Quand il est à Rome, le pape François déjeune chaque jour au milieu de bonnes sœurs dont il partage le modeste repas. Signe de la vie simple qu’il s’est choisie en référence à François d’Assise, dont il fut le premier pape à adopter le patronyme comme pour inaugurer une ère nouvelle. Mais aussi, dit-on, façon de conjurer le risque d’un empoisonnement, tant sa volonté de réforme heurterait les puissants du Vatican... Pour autant, en faire un pape révolutionnaire reviendrait à ne pas saisir à quel point son action est limitée par la doctrine, le fonctionnement des structures de l’Église et les difficultés contemporaines du catholicisme. Si François, professionnel de la communication et habile jésuite, tient tant à un aggiornamento, c’est avant tout pour tenter d’enrayer le recul, aussi rapide que profond, de la foi romaine partout en Occident.
1Avec 84 % d’opinions favorables auprès des Européens (catholiques ou pas), 78 % aux États-Unis et 72 % en Amérique du Sud, Jorge Bergoglio s’est acquis une popularité formidable depuis son élection au trône de Pierre il y a un peu plus de trois ans et demi [1]. Tour de force : tout en suscitant une quasi-unanimité, il plaît beaucoup au sein d’une « gauche de gauche » désemparée et en mal de figure emblématique. « Ses paroles [sont] tellement proches de nous, s’amusait Jean-Luc Mélenchon dans un discours à Toulouse fin août 2016, qu’on a même fini par se dire : “Tiens, pour une fois ils ont élu un chrétien.” » De fait, comment n’aurait-il pas beaucoup pour plaire à la gauche critique, ce pape François qui ne cesse de dénoncer l’extrême inégalité de la répartition des richesses et tous les effets désastreux de l’économie néolibérale, qui a posé « la nécessité de résoudre les causes structurelles de la pauvreté » dans son « exhortation apostolique » inaugurale, qui refuse de « juger » les homosexuels et rejette même la notion de « racines chrétiennes de l’Europe »... ou encore exclut d’« identifier l’islam avec la violence », nie que « l’esprit de conquête » soit plus inhérent à la religion de Mahomet qu’à celle du Christ et ose affirmer au lendemain d’un attentat djihadiste que « le terrorisme se développe quand il n’y a pas d’autre option » [2] ?
2François a parfaitement su construire son image en multipliant, avec un art consommé de la communication, les déclarations séduisantes pour l’audience extérieure à l’Église et provocantes, dans une large mesure, pour le clergé. Cela ne suffit pourtant pas à en faire à coup sûr ce pape « révolutionnaire » couramment célébré dans les médias. La situation de l’Église catholique n’est compréhensible qu’en relation avec son histoire très spécifique, marquée par des logiques différentes de celles de la politique – le découpage droite/gauche ou la notion de progressisme, en particulier, n’y sont pas opératoires – et à considérer dans la longue durée. De ce point de vue, le pontificat de J. Bergoglio pourrait ne représenter qu’une phase de l’oscillation qui fait traditionnellement alterner papes conservateurs et papes plus ouverts depuis le grand refus de la modernité sous Pie IX (1846-1878). Ce dernier, avec son Syllabus (1864), radicalisa le rejet des évolutions sociopolitiques depuis les Lumières en condamnant la fin du statut de religion d’État pour le catholicisme, la liberté de culte, la liberté de pensée et celle d’expression, enfin l’idée que le pape puisse « se réconcilier avec le progrès et la civilisation moderne ». Après Pie IX, l’action de son successeur Léon XIII (1878-1903) put paraître révolutionnaire : il prôna le ralliement aux régimes républicains et sa célèbre encyclique Des choses nouvelles s’inquiétait de la souffrance ouvrière pour affirmer la nécessité d’un ordre social juste. Mais il condamna aussi sans appel le socialisme et la théorie de la lutte des classes, en refusant de donner à la démocratie « d’autre signification que celle d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple »… De même, les pontificats de Pie XI (1922-1939) et Pie XII (1939-1958), personnalités rigides et fermées à la modernité, furent suivis de ceux de Jean XXIII (1958-1963) et Paul VI (1963-1978), les papes de cette grande tentative d’aggiornamento que fut le concile de Vatican II (1962-1965). Jean-Paul II (1978-2005) et Benoît XVI (2005-2013) ont ensuite laissé l’Église retomber dans une crise antimoderniste décidément interminable. L’un et l’autre furent des « papes de la crispation », selon l’expression de Christine Pedotti, directrice déléguée de la rédaction de Témoignage chrétien. Cette catholique réformatrice rappelle que Wojtyla et Ratzinger se sont clairement rangés « du côté des conservateurs sur la question principale, celle de l’émancipation des consciences ».
