1Le Japon est actuellement le premier producteur mondial de jeux vidéo à l’eau de rose. Appelés « jeux de simulation amoureuse » (rabu shimurēshon gēmu) ou, plus couramment, « jeux pour jeunes femmes » (otome gēmu), ces jeux proposent des gammes de « beaux hommes » (ikemen) en images de synthèse [1]. Il s’agit pour la joueuse de sélectionner son favori puis de vivre avec lui une histoire d’amour, sous la forme d’un dialogue pré-écrit, avec plusieurs fins possibles. Chaque jour, la joueuse peut lire gratuitement cinq épisodes. Au cours de sa lecture, elle doit faire des choix : si le personnage masculin la serre dans ses bras, par exemple, doit-elle 1. Le repousser 2. Protester 3. Se laisser faire ? En fonction des choix opérés au cours du jeu, l’histoire peut s’achever sur un constat d’échec ou sur une déclaration assortie de baisers fougueux. Or, de façon significative, il ne suffit pas de plaire au personnage masculin pour le conquérir ; il faut mettre en place un réseau d’amitié avec les autres joueuses. C’est de ce réseau – tissé à la fois dans le jeu (en ligne) et dans la vraie vie (hors ligne) – que dépend le succès en amour. Il peut paraître paradoxal que de tels jeux subordonnent l’amour pour un homme à l’amitié pour des femmes, sachant que les femmes en question peuvent très bien être des rivales. Mais c’est justement la collusion entre ces deux systèmes de valeur, a priori antagonistes, qui fait le succès des otome games au Japon, tout autant que leur ambivalence au regard des normes : ces jeux qui à la fois véhiculent et contestent le partage traditionnel des rôles hommes-femmes font de l’amitié entre les joueuses le moyen détourné de résoudre les contradictions qui traversent la société. Pour le dire en d’autres termes : non seulement ces jeux mettent en scène les conflits des joueuses, partagées entre des sentiments et des idéaux contradictoires, mais ils s’en servent comme levier pour faire de l’histoire d’amour – même la plus mièvre – un outil d’émancipation entre les mains de femmes liées par l’amitié.
2À travers l’étude des otome games comme sites de tension entre les valeurs de l’amour et de l’amitié, nous chercherons à éclairer en miroir les dynamiques sociales dont ces jeux, dans un même mouvement, reproduisent, construisent et déconstruisent les logiques. De fait, les « jeux d’amour » (ren’ai gêmu) sont indissociables du contexte singulier qui les a vu naître : celui d’une désaffection croissante pour le mariage, accompagnée d’une chute des naissances (Furuichi 2017). En 2018, le taux de fécondité est d’1,44 enfant par Japonaise, ce qui suscite les plus vives inquiétudes. L’effondrement démographique en cours menace l’avenir du pays et les autorités désignent volontiers comme coupables les « personnes qui vivent seules » (o-hitori-sama), tenues pour responsables de la dénatalité (Galan & Heinrich 2018 : 6). Pour quelles raisons prétendent-elles préférer des partenaires fictifs aux hommes en chair et en os ? Pourquoi font-elles littéralement corps autour de ces amants imaginaires ? L’enjeu de cette étude sera, entre autres, de questionner l’idée préconçue qui veut que les simulacres affectifs soient fabriqués à l’attention de personnes hédonistes, préférant, par confort, vivre avec une créature irréelle. Prenant appui sur le concept de « retournement du stigmate » (Goffman 1963), j’envisagerai la pratique ludique des otome games comme l’expression d’un sentiment d’inadéquation aux normes matrimoniales. C’est dans cette perspective que j’analyserai la production des simulacres amoureux, en posant le postulat qu’ils servent à manifester une détresse tout en défiant l’ordre et à se réapproprier une image positive de soi dans l’écrin protecteur d’un amour factice… un amour collectivement partagé avec des milliers d’« amies ».
3Le profil des consommatrices sera également dégagé : qui sont les adeptes d’otome games et suivant quel système de classification définissent-elles les rapports qu’elles entretiennent entre joueuses ? Comment gèrent-elles le fait d’être « amoureuses » du même personnage ? Dans un second temps, sera mise en lumière la façon dont les jeux à la fois intègrent et façonnent les stratégies des joueuses pour contourner le problème de la jalousie. Suivant quels procédés ces jeux favorisent-ils la mise en place de réseaux d’amitié ? Dans quel but ? Inaugurée en 2016, cette recherche s’appuie sur l’analyse des structures narratives des jeux, sur l’observation in situ des pratiques ludiques et sur une enquête transversale menée auprès des principaux fabricants d’otome games et d’une dizaine de joueuses, au fil d’entretiens effectués au Japon depuis quatre ans. Les données de notre enquête proviennent principalement de cette immersion dans l’univers des otome games et d’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs menés à la fois en amont – avec les concepteurs des jeux (scénaristes, producteurs, graphistes, responsables marketing, etc.) – et en aval, avec les femmes qui, selon leurs propres termes, « aiment les hommes fictifs » (kaku no dansei wo ai suru). Comment se définissent-elles ?
Profil des consommatrices : les « filles du rêve »
Peut-on être amie avec une femme qui aime le même personnage ?
4Les joueuses d’otome games se désignent couramment sous l’appellation poétique de « filles qui rêvent » ou « filles du rêve » (yume-joshi), par allusion à leur capacité de se « projeter » (toei suru) dans le monde onirique de la simulation. Parmi ces yume-joshi, on en distingue trois sortes. « Il y a celles qui sont “extrêmes” (ageki) c’est-à-dire possessives, explique Chika (29 ans, Tōkyō), fan auto-proclamée de jeux de simulation. Elles considèrent que leur personnage favori n’appartient qu’à elles seules, rejetant toutes les femmes qui ont le malheur d’aimer le même. Elles se baptisent “adversaires du partage” (dōtan kyohi). Certaines déclarent même sur leurs comptes Twitter “Je suis opposée au partage” afin de dissuader les autres amoureuses de leur adresser une demande en amie. Si jamais elles découvrent par hasard une rivale parmi leurs followers, elles coupent le lien sur le champ et bloquent tous les échanges. Dans les boutiques ou les salons dédiés aux otome games, leur visage se durcit et elles fuient les femmes qui portent des badges représentant leur personnage favori. » Elles évitent même de participer aux événements réunissant les fans du jeu dans lequel se trouve leur personnage, car elles ne supportent pas l’idée de croiser des concurrentes. Sur les réseaux sociaux, certaines indiquent dans leur profil « adversaire résolue du partage » (dōtan danko kyohi) ou encore « adversaire absolument radicale du partage » (dōtan zettai mechakucha kyohi). Accentuant, non sans complaisance, leur image de fanatiques sectaires, elles font du « refus » (kyohi) la marque distinctive de leur attachement au personnage : il se veut exclusif et sans concessions.
