Des ultra-droites religieuses et laïques françaises aux franges identitaires du Black Power, et jusqu’aux stars planétaires actuelles du hip-hop, le pseudo-complot Illuminati s’est peu à peu imposé comme l’archétype de l’imaginaire complotiste. Ses mutations successives, sa capacité à se fondre dans des univers culturels et politiques distincts et contradictoires permettent de saisir, mieux qu’aucun discours théorique, les ressorts de la puissance séductrice du « complot » : celui-ci offre la possibilité de se fabriquer à bon compte un schéma causal de la totalité du monde social. Un de ses effets pervers est par ailleurs de lui assimiler certains aspects de la critique anticapitaliste, nécessairement encline à voir parmi les puissances dominantes de ce monde des intérêts et des desseins partagés.
1La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), ainsi que nombre d’enseignants ou d’associatifs s’en sont récemment inquiétés : la croyance protéiforme en l’existence des Illuminati – société secrète remontant à l’Ancien Régime, dissoute mais reconstituée officieusement et présidant désormais aux destinées de la Planète – ne cesse de gagner du terrain dans la jeunesse. Cette « culture paranoïde [1] », relayée par la scène hip-hop et R&B, ne touche pas seulement les ados des quartiers populaires, mais de façon transversale toute la nouvelle génération. Et, à en juger par les millions de connexions aux vidéos qui traitent Beyoncé de prêtresse démoniaque, dévoilent les obscénités subliminales des productions Disney, zooment sur les gestuelles sataniques entre stars du show-biz hollywoodien ou décryptent le « mauvais œil » pyramidal figurant sur le dollar américain – le tout sous influence Illuminati & Cie –, il faut se rendre à l’évidence : les adeptes de la théorie du complot ont fait des petits.
De la résistance qu’offre le « complot » à se laisser penser
2Mais peut-on encore ici parler de théorie ? Chez ces suspicieux néophytes, il ne s’agit pas tant de l’adhésion réfléchie et argumentée à un corps de doctrine que d’une réactivité partielle et intuitive à tel fait troublant – tel « truc louche » comme ils disent –, véhiculé par des rumeurs. On regrettera que les chercheurs hexagonaux en sciences sociales aient jusqu’à présent fait l’impasse sur l’essor pandémique de la rumeur Illuminati, associant désormais l’archaïque « bouche à oreilles » aux ressources de la communication numérique. Bad subject subculturel qui ferait mauvais genre ? On aurait pourtant tort de ne pas s’inspirer de l’extraordinaire réactivité dont avait fait preuve Edgar Morin, en avril 1969, en allant étudier à chaud une autre rumeur, celle d’Orléans, qui défrayait alors la chronique journalistique. De quoi s’agissait-il ? La population locale s’était persuadée que des jeunes filles étaient endormies puis enlevées dans les salons d’essayage de commerçants juifs au profit d’une prétendue « traite des Blanches », et cela en dépit du bon sens : aucun cas de disparition d’adolescente n’ayant été signalé. Le sociologue avait alors distingué dans le « contenu latent [de ce] délire rumoral » deux tendances antagoniques : d’une part, la « peur » face aux périls de la libéralisation des mœurs en cours (pilule contraceptive et « chienlit » du printemps 68) ; d’autre part, un scénario fantasmatique entremêlant « l’idée de voyage et de sexualité débridée ». Ainsi chez les mères de famille et les adolescentes du cru se « cristallisaient » des pulsions ambivalentes, entre désir d’émancipation érotique et de punition culpabilisatrice.
3Cette attention aux équivoques de tout fantasme collectif n’a rien perdu de sa pertinence. Ainsi, le récent engouement illuministe, mais pas seulement, peut-il être articulé à la prétendue « fin des idéologies » ou de l’histoire ayant donné naissance après la chute du mur de Berlin à un « ennemi intérieur » de substitution, fascinant autant que répulsif. Face à la défaite de l’idée de progrès et au vide qui en a résulté, ce manque (à espérer) aurait alimenté une nouvelle dialectique historique, d’essence paranoïaque. Selon le politiste Pierre-André Taguieff, l’essor de cet imaginaire complotiste aurait passé un cap décisif au début des années 2000, à l’heure où se sont fait sentir les effets (socialement) hypercontrastés de la mondialisation [2]. À ses yeux, c’est la mutation brutale de l’économie mondialisée qui a produit un réflexe à la fois conjuratoire et dérivatif en suscitant des légendes catastrophistes, se traduisant dans le même temps par « un besoin de réenchantement du monde ». Retour d’un refoulé utopique et défoulement du pire, tels seraient les deux ingrédients de cette suspicion généralisée.
4Reste que c’est bien à partir des attentats du 11 septembre 2001 que la croyance en une conjuration Illuminati a largement dépassé les cercles habituels de l’ultra-droite conspirationniste, où grenouillaient de longue date intégristes chrétiens et païens ésotéristes. On a alors vu certains transfuges de la gauche laïque – Thierry Meyssan et son best-seller L’Effroyable Imposture, pour ne citer qu’un exemple franco-français – hurler à la manipulation par de faux frères ennemis – Al Qaïda, CIA & Co –, œuvrant de conserve en coulisses. Et c’est sur ce terrain glissant qu’est réapparu le mythe d’une certaine confrérie fantoche… De là à postuler, comme le hâtif Taguieff, que l’explosion de ferveur envers le méta-complot Illuminati doit l’essentiel de son succès à la conversion des « altermondialistes » à une politique du soupçon permanent, basculant dans une critique obsessionnelle de la « main invisible » du système, il n’y a qu’un pas que nous nous garderons bien de franchir. Mais il faut bien reconnaître que chaque chercheur s’employant à démystifier de faux démystificateurs s’expose à une cruelle mise en abîme psychopathologique. À force de sonder, pister, démasquer les instigateurs du complotisme et leurs relais idéologiques, il finit souvent par voir des complots partout.