3La posture de François pourrait-elle correspondre à autre chose qu’un moment de retour de l’éternel balancier ? « Je n’en suis pas si sûr », répond Hubert Borde, doyen honoraire de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Toulouse. « L’Église considère qu’elle n’a pas à intégrer les changements du monde », rappelle cet ancien membre de l’ordre des Carmes déchaux. Mais il constate aussi qu’« effectivement le pape semble vouloir faire bouger les choses », et reconnaît même « l’impression qu’on est presque au bord d’une cristallisation ». Anne Soupa, théologienne et rédactrice en chef de la revue Biblia, a pour sa part « envie de répondre qu’il se passe quelque chose d’autre que l’alternance classique ». « Ce qui me fait le dire, poursuit-elle, c’est d’abord la crise majeure dans laquelle l’Église se trouve enfoncée », dont François a manifestement une vive conscience. C. Pedotti renchérit en soulignant que « le système est dans l’impasse, complètement coincé », et rappelle que dans l’un de ses discours aux cardinaux, peu avant son élection, le pape a mis au premier plan la nécessité de l’adaptation aux temps nouveaux avec cette image : « Le Christ frappe à la porte de l’Église, mais il frappe de l’intérieur ! Il veut qu’on ouvre les portes en grand, pour le laisser sortir. Pour aller rencontrer le monde et l’humanité. »
4François ne cesse effectivement d’afficher sa détermination à conduire des réformes profondes. Avec Vatican II pour référence, bien sûr, et en se distanciant à cet égard de l’attitude rétrograde de ses deux prédécesseurs, comme il l’a fait dans un entretien avec Eugenio Scalfari en septembre 2013 : « Le concile, inspiré par le pape Jean et par Paul VI, a décidé de s’ouvrir à la culture moderne. Les pères conciliaires savaient que cette ouverture était synonyme d’œcuménisme religieux et de dialogue avec les non-croyants. Après eux, on fit bien peu dans cette direction. J’ai l’humilité et l’ambition de vouloir le faire. » Les potentialités de transformation, cependant, tiennent avant tout à un autre aspect : l’insistance permanente de François sur la dimension évangélique fondatrice de l’Église, c’est-à-dire sur la vocation première de ses membres à faire vivre le message du Christ parmi tous les hommes. Vocation incompatible, donc − c’est le sous-entendu crucial −, avec la guerre culturelle contre le monde moderne.
5« Nous devons trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Église risque de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile », disait par exemple le pape dans l’avion qui le ramenait des Journées mondiales de la jeunesse de Rio à l’été 2013. Le choix spectaculaire du prénom de François – c’était la première fois depuis 1 100 ans qu’un pape introduisait un prénom jamais porté par un prédécesseur – était à cet égard programmatique. Le premier et le plus célèbre des François dans la tradition catholique, celui d’Assise (v. 1180-1226), fut l’inventeur d’un style de vie religieuse en rupture avec la logique institutionnelle, récente à son époque, de subordination des laïcs à un clergé radicalement séparé du reste de la société. Sa méthode de diffusion du message évangélique par l’exemple autant que par le verbe, en adoptant une vie d’humilité et de pauvreté sur le modèle du Christ et des apôtres, eut un succès formidable. Dans le même esprit, J. Bergoglio martèle depuis son élection la nécessité vitale pour l’Église de faire primer sa dimension « pastorale », c’est-à-dire son rôle d’accompagnement du peuple de Dieu au quotidien. Ce qui implique de tout faire pour rester audible auprès des laïcs, y compris peut-être − revoilà le sous-entendu − en acceptant certaines évolutions doctrinales. Joie de l’Évangile, la première « exhortation » de François, appelait en tout cas à une « conversion pastorale du clergé ». Les tenants du conservatisme dogmatique ne s’y trompent pas. Et il est indéniable que l’action de François provoque dans l’Église un clivage profond, sans précédent. La tension n’a cessé de monter depuis le lancement, à l’automne 2013, de la réforme centrée sur la pastorale de la famille. Le durcissement de l’opposition est aujourd’hui tel qu’il se trouve des vaticanistes pour invoquer la possibilité d’un schisme, comme celui de Mgr Lefebvre en 1975 mais potentiellement beaucoup plus grave.
La montée de la tension au sein de l’Église
6« Nous n’accusons pas le pape d’hérésie », mais « nous considérons que dans Amoris laetitia [Joie de l’amour, l’exhortation publiée par François en avril 2016 en conclusion des deux synodes des évêques sur la famille], de nombreuses propositions peuvent être interprétées comme hérétiques ». C’est en ces termes exceptionnellement durs qu’a été présenté à la presse internationale, début juillet, un appel adressé personnellement à chacun des deux cent douze cardinaux par quarante-cinq « prélats, universitaires, professeurs, auteurs et membres du clergé catholique du monde entier ». Nicolas Warembourg, professeur d’histoire du droit à la Sorbonne et signataire du texte, confie que des dominicains d’Oxford sont à l’origine de l’initiative.
7Traduit en six langues, l’appel demande aux cardinaux d’intervenir auprès de François pour le convaincre de rejeter, par une déclaration explicite, une série de « propositions erronées » qui seraient susceptibles d’être tirées d’Amoris laetitia. Dix-neuf passages du texte paraîtraient « entrer en conflit avec la doctrine catholique ». Ils concernent notamment « la possibilité réelle d’obéir à tous les commandements » − il s’agit ici de l’interdiction de l’adultère, au sens de relations sexuelles en dehors du strict cadre du mariage chrétien − et « le fait que certains types d’actes », en clair l’adultère (ainsi conçu) et les pratiques homosexuelles, « sont mauvais en toutes circonstances ». Seraient aussi indûment remis en cause dans l’exhortation du pape « le rôle de direction du mari » au sein du couple, « la supériorité de la virginité consacrée sur la vie maritale » et « la légitimité de la peine capitale dans certaines circonstances ». Les signataires considèrent en particulier que le texte « sape la doctrine de l’Église selon laquelle les divorcés remariés civilement, à défaut d’être engagés dans la continence sexuelle, ne peuvent être admis aux sacrements » [3].