5Par opposition à ces joueuses intolérantes, Chika affirme que le gros des yume-joshi se constituent de « partisanes du partage » (dōtan kangei). « Moi, par exemple, j’adore parler de mon favori (oshi) avec les autres femmes qui l’aiment. Je leur dis “Vous aimez ○○ ? Moi aussi ! Soyons amies ! Nous sommes des sœurs”. Ces femmes ressentent le même élan de sympathie pour moi. Le personnage, d’une certaine manière, joue le rôle d’intermédiaire entre nous. » Le fait même que les joueuses désignent leur favori sous le nom d’oshi confirme ses propos : oshi vient du verbe « recommander » (susume), souvent utilisé dans les restaurants pour demander conseil au serveur ou pour laisser le chef improviser un menu dégustation. Quand une joueuse dit : « Mon favori est untel » (watashi no oshi wa ○○ desu), il faudrait le traduire par : « Je recommande untel ». Il n’est d’ailleurs pas anodin que les personnages à aimer dans un jeu soient souvent présentés sous le nom de « beaux garçons en sushi-train » (ikemen kaiten-sushi), à l’instar des petits plats tractés par une locomotive miniature qui permet aux clients de se servir à volonté. Comme présentés sur un plateau tournant, les personnages se succèdent souvent dans les génériques des otome games à la façon de mets qui défilent. La métaphore alimentaire illustre bien la dimension commensale de ces jeux qui mettent les personnages en « circulation » et encouragent les joueuses à partager un plaisir commun.
6Tout en affirmant volontiers qu’elles sont « partisanes du partage », la plupart des yume-joshi se définissent cependant comme des amoureuses de la troisième catégorie : la catégorie « intermédiaire », celle des femmes qui considèrent leur favori (oshi) comme un être unique. « Le personnage qu’elles aiment possède une existence différente (betsu betsu no sonzai), explique Chika. C’est en tout cas ainsi qu’elles l’expriment : “Le ○○ que j’aime n’est pas pareil que le tien. Même s’il s’agit du même personnage, avec le même nom et la même apparence”. Voilà pourquoi plusieurs femmes peuvent aimer le même personnage sans se battre. Le personnage, finalement, c’est un peu comme une espèce de chien. Si tu vas avec des amies dans une animalerie pour acheter un caniche, chacune aura le sien. Un caniche différent pour chaque femme… ». Sachi (35 ans, Osaka), fan de la franchise King of Prism, confirme : « Moi, je suis amoureuse de Taiga Kogami, dit-elle, et j’aimerais bien pouvoir parler avec d’autres amoureuses, pour échanger les points de vue sur lui. Comment le voient-elles ? Je pense qu’il existe un Taiga par fan et qu’ils sont tous différents ». Pour Sachi, le personnage n’est pas un produit fini. Lorsqu’il est commercialisé – par l’intermédiaire de jeux vidéo, d’animes, de manga et de produits dérivés – le personnage se démultiplie en une myriade de « présences » (sonzaikan). Chaque support en fournit une version qui, elle-même, passe par le prisme d’interprétations subjectives. Chaque femme le voit à travers le filtre de son système de perception. Chaque femme le « rêve » et le façonne à l’image de ses désirs.
7« Le personnage, c’est comme la lune. Un seul astre, mais des millions de reflet », confie Sachi, par allusion au célèbre trope du « reflet de la lune » (suigetsu), d’inspiration bouddhique. Assimilé à une forme d’illusion, le personnage n’en est pas moins réel, et unique, pour chaque femme qui se l’approprie (Giard 2019 : 127). Les fabricants de jeux en ont bien conscience, qui n’hésitent pas à organiser des cérémonies de mariage fictives, au cours desquelles des dizaines de fans viennent épouser à tour de rôle le même personnage, sous l’œil des autres « fiancées ». Chon (23 ans, Tōkyō) raconte ainsi son expérience : « Le 25 juin 2017, il y avait une cérémonie organisée à Almalien [une chapelle à louer du quartier d’Ikebukuro] pour les fans du jeu Tokimeki Restaurant qui compte six personnages masculins. Comme je suis amoureuse de celui qui s’appelle Kento Fuwa, j’y suis allée avec une robe de mariage bleue. Le bleu est sa couleur fétiche. Il y avait vingt autres amoureuses de Kento. C’était très complice, très joyeux. Nous avons d’abord mangé des gâteaux dans la salle d’attente, pendant une heure. Puis la chapelle a été ouverte. Kento nous attendait devant l’autel, sous la forme d’un panneau découpé grandeur nature, en smoking et nœud papillon, un bouquet de fleurs bleues à la main. Nous avions droit chacune à moins d’une minute, juste le temps de prendre deux photos avec lui. Nous nous demandions entre nous “Prends-moi en photo”, chacune son tour ». Prix du mariage standard : sept mille yens. Chon s’estime satisfaite. Elle affirme n’avoir ressenti aucune jalousie ce jour-là, mais note qu’un mariage « premium », réservé à une seule et unique amoureuse, a également été organisé pour la somme de cent mille yens, en privé et dans des conditions très proches d’un vrai mariage (robe de location luxueuse, soin coiffure, photographe professionnel…). Une femme s’est donc démarquée des autres. « Peut-être une adversaire du partage », murmure Chon.