5Désarmer avec des outils rationnels une « pensée magique » n’est pas chose facile, comme en témoigne l’impossibilité de débattre à armes égales avec les négationnistes, dont le déni de réalité à propos des « chambres à gaz » résiste à l’évidence historique, en dépit des preuves indubitables qui pourront leur être fournies. Mais, à rebours, il ne faudrait pas non plus que, sous prétexte de démonter les mécanismes d’un délire d’interprétation paranoïaque, on en vienne à disqualifier toute mise à nu des rouages apparents ou immergés du capitalisme, ses injustices criantes et ses conflits d’intérêts. Comme le souligne Bruno Latour, reprenant à son compte la pensée de Luc Boltanski : « Tout se passe comme si plus aucun sociologue ne pouvait mener l’enquête sur les tenants et aboutissants des scandales que tout le monde observe, mais que personne ne peut plus dénoncer sans se faire accuser, à son tour, de céder aux “théories du complot” [3]. » Avec pour effet secondaire, mais crucial, un risque de « paralysie de l’esprit critique » ou de délégitimation a priori de la moindre remise en cause du système capitaliste, aussitôt stigmatisée comme un mirage conspiratif.
6Il n’en demeure pas moins que, face aux succès d’audience de la légende noire des Illuminati colportée sur le Net, il y a urgence à déconstruire la force de séduction de son storytelling. Pour ce faire, il faut remonter à sa matrice de départ, y distinguer les éléments factuels des bobards éhontés, puis observer les mutations de sa trame narrative selon les contextes géopolitiques (continental ou anglo-saxon) et le bagage idéologique de ses agents de propagation ainsi que les ultimes avatars juvéniles de sa vulgate planétaire. Étape après étape, de délires d’interprétation en coïncidences fictives, ce parcours rétrospectif pourra paraître fastidieux, mais se pencher sur la singularité de ses métamorphoses successives nous paraît plus instructif que bien des gloses abstraites qui pourraient donner à croire que le complotisme est un phénomène homogène, linéaire et univoque.
Les mutations successives d’un archétype de l’imaginaire complotiste
7À l’origine, un fait établi : l’ordre des Illuminati a bien été fondé en 1776 dans le duché de Bavière (à dominante catholique) par l’ancien élève des jésuites et juriste à la faculté d’Ingolstadt Adam Weishaupt (1748-1830). En soi, le phénomène n’a rien d’original. Depuis le début du xviiie siècle, en Europe, des scientifiques, philosophes ou notables, épris d’un rationalisme « éclairé » et d’une quête éthico-spirituelle hétérodoxe, créent des sociétés et confréries plus ou moins secrètes pour propager leurs idées sans subir des interdits professionnels et des emprisonnements arbitraires à la demande du clergé. Leur clandestinité répond d’abord aux pesanteurs d’un ordre moral, même si chez certaines loges cette dissimulation obligée s’accompagne d’un goût ésotérique pour les rituels d’initiation, d’un cloisonnement pyramidal et de signes de reconnaissance symboliques.
8Revenons à nos fameux Illuminati. De cinq membres fondateurs, cette « école de sagesse » passe la première année à une soixantaine d’affidés, puis plusieurs centaines – dont quelques princes germaniques et intellectuels de renom (Goethe, entre autres) –, après le ralliement du baron Knigge, franc-maçon influent du nord de l’Allemagne (à dominante luthérienne). Mais cette expansion connaît un brutal coup d’arrêt en 1784, Charles Theodore de Bavière bannissant toute association créée sans son aval. Les leaders Illuminati sont aussitôt arrêtés ou contraints à l’exil, dont un certain Xavier Zwack, disciple exclu peu auparavant qui, par esprit de vindicte, fournit à la police des écrits tronqués ou contrefaits visant à prouver que cette organisation défend l’athéisme, l’égalité hommes-femmes ou le droit au suicide, document qui va nourrir les premiers soupçons, à la fin du xviiie siècle, envers l’influence des Illuminati, pourtant réduite à néant [4]. Entre-temps, la Révolution française – son régicide et son abolition des privilèges féodaux – a semé un vent de panique chez les monarchies alentour. Ceci expliquant cela, en 1797, paraît en Angleterre Proofs of the Conspiracy, un brûlot signé par un mathématicien écossais, lui-même franc-maçon, John Robison, persuadé que les Illuminati ont noyauté les loges européennes pour « déraciner les religions et renverser les pouvoirs existants ». Il accuse Mirabeau et Talleyrand d’avoir été des Illuminati infiltrés mettant en 1789 leur programme à exécution. Autre texte émergeant un an plus tard, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, du jésuite Augustin Barruel, révèle à son tour une « triple conspiration des sophistes Illuminati [prônant] l’impiété, la rébellion et l’anarchie », relayant ainsi l’emprise blasphématoire des maçons encyclopédistes et de leurs maîtres à penser, les philosophes des Lumières Voltaire, Montesquieu ou Rousseau.
9Selon ces deux prêcheurs contre-révolutionnaires, « la conspiration universelle de cette secte » aurait déjà entamé sa propagation aux États-Unis. De fait, en Nouvelle-Angleterre, les révérends Jedidiah Morse (pasteur à Charlestown), David Tappan (professeur à Harvard) et Thimothy Dwight (président de Yale College) diffusent la rumeur venue d’Europe, appelant dès 1798 à combattre la « rapacité de la Bête » dont les fils furent les « dragons de Marat » et les filles « des concubines des Illuminati », avec à leur tête sur le sol américain Thomas Jefferson, vice-président démocrate ciblé pour ses sympathies francophiles et dénoncé comme traître à sa patrie au profit de cette « modern illumination » par une campagne de presse si excessive qu’elle fera long feu. En s’exportant outre-Atlantique, l’imaginaire de cette politique du soupçon s’est chargé d’un prophétisme satanique plus appuyé qui mutera à grande échelle… un siècle plus tard.
