1Forgée au milieu des années 1980 par Michel Espagne et Michael Werner, la notion de transfert culturel a beaucoup enrichi l’instrumentarium des sciences humaines et sociales. Elle s’est légitimée dans le paysage de la recherche et constitue même la thématique du laboratoire d’excellence TransferS qui vise à « étudier dans la très longue durée les formes de resémantisation qui accompagnent la circulation des textes, des modèles intellectuels, des objets matériels, artistiques ou quotidiens, entre les cultures » (http://transfers.ens.fr/-programme-scientifique-). Partie de l’espace culturel franco-allemand et des études germaniques, cette notion s’est répandue parmi les historiens de la littérature et de la culture, et intéresse depuis peu les politistes et les spécialistes des aires culturelles. L’objectif du présent article n’est pas de livrer une histoire des transferts culturels – une Begriffsgeschichte à la Reinhart Koselleck (1979) – mais plutôt d’étudier comment le tournant des années 2004-2006 a pu mener à son élargissement (Ehrhardt 2010 : 14-15) et comment ce dernier pourrait contribuer à nourrir les études aréales dans le monde contemporain. Fondées sur les dynamiques transnationales, les transferts culturels remettent-ils en question la conception des aires culturelles ou permettent-ils d’enrichir les études aréales ?
Les transferts culturels : penser la circulation et la mutation des messages entre les cultures
2Opposées au début à une vision aujourd’hui datée du comparatisme consistant à analyser les termes comme des invariants, les études de transferts visent à mettre en évidence « des formes de métissage souvent négligées au profit de la recherche d’identité, d’une recherche qui vise naturellement à occulter ces métissages » (Espagne 1999 : 1). Elles s’appliquent aux processus d’échange et aux formes de médiation entre espaces culturels. Ainsi, le transfert culturel désigne la transmission d’idées, d’artefacts culturels, de pratiques ou d’institutions d’un modèle social d’action, de comportement et d’interprétation à un autre (Lüsebrink 2015 : 129-170). Des figures de médiateurs, des institutions ou des instances médiatiques en sont les vecteurs.
3La théorie de transferts culturels ne s’arrête pas à la culture émettrice, souvent considérée comme dominante, mais valorise le rôle fondamental du contexte de réception dans d’autres cultures et de l’action des médiateurs transculturels et de leurs instances de médiation. Au même titre que l’esthétique de la réception développée par Hans Robert Jauss et l’École de Constance, la théorie des transferts accorde de l’importance au récepteur qui s’approprie activement le message au lieu d’en subir passivement l’influence. Le couple émetteur/récepteur est employé ici à dessein. En effet, Michel Espagne (1999 : 20) se réfère directement à théorie de la communication, l’un des modèles qu’il associe à l’analyse du passage d’une culture à l’autre. S’y ajoutent évidemment d’autres approches telles que la démarche historienne ou l’herméneutique.
4L’intérêt du transfert culturel comme outil heuristique est moins la transmission entre émetteur et récepteur, que le contexte et la dynamique qui président à l’appropriation et à la mutation du message. Celui-ci provient de l’émetteur, mais son codage ou décodage est susceptible d’être perturbé par des bruits sémantiques. Ainsi, pour Michel Espagne (1999 : 8), le transfert s’apparente à une « sorte de traduction », puisqu’il correspond à un transcodage entre plusieurs espaces nationaux, compte tenu des « métissages culturels ». À première vue, cette forme de traduction s’apparenterait davantage à une « traduction des cultures » – dans le sens du translation(al) turn (Bachmann-Medick 2006 & Oustinoff 2007) –, inséparable du contexte historique, culturel et politique. Bien que l’analogie entre langue et culture soit limitée, la notion de « traduction des cultures » fait toutefois de la diversité un caractère intrinsèque de la culture (Rolet 2012). Si déjà cette métaphore de la traduction est employée, ne faudrait-il pas, dans le cas des transferts culturels, situer le traducteur et ses traductions – soient-elles fausses – dans leur contexte ? On est loin de l’adage traduttore, traditore !
