] pour que la réduction du temps de travail s’élargisse à une politique d’ensemble visant à restructurer les temps sociaux dans une perspective d’égalité entre les sexes et les générations [Méda, 1999, p. 252-256]. Dans les pays scandinaves, ce sont ces finalités qui ont guidé les efforts de réduction du temps de travail; en France elles restent tenues en lisière du débat. Pour qu’elles suscitent plus d’intérêt, des prises de paroles sont indispensables. À cet égard, les femmes, premières exposées aux problèmes de compatibilité entre temps de travail et autres temps, sont les mieux placées pour énoncer des revendications portant sur une pluriactivité ou un multiancrage [ Esprit, 1995; Méda, 1999, p. 211] qui puissent être pleinement assumés.

35 L’augmentation du temps disponible n’est pas le gage d’un mieux-vivre ensemble. Et il devient de la responsabilité publique de diversifier la gamme des choix disponibles hors de l’entreprise. Sinon les différences de revenus et de ressources culturelles risquent de faire du temps libre un temps qui soit encore plus vecteur d’inégalités que le temps de travail [Mothé, 1998].

Des tentatives de démocratisation du travail

36 Si la réduction du temps de travail est conçue comme un instrument de transformation de la vie quotidienne, l’action publique ne peut à elle seule modifier la donne, et son articulation avec les actions émanant de la société civile est un critère déterminant. À cet égard, la résistance à la marchandisation du monde dispose d’un autre atout. À côté des mouvements antimondialisation, ont émergé dans les dernières décennies des pratiques économiques qui n’ont pas pour motivation première l’intérêt matériel. Réagissant à l’écart grandissant entre les demandes exprimées par divers groupes sociaux et les orientations d’une économie « financiarisée », elles s’efforcent d’organiser des activités qui soient guidées non par la recherche du profit maximal, mais par le souci d’une plus grande égalité et d’une meilleure qualité de vie, au Sud comme au Nord. Elles réactivent ainsi, dans des termes bien différents, le projet d’une économie solidaire dont les théoriciens et praticiens récusaient, dès le XIXe siècle, l’assimilation de l’économie au capitalisme.

37 Au moment où le capitalisme poursuit et accélère son expansion, le pari de ces pratiques est de fonder des activités économiques sur la solidarité, conçue comme un lien social volontaire unissant des citoyens libres et égaux en droit, et de promouvoir par ce biais une démocratisation du travail. Encore atomisées, les initiatives qui témoignent de cette perspective se sont développées sur quatre registres principaux : la mise en place de services présentant une alternative à la privatisation de nouveaux domaines d’activités (dans les services aux personnes concernant la vie quotidienne, dans les soins, dans la santé… ); la réintégration de personnes exclues du système économique dans des emplois de droit commun; la mise sur pied de diverses formes d’autoproduction et de système d’échanges locaux dans lesquelles la circulation des biens et des services ne passe pas par l’argent; l’adoption de normes sociales et environnementales dans les activités de production et de commerce destinées à promouvoir des relations économiques équitables.

38 Après une longue ignorance, les pouvoirs publics se sont engagés dans une politique de reconnaissance qui reste encore embryonnaire. Le programme « nouveaux services-nouveaux emplois » (les « emplois-jeunes ») induit « la nécessaire émergence de nouveaux modes d’organisation socio-économiques entre l’action de la puissance publique et la régulation par le marché ». La création d’un secrétariat d’État à l’économie solidaire semble en confirmer le caractère pressant, s’il s’agit bien de renouveler l’approche « de la place de chacun et de chacune dans l’organisation urbaine, de l’utilité sociale fondée sur l’engagement dans la vie de la cité et du développement d’activités d’intérêt collectif, constituant ce qu’on appelle l’économie solidaire ».