8Déjà en septembre 2015, à la veille de l’ouverture du second synode sur la famille, une « supplique filiale » signée par 800 000 catholiques (majoritairement d’Amérique latine) avait dénoncé une « désorientation généralisée », et demandé au pape de « réaffirmer de façon catégorique », en premier lieu, « l’enseignement de l’Église selon lequel les catholiques divorcés et civilement remariés ne peuvent recevoir la sainte communion », en second lieu le caractère « contraire à la loi divine et naturelle [des] unions homosexuelles » [4]. Sept cardinaux et plus de cent cinquante évêques s’étaient joints à l’initiative. Que des membres de la plus haute hiérarchie aient ainsi pris une position publique directement opposée à la parole du pape constituait une rupture avec la tradition de réserve au sommet de l’Église. Mais le cardinal états-unien Raymond Leo Burke avait ouvert les digues dès l’automne 2014, après le premier synode, avec une déclaration fracassante déplorant « la forte impression que l’Église est un bateau sans gouvernail [5] ». Remplacé quelques semaines plus tard à la tête du Tribunal de la signature apostolique, la plus haute juridiction du Vatican, Mgr Burke, devant les caméras de France 2, est allé jusqu’à présenter comme l’action des « forces du mal » les évolutions proposées par François [6]. Et il n’est pas isolé. Nombreux sont les prélats éminents de la Curie qui ont fait état de leur désaccord fondamental avec le pape. Ainsi le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (l’institution gardienne du dogme, héritière de la Sainte Inquisition), le cardinal allemand Gherard Müller. Ou le cardinal guinéen Robert Sarah, préfet de la très importante Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements.
9Les tenants de la ligne pontificale s’efforcent de relativiser les désaccords. Mais François lui-même, tout en insistant sur son « refus du conflit », a épinglé à plusieurs reprises « ceux qui disent non à tout », comme il les appelait dans un entretien accordé fin juin au quotidien argentin La Nación. Dans son homélie de clôture des JMJ de Cracovie, le 31 juillet, il rappelait ainsi que « le regard de Jésus va au-delà des défauts et voit la personne ; il ne s’arrête pas sur le mal du passé, mais entrevoit le bien dans le futur ; il ne se résout pas aux fermetures, mais recherche la voie de l’unité et de la communion ». Claire allusion, entre autres, à la fin de non-recevoir retentissante affichée par l’archevêque de Philadelphie Charles Chaput, lequel venait de publier des instructions aux prêtres de son diocèse pour l’interprétation d’Amoris laetitia interdisant toute mise en application des aménagements pastoraux qui s’y trouvent préconisés. En contradiction complète avec l’esprit du texte pontifical, et à la grande satisfaction des catholiques conservateurs états-uniens, Mgr Chaput maintient dans sa circulaire l’exclusion absolue des sacrements pour les divorcés remariés, les homosexuels ou encore les concubins, s’ils ne s’astreignent pas à une chasteté complète [7]. Dans l’avion entre Cracovie et Rome, François s’est fait plus explicite, et férocement polémique, en saisissant l’occasion d’un commentaire sur l’assassinat du curé de Saint-Étienne-du-Rouvray pour attaquer en biais ses adversaires dans l’Église : « Dans presque toutes les religions, a-t-il déclaré aux journalistes, il y a toujours un petit groupe de fondamentalistes. Nous en avons nous aussi. Quand le fondamentalisme arrive à tuer… mais on peut tuer avec la langue, comme le dit l’apôtre Jacques. » Cette langue assassine peut manifestement être pour le pape celle des prélats prêts à faire perdre des fidèles à l’Église par leur intransigeance.
L’échec des deux premières réformes papales
10François est peut-être d’autant plus enclin à rudoyer les adversaires du changement que ses deux premières grandes batailles réformatrices, d’une part pour l’assainissement administratif et financier du Vatican, de l’autre pour la réduction de la fracture entre l’Église et les sociétés contemporaines en matière de famille et de mœurs, se sont d’ores et déjà soldées par des échecs dans une large mesure.
11Quelques semaines après son élection, le pape créait un conseil restreint de huit cardinaux issus de tous les continents pour l’assister dans son entreprise de réforme structurelle de la Curie en court-circuitant les clientélismes. S’ajouta bientôt un neuvième membre, Mgr Pietro Parolin, nommé au poste clé de secrétaire d’État (c’est-à-dire de Premier ministre) pour succéder au très décrié cardinal Tarcisio Bertone. Ce dernier incarnait tous les travers de la nomenklatura vaticane et d’un système dont le caractère irréformable aurait découragé Benoît XVI au point de le pousser à la démission. Mgr Parolin déclarait à la veille de sa prise de fonction que la lutte contre la corruption était « un point fondamental sur lequel le pape souhaite travailler [8] ». Dès l’été 2013, François prenait une initiative spectaculaire en créant la COSEA (Commission d’étude et de proposition sur l’organisation de la structure économique et administrative du Saint-Siège), composée presque exclusivement de laïcs. Cette instance était chargée, avec l’aide de cabinets d’audit et de conseil indépendants, d’analyser la situation financière et d’imposer une mise aux normes internationales des procédures. L’Institut des œuvres de la religion (IOR), la banque du Vatican et l’Administration du patrimoine du siège apostolique (APSA) étaient particulièrement visés. Leurs règles de fonctionnement totalement opaques et anachroniques en font des plaques tournantes du recyclage d’argent sale en provenance des partis politiques et des mafias, entre autres malversations révélées par des scandales à répétition. Fait éloquent parmi bien d’autres, il existe à l’IOR des comptes bancaires aux noms des anciens papes, dont les gestionnaires ne sont pas bien identifiés, mais sur lesquels transitent des sommes importantes…
12Dès le mois de mai 2014, cependant, la réforme des structures curiales est manifestement entrée en sommeil avec la dissolution de la COSEA, dont les activités ont débouché pour l’essentiel sur la création d’une Secrétairerie pour l’économie, assortie d’un Conseil pour l’économie où sept laïcs siègent aux côtés de huit cardinaux. Résultat bien mince, semble-t-il, au vu de l’ampleur des problèmes. Le nouveau dicastère (mot générique qui désigne chacun des grands organismes de la Curie romaine) a pour mission la « surveillance de la gestion économique [et des] structures et activités administratives et financières » de tous les organismes de la Curie, avec, en particulier, un contrôle direct sur l’APSA.