Les stratégies d’évitement de la jalousie
8Bien que le fait d’épouser un personnage puisse être perçu comme une forme déloyale de captation, la plupart des yume-joshi répètent qu’elles n’y voient aucun mal. « Le personnage est à toutes. Celui que j’épouse est le mien ». Sachi, par exemple, se présente volontiers comme la femme de Taiga. « En 2017, la compagnie Vinclu qui a créé la fameuse Gatebox [un boîtier holographique permettant d’interagir avec un personnage] a proposé des faux certificats de mariage en édition limitée pour toutes les personnes désirant épouser leur personnage favori. Cela coûtait sept mille yens. J’ai rempli le formulaire en indiquant les raisons pour lesquelles j’aimais Taiga Kogami et j’ai fait partie des 3708 personnes qui ont reçu le Certificat. Ce n’est pas officiel bien sûr, mais mon nom est maintenant Sachi Kogami ». Comme elle, depuis trois ans, de plus en plus de femmes épousent leur favori. Certaines achètent des anneaux de mariage gravés d’un cœur et de prénoms. D’autres organisent des cérémonies. Elles louent une chapelle, invitent des amies et font l’échange des vœux avec un personnage incarné par son effigie (une poupée ou un panneau). « Il y a un gâteau, de la musique, des photo-souvenirs… C’est quelque chose que l’on veut partager mais on ne peut le faire qu’avec d’autres yume-joshi. Elles seules peuvent comprendre ». Sachi insiste sur l’importance d’avoir un bon réseau : « Une cérémonie de mariage toute seule, à quoi bon ? ». Sans invitées, ni assistance, il n’y aurait personne pour authentifier le lien noué avec le personnage. La présence d’amies, qui jouent le rôle de témoins, valide l’engagement pris par celle qui se marie. Raison pour laquelle il est si important que la jalousie soit évacuée.
9Dans l’univers des otome games, ce sont les amies – les membres d’une communauté élue – qui donnent du sens à l’amour. L’expression « mon untel » (watashi no ○○) revient donc souvent dans la bouche des joueuses pour préserver les liens d’amitié en suggérant l’idée que « leur » favori n’est qu’une déclinaison personnelle, un bricolage maison du personnage. Afin d’en souligner le caractère inoffensif, elles emploient d’ailleurs l’abréviation « perso » (kyara), fortement teintée de familiarité : le « perso » est la version réduite du « personnage » (kyarakutā), dont il se différencie comme un chaton d’un chat (Galbraith 2009 : 125). Pour désigner leur favori, certaines joueuses parlent aussi de « chéri différent » (betsu-kare) ou « copain différent » (betsu-fure) par allusion non seulement au fait qu’il soit différent d’un humain réel, mais différent du personnage que les autres joueuses aiment. Par ailleurs, certains otome games offrent la possibilité de customiser l’avatar du kyara, afin de lui conférer ce caractère unique qui garantit la paix des compérages. Certains titres proposent même des variantes miniatures – dites « déformées » (deformed) ou « mini-moi » (chibi-kyara) – du personnage réduit à la taille d’un enfant. Chaque joueuse peut ainsi sans danger en revendiquer la possession puisque, par métaphore, c’est elle qui l’a fait. On retrouve couramment cette stratégie d’appropriation dans l’univers des pop-idoles, les chanteuses adulées par des foules : pour parler de celle qu’ils aiment, les fans les nomment parfois « la petite ○○ de chez moi » (uchi no ko ○○).
10Les similitudes entre l’univers (majoritairement masculin) des fans d’idoles et l’univers (essentiellement féminin) des fans de persos sont nombreuses, mais surtout très révélatrices des enjeux de leur sociabilité. Dans les deux univers, la notion de « partage » (dōtan) joue un rôle central dans les relations d’amitié. Ainsi que les fans le soulignent, l’objet de leur attachement (idole ou kyara) ne saurait être aimé que sous une forme collaborative, au prix d’un sacrifice assimilé à une preuve d’amour. Partager c’est renoncer à posséder l’être aimé. Mieux : c’est coopérer avec d’autres fans et monter des réseaux de soutien afin de promouvoir l’« objet d’amour commun » (tan-oshi). L’amour les rend prosélytes. Le mot dōtan, créé de toute pièce par les fans, signifie littéralement « avoir la même charge » (onaji tantō) et sous-entend qu’aimer l’idole (ou kyara) implique de la recommander à d’autres personnes, de les convertir, en vue de contribuer à la gloire de l’être aimé. Par opposition, les fans qui préfèrent « garder le monopole » ont mauvaise réputation et cherchent volontiers querelle : « Untel est MON mari » (○○ wa watashi no udan’na), « Ne parle de pas de MON épouse sans ma permission » (ore no yome no koto wo katte ni kataruna). Leur jalousie est telle qu’on les surnomme les « va-t-en-guerre » (budōha). En mars 2018, lorsqu’un fan appelé Kondō Akihiko épouse l’idole virtuelle Hatsune Miku, il affirme publiquement n’épouser que « la petite Miku chez moi » (celle de son ordinateur). Malgré ces précautions, sur Twitter, il reçoit des attaques : « Comment oses-tu épouser MA Miku ? ».
La jalousie comme « qualité » féminine ?
11Le phénomène de la jalousie, on le voit, n’est pas propre aux femmes. Mais il constitue, dans l’univers (féminin) des fans de kyara, un obstacle plus compliqué à surmonter que dans le milieu (masculin) des fans d’idole pour des raisons sur lesquelles j’aimerais maintenant me pencher, avant de passer à la deuxième partie de ma démonstration. La jalousie est en effet fortement associée aux stéréotypes de genre, c’est-à-dire à l’image convenue de séductrices possessives, envieuses ou agressives. Au Japon, comme dans la plupart des sociétés industrielles modernes, la vocation naturelle de la femme étant l’amour (c’est-à-dire le mariage et la maternité), elle ne saurait envisager les autres femmes que comme des rivales potentielles. Le partage traditionnel des rôles entre les sexes assigne la femme à celui de mère au foyer, entretenue par son mari. Au Japon, ce modèle reste prégnant et même si (crise économique « aidant ») la plupart des couples conjuguent maintenant deux salaires, des inégalités persistent : la plupart des femmes sont obligées d’interrompre leur travail lorsqu’elles ont des enfants et doivent se contenter d’emplois précaires. L’homme reste le soutien principal du foyer. Le montant de son salaire figure toujours au premier rang des critères de choix dans les agences matrimoniales et dans le cadre des « chasse au mari » (konkatsu) dont la pratique reste très répandue. S’il gagne sept millions de yens par an (environ cinquante-six mille euros) et s’il a un emploi stable, il trouvera facilement une épouse (Bouissou 2019 : 285). Mais l’époux idéal se fait rare, exacerbant les tensions sur le marché des célibataires. L’image convenue de femmes qui rivalisent entre elles pour séduire un homme riche est d’ailleurs si répandue au Japon qu’elle a donné naissance au mot-valise « aménemie » (fure-nemi, agrégation de furendo, « amie », et enemi, « ennemie »). L’aménemie, c’est celle qui se fait passer pour votre amie dans le seul but de vous ravir votre petit ami.