5Dans la « communication interculturelle », la transformation du message est donc aussi essentielle que le message en lui-même : la mutation, plus ou moins profonde, peut résulter d’une appropriation créative et amener du nouveau. Par conséquent, l’un des avantages de la théorie des transferts est la valorisation des transformations qui adviennent lors de la circulation internationale des idées et des œuvres. Dans leur disposition à déconstruire la vision essentialiste des identités et à étudier les mutations intervenant lors de la circulation des idées, les transferts se révèlent un puissant outil heuristique, surtout dans le cas de la médiation transculturelle en période de conflit. De ce point de vue, ils s’avèrent particulièrement adaptés à l’histoire des relations franco-allemandes. Anne-Marie Thiesse (2001 : 11) souligne l’apparent paradoxe entre l’affirmation des identités et leur construction dans le cadre d’échanges internationaux : « Rien de plus international que la formation des identités nationales. Le paradoxe est de taille puisque l’irréductible singularité de chaque identité nationale a été le prétexte d’affrontements sanglants. Elles sont bien pourtant issues du même modèle, dont la mise au point s’est effectuée dans le cadre d’intenses échanges internationaux. » Ce paradoxe peut être déjoué grâce aux études de transferts qui ont montré à quel point la construction des identités nationales pouvait s’accomplir de manière parallèle entre plusieurs espaces culturels (Kostka/Lucbert 2004 : 15).
Le tournant des années 2004-2006 : l’émergence de nouvelles théories
6Sans vouloir dresser un état de l’art ni un bilan de la recherche sur les transferts culturels, seules quatre théories élaborées à partir de ces derniers sont mis en exergue ici. Elles sont nées au tournant des années 2004-2006 : les théories de l’histoire croisée (Werner/Zimmermann 2004), de la médiation artistique (Kostka/Lucbert 2004), du champ culturel transnational (congrès des romanistes à Sarrebruck, 2005 ; Lüsebrink/Oster 2008) et des Transfer Studies (collège Humboldt Paris 2006 ; Ehrhardt/Nour Sckell 2012). Elles permettront de nourrir la présente réflexion consacrée à l’avenir de ces études et de leur application aux études aréales.
7À l’initiative de l’histoire croisée, Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (2004) remettent en cause, au sein de la théorie des transferts, l’adoption de références nationales stables et présupposées connues, l’emploi de concepts issus de traditions disciplinaires nationales, le déficit de réflexivité, l’absence de réciprocité et de réversibilité dans le processus introduction-diffusion-réception autour duquel s’articulent la plupart des études. Selon eux, ce processus ne tient pas suffisamment compte de la complexité des situations : les transferts peuvent réapparaître dans le temps (re-transfert) et se croiser. La figure du croisement, au fondement de leur conception renouvelée de l’histoire, leur paraît la plus à même de penser la complexité de telles configurations.
8Quant à la théorie de la médiation artistique (Kostka/Lucbert 2004), elle définit celle-ci à l’aune des « sentiments d’appropriation (Aneignung), de dépendance, de compensation, de refoulement », du jeu de distance et d’appropriation par lequel le « sujet arrive à soi-même face à un “Autre” ». L’histoire de l’art offre un objet d’étude convaincant concernant les lieux où s’accomplit la médiation, les milieux où les médiateurs se rencontrent et la manière dont ils s’organisent en réseaux. Le médiateur apparaît comme un « passeur d’idées » et un arbitre engagé, dont les préjugés peuvent déformer l’objet de sa médiation. L’une des lignes de force de cette théorie est la distinction très judicieuse entre médiation amicale et médiation hostile, formes positive et négative de médiation. Si le terme « médiateur » se révèle utile pour penser les relations entre des pays comme l’Allemagne et la France, dont l’histoire a été conflictuelle, les médiateurs n’ont pas toujours été « des figures nourries d’esprit démocratique européen » au rôle conciliateur : « il y a des formes de “médiation hostile”, dont l’histoire de l’art témoigne à sa façon. Et ce livre démontre que l’on ne peut pas toujours distinguer les formes positives et négatives de médiation tant on les trouve intriquées […] » (Kostka/Lucbert 2004 : 15).