13En novembre 2015, l’ancien secrétaire de la COSEA a été arrêté pour avoir diffusé des documents confidentiels, en particulier un enregistrement clandestin. On y entend François, lors d’une réunion tenue en juillet 2013, s’indigner de l’impossibilité d’obtenir une vue d’ensemble sur les finances et le patrimoine et déplorer l’augmentation injustifiée du nombre de salariés administratifs… A-t-il, depuis, renoncé à porter plus avant le nettoyage des écuries d’Augias ? Lors de la cérémonie des vœux de Noël 2014, il s’est complu à dresser devant les cardinaux un catalogue des « maladies » endémiques, selon lui, parmi « les puissants dans l’Église » : « mondanité », « arrogance », « enfermement », « schizophrénie », propension à « combler le vide existentiel en accumulant les biens matériels »… La violence de cette charge verbale, dont la presse a noté qu’elle fut mal prise à la Curie, pourrait bien être au fond un aveu d’impuissance. Les partisans de Bergoglio promeuvent l’image christique d’un homme pur et isolé en butte à la conjuration des immobilismes et aux intrigues curiales. Ce pape angélique, à trop humilier les fastueux monsignori du Vatican par son style de vie austère dans ses 50 m² à la maison Sainte-Marthe, à trop contrarier des intérêts inavouables, n’expose-il pas même sa vie à de sourdes menaces ? Son entourage craindrait un empoisonnement, selon la rumeur… Jean-Paul Ier aurait connu un tel sort en 1978, après trente-trois jours de pontificat, pour avoir voulu se pencher de trop près sur les malversations financières à la Curie. L’homicide n’a jamais été prouvé. Mais beaucoup, ecclésiastiques ou laïcs, pensent que le même danger, inhérent aux sociétés de cour, guetterait François s’il tentait d’aller trop loin sur la voie de la transparence [9].
14Il est en tout cas probable qu’après avoir mesuré la force d’inertie du système, le pape se soit replié sur une position attentiste pour mieux consacrer le temps qu’il lui reste à une question sans doute moins désespérée et, surtout, plus importante à ses yeux : l’adaptation de la pastorale de la famille aux réalités sociales. Dès le début de l’année 2014, l’attention s’est déportée sur cette affaire essentielle tant au plan des principes que, concrètement, pour la place de l’Église dans le monde. François a procédé de façon habile en faisant précéder un synode des évêques consacré au sujet, convoqué pour l’automne 2015, par un synode « extraordinaire » réuni un an plus tôt, lui-même préparé par une campagne de questionnaires envoyés à partir d’octobre 2013 dans les paroisses du monde entier – ce qui a permis de faire peser sur les deux assemblées la parole préalable d’une sorte de synode informel de l’opinion publique catholique. Les retours de la base laïque en février 2014, censés demeurer confidentiels mais vite dévoilés, notamment par les conférences épiscopales d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, n’ont pas manqué d’exprimer crûment le décalage entre l’enseignement de l’Église et la vie des fidèles. Ce qui permit au cardinal secrétaire du synode, le réformateur Lorenzo Baldassari, d’intervenir dans l’Osservatore Romano pour « remarquer beaucoup de souffrance à partir de ses réponses », non sans en déduire « l’urgence à prendre conscience des réalités vécues par les gens et à reprendre le dialogue avec ceux qui se sont éloignés de l’Église » [10].
15La bataille, dès lors, était ouverte. « Il serait paradoxal que l’Église dise : “puisque tout le monde ne connaît pas la vérité, la vérité n’est plus obligatoire à l’avenir” », faisait savoir en réponse Mgr Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. À la veille de l’ouverture du synode extraordinaire, six cardinaux, dont Mgr Burke et Mgr Müller, publiaient un livre intitulé Demeurer dans la vérité du Christ. Mariage et communion dans l’Église catholique. Ils y portaient la contradiction au cardinal Walter Kasper, lequel venait de réaffirmer dans un ouvrage sur L’Évangile de la famille la nécessité de donner accès à la communion aux divorcés remariés. Au grand dam des conservateurs, le « rapport d’étape » proposé aux évêques à mi-parcours du premier synode, le 13 octobre 2014, reprenait les thèses soutenues par Mgr Kasper depuis plus de vingt ans en reconnaissant des « éléments constructifs », des « qualités » et des « aspects positifs » aux unions irrégulières des concubins, des divorcés et des homosexuels. Cette tentative de forcer la main des évêques, cependant, a tourné court. La « relation du synode » adoptée lors de la clôture cinq jours plus tard n’intégrait plus ces évolutions – qui auraient bel et bien eu quelque chose de révolutionnaire. François, dans un discours préalable au vote final, s’était pourtant défendu de céder à la tentation « progressiste et libérale », pour mieux appeler les évêques à éviter « le raidissement hostile », « traditionaliste », qui empêche de « se laisser surprendre par Dieu ». En vain.
16Les passes d’armes entre modernistes et conservateurs se sont poursuivies une année durant, sans qu’aucune voie de conciliation n’apparaisse, dans la perspective du synode ordinaire. Ce dernier s’est tenu dans une atmosphère tendue, marquée entre autres par la publication d’un nouvel ouvrage, signé par onze cardinaux, dont Mgr Sarah, en faveur du maintien de la discipline, et par le coming-out spectaculaire du père Krzysztof Charamsa, secrétaire de la commission théologique à la Congrégation pour la doctrine de la foi. Ce dernier, dans un entretien accordé au Corriere della Sera la veille de l’ouverture de l’assemblée, s’est affiché « prêtre homosexuel, avec un compagnon, heureux et fier de [son] identité », dans le but de « secouer un peu la conscience de [son] Église ». Ce qui lui a valu un limogeage immédiat, sans empêcher le synode d’en rester au statu quo.