12Les productions culturelles au Japon sont peuplées d’héroïnes trahies par leurs amies et les jeux de simulation contribuent eux-mêmes à diffuser, très largement, ce cliché de la femme qui doit entrer en compétition pour gagner le cœur d’un homme. Les jeux pour smartphones, notamment, encouragent cette logique de rivalité à l’aide de palmarès constamment remis à jour : à peine enregistrées, les joueuses intègrent un classement, basé sur leur profil. Ce dernier est public, c’est-à-dire consultable par toutes les autres joueuses enregistrées. Lorsqu’elles créent leur profil, chacune d’entre elles reçoit un avatar aux allures de poupée, fourni avec sa tenue générique. L’avatar est customisable : on peut lui acheter des robes de bal ou de longs cheveux. L’espace dans lequel se trouve l’avatar est également customisable : on peut le meubler. Préférez-vous la terrasse de loft new-yorkais ou le décor « chambre de château » ? Pour faire monter leur cote, les joueuses doivent donc transformer l’avatar standard en avatar personnalisé, afin que leur image en ligne devienne plus visible et que leur prestige personnel s’accroisse. Le classement s’appuie, en grande partie, sur un dispositif de distinction de soi, très réglé, qui les pousse à enrichir la garde-robe de leur avatar autant qu’à lui offrir des espaces de rêve jouant le rôle d’écrin. Créant une situation de concurrence caricaturale, ces jeux de simulation encouragent les femmes à rivaliser sur le plan des parures, des appartements et des attraits physiques. La séduction, dans ces jeux, se résume aux apparences. Et les apparences valent pour des qualités qui sont toujours typiquement « féminines ». Les classements des jeux – estampillés « douceur » (sweet), « demoiselle » (otome) ou « princesse » (hime) – invitent en effet constamment les joueuses à comparer leur niveau de points « élégance » (kihin).
13On pourrait s’étonner que les femmes se prennent au jeu d’une mécanique si conventionnelle et finalement si peu flatteuse. Mais c’est qu’elles n’ont pas le choix : pour obtenir l’amour d’un personnage masculin, il leur faut remplir des « missions avatar », c’est-à-dire rendre leur avatar plus « séduisant » à l’aide de robes et de bijoux coûteux, qu’elles peuvent coordonner avec les couleurs des canapés, des tentures ou des décors de luxe qui font partie du système de points (Richards 2015). Les otome games pour smartphone ne laissent aucune alternative. Astreignant les joueuses aux nécessités du paraître, ils les forcent non seulement à rivaliser entre elles, mais à rivaliser pour les beaux yeux d’un homme. Pour stimuler l’esprit de rivalité, la conception des jeux est d’ailleurs redoutablement efficace : le classement apparaît parfois dès l’ouverture du jeu. Il met en évidence le statut d’exception des « meilleures » joueuses. Les trois premières, placées sur un podium, ont droit à une couronne (respectivement d’or, d’argent et de bronze) : ce sont les reines. Les suivantes sont réparties entre le peloton de tête et les échelons inférieurs au sein desquels elles sont numérotées. « Parce que vous savez toujours où vous êtes dans le classement, cela avive les tensions, explique Chika. Vous vous disputez pour le premier titre dans chaque catégorie et une fois que vous l’avez, vous essayez de passer à l’échelon supérieur, où le même combat recommence ». Les échelons sont d’ailleurs séparés par ce que Chika nomme des « frontières » (bōdā, de l’anglais border) qui mettent symboliquement les joueuses au défi de les franchir. De celles qui s’investissent follement dans la compétition il est d’ailleurs dit qu’elles « courent » (ashiru) comme dans une course d’obstacles.
14Pour entretenir l’esprit de rivalité, les jeux proposent aussi des classements éphémères : toutes les deux semaines environ, des scénarios romantiques sont lancés pour une durée limitée sous le nom d’« événement » (ibento, de l’anglais event) au cours desquels les joueuses peuvent lire le récit d’un tête-à-tête ou d’un rendez-vous galant, pour fêter tantôt Noël, tantôt la saint Valentin. Le récit est ponctué de « missions avatar » permettant aux joueuses de se procurer des tenues en édition limitée, dont la valeur est indexée sur celle de points « séduction » (miryoku) ou « charme » (karen). Chaque événement offre l’occasion d’une bataille (qui aura le plus de charme ?) dont les vêtements seuls permettent de conserver la trace. Les joueuses aguerries se reconnaissent à la rareté de leurs ornements. « Elles les portent comme des trophées, dit Chika. On peut le comprendre. Certains ornements coûtent jusqu’à six cent mille yens [cinq mille euros] ». Le chiffre qu’elle cite relève bien sûr de l’exception, mais il n’est pas rare que des joueuses dépensent cent euros pour améliorer leurs statistiques. Le système de monétisation des jeux repose presque entièrement sur la rivalité entre joueuses, une rivalité que l’architecture même du jeu structure suivant des logiques normatives. Faut-il en déduire que les otome games sont des systèmes de prescription ? Il serait tentant de s’en tenir à cette seule analyse. Dans ces jeux, effectivement, les femmes sont triplement sommées de se plier aux normes : non seulement parce qu’elles doivent se battre entre elles, mais se battre sur le seul terrain des « apprêts » et cela dans le but de conquérir un mâle. Selon toute apparence, ces jeux ne visent guère qu’à mettre les joueuses en conformité avec les attentes sociales (Ganzon 2018). Mais les apparences sont parfois trompeuses. Il s’avère que le système de classement repose aussi sur la mise en place d’un réseau d’amitié entre joueuses. C’est sur ce point que j’aimerais maintenant rebondir, avec une question : pourquoi les jeux de simulation amoureuse reproduisent-ils le cliché de la femme jalouse tout en encourageant les joueuses à nouer des liens d’amitié avec des rivales ?