10En France, au cours du xixe siècle, une autre focalisation prend forme – antijuive –, relayée dès 1806 par le même abbé Barruel [5], montrant à l’aide d’un faux grossier que l’ensemble des sociétés secrètes du monde ont à leur tête une « secte judaïque » monopolisant les « réserves d’or » – opuscule réédité en 1878. S’ensuivront d’autres manipulations du même type, notamment par le chapelain du lycée Louis-Legrand, Jean Anselme Tilloy, attestant la rencontre entre « Mirabeau, Moses Mendelssohn et les Illuminés de Bavière dans un salon berlinois, à la veille de la Révolution française [6] ». Arrive enfin l’heure de la vulgarisation à succès avec, en 1886, La France juive, où Édouard Drumont révèle au passage la judéité secrète de l’Illuministe originel Adam Weishaupt [7]. Un lien encore ténu commence donc à être établi entre conjuration juive et ordre des Illuminati, mais cette synthèse à la française demeure encore très secondaire et ne jouera aucun rôle pendant la fièvre antisémite de l’affaire Dreyfus. Il faudra attendre la Grande Guerre et la révolution russe pour que l’obsession illuministe reprenne du poil de la bête (immonde), mais dans un autre contexte géopolitique, en l’occurrence outre-Manche.
11Si, au début des années 1920, émergent en Europe des écrits élargissant la thèse du complot « judéo-maçonnique » des jacobins à leurs descendants directs, les « judéo-bolchéviques », c’est Nesta Helen Webster (1876-1960) qui, la première, va insister sur le rôle déterminant des Illuminati dans ce processus. Cette fille d’un évêque anglican et épouse d’un surintendant de la police britannique étudie l’influence des loges maçonniques sur les révolutions de 1789, 1848 et 1917, reprend à son compte les allégations des Protocoles des Sages de Sion dans de nombreux articles consacrés au « péril juif [8] » et proclame en outre sa croyance dans les théories de la « réincarnation » (fondé sur des sensations de « déjà-vu »). Conférencière auprès des services secrets britanniques, c’est à leur demande qu’elle rédige World Revolution. The Plot Against Civilization, qui paraît en 1921. Trois ans plus tard, devenue membre de la British Union of Fascism, elle recentre ses lubies conspirationnistes dans un nouvel opus, Secret Societies and Subversive Movements, sur la clé de voûte Illuminati : « Ce groupe, comme celui de tous les ordres ésotériques subversifs, est, par le biais de processus tels que l’eurythmie, des méditations, des symboles, la Magie noire, d’éveiller une force et de produire une fausse “Illumination” dans le but d’obtenir la “Voyance Spirituelle”. […] Ces ordres sont contrôlés par un Ordre SOLAIRE d’après la nature des Illuminati. »
12Si Webster semble être à l’origine de cette réinterprétation occultiste du mythe Illuminati, son principal épigone, Lady Queenborough, de son vrai nom Edith Starr Miller (1890-1933), entremêlera la dimension antijuive à cette dominante ésotérique dans une somme posthume, Occult Theocracy (1933), faisant d’ailleurs remonter la conjuration des Illuminati à une loge judéo-espagnole de 1520 (comme chez Édouard Drumont) [9]. À la même époque, on retrouve d’ailleurs trace des mêmes élucubrations aux États-Unis, chez le révérend Gerald Burton Winrod (1900-1957), évangéliste qui soutiendra que seul Hitler pouvait sauver l’Europe de la « conspiration judéo-communiste » et voyait en Franklin D. Roosevelt un être diabolique. Or, dès 1935, le même antisémite pronazi publie l’opuscule Adam Weishaupt, a Human Devil, stigmatisant la prétendue judéité de l’ex-jésuite fondateur des Illuminati, secte qui serait dirigée en sous-main par l’industriel de Francfort Mayer Amshel Rothschild. Autre maillon crucial de cette chaîne de propagation, William James Guy Carr (1895-1959), commandant de la marine anglaise devenu agent de renseignement canadien. Célèbre depuis les années 1930 pour ses conférences contre la « conspiration internationale », il publie en 1955 Pawns in the Game (Des Pions sur l’échiquier), qui sera « la source la plus influente de la démonologie Illuminati », selon l’expert en occultisme Bill Ellis. Sans prétendre à l’exhaustivité de ces sources, évoquons enfin le cas de Milton William Cooper (1943-2001), gradé de la marine américaine qui accusa Dwight D. Eisenhower d’être un Illuminati et d’avoir négocié un traité avec des extraterrestres en 1954, accord qui aurait tourné à l’avantage des « Reptiliens » venus de l’espace. Notons qu’il s’agit ici d’une hybridation entre le motif Illuminati et les thèses ufologiques, en vogue aux États-Unis depuis 1947 sous l’appellation de « rumeur de Roswell », selon laquelle l’armée de l’Air aurait caché la découverte des rescapés d’un ovni accidenté ayant peu à peu pris les commandes du pouvoir fédéral états-unien. En se greffant à cette veine conspirationniste alors en vogue – l’emprise secrète des extraterrestres sur la Terre –, l’illuminisme s’articule pour la première fois, même implicitement, à un vecteur de diffusion de masse, le corpus de la pulp-litterature fantastique ou de la S-F, encore influent des décennies plus tard dans la série des X-Files sous le fameux mot d’ordre : « La vérité est ailleurs… » À ce stade de délire, on est en droit d’hésiter entre l’effroi et le fou rire. Et pourtant, le pire est encore à venir.