17Seule la parole du pape, cependant, a valeur décisionnelle dans cette monarchie qu’est l’Église. Avec Amoris laetitia, « exhortation post-synodale sur l’amour dans la famille », François a choisi de refuser la défaite en maintenant les ouvertures malgré l’avis des évêques. Le chapitre 8 du document, intitulé « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité des personnes en situation irrégulière », préconise une action « au cas par cas ». La controverse théologique la plus vive porte sur un passage selon lequel, « à cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement –, l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église ». Autrement dit, une personne divorcée remariée, ou en situation de concubinage ou homosexuelle, peut se voir reconnaître certaines excuses par le prêtre, en fonction des circonstances. La conséquence décisive n’est formulée en clair que dans la note de bas de page insérée à cet endroit du texte, numérotée 351 – laquelle constitue pour les conservateurs une infraction au dogme. Cette note précise en effet que l’« aide de l’Église » susceptible d’être alors accordée est bien celle des sacrements, car « le confessionnal ne doit pas être une salle de torture » et « l’eucharistie n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles ».
18Les gardiens de la tradition s’indignent de cette contradiction intenable avec Familiaris consortio (1980), l’exhortation de Jean-Paul II qui interdit catégoriquement l’accès à la communion des pécheurs concernés. Pour les partisans du texte, au contraire, il s’agit d’une « loi de gradualité » pleinement légitime qui n’implique en rien un « droit objectif au sacrement » pour les intéressés, mais favorise une « dynamique de conversion » [11]… Avec cette casuistique de l’imputabilité de la faute au sujet, François se situe bien en tout cas dans la tradition jésuite. Qu’il illustre aussi comme tradition de rouerie, lorsqu’il dissimule dans une note de bas de page les effets sacramentels et doctrinaux les plus significatifs d’une proposition. Et comme tradition d’hypocrisie, lorsqu’il esquive la question d’un journaliste sur cette note 351, peu après la publication du texte, en disant ne pas s’en souvenir ! « Ce style filandreux, ces faux-fuyants, ces faux-semblants, cette manière de diluer le sens des mots… c’est du jésuitisme caractérisé », commente N. Warembourg. « Il faudrait un Pascal pour porter l’estocade ! » poursuit-il en invoquant la réfutation mordante des casuistes jésuites du xviie siècle dans Les Provinciales. Sur le fond, les aménagements proposés par François sont à ses yeux l’expression d’un « postchristianisme » fondé sur une sorte de « care theology » qui dénie « la dimension tragique de la vie humaine, à laquelle la Croix et la Résurrection donnent une signification ». « Le christianisme n’est pas “compassionnisme”. » Pour lui, cette « vision de dame patronnesse infantilise et victimise les fidèles ».
19L’affrontement autour du texte ne fait que commencer. Il se déporte en particulier sur la valeur juridique d’une « exhortation apostolique », moindre que celle d’une encyclique. Pour Mgr Burke, Mgr Sarah et les traditionalistes, les considérations litigieuses avancées dans Amoris laetitia ne peuvent avoir de valeur « magistérielle », c’est-à-dire normative, et doivent être considérées comme de simples opinions personnelles du pape. Le cardinal Christoph Schönborg, mandaté par François pour défendre sa position, ou l’évêque d’Oran Jean-Paul Vesco, auteur d’un Plaidoyer pour les divorcés remariés, affirment le contraire. L’enjeu est de taille, puisqu’il y va de la possibilité légale laissée aux évêques d’interdire à leurs prêtres d’appliquer la (r)évolution – pour reprendre le terme indécis forgé par Mgr Vesco – accomplie à la note 351. Tout comme Mgr Chaput, l’archevêque de Philadelphie, la conférence épiscopale de Pologne a fait savoir dès l’été 2016 qu’elle n’appliquerait pas le texte. Des pratiques divergentes vont manifestement s’instaurer d’un pays ou d’un diocèse à l’autre.
Recul du catholicisme en Occident : la déprise finale ?
20Si François tient tant à un aggiornamento qui permettrait à l’Église d’« aller vers le monde et l’humanité », et s’il a été élu sur ce programme – même si beaucoup de ses électeurs se refusent depuis à en accepter les conséquences –, cela n’est sans doute pas seulement par ferveur évangélique personnelle, mais aussi et d’abord en raison de la dégradation vertigineuse, depuis une dizaine d’années, de la situation du catholicisme dans les pays riches. Tous les chiffres récents concernant les taux de baptême, de mariage à l’église et de pratique dominicale témoignent d’un nouveau décrochage général, après celui des années 1960-1970, cette fois-ci potentiellement mortel pour l’Église en Europe et en Amérique du Nord à l’horizon de vingt ou trente ans tout au plus. Si la tendance se maintient, les catholiques n’y formeront bientôt plus que des communautés très minoritaires. Les conséquences financières se font déjà lourdement sentir. En Allemagne, par exemple, plus de 100 000 ex-catholiques se désinscrivent tous les ans des listes de la Kirchensteuer, la taxe sur les revenus au bénéfice des Églises (et même près de 180 000 en 2013 – pour un total d’environ 24 millions de catholiques). Le niveau de vie des ecclésiastiques se ressent fortement de l’hémorragie, tout comme la qualité des services hospitaliers, scolaires et autres assurés par l’Église dans le pays. Et, sachant que l’Allemagne fournit environ 40 % des revenus du Vatican, il n’est pas douteux que la crise soit préoccupante du point de vue de la Curie… Par ailleurs, la baisse des effectifs du clergé a pris partout un tour littéralement dramatique, sans épargner des bastions comme l’Irlande, la Pologne et l’Italie. Au point qu’une quasi-extinction de l’encadrement clérical autochtone est en vue dans de nombreux pays [12].