L’amitié entre femmes comme moteur de l’amour pour un homme
L’amitié dans le jeu
15Il peut sembler contradictoire que des jeux favorisent l’amitié entre yume-joshi, alors même qu’ils les encouragent à se disputer les faveurs d’un personnage masculin. Cette mise en tension de buts opposés (se faire des amies, éclipser ses amies) constitue, de fait, l’intérêt principal du jeu et constitue – ainsi que j’aimerais le démontrer – la clé de l’énigme concernant le succès de ces produits. Très comparables aux romans type Harlequin analysés par Janice Radway (1984) – pionnière des études en « Chick Litt » –, les otome games sont ambivalents. D’un côté, ils renforcent des normes dites injonctives, c’est-à-dire des normes « qui spécifient comment les individus doivent se comporter » (Delacollette et al. 2010) : ici, en l’occurrence, les femmes, forcées d’acheter des robes pour plaire et forcées de plaire (à un homme) pour obtenir de la valeur. D’un autre côté, ces mêmes jeux véhiculent une indéniable dimension de résistance à l’ordre car ils poussent toute une catégorie de femmes à faire corps autour d’une pratique stigmatisée. L’amitié entre joueuses relève d’une forme de solidarité qui dépasse largement les enjeux (cités plus haut) liés à la jalousie. Il ne s’agit pas seulement de partager son favori (oshi). Il s’agit, grâce à lui, de se constituer en communauté, c’est-à-dire de construire une organisation composée d’initiées unies par le même « rêve ». Cette organisation s’enracine dans la pratique du jeu lui-même. Il est en effet indispensable de faire réseau lorsqu’on s’enregistre dans un otome game pour smartphone.
16La plupart des « applis d’amour » (ren’ai appu) fonctionnent avec une messagerie reliant les utilisatrices du jeu. Chacune dispose, pour se présenter aux autres, d’un avatar, d’un pseudonyme et d’une page profil affichant la liste de ses amies, limitée à cinquante personnes. Chaque jour, la joueuse qui se connecte reçoit des cadeaux (points d’énergie) envoyés par ses amies. Pour les remercier, une par une, elle doit cliquer sur le bouton « faire une gentillesse » (suteki suru). Chaque fois qu’elle appuie, elle reçoit une rétribution – une somme d’argent fictif –, indispensable pour avancer dans l’univers du jeu. Dans le jeu Wolf Toxic (Urufu Tokishikku), par exemple, l’opération prend du temps – sept minutes pour cinquante amies – mais rapporte jusqu’à cinq cents man (la monnaie du jeu), ce qui permet, en quatre jours, de s’acheter au choix un béret rose ou un sac de cocktail (quatre mille man). Le béret ou le sac permettent, à leur tour, d’obtenir cinquante points séduction. Les points séduction eux-mêmes sont très recherchés : ils assurent la victoire lors des épreuves obligatoires appelées « entraînement en vue du mariage » (hanayome shūgyō) qui permettent d’obtenir des points élégance. Or ces points élégance sont de première nécessité : ils permettent de lire les épisodes de fin, ceux qui – couronnant l’histoire d’amour – s’achèvent sur une demande en mariage ou sur une étreinte passionnée. Dans Wolf Toxic, il faut avoir accumulé trente mille points élégance pour lire l’épilogue normal (Beast moon end) et quarante mille points pour l’épilogue supérieur (Sweet moon end). La lecture de ces deux épilogues déverrouille à son tour un épilogue dit « secret » (Secret end) auquel seules ont accès les joueuses ayant obtenu suffisamment de points « affection ».
17Intriquée dans un système complexe de récompenses ou de gains (Turk 2014), l’amitié entre joueuses est configurée comme une pièce essentielle du mécanisme ludique. Sans amies, impossible de se procurer les épisodes les plus convoités. L’architecture du jeu subordonne l’amour à l’amitié. Ce lien de subordination se mesure, concrètement, à l’ampleur des moyens techniques mis en œuvre pour créer du réseau. Les jeux de simulation parmi les plus populaires fonctionnent comme des services de mise en relation directe entre les joueuses, sur le modèle des sites de rencontre. Certains vont jusqu’à fournir un système de messagerie instantanée pour favoriser les échanges. Ils prennent d’ailleurs le nom de « jeux sociaux » (sōsharu gēmu, de l’anglais social games). Dans les études de marché consacrées à l’industrie numérique japonaise (Enterbrain 2019 ; Yano Research Institute 2019), les catégories « amour » (ren’ai) ou « romance » (otome) n’existent officiellement pas. Bien que leurs ventes soient en plein essor depuis le début des années 2000 (Nikkei Trendy 2017), les jeux conçus pour « faire battre le cœur chaque jour » (nichijō no tokimeki wo teikyō) ne sont pas répertoriés en tant que tels mais dissimulés sous l’appellation floue de « jeux sociaux » qui désigne les applis de divertissement « plus axées sur le plaisir de communiquer avec des ami.e.s que sur le plaisir de jouer tout court » (Wikipedia Japan). De fait, beaucoup d’otome games accordent une importance égale, voire supérieure, aux activités de réseautage qu’ils incorporent à la structure du jeu sous des formes extrêmement variées, parfois même antinomiques : les autres joueuses sont-elles amies ou ennemies ?
18Lorsqu’une joueuse a fini de lire les épisodes gratuits auxquels elle a droit chaque jour, le jeu lui propose de remplir des missions – diversement appelées « entraînement » ou « duel » – qui consistent à se battre avec des « rivales » (raibaru, de l’anglais rival) qu’elle peut sélectionner suivant leur niveau d’élégance ou de séduction. Ces combats entre joueuses font sciemment vibrer la corde sensible de la jalousie et peuvent paraître contradictoires avec le fait que le jeu encourage l’amitié. Mais les combats sont faciles à gagner. Il suffit de choisir une rivale inférieure pour obtenir la victoire. La mise en scène ne fait qu’entretenir un climat d’émulation complice entre des concurrentes qui sont avant tout des alliées : chaque combat, même perdu, se solde par un gain. Dans Wolf Toxic, par exemple, un combat gagné vaut cinquante points élégance (un combat perdu : vingt-cinq points), ce qui permet d’accumuler chaque jour environ huit cents points. La stratégie de combat inclut d’ailleurs un double choix : la joueuse peut sélectionner non seulement son adversaire, mais l’amie qui lui servira d’alliée. La partie se joue en calculant le nombre de points dont chacune dispose. Si, avec mon alliée, j’atteins un score supérieur à celui de mon adversaire, je me vois assurer la victoire, c’est-à-dire les points « charme » sans lesquels il serait impossible de conquérir mon personnage préféré (comprendre par là : impossible de lire l’épisode dans lequel il s’enflamme d’amour). Dans l’espace du jeu, toutes les joueuses sont incitées à s’entraider… même les « rivales » qu’il serait plus adéquat de voir comme des auxiliaires puisque se battre contre elles permet d’améliorer ses statistiques. Les interactions ludiques soudent les joueuses autour de l’idée qu’il faut faire équipe, y compris avec l’adversaire. Hors-jeu, le principe de « l’union fait la force » se vérifie de façon bien plus tangible encore.