39 Mais en dépit de ces avancées, ces initiatives demeurent fragiles, ce qui prouve qu’elles n’ont pas encore acquis pleinement droit de cité. Les ambiguïtés persistent parce que de nombreux acteurs et institutions continuent de percevoir l’économie solidaire comme une solution de « rattrapage ». C’est l’illusion d’un tiers secteur d’insertion capable de corriger les effets pervers de l’économie dominante sans en questionner les règles. L’économie solidaire serait réservée aux pauvres ou aux « inemployables », elle offrirait une seconde chance à celles et ceux qui ne peuvent pas s’intégrer dans l’économie compétitive. C’est ce qui sous-tend des propositions comme celles de Rifkin [ 1996] dès lors qu’il admet que l’économie de marché ne peut pas intégrer tout le monde et qu’il pense que ceux qui en sont exclus devraient pouvoir trouver refuge dans un tiers secteur, une économie « sociale » qui leur permettrait de percevoir un revenu « social ». On retrouve la même ambiguïté chez les partisans d’une allocation universelle qui souhaitent le développement d’activités conviviales dans lequel le travail effectué, parce qu’il serait librement choisi, n’aurait comme contrepartie que l’attribution d’un revenu social et non un salaire.

40 Si elles restent cantonnées dans les marges du système existant, les pratiques d’économie solidaire ne peuvent qu’être sans portée. Et si elles devenaient le cheval de Troie d’une précarisation accrue du travail, à l’encontre de leurs finalités initiales, elles ne feraient qu’entériner l’institutionnalisation d’une économie de seconde zone telle que prônée, dès les années soixante-dix, par Amado et Stoffaes [ 1980].

41 La dynamique de l’économie solidaire ne peut échapper à l’instrumentalisation néolibérale que si elle débouche sur la consolidation d’activités reposant sur la combinaison des emplois de droit commun et des engagements volontaires, selon des pondérations variables en fonction du sens des projets. Par principe, les réseaux d’autoproduction ou d’échange local sont basés sur des engagements non rémunérés et ne souhaitent nullement relever d’une politique de création d’emplois. C’est un choix tout aussi respectable que la revendication de professionnalisation émise par les réseaux d’économie solidaire dans les services de proximité. Les deux options – contribuer à la création d’emplois ou stimuler des formes de socialisation hors emploi – peuvent parfaitement être complémentaires dans le cadre d’une économie plurielle, c’est-à-dire fondée sur des principes économiques qui ne se réduisent pas au marché. L’important est que les activités d’économie solidaire, dans leur diversité, ne soient pas enfermées dans des sous-statuts ou dans la gestion des transitions alors qu’elles ont vocation à être des composantes à part entière de l’économie, ce qui suppose de faire disparaître les discriminations négatives dont elles sont encore l’objet.

42 Les mesures prises pour s’opposer à la dérégulation du travail, aussi positives soient-elles, peinent à trouver un élan politique à la hauteur des enjeux contemporains. Cette difficulté a peut-être été amplifiée par la nature des débats sur le travail. En effet, aux controverses sur la fin du travail a brutalement succédé l’horizon du retour au plein emploi. Or, la question est moins de préparer la fin du travail – ou de tout faire pour l’emploi – que de comprendre son évolution. L’accès à l’emploi reste déterminant en termes de reconnaissance, de prestige et d’indépendance. C’est pourquoi il est dangereux de renoncer à l’objectif du plein emploi et de préconiser le développement d’activités hors emploi pour ceux qui n’en ont pas sans régler le problème de leur identité sociale. Il est nécessaire de conjuguer le partage de l’emploi (et des revenus et statuts qui en découlent) avec la valorisation sociale d’activités autres que le travail rémunéré. L’exigence du plein emploi va avec celle de la pluriactivité, c’est-à-dire le partage du temps de chacun entre un travail offrant des garanties en matière de sécurité et de santé, des activités d’utilité sociale bénévoles, des activités de production non monétaires et des activités désintéressées et citoyennes.

43 Cette société de plein emploi et de pluriactivité est à inventer [Roustang et alii, 2000]. Elle passe par une réduction collective et négociée du temps de travail et une légitimation du travail non marchand, relayées par une politique des temps de la vie qui inclue des mesures pour la réduction des inégalités entre les sexes dans les tâches domestiques, l’augmentation de l’offre de services pour la vie quotidienne (garde d’enfants, aide à domicile, activités culturelles et sportives… ), un aménagement du temps et de l’espace qui favorise les loisirs peu coûteux, une meilleure communication sur les possibilités offertes par le tissu associatif, un soutien à l’engagement dans l’espace public… Une réflexion collective sur de telles questions est urgente et les prophéties sur l’avenir du travail, aussi talentueuses soient-elles, ne sauraient la remplacer.

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Jean-Louis Laville
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