21Or toutes les études montrent que le phénomène trouve sa cause générale dans l’écart abyssal, intenable désormais, entre les positions de l’Église en matière de mœurs et le style de vie des populations. 75 % des catholiques irlandais, par exemple, considéraient en 2012 la doctrine de l’Église sur la sexualité « sans rapport avec leurs vies ». 87 % étaient favorables au mariage des prêtres et 77 % à l’ordination des femmes, selon une enquête commandée par l’Association of Catholic Priests [13]. Aux États-Unis, 66 % des catholiques jugent « acceptable » qu’un enfant soit élevé par deux parents de même sexe – et après la publication des instructions de l’archevêque de Philadelphie rejetant les ouvertures d’Amoris laetitia, le maire catholique de la ville, Jim Kenney, a déclaré sur Twitter : « Jésus nous a donné la sainte communion parce qu’il nous aimait tous profondément. Tous et chacun d’entre nous. Le comportement de Mgr Chaput n’est pas chrétien. » 60 % des paroissiens suisses qui ont répondu au questionnaire diffusé par le Vatican avant le premier synode sur la famille « soutiennent le vœu de reconnaissance et de bénédiction par l’Église des couples homosexuels », 90 % sont favorables à la communion des divorcés remariés ; 90 % des jeunes paroissiens allemands jugeraient « irresponsable » d’obéir à l’Église en se mariant avant une période préalable de concubinage… sans parler de la réprobation générale à l’égard de la prohibition de la contraception, qui se constate même chez les catholiques français, pourtant parmi les plus marqués par le repli identitaire. La forte prégnance en France de ce que C. Pedotti et A. Soupa qualifient de « forme maurrassienne du catholicisme », caractérisée par une conception fixiste et rigoriste du bon ordre religieux, ne doit d’ailleurs pas faire oublier que les sondages concordaient, lorsque la « Manif pour tous » battait son plein, pour indiquer qu’environ 40 % des catholiques étaient favorables à la loi instituant le mariage homosexuel.
22Par ailleurs, les pressions exercées par les laïcs et une partie du bas clergé pour mettre fin à l’immobilisme de la hiérarchie sont de plus en plus difficiles à contenir. Le puissant mouvement germanophone Wir sind Kirche, Nous sommes l’Église, est en pointe à cet égard depuis vingt ans. La présidente de sa section autrichienne, Martha Heizer, a fini par être excommuniée au printemps 2014, tout comme son mari, pour avoir célébré des messes privées. Son homologue en Allemagne, Christian Weisner, l’a soutenue en affirmant dans le quotidien Die Welt qu’il faudrait « plutôt que punir, se réjouir de cette forme d’engagement des laïcs, conséquence de la pénurie de prêtres », et que l’infraction dont M. Heizer est accusée « est commise tous les jours dans le monde par des centaines de groupes catholiques ». Paul Zulehner, prêtre et théologien autrichien, est allé jusqu’à considérer qu’il aurait mieux valu choisir « une option futuriste, mais sans problème dogmatique », celle « d’ordonner les Heizer au lieu de les excommunier, car ils sont déjà suffisamment formés » [14]. En 2011, l’archevêque de Vienne Mgr Schönborn a dû rappeler à l’ordre 329 prêtres autrichiens signataires d’un « appel à la désobéissance » réclamant l’autorisation du mariage des prêtres, l’ordination des femmes, le droit pour les protestants et les divorcés remariés d’accéder à la communion, le droit des laïcs de prêcher et de desservir des paroisses, enfin le droit à la célébration de l’eucharistie en l’absence de prêtre… L’Association of Catholic Priests irlandaise défend des positions à peine plus modérées. L’un de ses fondateurs, le père Tony Flannery, s’est vu « imposer silence » par le Vatican en 2012 pour avoir défendu l’idée que la division des fidèles entre clercs et laïcs n’est pas justifiée par les Évangiles. C. Pedotti et A. Soupa, fondatrices de la Conférences des baptisé-e-s francophones, dont la devise est « Ni partir ni se taire », sont convaincues elles aussi que la clé du renouveau réside dans une redéfinition profonde de la place des laïcs dans la vie de l’Église, et donc dans l’instauration d’un nouveau régime de relations, beaucoup moins hiérarchisé, avec le clergé. « Le catholicisme prétend désigner des ministres [c’est-à-dire des serviteurs, selon l’étymologie latine] alors qu’il désigne des maîtres », souligne C. Pedotti. Pour elle comme pour A. Soupa, le meilleur moyen d’obtenir des avancées est de porter les débats au plan théologique, car bien des questions doctrinales décisives demeurent ouvertes, comme celle des relations entre « sacerdoce commun » (la mission impartie à tout baptisé) et « sacerdoce ordonné » (celui du prêtre).
Le cléricalisme, voilà l’ennemi
23François, précisément, ne cesse de proclamer la nécessité de lutter contre le « cléricalisme », dont il affirmait dans son entretien avec E. Scalfari qu’il « ne devrait rien avoir à faire avec le christianisme », et de rappeler que le sacerdoce est un « service », non un pouvoir. En cela, il se situe effectivement dans la lignée de François d’Assise, qui n’accepta qu’après une longue résistance, contraint et forcé… par la papauté, de prendre le statut de clerc. Le pape d’aujourd’hui a-t-il la volonté de lancer un réel changement sur les deux questions dont la résolution pourrait complètement transformer les rapports entre clercs et laïcs, celle du mariage des prêtres et celle de l’ordination des femmes ? En a-t-il l’énergie, après les déboires rencontrés dans les réformes de la Curie et de la pastorale, et alors qu’il atteindra quatre-vingts ans en décembre prochain ? Si tel était vraiment le cas – et seulement dans ce cas –, on pourrait parler d’un pontificat révolutionnaire. Car la physionomie générale de l’Église en serait nécessairement bouleversée. Vatican II a certes marqué un tournant très important du point de vue de son rapport au monde, avec la reconnaissance de la légitimité de l’altérité et des droits humains. Mais la dernière vraie révolution remonte à la « réforme grégorienne » du Moyen Âge central, avec l’instauration du cléricalisme – c’est-à-dire d’une séparation entre les laïcs et le clergé qui subordonnait, et subordonne encore, les premiers au second. Vatican II n’a pas remis en cause, même si elle l’a adaptée en l’atténuant, cette structure de pouvoir. Laquelle étouffe le « sentiment de la foi » qui habite les fidèles, auquel la théologie reconnaît pourtant une place clé. Tant que l’avènement d’une Église catholique « synodale » n’aura pas donné la prépondérance à l’assemblée des croyants, l’évolution doctrinale − et le retour, qu’elle conditionne, au contact du monde contemporain − restera improbable.