L’amitié hors du jeu
19Les concepteurs de jeu ne se contentent pas de fournir du contenu romantique en ligne : ils déclinent les personnages masculins en produits dérivés – poupée, poster, badge, carte postale, figurine, porte-clés ou parfum – afin que les joueuses puissent transporter leur favori (oshi) sur elles et sentir sa présence aimante, palpable. La circulation des personnages dans le « vrai » monde obéit cependant à des règles particulières qui imposent aux joueuses de créer des réseaux d’amies. Pour exprimer leur amour pour le personnage, elles doivent s’en procurer l’image. Or l’image est matérialisée sous des formes éphémères qui disparaissent souvent très vite des lieux de vente. Trop vite. Les stratégies dites Media Mix (Steinberg 2012), qui consistent à lancer l’univers d’un jeu sur plusieurs supports, présentent ceci de particulier que les produits sont en édition limitée : vendus le temps d’une saison, voire, pire, le temps d’un événement d’un jour. Beaucoup de produits sont épuisés aussitôt lancés, afin d’entretenir le sentiment d’une urgence permanente chez les fans. Quand ces produits ne sont plus en vente, le seul moyen de se les procurer consiste alors à réseauter, ainsi que le résume Chika : « Soit tu achètes, soit tu échanges. Les personnages les plus désirés ne sont souvent disponibles que par le réseau ». Le réseau, en l’occurrence, c’est celui que les yume-joshi construisent dans les quartiers qui leur sont dédiés, là où chaque week-end elles se retrouvent pour faire du shopping ou s’amuser (Steinberg & Ernest dit Alban 2018). À Tōkyō, par exemple, le quartier d’Ikebukuro concentre plusieurs centaines d’enseignes dédiées aux consommatrices d’otome games qui en envahissent les trottoirs, reconnaissables de loin aux grands sacs nommés « sacs douloureux » (ita-bagu), souvent très lourds, qui leur servent de carte de visite : ces sacs sont conçus comme des vitrines d’exposition, pour servir de support aux badges et aux gadgets à l’image de leur perso. Grâce au ita-bag une joueuse peut plus facilement prendre contact avec celles qui aiment le même jeu. Ce sac facilite également les échanges : « J’ai des images de ton oshi. Aurais-tu des images du mien ? » Les échanges se déroulent souvent dans le petit parc de Naka-Ikebukuro, un lieu-culte et de grande affluence où les fans s’adonnent au troc, profitant de l’occasion pour se prendre en photo, faire connaissance ou discuter de leurs amoureux respectifs.
20En créant la pénurie, les concepteurs de jeu encouragent sciemment les joueuses à développer des réseaux d’amies. Ils disposent d’ailleurs d’un moyen plus efficace encore de favoriser ces liens : les blind goods (buraindo guzzu). Les blind sont l’équivalent de pochettes surprise, permettant de vendre des séries limitées à l’aveugle. « C’est le même principe que les gashapon », explique Kenta Fujiwara, responsable marketing de la firme Cybird (une des plus importantes compagnies d’otome games au Japon). Les gashapon sont des machines à pièces distribuant au hasard des figurines ou des porte-clés à collectionner. Il faut parfois acheter quinze figurines avant d’obtenir celle que l’on désire. « Pour le producteur, c’est un moyen imparable d’augmenter les ventes. Pour le consommateur, c’est frustrant mais addictif. Il s’avère que les femmes aiment beaucoup les gashapon. Comparées aux hommes qui veulent savoir ce qu’ils achètent, elles apprécient ce côté loterie ». Kenta Fujiwara pousse l’analyse plus loin : les joueuses, dit-il, aiment le principe de l’achat à l’aveugle car cela les force à échanger. Lorsqu’elles achètent des blind, elles accumulent inévitablement des produits à l’image de personnages qu’elles n’aiment pas. Le jeu, alors, consiste à trouver des joueuses qui recherchent ces produits-là et qui auraient, de leur côté, des choses à échanger. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’immédiatement après avoir acheté des blind, les joueuses se précipitent dans le parc tout proche de Naka-Ikebukuro, afin qu’au plaisir d’avoir « tenté sa chance » (comme au jeu de hasard) succède celui de rencontrer d’autres adeptes. Sous l’impulsion des compagnies qui alimentent sans cesse le marché du manque et de la frustration, elles tissent des liens dans la fièvre et, de leur propre aveu, tirent un plaisir redoublé de cette chasse à l’oshi, prétexte à rencontres complices.
21Le personnage bien-aimé ne serait-il, au fond, qu’une bonne excuse, le moyen détourné de nouer des liens d’amitié ? Il est révélateur que la plus grande convention consacrée aux jeux d’amour – Animate Girl Festival (AGF), qui accueille, deux fois par an, quarante mille visiteuses – accorde à celles-ci un « espace d’échange » (trading area) occupant à lui seul un des quatre halls de l’événement. Dans les trois premiers halls, les exposants écoulent des flots de blind goods et de séries limitées – stickers, sacs, coques, étuis, sangles, cartes, tasses, dessous de verre ou pendentifs à l’effigie des bien-aimés – en s’ingéniant à créer la panique : certains produits (correspondant aux jeux les plus prisés) ne sont vendus que durant deux heures, dans des créneaux horaires qui souvent chevauchent ceux de produits concurrents tout aussi recherchés. Sachant qu’elles ne pourront pas tout avoir, s’efforçant malgré tout d’y parvenir, les fans tournoient d’un bout à l’autre de la convention et se pressent dans les files d’attente en regardant leur montre. Une fois leurs achats effectués, elles partent en quête de celles qui partagent l’amour des mêmes jeux. Dans l’espace d’échange, pareil à un quai aux heures de pointe, certaines étalent leurs achats au sol, sur un présentoir. D’autres se promènent en portant un plateau, chargé de leurs trésors. La même scène se répète dehors, sur l’immense terrasse qui accueille l’événement. Partout, les joueuses appellent, proposent, négocient, crient de joie ou téléphonent.