13Les traqueurs franco-français du complotisme ont souvent négligé qu’au xxe siècle, sa terre de prédilection fut d’abord anglo-américaine, ajoutant à l’anti-« judéo-maçonisme » d’autres traits fantasmatiques et phobiques. De même, il faut prendre en compte certaines légendes satanistes propres au territoire nord-américain, notamment celle de la congrégation étudiante Skull and Bones (1832) qui va peu à peu se confondre à la matrice narrative Illuminati. Ainsi assiste-t-on au cours des années 1960-1980 à une extension du motif Illuminati par absorptions successives d’entités transnationales, réelles ou fictives : entre autres, le groupe de Bilderberg, réunissant depuis 1954 des décideurs économiques, politiques ou médiatiques, ou la Commission trilatérale, fondée en 1973. En sens inverse, un mouvement d’extrapolation rétrospective ne cesse de repousser le mythe originaire de ces « Maîtres du monde » : les Illuminati ne seraient que la perpétuation de la Fraternité du serpent sumérienne en passant par les Écoles de mystère babylonienne, égyptienne ou grecque, puis via les Mérovingiens, les templiers, les rose-croix ou le prieuré de Sion… Autant de leurres hétéronymiques qui, sous divers pseudo, remonteraient à la nuit des temps, manipulation extraterrestre y compris. Quant à savoir pourquoi le signifiant Illuminati a fini par s’imposer comme le récit prédominant au sein de la nébuleuse conspirationniste états-unienne, on ne saurait répondre. Mais il est essentiel de saisir que cette boîte à outils imaginaire a fourni, au gré des époques, des archétypes conspiratifs hétérogènes – notre relecture panoramique ne devant pas induire une fausse impression de continuité intentionnelle.
14Revenons au plus immédiat contemporain. Où en est-on dans le deep South des États-Unis ? Un récent article de Curtis Price, « Notes d’Alabama [10] », nous éclaire à ce sujet. Ce travailleur social aux sympathies radicalement à gauche et ex-fondateur du journal des sans-abri de Baltimore Street Voice s’inquiète justement de la large diffusion de la rumeur Illuminati dans la population afro-américaine : « Saviez-vous que Whitney Houston est morte noyée dans sa baignoire d’hôtel alors que des membres hollywoodiens des Illuminati s’étaient rassemblés dans une salle de bal alentour pour voler son âme ? Non. Pourtant, l’adhésion aux thèses du complot Illuminati, auparavant plutôt l’apanage des Blancs, est désormais l’un des marqueurs montrant l’ampleur de la défaite des classes ouvrières noires. Selon ceux qui y croient, cet ordre secret, rassemblant riches et puissants, manipulerait et contrôlerait en sous-main tout ce qu’il est possible d’imaginer. Chaque événement négatif serait de leur fait. Même si cette théorie du complot n’est pas confinée aux milieux pauvres et noirs du Sud, c’est en leur sein que j’ai le plus entendu de références aux Illuminati, lancées l’air de rien et les rattachant à chaque fait saillant du quotidien : “Encore un coup des Illuminati…” »
15D’où une question qui vient aussitôt à l’esprit. Comment ces théories du complot véhiculées un siècle et demi durant par des nostalgiques de l’Ancien Régime, des néo-inquisiteurs de la chrétienté, des fascistes anglo-saxons, des compagnons de route du Ku Klux Klan et autres ufologues négationnistes ont-elles pu pénétrer l’univers mental des jeunes Afro-Américains d’aujourd’hui ? On trouvera une ébauche de réponse convaincante dans How to Overthrow the Illuminati [11] (Comment se débarrasser des Illuminati), une brochure issue des milieux anarchistes états-uniens. Le chapitre « Conspiracy theories during Black Power, and after it » expose en détail l’hétérogénéité conflictuelle des forces en présence parmi les activistes du Black Power, à la fin des années 1960. Les Black Panthers et, parmi eux, la communiste Angela Davis, affirment que « l’ennemi [est] bien le capitalisme blanc suprématiste et [qu’]il [faut] unifier les travailleurs de toutes les origines ethniques contre ce système », mais d’autres tendances prennent de l’ampleur sur fond de répression par le FBI : celle du nationaliste Ron Karenga, fondateur de la fête panafricaniste Kwanzaa en 1966, ou du poète Amiri Baraka, leader du Black Arts Movement, et bien sûr celle du groupe suprématiste confessionnel noir Nation of Islam, dont l’audience fut décuplée par l’assassinat de Malcolm X, auquel succédera l’antisémite obsessionnel Louis Farrakahn. Si ces trois derniers groupes ne se réfèrent pas explicitement à la fable des Illuminati, ils ont déjà tendance à expliquer l’injustice sociale et la ségrégation postesclavagiste par l’emprise séculaire des juifs et des maçons, et à rejeter leurs alliés naturels, la jeunesse blanche radicalisée luttant contre le racisme institutionnel et la guerre du Vietnam. Ces franges ethnocentristes, prônant un retour aux racines africaines ou une conversion à un islam revisité de façon ésotérique, passent sous silence toute conflictualité interne entre les pauvres ghettoïsés et la bourgeoisie noire émergente, pour mieux cibler une prétendue mainmise d’une internationale juive à la tête du pouvoir fédéral, rejetant ainsi la solidarité effective de l’intelligentsia juive progressiste dans la lutte pour les droits civiques.
16À rebours de cette volonté de racialiser la lutte, on citera, entre autres, la tentative de Fred Hampton, un leader des Black Panthers, de mettre sur pied en 1969 une Rainbow Coalition avec des activistes « de toutes les couleurs »… Il paiera ce courage politique de sa vie quelques mois plus tard, à Chicago, sous les balles du FBI. De même, l’éradication des Panthers (et d’autres militants jugés « marxistes ») dans les années suivantes contribuera à laisser la place libre aux sensibilités purement identitaires du Black Power. Cette hypothèse demanderait à être affinée, d’autant que le choix entre des mots d’ordre politico-sociaux ou nationalo-ethniques a pu traverser, diviser, agiter, tous les groupes concurrents à cette époque et parfois jusqu’à complète indistinction. Reste que c’est bien au lendemain de cette défaite sanglante du mouvement noir états-unien que le grand récit Illuminati de substitution a pu prendre place.