9Au cours du congrès des romanistes qui s’est tenu à l’université de la Sarre en septembre 2005, Hans-Jürgen Lüsebrink et Patricia Oster (2008) ont renouvelé l’approche des transferts culturels, en la combinant à la notion de champ proposée par Bourdieu. Si ce dernier, dans les Règles de l’art (Bourdieu 1992), définit le champ culturel sur le plan national, Lüsebrink et Oster élargissent ce concept en le situant dans une perspective transnationale, celle des relations franco-allemandes. Face aux champs culturels nationaux respectifs, qui se font face aux lendemains de la Première Guerre mondiale, les années 1940-1955 semblent répondre aux conditions d’un champ culturel « transnational » qui a vu naître les « prémisses de la conscience commune d’une appartenance européenne ». Ainsi, les transferts culturels se trouvent intégrés dans le milieu dynamique du champ, où s’exercent des forces sociales. Ce dynamisme propre aux transferts et au champ culturel transnational contraste très nettement avec le statisme de l’« imagologie de l’altérité », notion empruntée à la littérature comparée désignant les études consacrées aux représentations de l’étranger. Depuis la présentation de la théorie de Lüsebrink et d’Oster, la notion de champ culturel transnational ou global a été développée dans des travaux ultérieurs (Ehrhardt 2008, Boschetti 2010, Kuipers 2011, Buchholz 2016, Joyeux-Prunel 2016). Dans le cas du champ culturel global, son autonomie relative par rapport aux champs politiques et économiques est moins importante que son autonomie relative par rapport aux champs culturels nationaux. On peut citer les travaux de Larissa Buchholz (2016 : 45) sur l’évolution en plusieurs étapes du champ artistique global : l’émergence d’un circuit global de biennales dans les années 1960, d’un marché aux enchères globalisé dans les années 1980 ou la formation, à l’échelle mondiale, de discours à l’encontre de la doxa occidentale dans les années 1990. Ceux de Béatrice Joyeux-Prunel (2016) sur les avant-gardes artistiques entre 1848 et 1918 méritent également d’être mentionnés. Son approche géopolitique a montré à quel point les artistes ont pu avoir recours à l’international dans le but de s’opposer aux institutions nationales.
10Enfin, la notion de Transfer Studies a été développée lors du Collège Humboldt Médiations et relations interculturelles dans l’espace européen qui s’est tenu à Paris en novembre 2006. Selon Alain Patrick Olivier (2012), le transfert « n’envisage ni la différence ni non plus l’identité de l’identité et de la différence, mais le passage de l’une à l’autre ». Cette définition se réfère aux trois moments de la dialectique hégélienne que sont l’identité, la différence et la contradiction ou « l’identité de l’identité et de la différence ». Le transfert envisage donc le passage de la différence à la contradiction impliquant par là-même la reconnaissance de l’autre et l’unité dans la diversité. Si le transfert suppose l’identité et la différence, c’est pour mieux les déjouer par le passage d’une identité ou d’une culture à une autre, « soit la possibilité essentielle de la traduction, de la métaphore, du nomadisme ». Ainsi, les Transfer Studies étudient « le passage possible, d’une culture à l’autre, d’un genre à l’autre, les ponts de leurs communications, comme possibilité de délier les masses compactes, de les fluidifier, et de les harmoniser, au lieu de constituer des blocs hostiles. Lorsqu’il n’y a plus d’“identités” ni de “différences”, il n’y a plus de transferts : la suppression des différences est en ce sens l’horizon des études de transfert » (Olivier 2012 : 45).
