1La sociologie du travail française présente aujourd’hui tous les atours du paradoxe. D’un côté, elle rassemble un ensemble de chercheurs de générations différentes dont les travaux sont à la fois visibles et nombreux. L’indicateur le plus simple du dynamisme de cette spécialité est le succès constant des Journées de sociologie du travail qui, tous les deux ans, rassemblent entre deux et trois cents contributeurs. Thématiques, ces manifestations donnent lieu à des publications qui reflètent assez bien l’état du champ et ses évolutions (Sociologie du travail 1986 ; Michon & Segrestin 1990 ; La Rosa 1999 & 2004 ; Alaluf, Rolle & Schoetter 2001 ; Durand & Linhart 2005 ; Aballéa & Lallement 2007 ; Appay & Jefferys 2009 ; Jacquot, Higelé, Lhotel & Nosbonne 2011).
2D’un autre côté, la sociologie du travail française semble cumuler les handicaps. Elle souffre en premier lieu d’un fort éclatement intellectuel. Dans les introductions qu’ils signent dans les ouvrages tirés des Journées qui viennent d’être évoquées, les organisateurs déplorent de manière récurrente l’émiettement paradigmatique. Il est vrai que les horizons analytiques sont fort variés. Les principales références mobilisées dans les communications offertes au cours des rencontres de ces deux dernières décennies oscillent entre marxisme et néomarxisme, interactionnisme, économie des conventions, théorie de la régulation sociale, institutionnalisme ou encore psychodynamique du travail. La sociologie du travail est parfois accusée, en second lieu, d’être une spécialité datée, qui peine à renouveler ses questionnements et ses problématiques. Elle accuse enfin d’un déficit théorique chronique. La grande majorité des recherches menées dans ce champ n’accumulent-elles pas des observations empiriques, souvent fort intéressantes au demeurant, mais sans jamais entreprendre de nouvelle théorisation de ce qu’est le travail aujourd’hui ?
3Partant d’un tel constat, l’ambition de cet article est double. Il vise d’abord à proposer une cartographie raisonnée de l’état intellectuel de la sociologie du travail française [1]. Plutôt que d’entreprendre une nouvelle histoire de la discipline, il s’agit de repérer quelques pôles structurants du champ ainsi que les lignes de démarcation qui les opposent. La seconde ambition consiste à rendre raison de l’absence d’homogénéité de la sociologie du travail française autrement qu’en termes de crise ou même de tension paradigmatique. J’émets plus exactement l’hypothèse que, à l’heure où le travail change et avec lui la communauté des sociologues, un raisonnement épistémologique fondé sur la notion de style éclaire bien la situation contemporaine.
4Pour étayer une telle intuition, on commencera par souligner les limites d’une approche par les paradigmes. On propose en contrepoint un diagramme épistémologique directement inspiré par les travaux de Paul Feyerabend. À l’aide des catégories de perspective, de sémantique, de stratégie et de rationalisation, le schéma est appliqué à quatre styles que l’on peut considérer comme dominants, depuis ces deux dernières décennies, dans le champ de la sociologie du travail française contemporaine. Ce faisant, les pages qui suivent constituent tout autant une réflexion épistémologique de fond qu’une radiographie des métamorphoses du travail telles que la sociologie les appréhende aujourd’hui.
Le travail en paradigmes
5Quand il s’agit de porter un regard réflexif sur leur discipline, les sociologues français mobilisent volontiers le langage du paradigme. En ce cas, la référence implicite est toujours l’ouvrage majeur que, en 1962, Thomas Kuhn a consacré à la structure des révolutions scientifiques. Significativement, le bilan de la sociologie du travail française proposé il y a quelques années à peine par Jean-Pierre Durand et William Gasparini (2007) s’intitule Le travail à l’épreuve des paradigmes sociologiques. En sociologie du travail, comme dans d’autres domaines spécialisés, la notion de paradigme est en fait rarement travaillée en profondeur. Elle sert commodément de substitut à celle de théorie. Pour être juste, il convient cependant de reconnaître à Pierre Tripier (1991) d’avoir, le premier, pris aux sérieux les thèses de Kuhn pour les appliquer, autrement que de façon métaphorique, à la sociologie du travail française. De Kuhn, Tripier retient l’idée que toute communauté scientifique s’organise à l’aide de quelques énoncés de base qui définissent son champ d’investigation. Dans ce cadre, un paradigme définit l’ensemble des concepts, instruments, méthodes et interrogations que mobilisent les membres de ladite communauté.
6Il n’en va pas autrement, affirme à sa suite Tripier, qui distingue trois paradigmes concurrents – approches par l’individu, la nation et la classe – pour caractériser la sociologie contemporaine. Deux pôles, ajoute-t-il, structurent la matrice disciplinaire de la sociologie du travail française : la consultation (travaux qui, d’une manière ou d’une autre, s’inscrivent dans la tradition inaugurée par Elton Mayo) et la futurologie (points de vue plus généraux sur le devenir de la société industrielle, comme ceux de Georges Friedmann par exemple). Pour Tripier, « le champ de forces organisé par la tension paradigmatique dans la matrice disciplinaire de la sociologie du travail existe uniquement en donnant un privilège épistémologique et méthodologique à la situation de travail » (1991 : 99). Au cours des années 1980, remarque-t-il, les sociologues français auraient découvert un nouveau paradigme dont l’interactionnisme constituerait l’expression la plus aboutie. En intégrant les questions de marché du travail, de trajectoires, d’identité, d’apprentissage, etc., ils auraient mis au jour une sociologie dialogique et génétique qui aurait fait basculer leur centre d’intérêt du travail vers l’emploi.