17En 1973, les Last Poets – pionniers d’une rythmique chorale afro-américaine et influence majeure de la musique hip-hop – enregistrent leur troisième album, Chastisement, où figure « E Pluribus Unum », un titre qui détaille par le menu les symboles du billet de un dollar. Avec ce groupe qui affiche tout à la fois sa sympathie pour le défunt Malcolm X et une commune sensibilité révolutionnaire avec les Panthers, nous sommes, en ce début des seventies à la croisée des chemins. Et leur chanson illustre bien ce moment d’extrême ambivalence. Elle s’inspire dans le premier couplet d’une critique sociale acerbe et évoque les masses dépossédées de leur terre par la classe dominante, en des termes qu’aurait contresignés trente ans plus tôt l’auteur de This Land is your Land, le folk singer anarcho-communiste Woody Guthrie. Mais le même titre multiplie aussi les allusions à « ceux qui accaparent l’or », « la pyramide où se tient l’œil du diable qui a créé le mensonge » et enfin « les chiffres romains à la base de la pyramide datent le début de leur existence quand ils ont créé cette branche de l’Enfer, en 1776 ». On mesure ici combien, dès cette époque, les élucubrations paranoïdes issues de la coïncidence de date (1776) entre la déclaration d’indépendance des États-Unis et la création de la confrérie Illuminati, qui pullulent aujourd’hui sur le Net, avaient déjà imprégné, même à mots couverts, la contre-culture du Black Power.
18Reste à suivre les chemins de traverse qu’a pu prendre cette matrice fictionnelle au cours des décennies suivantes jusqu’à devenir, depuis la destruction des Twin Towers, une des légendes urbaines les plus populaires parmi la jeunesse noire américaine. Dans un article d’avril 2010, Travis Gosa Lars, un chercheur du département d’African-American studies de Cornell University [12], interroge d’emblée ces « étranges alliances politiques » qui se sont peu à peu établies entre « certains suprématistes blancs et la Black Nation of Islam ». Le jalon essentiel de cette convergence a priori contre nature tient aux origines de la subculture hip-hop : la création au milieu des années 1960 d’une branche dissidente de la Nation of Islam autoproclamée The Five-Percent Nation, alias The Nation of Gods and Earths. Pour les adeptes de ce schisme sectaire issu de la mouvance Black Muslims, le monde se divise en trois catégories : 85 % de la population vit dans l’illusion d’un faux Dieu, mensonge entretenu par les 10 % qui exercent un pouvoir « diabolique » sur la majorité. Quant aux 5 % restants, ce sont les Sages qui doivent éclairer cette masse « aveugle, sourde et muette » en révélant leur Vérité ésotérique, faite de langage crypté et de numérologie abracadabrante. Quinze ans après sa fondation à Harlem sous l’égide de Clarence 13X, les imageries et le contre-savoir initiatique de ce mouvement vont être remixés par les premiers Masters of Ceremonies du rap new-yorkais.
19Ainsi les messages du nationalisme noir et de sa variante islamo-kabalistique vont-ils trouver leur relais pendant l’« âge d’or du hip-hop » (1987-1996), non sans populariser parmi les gangs des corners, les détenus des pénitenciers surpeuplés ou chez les fans des albums de Rakim ou Nas, un scepticisme de masse envers les vérités cachées par des imposteurs sataniques qui chercheraient à « asservir mentalement les Noirs […] via les “lie-braries” et les “tell-a-lie-vision” [les livres et la télé qui nous mentent] ». Sans oublier nombre de rumeurs collatérales suspectant un « plan de génocide des Noirs » derrière la pandémie du sida ou les ravages d’une nouvelle drogue, le crack. Ainsi, dans la chanson « America » (1996), Wu-Tang Clan fait-il lien entre les ravages du VIH et une intention génocidaire anti-Noirs : « Le sida est une invention du gouvernement pour faire peur aux Noirs / Comme ça ils ne baiseront pas et n’auront pas d’enfants / et en une décennie il y aura moins de Noirs. » S’il est difficile de repérer le moment où cette scène musicale fluctuante prend pour cible ladite « secte bavaroise », un point de repère émerge cependant : le 6 mars 1991, avec la fameuse déclaration de George Bush – « Nous avons face à nous l’opportunité de fonder, pour nous et les générations futures, un nouvel ordre mondial. » Tandis que les milieux de l’ultra-droite conspirationniste veulent y voir une allusion au « Novus ordo seclorum » – dont le franc-maçon Illuminati Franklin D. Roosevelt aurait imposé, en 1933, l’inscription sur le dollar états-unien –, cette thèse fait son apparition chez quelques rappeurs en pleine ascension : Cee Lo, du groupe Goodie Mob, dans sa chanson « Cell Therapy » (1995) – « Les traces du nouvel ordre mondial / le temps nous est compté si nous n’y sommes pas préparés » – ou Boogie Monster, dans son album God Soul (1997), qui fait référence à Behold a Pale Horse, un ouvrage de l’ufologue déjà cité M. W. Cooper. Autre exemple, en 1996, l’album des Poor Righteous Teachers, empruntant des imageries anti-Illuminati sur sa pochette, s’intitule The New World Order [13].
20C’est immédiatement après les attentats du 11 septembre 2001 que toutes les légendes démoniaques touchant à l’emprise mondiale d’une seule et même société secrète trouvent leur synthèse dans le méta-complot Illuminati. Côté évangélistes d’ultra-droite, via la caisse de résonance du Net ou des télés privées, leur propagande prend une ampleur considérable, s’appuyant entre autres sur les signes de connivence qu’échangeraient ces maîtres du monde ainsi que les images subliminales obscènes introduites dans les dessins animés de Disney pour débaucher la jeunesse. Côté galaxie hip-hop, on assiste à la prolifération d’une obnubilation similaire se transformant en rumeurs incontrôlables. La plus prégnante concerne le rappeur 2Pac (fils d’une militante des Black Panthers) qui aurait été assassiné en septembre 1996 par les sbires de ladite loge satanique pour avoir projeté d’intituler son album Killuminati. Au milieu des années 2000, une mutation s’opère. Ce sont désormais des stars de la musique noire – en premier lieu les nouveaux riches du gangsta rap – qui sont accusés d’être des marionnettes manipulées par leurs maîtres restés dans l’ombre – autrement dit, des Noirs embourgeoisés ayant vendu leur âme à des producteurs de l’élite « judéo-maçonnique » blanche, mais sans prendre ni le risque ni la peine de le dire (en ces matières, comprend qui peut…). À tel point que le mouvement des Five Percenters finit par être lui-même soupçonné d’avoir fait allégeance aux Illuminati. Mieux encore, l’autre branche fondatrice du hip-hop, la Zulu Nation – fondée dans le Bronx en 1973 par le DJ Afrika Bambaataa au service d’un message œcuménique et pacifiste, mâtiné de références visuelles à l’Antiquité égyptienne –, est accusée d’être passée aux mains des maçons Illuminati, tandis que leur site Web met en valeur la bible du conspirationnisme néoconservateur : New World Order (1990), d’Anthony Ralph Epperson.