11De ce point de vue, le champ des transferts peut encore davantage être élargi. En effet, Transfer Studies est calqué sur Cultural Studies et troque le terme cultural pour celui de transfer. L’accent est mis davantage sur le transfert interculturel que sur la seule affirmation de l’identité, engendrée le plus souvent autour de polarisations : dominant / dominé, majorité / minorité, masculin / féminin. Les Transfer Studies souhaitent aller au-delà de ces polarisations, tout en ne les minimisant pas. Ils « mettent en évidence la généalogie et les métamorphoses des identités culturelles rhizomiques comme des processus de transferts. Ainsi la notion de transfert joue un rôle corrosif, dans la mesure où elle permet l’affirmation en même temps que la dissolution des cultures » (Ehrhardt 2012 :15-16). Il n’est guère étonnant que les études de transferts soient en mesure d’engendrer une nouvelle forme d’études culturelles, compte tenu de ses similitudes avec les Cultural Studies : tous deux se centrent sur ce qui est situé à la périphérie de la culture académique ou de l’histoire nationale et, dans le meilleur des cas, soulignent l’hybridité ou le « métissage culturel », se reconnaissent dans le tiers espace (third space) ou le socle interculturel et remettent en question l’identité dans sa visée essentialiste. Toutefois, si les Cultural Studies effectuent le remapping consistant à passer de la périphérie au centre, elles restent, dans leur pratique, très souvent liées à l’identité des groupes sociaux ou des minorités, ce qui peut amener à des visions parfois aussi essentialistes que celle imposée par la culture dominante. En ce qui concerne les relations majorité / minorité, les Transfer Studies s’éloignent d’une approche inscrite dans l’optique de la culture dominante mais aussi des Cultural Studies lorsqu’elles affirment l’identité d’une minorité par rapport à celle de la culture dominante :
Dans les deux cas de figure, la culture est réifiée ; on la considère comme une entité fixe au lieu de se référer à des « flux ». Dans ces deux cas, l’écart entre la majorité et la minorité se creuse, ce que veulent éviter les transfer studies, soucieuses d’étudier les passages d’une culture à l’autre.
L’élargissement de la notion de transfert culturel
13Parallèlement au tournant des années 2004-2006, la théorie des transferts culturels a elle-même élargi son horizon. La comparaison des définitions données respectivement par Michel Espagne (1999) et Hans-Jürgen Lüsebrink (2005) en est symptomatique. Le premier envisage le transfert dans l’espace national et le relie à l’« autoperception des groupes comme nations » ; le second l’entrevoit comme un objet d’étude appliqué à la « transmission d’idées, d’artefacts culturels, de pratiques et d’institutions d’un système spécifique de modèles d’action, de comportement et d’interprétation sociaux à un autre » (Lüsebrink 2005 : 129). Loin de se limiter à l’espace national, le transfert s’applique, pour Lüsebrink, à la culture anthropologique dans toute son étendue, y compris dans ses dimensions territoriales et géographiques, sociales et socioculturelles, religieuses, générationnelles et de genre.
14Un autre changement d’importance affecte le transfert : présenté par Espagne comme un mécanisme à visée heuristique, dont la causalité simple tend à faire oublier la complexité des situations, Lüsebrink en fait un processus fondamentalement dynamique à l’image du champ, situé dans son contexte historique. En outre, un élargissement du champ d’études est à observer. Espagne demeure proche de l’histoire culturelle et des humanités, avec des sujets comme la référence allemande dans les sciences humaines et sociales en France, la mémoire interculturelle traduite par les archives ou les émigrés allemands en France. Quant à Lüsebrink, il ouvre la sphère des transferts aux sciences des médias (Medienwissenschaften) et au marketing interculturel, tout en accordant de l’importance aux facteurs affectifs ou émotionnels. Notons toutefois que ces deux orientations reflètent aussi – ne serait-ce que partiellement – des domaines de prédilection en France et en Allemagne : respectivement l’histoire culturelle et les Medienwissenschaften. Cet élargissement interdisciplinaire transparaît dans la généralisation des transferts à d’autres domaines au-delà du culturel : les transferts artistiques (Kostka/Lucbert 2004), de savoir (Espagne/Lüsebrink 2015), scientifiques (collège Humboldt, Paris 2013), musicaux (Keym 2010, Ehrhardt 2018), etc. L’argumentaire du Collège Humboldt interdisciplinaire sur les Transferts scientifiques entre la France et l’Allemagne que j’ai organisé en 2013 à l’Ambassade d’Allemagne joue sur la polysémie de la notion de transferts dans le cas de la science : « Elle s’applique autant au transfert de données scientifiques et de technologies entre différents espaces culturels qu’au transfert culturel ou de savoir dans l’acception plus particulière des “études de transfert” » (programme du colloque : https://calenda.org/244569?file=1). Enfin, les transferts culturels quittent peu à peu la sphère franco-allemande dont ils sont issus, afin de s’ouvrir à d’autres aires culturelles. Il en est ainsi des relations France-Allemagne-Russie (Dmitrieva/Espagne 1996) et Afrique-Europe (Espagne/Lüsebrink 2015).