24C’est seulement en cas de mesures claires en ce sens que les belles paroles de François pourraient être considérées, sans doute possible, comme autre chose que les moyens d’une stratégie de communication fondée sur la réactivation de vieux malentendus autour des potentialités progressistes de l’Église. En attendant, il reste difficile de ne pas suivre le politologue Paul Ariès, collaborateur de la revue catholique de gauche Golias et auteur d’un livre très critique sur La Face cachée du pape François, lorsqu’il regrette de ne pouvoir « participer à la papamania actuelle » parce que « les faits sont têtus » [15]. À y regarder de près, la critique du capitalisme développée par le pape demeure effectivement sur le fond toute traditionnelle, purement morale et, en définitive, inoffensive. Son credo en la matière se limite, comme toujours dans l’Église depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la promotion inlassable d’une « économie sociale de marché » bien tempérée. Le rôle important joué au début de sa carrière par J. Bergoglio au service de la normalisation romaine contre le mouvement de la théologie de la libération, à partir de 1973 en tant que provincial des jésuites d’Argentine, puis lors d’une réunion décisive du Conseil épiscopal latino-américain à Puebla (Colombie) en 1979, devrait suffire à dissuader de voir en lui le tenant d’un christianisme réellement politique et émancipateur.
25Pas plus que ses prédécesseurs, François n’intègre dans sa vision du monde la conflictualité socioéconomique et idéologique constitutive de la sphère politique depuis les Lumières. Il est en plein accord, sur ce point crucial, avec les prélats les plus réactionnaires présentés comme ses opposants. Avec Mgr Sarah par exemple, qui rappelait récemment au Journal du Dimanche que « l’Église ne délivre pas de messages politiques. Le rêve de l’Église n’est pas de rendre le monde juste [16] ». « L’Église ne s’occupera pas de politique », indiquait d’ailleurs François à E. Scalfari en septembre 2013. Difficile effectivement de concilier sur ce plan le nihil obstat donné en février 2015 à l’ouverture du procès en béatification de l’« évêque rouge » de Recife Hélder Câmara (1909-1999), grande figure de la théologie de la libération, et le déblocage en juin suivant de celui de Léon Dehon (1843-1925), pourfendeur du mouvement socialiste et antisémite délirant…
26François et les prélats partisans de ses réformes partagent avec les conservateurs l’idée d’une loi de Dieu transcendante, unitaire et éternelle. Loi indépendante des hommes et de leur histoire, donc, et garantie par une doctrine immuable, certes susceptible de précisions mais pas de réelle modification. Les changements envisagés par le pape se limitent aux domaines pastoral et organisationnel : il ne s’agit que d’aménagements circonstanciels. Les signes de bienveillance à l’égard des divorcés remariés, des concubins et des homosexuels, par exemple, ne sont pas contradictoires avec ses propos tenus en 2010, lorsqu’il dénonçait dans la loi instituant le mariage homosexuel en Argentine « la volonté de détruire le projet de Dieu ». Ni contradictoires avec sa visite de soutien en septembre 2015, lors d’un voyage aux États-Unis, à Kim Davis, cette fonctionnaire catholique brièvement emprisonnée pour avoir refusé de délivrer des certificats de mariage aux couples homosexuels. Car l’esprit d’indulgence à des fins d’adaptation à l’état des sociétés contemporaines n’implique a priori aucun renoncement à la défense des principes dogmatiques comme l’indissolubilité du mariage ou le caractère illicite des relations sexuelles extra-matrimoniales et de l’homosexualité.
27Quand il dresse dans son encyclique Loué sois-tu, en mai 2015, un bilan des effets du capitalisme sur l’écosystème planétaire avec lequel les militants écologistes ne sauraient être en désaccord, François se réfère à un ordre divin de la Création. Ordre indissociablement social et naturel, dont il rappelle que les hommes ne le bafouent pas moins en polluant qu’en pratiquant l’avortement, en créant les OGM qu’en instituant le mariage gay et lesbien – c’est-à-dire « contre nature »… Comme l’archevêque de Paris Mgr Vingt-Trois lorsque, dans son homélie en hommage au curé de Saint-Étienne-du-Rouvray assassiné par des djihadistes, il dénonce de façon en apparence déplacée et aberrante au plan logique « le silence des élites devant les déviances des mœurs et la légalisation des déviances », le pape et toute la hiérarchie catholique, quelles que soient ses divisions sur d’autres plans, communient pleinement dans la même conception unitaire et totalisante de ce que sont et doivent être la nature, l’homme et la société. Il n’y a qu’une Vérité de l’humanité et du monde, déposée dans la Bible et interprétée par la tradition catholique − que contrôle la hiérarchie.