21À ce degré de confusion, chaque anathème produisant son retour de flamme et ainsi de suite, impossible de se repérer. D’autant que depuis une décennie, parmi les cibles privilégiées de ces règlements de comptes en cascade, Jay-Z, Beyoncé, Lady Gaga ou Rihanna n’hésitent pas à mimer les gestuelles sataniques (cornes de Belzébuth) ou maçonniques (œil et triangle) pour faire parler d’eux… en bien ou en mal. Le buzz et l’argent de l’antibuzz… Et peu importe s’il n’est pas crédible que les membres d’une société secrète s’échangent des signes de reconnaissance au su et au vu de millions de téléspectateurs. Ces prétendues preuves ne sont plus ici que le prétexte à mettre en scène des rivalités entre stars et agrémenter le show-business d’un storytelling fort rentable. On objectera qu’il ne s’agit plus là que d’un marketing ludique où les Illuminati jouent le rôle d’antihéros de pacotille, à l’image de leurs avatars fictifs, les superhéros des comics Marvel, dont le « Conseil des rois » portait d’ailleurs, dès les années 1960, ce nom d’emprunt : les Illuminati. Il n’empêche, le fait que des millions de jeunes groupies du monde entier se familiarisent avec cette forme de scepticisme – une méfiance envers le discours dominant des médias aussitôt retournée en hypothèse complotiste – est plutôt inquiétant. Ces racontars juvéniles ont beau, la plupart du temps, être totalement déconnectés de leur background idéologique d’origine – une loge « judéo-maçonnique » à l’emprise mondiale –, cette coquille presque vide a quelque chose d’une bombe à retardement.
22D’autant que les points de jonction entre les argumentaires ésotérico-évangéliques de la vieille droite conspirationniste et les dérivatifs Killuminati de la contre-culture hip-hop existent en filigrane. En puisant, par exemple, à la source des mêmes best-sellers, ceux de Dan Brown, depuis Anges et Démons (2000) jusqu’à Da Vinci Code (2003), surfant sur l’ambigu fil du rasoir de l’enquête d’investigation documentée ou de l’œuvre de pure fiction, pour cumuler les clientèles possibles et diffuser néanmoins de pernicieuses fabulations historiques. La thématique Illuminati étant devenue une niche commerciale pour l’industrie du divertissement culturel, on ne compte plus les produits dérivés qui jouent sur cet entre-deux de la fable imaginaire et de la mise au jour de « vérités cachées » : en sous-titre de dizaines de thrillers (et leur adaptation au cinéma), bandes dessinées, jeux vidéo (Area 51, Deus Ex et Resident Evil 4) ou jeux de société (Illuminati, the Game of Conspiracy). Et auprès du grand public, un succès qui ne se dément pas, nourri par le creuset d’une puissante ambivalence : sublimation pour de faux, révélation pour de vrai.
23Autre cas de jonction, plus alarmant encore : quand le scénariste animateur-radio Alex Jones, figure de proue du mouvement Tea Party et climato-sceptique accusant l’État fédéral de planifier un eugénisme à l’échelle planétaire, reçoit dans son émission-vidéo PrisonPlanet.com, le rappeur KRS-One, ce dernier suggère que le président Obama est lui aussi une « marionnette du Nouvel Ordre mondial », alias les Illuminati, thèse reprise par le Professor Griff de Public Enemy ou par le chanteur américano- péruvien du groupe Immortal Technique [14]. On pourrait multiplier les exemples de ces zones de porosité imaginaire entre des sensibilités politico-culturelles pourtant antagoniques, se mettant à partager les mêmes peurs à grand spectacle et à échafauder les mêmes scénarios de thriller ésotérique. Comme si toutes les lignes de démarcation idéologiques ou communautaires produites par l’histoire des États-Unis avaient soudain cédé, ouvrant une ère de « fusion paranoia », selon l’expression de Michael Kelly dans un article du New Yorker (1995). Paranoïa fusionnelle où s’exprimeraient de conserve les frustrations hétérogènes de tous ceux qui, faute du moindre espoir de changement social, se défient de chaque news officielle pour mieux s’abreuver au mirage d’une contre-information virtuelle à dominante conspirationniste. En ce sens, la vogue illuministe serait un symptôme, plus profond qu’il n’y paraît, d’une faillite du contrat de confiance démocratique dont les États-Unis se sont faits les champions tout au long du xxe siècle.