Les Transfer Studies comme renouvellement des études aréales
15Le dynamisme de la notion de transfert saisie dans sa complexité s’accommode donc aisément du champ culturel transnational voire global, régi par le positionnement et l’action des médiateurs. En outre, la visée dialectique des Transfer Studies permet de penser à la fois l’affirmation et la dissolution des cultures, mais aussi les processus d’(auto)-identification à des groupes sociaux, qui peuvent être sujets à de nombreuses variations. Cette variabilité est aussi l’apanage du champ culturel, en continuelle restructuration. L’instrumentarium des Transfer Studies ne devrait-il pas, par conséquent, s’enrichir de la notion de champ culturel transnational, voire global ?
16Il convient de comprendre la notion de champ dans toute son étendue, de l’échelle locale à l’échelle globale, et la manière dont les acteurs se positionnent dans des champs parfois concurrentiels les uns par rapport aux autres. Si l’échelle nationale continue à jouer un rôle non négligeable au sein des études de transferts, l’échelle aréale semble gagner du terrain. Même l’exacerbation des nationalismes dans le monde contemporain est souvent l’expression d’une nostalgie des empires disparus. Or les empires, « composés de territoires et de peuples assemblés par la force et l’ambition », dépassent le cadre prétendu unificateur de l’État-nation moderne (Burbank/Cooper 2011 : 4e de couverture). Des pays comme la Chine ou l’Inde sont bien plus que des États-nations aux dimensions européennes dans l’esprit du Traité de Versailles. Ainsi, aux champs locaux et nationaux s’ajoutent des champs transnationaux à l’échelle régionale ou globale.
17De même, les transferts culturels ne devraient-ils pas être pensés à l’échelle globale, compte tenu des relations entre aires culturelles ? Peut-être faudrait-il développer aujourd’hui des recherches plus précisément centrées sur les transferts entre aires culturelles ou transferts inter-aréaux ? Aussi pourrait-on rendre compte du champ culturel traversant l’Europe occidentale, l’Europe médiane et la Russie, avec ses multiples formes de convergences et d’incommunications. Cela permettrait de passer, pour les transferts, de l’échelle initialement envisagée de la nation à celle des grandes régions du monde. Partant du principe que les transferts culturels sont liés à l’« autoperception de groupes comme nations », Michel Espagne (1999 : 2) constate que : « Sans doute la notion a-t-elle une moindre portée de nos jours, alors qu’un marché européen des théories économiques, des modes philosophiques ou vestimentaires, des romans ou des automobiles existe bel et bien ». Cette citation est à situer dans le contexte d’une Europe ou d’une mondialisation cosmopolitique, mais ne saurait être généralisée. De surcroît, cette vision relativement homogène de l’Europe traduit assez bien l’horizon historique après la chute du mur de Berlin. La situation aujourd’hui est certainement très différente, avec la présence, au sein de l’Union européenne, d’au moins deux aires culturelles définies par Fernand Braudel, l’Europe occidentale et l’Europe médiane, aux intérêts divergents (Nowicki 2008 : 110).
18Peut-on conclure de la citation précédente d’Espagne que, moins il y aurait d’identités et de différences, moins il serait judicieux de faire appel aux transferts ? Cela rejoint l’idée d’Alain Patrick Olivier (2012), selon laquelle « lorsqu’il n’y a plus d’“identités” ni de “différences”, il n’y a plus de transferts », ce qui reste un idéal poursuivi mais qui ne sera jamais atteint par les Transfer Studies. Encore faut-il se demander si l’absence de différences est vraiment souhaitable, dans la mesure où se dessinerait une société lisse excluant toute possibilité de dialogue.
19La confrontation productive ne devrait-elle pas davantage être recherchée ? Il en est ainsi du rôle parfois salvateur joué par l’incommunication, comprise comme les difficultés de la communication humaines (malentendus, désaccords, incompré-hension…) susceptibles de la relancer sans cesse, ce qui fait dire à Dominique Wolton (2017 : 247) que l’« incommunication européenne relie plus les Européens qu’elle ne les sépare ». Les mutations résultant des transferts culturels peuvent créer de l’incommunication, mais un dialogue fructueux peut s’instaurer après moult négociations et débats. Les transferts culturels ont donc partie liée avec la notion d’incommunication et constituent, en définitive, une importante clé de compréhension dans les situations de dialogue interculturel.