28En cela, l’Église demeure en discordance complète avec la modernité, définie au contraire par la multiplicité des visions du monde, des valeurs et des vérités, par la pluralité du sens, des éthiques et des styles de vie – donc par la souveraineté des subjectivités individuelles. « La vérité est en dehors de nous et oblige les hommes », résume C. Pedotti pour caractériser une vision théologique dominante qu’elle déplore. Et J.-P. Mignard, codirecteur de Témoignage chrétien et membre du conseil national du PS, reconnaît que « le contentieux de l’Église avec les Lumières n’est toujours pas réglé » parce que les droits individuels lui font peur : « “Cette liberté, mon Dieu, que vont-ils en faire ?” » Le grand tort des Lumières reste d’avoir conçu une émancipation de l’humanité par elle-même, sans transcendance. Lorsqu’il a pris un malin plaisir, en mars 2016, à reprocher à la France de ne pas être assez laïque, François a mis en cause la « philosophie des Lumières », dont il faudrait « dépasser l’héritage » [17]. De son point de vue, une « saine » laïcité consiste à donner une place centrale, au sein de la sphère publique, aux transcendances religieuses. Dans leur pluralité, certes, Vatican II oblige − mais tant qu’il reste fondé sur un dogme immuable jalousement gardé par le clergé, l’universalisme qui fait l’essence du catholicisme peut-il réellement renoncer, au fond, à l’impérialisme de sa Loi ?
29Le sens et la portée de l’action menée par François demeurent pour l’instant difficilement lisibles. C. Pedotti se demande si le pape, tel un Gorbatchev, donne des gages aux libéraux pour ne rien lâcher d’essentiel, ou si, à l’inverse, les concessions au point de vue conservateur visent à limiter les oppositions pour ouvrir de vraies perspectives évangéliques. François sera-t-il en définitive à l’Église, comme J.-P. Mignard en fait l’hypothèse, ce que Necker fut à la monarchie d’Ancien Régime − c’est-à-dire « l’homme de la dernière initiative éclairée mais finalement circonscrite » pour préserver un système épuisé, dont il précipitera finalement la chute en attisant le désir de changement ? H. Borde, quant à lui, considère que les transformations ne pourraient se faire que sur un temps long. Ce pape serait plutôt celui des préparatifs ultimes avant le changement, pas celui des décisions. Encore faudrait-il qu’il n’aille pas trop vite en besogne, ajoute le philosophe toulousain, sans quoi les cardinaux pourraient bien élire un pape conservateur après lui. Et le balancier repartirait dans l’autre sens.
Notes
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[1]
Selon une étude de l’institut états-unien Pew Research Center, citée par P. Ariès, La Face cachée du pape François, Max Milo, Paris, 2016.
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[2]
Causerie avec les journalistes dans l’avion au retour de Rio de Janeiro, 28 juillet 2013 ; François et E. Scalfari, Ainsi je changerai l’Église. Dialogue entre croyants et non-croyants, Bayard, Paris, 2015 ; entretien accordé à La Croix, 17 mai 2016 ; causerie avec les journalistes dans l’avion au retour de Cracovie, 31 juillet 2016.
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[3]
J. McElwee, « Signers of documents critiquing Amoris Laetitia revealed », National Catholic Reporter, 22 juillet 2016 ; S. Maillard, « Des théologiens catholiques critiquent Amoris laetita », La Croix, 12 juillet 2016.
- [4]
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[5]
Entretien accordé à l’hebdomadaire catholique espagnol Vida nueva, 1er, - 7 novembre 2014.
-
[6]
France 2, 13 h 15 le dimanche, 8 février 2015.
-
[7]
J. F. Desmond, « Archbishop Chaput’s guidelines for Amoris Laetitia can serve as model for US church », National Catholic Register, 7 juillet 2016.
-
[8]
R. Giusti, « Pietro Parolin : “La renovación implica una vuelta al cristianismo primitivo” », entretien accordé au quotidien vénézuélien El Universal, 8 septembre 2013.
-
[9]
G. Nuzzi, Chemin de croix, Flammarion, Paris, 2015, p. 9-10.
-
[10]
A.-C. Juillet, « Questionnaire sur la famille. Le Vatican reconnaît une grande “souffrance” », La Vie, 23 février 2014 ; M.-L. Kubacki, « Les catholiques sont-ils en train de se tromper de synode sur la famille ? », La Vie, 27 février 2014.
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[11]
« Amoris Laetitia footnote contradicts church’s tradition, says leading German philosopher », Catholic Herald, 28 avril 2016 ; « Avec Amoris laetitia, le pape François a fait preuve de tradition, explique Mgr Vesco », La Croix, 30 juin 2016 ; « Les clefs du discernement doctrinal du cardinal Schönborn sur Amoris laetitia, par le frère Jean-Michel Garrigues », La Croix, 7 juillet 2016.
-
[12]
J. Albisser, « Données récentes tirées de la statistique ecclésiale et religieuse de Suisse » [avec comparaison avec les autres pays germanophones : Allemagne et Autriche], Institut suisse de sociologie pastorale de Saint-Gall, 2014 ; H. Tincq, « La mort lente de l’Église catholique », Slate.fr, 27 juin 2010.
-
[13]
Contemporary Catholic Perspectives, Commissioned by the Association of Catholic Priests, Amára Research, 2012.
-
[14]
A. Latron, « Que révèle l’excommunication de la présidente de Wir sind Kirche ? », La Vie, 23 mai 2014.
-
[15]
Legrandsoir.info, 1er avril 2016, <www.legrandsoir.info/la-face-cachee-du-pape-francois.html>.
-
[16]
« Cardinal Robert Sarah : « Pouquoi l’Église devrait-elle changer ? » », Journal du Dimanche, 9 mars 2015.
-
[17]
J.-P. Denis, « Conversation politique avec le pape François », La Vie, 2 mars 2016.