24Effet de la mondialisation oblige, il serait aisé de monter en épingle un cas d’extrême confusionnisme similaire sur la scène rap made in France, en citant la chanson « Illuminazi 666 », produite en 2008 par un ancien membre du groupe Assassin, Mathias Cassel, sous son nouveau nom, Rock’n’Squat [15] : « Ils sont tous impliqués dans ces sociétés secrètes / John Kerry, George Bush, Tony Blair, Elysabeth / Grande Patronne du trafic d’opium / Illuminazi 6.6.6., le mensonge démasqué dans mon mix, mix, mix / Y a pas de guerres que des bénéfices, les bankers, les cartels 6.6.6. / Skulls & Bones pratiquent des rites sataniques / Vénèrent Jabulon le nom de diable pour les juifs, / Magog est le nom de George Bush dans leurs rites / c’est le nom de l’armée de Satan, aïe aïe y a un hic ! »
25Cet exemple flagrant de résurgence anti-« judéo-maçonnique » dans le folklore Illuminati, conjuguant insidieusement discours de rébellion, mise au pilori antisémite et satanisme de bazar, n’est évidemment pas représentatif. Mais on ne doit pas négliger que, parmi les nouvelles générations de rappeurs « à texte », d’autres épigones habiles à jouer sur les deux tableaux – entre phrasé émancipateur et sous-entendus antijuifs –, pour mieux se référer explicitement au complot du Nouvel Ordre mondial, tel El Gaoui sur son album L’Antre 2 guerre, ou son comparse Mysa. Enfin, avec Keny Arkana, militante altermondialiste et fondatrice en 2004 du collectif marseillais La Rage du peuple, on mesurera comment ce virus dormant illuministe, a priori désactivé, peut à tout moment reprendre une consistance idéologique et son corps de doctrine immergé refaire surface. Figure de proue d’un rap engagé, habituée des concerts de soutien aux migrants sans papiers, elle n’a hélas jamais renié ses propres eaux troubles conspirationnistes, comme en témoignent certains titres récents ou ce réquisitoire datant de 2007 : « Imagine le poids des secrets qu’ils ne veulent pas dévoiler / imagine leur connaissance tellement utile pour nous manipuler / imagine si l’occulte est bel et bien lié au gouvernement / imagine alors l’influence qu’il exerce sur le monde… »
De l’importance, pour toute pensée critique, de réarticuler soupçon et utopie
26On touche ici à une dérive, même ultra- minoritaire, qui a transmué la sincérité d’une protestation sociale du côté de la fixette paranoïaque. Faut-il y voir, comme Taguieff, la preuve que le complotisme serait désormais passé d’un extrême à l’autre de l’échiquier politique pour devenir l’antienne insidieuse d’un « gauchisme » reniant sa tradition internationaliste au profit d’un « antimondialisme » doublé d’un « antisionisme » obsessionnel ? Doit-on, en suivant ce sophisme d’autorité, considérer que toute remise en cause des valeurs dominantes est désormais caduque, puisqu’elle s’exercerait forcément au moyen d’« une sociologie démystificatrice sauvage s’abreuvant de documents douteux ou de témoignages non recoupés (disons, du “sous-Bourdieu”) » ? Bref que tout esprit critique radical serait voué à n’être que le masque trompeur d’un « nihilisme » conspiratif ? Ou faut-il, au contraire, considérer que ces dérapages sont les fruits amers d’une dépolitisation de masse, surtout parmi les nouvelles générations ? À cet égard, le Street Art fournit un terrain d’analyse passionnant. Notre « société de contrôle [16] » y est soupçonnée de manipulation soit par le biais de 1984, avec des pochoirs figurant la menace techno-sécuritaire du Big Brother orwellien, soit par la reproduction de signes maçonniques censés rappeler l’omnipotence Illuminati, jusqu’à indistinction des deux imageries. L’une dénonce le « système » d’intersurveillance induit par la démocratie panoptique ; l’autre la « matrice » élitaire qui dominerait tout un chacun à son insu. Deux grilles de lecture distinctes des tentations totalitaires à l’œuvre aujourd’hui – entre constatation analytique et suspicion fantasmatique – mais qui peuvent se recouvrir partiellement, au risque d’ajouter de la mystification à la confusion ambiante. En ce sens, l’actuelle success story de l’imaginaire conspiratif illustre tout autant un désir (inassouvi) de déconstruction de l’ordre établi que l’aveu (déceptif) d’une résignation paralysante.
27À ignorer les deux polarités de ce message équivoque, on ferait l’impasse sur la frustration latente, faute d’alternative politique crédible, qui se manifeste dans ces rumeurs et sur les révoltes logiques qui se cachent derrière ses contrefaçons satanistes. S’il a longtemps été question de « comprendre le monde pour le changer », l’heure serait désormais venue d’assumer notre incompréhension d’une économie-monde par nature énigmatique et la sensation d’impuissance à en réformer le moindre rouage. On ne saurait d’ailleurs saisir, selon le théoricien marxiste Fredric Jameson [17], la naissance de l’ère du soupçon généralisé, et la paranoïa collective qui s’y développe, sans l’articuler à une crise de l’appréhension du monde comme « totalité », tant ses gouvernances informes et infiniment ramifiées dépassent notre entendement. Le motif Illuminati ne serait ainsi que l’analogon fantasmatique d’une authentique opacité des instances de décision politico-économiques. Un leurre psychique, certes, mais qui n’en met pas moins en abîme la fausse rationalité qui préside au chaos planétaire et éloigne chaque jour un peu plus le citoyen lambda du système de « représentation » vanté par son système électoral – pourtant désavoué par la majorité silencieuse des abstinents du vote, ces sceptiques chroniques dont les voix inexprimées sont désormais le spectre qui hante un Occident en crise.
28Il est cependant nécessaire de rester vigilants face au confusionnisme Illuminati, sans minimiser les risques induits par ces pulsions multiphobiques. D’autant qu’on a toutes les raisons de craindre que les islamistes fanatiques aient entamé, depuis quelques années, leur instrumentalisation à des fins propagandistes. Pour preuve, ce teaser intitulé « Illuminati Arabic Logo » qui circule sur Internet, montrant que la célèbre typographie de la marque Coca- Cola, une fois lue en miroir, dévoile une calligraphie arabe signifiant No Mohamed ou No Mecq. Gimmick visuel très efficace semble-t-il et dont usent les recruteurs djihadistes pour convaincre les jeunes ostracisés issus de l’immigration banlieusarde de rejoindre le seul terrain « d’aventures » qu’il leur reste – avec un simulacre de valorisation identitaire en prime –, en Syrie ou ailleurs. Face aux périls de cette radicalisation obscurantiste, prenant au pied de la lettre les bobards Illuminati colportés (pour en rire ou pas) dans les cours des collèges et lycées ou sur Facebook, il semble vain de s’en remettre au respect du consensus démocratique, sans répondre au scepticisme absolu qui s’y manifeste par la refondation d’une pensée critique radicale. À moins de vouloir laisser aux paranoïaques – atomisés dans leur fêlure psychique ou coalisés dans leur fanatisme homicide – le monopole de l’extra-lucidité. Aussi est-il plus nécessaire que jamais de redonner ses lettres de noblesse politiques au désir de décrypter ce qui se trame derrière le consensus dominant et sa normalité trompeuse. Et de fait, n’en déplaise aux psychorigides de l’anticomplotisme, il y a bel et bien une face cachée du capitalisme postmoderne : des négociations parallèles, des dissimulations fiscales, des comptes off shore, des clauses confidentielles, des délits d’initiés, des campagnes de désinformation, des mafias transnationales, des dessous-de-table, des emplois fictifs, des captations de métadonnées, des comptabilités falsifiées, des réseaux d’influence, des raisons d’État inavouables, des stratégies de la tension, des agences de lobbying, des ouvriers clandestins, des shadow cabinets, des obsolescences programmées, etc. Et qu’on n’aille pas soupçonner derrière ces mots en italique le procès d’une quelconque coalition de ploutocrates cagoulés et autres diablotins cooptés, mais bien plutôt, comme certains lanceurs d’alerte récents nous l’on montré, la mise en évidence de divers processus de captation, de spéculation, d’exploitation, de privatisation du vivant, via les décideurs interchangeables de nos destins solidaires.