L’amitié comme stratégie de résistance
22L’atmosphère d’excitation qui préside à ces échanges suscite souvent la réprobation. Au Japon, les yume-joshi sont assimilées à des jouisseuses égoïstes. Le fait qu’elles soient en majorité célibataires aggrave sensiblement la mauvaise opinion que l’on se fait d’elles : des femmes irresponsables qui préfèrent s’attacher à des hommes irréels. Il n’est pas rare que les médias évoquent leur comportement de « fuite », en citant au passage les derniers chiffres de la dénatalité et ceux, plus inquiétants encore, de la baisse des mariages. Selon les dernières estimations, un tiers des 20-35 ans devrait rester célibataire à vie (IPSS 2013 : 3). Les naissances hors mariage faisant l’objet de sanctions sociales, les femmes seules n’ont pas d’enfant. Les autorités s’en inquiètent. L’effondrement démographique va bientôt entraîner la faillite du système de protection sociale. En 2018, Kanji Katō, membre du gouvernement, affirme lors d’un meeting politique que les femmes célibataires « finiront dans une maison de retraite financée par les enfants des autres » (News Asahi 2018). Quelques mois plus tard, une femme politique, Mio Sugita, affirme que les personnes sans enfants ne sont « pas productives » (seisansei ga nai) (Tanaka 2018). Considérées comme des « charges pour la société » (shakai no nimotsu) ou des « fardeaux pour la nation » (kokka no futan), parfois même comme des « resquilleuses de la sécurité sociale » (shakai-hoshō ni tadanori), les célibataires sont volontiers désignées comme coupables (Togetter 2017). La stigmatisation pèse bien plus lourd sur celles qui s’adonnent aux jeux, ce qui explique pourquoi elles consacrent tant d’énergie au développement de leurs réseaux. Nouant des liens d’amitié pour conjurer l’exclusion, les « filles du rêve » ont besoin les unes des autres pour lutter contre l’image négative que la société leur renvoie. Les concepteurs d’otome games en ont bien conscience : ils ont fait de ce besoin un ressort puissant des pratiques de sociabilité incorporées aux jeux.
23Les stratégies pour faire face au stigmate sont très variées, bien sûr. Jusqu’en 2017, ainsi que me l’explique Sato Mizuno, chargée de relations publiques chez Cybird, les yume-joshi se cachent pour jouer. Afin que personne ne puisse voir ce qu’elles lisent sur leur smartphone, elles achètent des filtres de confidentialité qui rendent l’écran opaque lorsqu’il est vu de côté. En 2019, ces filtres ne sont presque plus en usage. La plupart des yume-joshi donnent, comme elles disent, ouvertement « rendez-vous » (deai) à leur personnage préféré. Pour ce qui est des ita-bag, elles restent nombreuses à le dissimuler dans le métro, mais dès qu’elles arrivent à la station Ikebukuro, les voilà qui déploient ces sacs couverts de badges. Elles s’affichent. « Elles sont devenues plus nombreuses, plus visibles », note Sato Mizuno. Parfois même plus agressives. Dans les médias, certaines affirment « préférer » les hommes fictifs à ceux de chair et d’os. D’autres désignent leur relation imaginaire comme un « vrai amour » (ria-ko, gachi-koi), à l’aide de néologismes que seules les initiées peuvent comprendre. Elles parlent avec ironie de leurs sentiments « coupables » (tsumibukai) et poussent la provocation jusqu’à qualifier les gens « normaux » de « contents du réel » (ria-jū). Sous-entendu : ces gens-là se contentent de peu. Transformant la « différence honteuse » (Goffman 1963 : 20) en source de fierté, les joueuses se fédèrent autour d’une identité collective, assumée en public.
24Mettant en commun leurs désirs et leurs rêves, elles s’appuient principalement sur l’amitié pour faire face au préjudice. Cette amitié n’a d’ailleurs pas besoin d’être profonde ni durable pour être efficace : un échange de regard, un signe de reconnaissance suffisent pour que deux inconnues se sentent moins seules. D’où l’importance de ces porte-clés et de ces chaînettes, identifiables seulement par celles qui « savent ». Il n’est jamais question de défendre une cause et le vocabulaire de l’activisme militant est presque absent des discours portés par cette sous-culture : les yume-joshi se sont constituées en groupe uni par la connivence. Leurs liens d’amitié se nouent le temps d’un rituel, si possible hautement codifié, afin de renforcer le sentiment d’une appartenance (Cefaï 2017). Dans le monde des filles qui rêvent, le plus emblématique des rituels implique d’ailleurs l’équivalent d’un sacrifice : il s’agit d’aller boire et manger des aliments conçus à l’image du bien-aimé. Ce rituel porte le nom de « collabo café » (korabo kafe). L’événement a lieu lorsqu’un café s’associe avec un fabricant d’otome games pour ne servir que des recettes et des boissons originales, associées aux différents personnages d’un jeu. Les fans s’y rendent pour sentir la présence de leur oshi, en « partageant » avec lui symboliquement son plat favori, décoré de cœurs, ou une boisson dont la couleur correspond à sa couleur de cheveux. Chaque commande donne droit à un cadeau (tokuten) produit en série limitée : un portrait imprimé sur du papier photo, par exemple. Il est cependant rare qu’une cliente tombe sur celui du perso qui l’intéresse et c’est pourquoi, nouant conversation avec ses voisines, proposant un échange, elle finit toujours par se faire de nouvelles amies.