20Comme le propose Jacques Pothier (2015), les Area Studies devraient changer leur métabolisme en se frottant à la complexité du monde global à laquelle elles sont désormais mêlées. Ce nouveau métabolisme pourrait prendre la forme des Transfer Studies visant à étudier les imbrications et les tensions qui existent entre les aires culturelles, les espaces et les territoires. Dans ce but, les études de champ et de transfert à différentes échelles s’avèrent nécessaires, afin de saisir la complexité et la dynamique du monde contemporain. Au-delà du spectre habituel des études aréales, les Transfer Studies pourraient se décliner au moins autour de trois perspectives :
211. Les études aréales ont l’avantage de reposer sur des approches interdisciplinaires centrées autour de différentes régions du monde, mais ne tiennent pas toujours suffisamment compte des transferts interaréaux et des mutations intervenant dans la circulation des idées à l’échelle globale. Afin de pallier cette situation, il conviendrait d’instaurer une étude croisée des aires culturelles. Dans l’esprit de l’histoire croisée, celle-ci permettrait d’ouvrir le dialogue entre spécialistes d’aires culturelles et de disciplines différentes, afin d’étudier communément et de confronter les points de vue sur la mondialisation et les enjeux planétaires qui y sont associés. Ce dialogue transversal, qui peut s’avérer fructueux sur le plan créatif, permet, en outre, de s’éloigner de l’image maintes fois véhiculée d’une globalisation lisse et homogène.
222. Aujourd’hui, les Cultural Studies sont axées davantage sur l’affirmation identitaire des cultures minoritaires que sur des questions liées aux classes populaires et contestataires, pourtant traitées par les auteurs de l’École de Birmingham. Ne faudrait-il pas renouer avec la dimension sociale des « Cultural Studies » dans le sillage de la théorie du champ ? En effet, s’appuyant sur cette théorie, les Transfer Studies s’intéressent nécessairement aux conditions avec lesquelles les acteurs trouvent les moyens de se positionner ou non dans les champs à différentes échelles. Ainsi, contrairement à la théorie de la reconnaissance d’Alex Honneth (2000), selon laquelle le moteur des luttes sociales ne serait plus la revendication économique mais les attentes de reconnaissances affective, juridique et culturelle à l’égard d’autrui, les Transfer Studies souhaitent remettre la question des classes sociales et/ou des castes – pour ce qui est du monde indien – à l’ordre du jour et de les étudier en sus des enjeux de reconnaissance.
233. Articulé autour de la dialectique hégélienne, les « Transfer studies » acceptent la contradiction dans l’approche des aires culturelles. Mon application de la dialectique à ce domaine est la suivante : l’identité de l’aire culturelle s’oppose au socle interculturel ou à l’espace tiers, qui représente le moment de la différence. Ainsi, les Transfer Studies ne remettent pas en question l’existence des aires culturelles, mais les considèrent dans un rapport de contradiction avec l’espace tiers qu’il est possible de construire à leurs marges. Or, cet espace est à même d’engendrer leur déconstruction.
24Pour finir, il ne faudrait pas en rester à cette déconstruction, mais donner sens à cette nouvelle forme d’unité dans la diversité, ouverte à la contradiction. Faut-il y reconnaître la vision « planétaire » ou « planétariste » appelée de leurs vœux par Spivak ou Neef ? Il s’agit d’une figure de réflexion critique s’éloignant du tout-économique pour se centrer sur notre planète Terre. Ainsi, Gayatri Chakravorty Spivak (2003 : 72) oppose la globalisation, qui impose partout le même système d’échange, à la planète comme espace naturel unifié, une sorte d’altérité que nous habitons et dont nous dépendons. La Terre apparaît de moins en moins comme un « espace à dominer, à posséder, à contrôler, mais de plus en plus comme une planète habitable » (Neef 2015 : 51). Cette dernière étant notre lieu à demeure, il est nécessaire aujourd’hui plus que jamais de savoir penser la contradiction, afin de maintenir le dialogue interculturel de manière pérenne. Que vivent les Transfer Studies !