29Bien sûr, les tendances actuelles de la gauche critique ne sont pas toutes exemptes d’arrière-pensées complotistes, à travers certains abus de langage, sous-entendus malencontreux ou focalisations polémiques suspectes. Il ne faudrait cependant pas que de rares cas limites, piégés par leur propre vindicte ciblée, obligent toute analyse discordante à faire son autocritique. De fait, l’une des tâches prioritaires qu’appellent nos temps troublés tient peut-être à déjouer le piège d’un perpétuel équilibre de la terreur : avec, du côté des gouvernés, la peur apocalyptique du lendemain qui suscite des réflexes conspirationnistes et, côté pouvoir exécutif, la gouvernance par la peur qui lui répond en miroir. Est-il vraiment d’autres manières de dégonfler les baudruches complotistes que de traquer les euphémismes mensongers officiels, les inégalités de traitement arbitraires ou les spoliations structurelles du bien commun, en rétablissant sans cesse des vérités partielles, lacunaires, provisoires ? Quant au penchant affabulateur de la nature humaine, sa passion pour les prophéties abracadabrantes, il ne saurait être question de tarir ses sources intérieures de créativité fictionnelle. Juste essayer d’en réactiver la part d’utopie collective, d’alternative concrète, sans prétendre accomplir la totalité d’aucun programme ni laisser d’autres pulsions abstraites prendre le dessus : ce ressentiment qui rêve de faire payer le prix de sa misère existentielle à n’importe quel bouc émissaire imaginaire.
Notes
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[1]
Voir S. François et E. Kreis, Le Complot cosmique. Théorie du complot, ovnis, théosophie et extrémistes politiques, Archè, Milan, 2010.
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[2]
Voir P.-A. Taguieff, La Foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Mille et Une Nuits, Paris, 2005.
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[3]
Bruno Latour, à propos de l’ouvrage de L. Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes (Gallimard, Paris, 2012), in Philosophie magazine, février 2012.
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[4]
Plusieurs livres existent, en français et en anglais, sur les Illuminati initiaux, dont R. Le Forestier, Les Illuminés de Bavière et la franc-maçonnerie allemande, Paris, 1914, réimpr Archè, Milan & Paris, 2001
-
[5]
Voir P.-A. Taguieff, La Foire aux Illuminés, op. cit., ainsi que l’entretien en ligne : <www.reichstadt.info/complotisme/m/index.php?action=article&numero=67>.
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[6]
J. E. Tilloy, Le Péril judéo-maçonnique, le mal, le remède, Librairie antisémite, 1897.
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[7]
Il faut toutefois signaler qu’un seul extrait de La France juive évoque la société bavaroise, ce qui relativise l’importance donnée par Taguieff à Drumont dans l’histoire du complotisme Illuminati.
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[8]
Cette série d’articles a paru dans le Morning Post en 1920.
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[9]
À ce sujet, voir M. Taylor, « Britsh conservatism, the Illuminati, and the conspiracy theory of the French Revolution, 1797-1802 », Eighteenth-Century Studies, vol. 47, n° 3, printemps 2014.
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[10]
Disponible en français sur le site Article11 à l’adresse suivante : http://www.article11.info/?Notes-d-Alabama. Par ailleurs le livre d’extraits Street Voice. Paroles de l’ombre a été publié par les éditions Verticales en 2003, avec une préface de Curtis Price.
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[11]
Téléchargeable dans sa version originale sur ce lien : https://libcom.org/library/how-overthrow-illuminati. Une traduction partielle en français a été récemment réalisée par le GARAP, hélas amputée du passage concernant le Black Power. Voir sur ce lien : http://garap.org/communiques/communique35.php.
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[12]
Counterknowledge, Racial Paranoia, and the Cultic Milieu. Decoding Hip Hop Conspiracy Theory, (International Association for the Study of Popular Music Conference, La Nouvelle Orléans, avril 2010), Poetics, vol. 39, n° 3, juin 2011.
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[13]
À ce sujet, voir C. L. Keyes, Rap Music and Street Consciousness, University of Illinois Press, Champaign, 2002.
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[14]
Jusqu’à ce que, par effet boomerang du délire conspiratif, ce même Axel Jones soit à son tour dénoncé sur le Web comme un « juif caché » et un « agent provocateur » manipulé par les Illuminati.
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[15]
Ce pionnier du rap français, associé longtemps à la scène du « rap conscient », fait désormais partie de cette petite frange d’artistes à succès convertis aux théories conspirationnistes les plus nauséabondes, comme son frère Vincent Cassel, Mathieu Kassovitz ou Marion Cotillard. Précisons que la vidéo de « Illuminazi 666 » comporte des extraits du film de propagande hitlérien Le Juif Süss.
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[16]
Pour reprendre une expression, prophétique mais a-complotiste justement, de Gilles Deleuze.
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[17]
Voir notamment : Fictions géopolitiques, Capprici, Paris, 2011, et La Totalité comme complot, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007.