25À première vue, on pourrait croire que les yume-joshi ne sont que des collectionneuses obsédées par la quête de l’épisode inédit, de l’image et du produit rare, prêtes à dépenser des sommes folles en blind goods et, tout cela, pour le simple plaisir de « consommer » un personnage de fiction… Mais l’activité fiévreuse de ces femmes ne peut prendre de sens qu’à la lumière des stratégies détournées qu’elles adoptent pour s’approprier un personnage. « Il ne s’agit pas seulement d’acheter, ainsi que le souligne Chika. L’argent n’est qu’un moyen parmi d’autres. Il faut aussi faire des efforts personnels, investir du temps, sortir, rencontrer d’autres joueuses. Il faut un réseau ». À la différence des produits de consommation usuels, les amants numériques ne sont pas à vendre. Du moins, pas entièrement. Pour accéder à leurs apparitions (à leurs mots, à leurs images), il faut nouer des liens d’amitié. Le mécanisme des otome games encourage en tout cas fortement les joueuses à s’associer entre elles et même s’il existe aussi la possibilité de court-circuiter la dynamique du jeu (en achetant des points d’affection par exemple, ce qui permet de faire l’impasse sur les duels et sur les échanges de gentillesse), cette technique est jugée non seulement déloyale, mais contre-productive : l’intensité de l’amour que l’on ressent pour un personnage dépend du temps qu’on lui a consacré. « Plus il y a d’épreuves, plus les émotions deviennent fortes », résume Chika, insistant sur l’importance de « jouer le jeu », c’est-à-dire de se plier à la gymnastique des activités dites « sociales » qui sont intégrées à l’histoire d’amour.
26Envoyer des demandes d’amie, échanger des remerciements, rivaliser d’élégance, monter des alliances, faire circuler des produits… Ces activités de réseautage n’ont, en apparence, rien à voir avec la relation amoureuse dont le jeu propose de faire « l’expérience physique » (taiken). Pourtant, elles en constituent une dimension essentielle. Sans l’existence des autres joueuses, constituées en groupe d’amies, l’amour pour le personnage ne serait ni intense, ni désirable, ni valorisant, ni légitime. Il n’aurait la valeur que d’une passion honteuse et solitaire.
Conclusion : un pour toutes et toutes pour un
27Dans l’univers des yume-joshi, l’amour (pour un homme) est tributaire de l’amitié (pour des femmes). Ainsi que l’expliquent les joueuses, il faut constituer des filières d’entraide pour rendre cet amour « possible », c’est-à-dire pour accéder aux épisodes qui contiennent les déclarations du bien-aimé et aux produits qui lui permettent de se matérialiser dans le monde humain. Il faut également faire réseau pour donner sens à cette forme d’attachement qui disqualifie les joueuses au regard des normes. En partageant avec d’autres femmes leur goût pour les partenaires synthétiques, les joueuses se constituent en mouvement centré sur des valeurs positives – le partage, l’échange – qui invalident les jugements négatifs portés à leur encontre. On les accuse d’être asociales ? Leur système de défense consiste justement à promouvoir l’image de femmes en communauté, tirant leur force de leur union.
28Par opposition à celles qui dans « la vraie vie » luttent seules pour trouver un époux et s’en arrogent le monopole au prix de leur isolement, les filles du rêve affirment volontiers être solidaires, liguées autour d’un homme idéal (un pour toutes…) qu’elles partagent en toute complicité. L’avantage de cette stratégie est triple. D’une part, elle coupe l’herbe sous le pied de leurs détracteurs : seule, moi ? Jamais ! D’autre part, elle préserve un ordre, culturellement enraciné, qui place très haut les valeurs d’amitié, d’entraide et d’interdépendance. Pour finir, elle jette le doute sur la validité du système social même qui les a ostracisées. Ce système rend-il heureux ? N’est-il pas plus gratifiant d’épouser un homme fictif ?
29Renversant les perspectives avec jubilation, les yume-joshi font de leurs pratiques ludiques une forme de privilège. Elles, au moins, elles « s’amusent » (tanoshimi). C’est du moins ainsi qu’elles élaborent leur discours, par retournement du stigmate, en articulant leur statut dévalorisant de célibataires (o-hitori-sama) à l’imaginaire positif du cercle d’amies, cercle auquel elles donnent le nom de kurasuta (de l’anglais cluster, « groupe, grappe, amas »). Kurasuta désigne l’agrégat formé par des personnes qui, partagent non seulement les mêmes passions mais les mots, les codes, les symboles et les cérémonies leur permettant de faire société dans un monde souterrain.
30Reste à comprendre la nature de leur amusement. Dans l’espace de la fiction, les yume-joshi endossent généralement le rôle d’une belle jeune fille que se disputent une dizaine de princes ou de beaux guerriers. Inévitablement, l’histoire s’achève sur une demande en mariage. Il peut paraître contradictoire que ces jeux – étroitement associés à la transgression des normes matrimoniales – confortent une vision si conservatrice des rôles sociaux. Mais les yume-joshi tirent un plaisir immense, semble-t-il, de reproduire dans la fiction des schémas stéréotypés. Elles s’achètent volontiers des robes de bal. Il s’agit de compenser, disent-elles, car, dans la « vraie vie » ces femmes sont, en majorité, des célibataires indépendantes qui n’iront jamais au bal.
31L’ironie avec les jeux, c’est qu’ils questionnent un système de valeurs dont ils perpétuent pourtant les clichés les plus rétrogrades. Qu’en déduire ? Foncièrement ambivalents, ces jeux offrent aux fans un espace où elles peuvent faire semblant d’être aimées et protégées. Ils leur offrent surtout l’occasion de s’organiser en groupe afin de défier ensemble l’opinion publique. Brouillant les frontières qui séparent le conformisme de la contestation, ces jeux permettent surtout aux utilisatrices de ne pas avoir à choisir. À la fois midinettes et rebelles, peu importe. Elles veulent tout : les avantages du célibat et les joies du mariage. Des amies et des amoureux. Toujours plus de réseaux. Toujours plus de héros. Ainsi qu’elles le disent, en clin d’œil à Pokemon : « Il faut tous les attraper » (getto daze !).
Notes
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[1]
Pour tenter de décrypter le phénomène, je m’appuie ici sur une recherche postdoctorale menée dans le cadre d’une bourse de terrain JSPS en 2018-2019 (Université de Kyōto, sous la direction de Takuya Matsumoto) et actuellement poursuivie au sein du projet EMTECH (Emotional Machines: The Technological Transformation of Intimacy in Japan) soutenu par le Conseil européen de la recherche dans le programme-cadre pour la recherche et l’innovation Horizon 2020 (convention n° 714666).