7Si elle permet de thématiser la soudaine découverte des vertus de l’école de Chicago par des sociologues français du travail issus, en grande partie, d’une tradition proudhonienne ou marxiste, les propositions de Pierre Tripier présentent deux limites majeures. En premier lieu, la schématisation écarte toute une série de travaux qui peuvent légitimement revendiquer l’intégration au champ de la sociologie du travail. Je pense notamment à la sociologie des relations professionnelles qui, si elle ne bénéficie pas en France d’une reconnaissance académique aussi forte que dans les pays anglo-saxons, n’en fournit pas moins depuis longtemps déjà des éclairages précieux sur les mondes du travail (Bevort & Jobert 2008). La même remarque vaut à propos de la sociologie de l’entreprise qui s’est développée en France à compter du milieu des années 1980 (Sainsaulieu & Segrestin 1986 ; Segrestin 1992). Seconde limite : il est difficile à l’aide de la logique des paradigmes de comprendre le succès de la sociologie de l’activité qui, à sa manière, redonne priorité à la situation de travail. On peut certes se persuader que plusieurs paradigmes coexistent désormais et qu’ils sont en tension les uns avec les autres. Mais raisonner de la sorte invite à renoncer au principe de domination d’un paradigme qui organise, à un moment donné, la science « normale. » C’est là, autrement dit, accepter de gérer une distance considérable avec le point de vue de Thomas Kuhn, au risque d’affaiblir voire de dénaturer complètement le sens de son argumentaire.
8Cette remarque ne fait qu’actualiser une critique classique à l’encontre de l’approche de Kuhn, à savoir son incapacité à rendre raison du pluralisme explicatif qui prévaut dans les sciences sociales. Kuhn conçoit en effet la dynamique de la connaissance à partir d’une hypothèse forte, en vertu de laquelle « le passage d’un paradigme à un autre par l’intermédiaire d’une révolution est le modèle normal du développement d’une science adulte » (Kuhn 1982 : 32). Sauf à décréter que, depuis sa naissance, elle vit sur le registre de la crise permanente, la sociologie échappe complétement à ce schéma d’interprétation. La difficulté est redoublée par la fragilité, précédemment évoquée, de la notion de paradigme. Un commentateur scrupuleux en a recensé vingt-deux usages différents dans La structure des révolutions scientifiques. Convenant lui-même du problème, Kuhn (1990) a suggéré de retenir deux définitions seulement. La première, globale, associe un paradigme à tout ce à quoi adhère un groupe scientifique. La seconde désigne de façon plus spécifique les opérateurs cognitifs qui permettent aux membres d’une communauté scientifique de poser des jugements communs sur le monde. Mais, même ainsi armé, on voit mal comment surmonter la difficulté énoncée précédemment.
La sociologie en tant qu’art
9Ce titre est un clin d’œil explicite à Wissenschaft als Kunst, ouvrage dans lequel Paul Feyerabend (2003) dresse un parallèle suggestif entre histoire de l’art et histoire des sciences. Si l’interlocuteur principal de Feyerabend est Imre Lakatos, le physicien et épistémologue austro-américain offre aussi, me semble-t-il, une alternative stimulante à l’approche par les paradigmes de Kuhn. En posant mes pas – assez librement, je dois en convenir – dans ceux de Feyerabend, je propose de nommer style scientifique un ensemble de pratiques, discursives ou non, orientées par un souci de vérité. Comme toute les pratiques sociales, celles qui relèvent d’un style [2] n’ont aucune raison de répondre toujours et partout à un même ensemble de préoccupations, ni de mobiliser les mêmes moyens pour produire un discours qu’une communauté scientifique pourra juger recevable. Plus encore, plus le problème à résoudre est général, « ce qui veut dire en l’occurrence que plus sa signification pour la culture est importante, moins il est susceptible d’une solution univoque à partir de matériaux que fournit le savoir empirique, car plus interviennent les axiomes ultimes, éminemment personnels, de la foi et des idées axiologiques » (Weber 1965 : 129).
10Si l’on prend au sérieux cette affirmation wébérienne, qui n’équivaut en rien bien sûr à une déclaration de foi relativiste, on peut en déduire que le régime normal de production des savoirs n’est pas le consensus mais la coexistence de points de vue et d’actions concurrents. Contrairement à celle du paradigme, l’approche par les styles incite donc à regarder non seulement les choix épistémologiques et méthodologiques effectués par ceux qui produisent des connaissances, mais plus largement l’ensemble des actions, des interactions et représentations qui participent de la lutte pour la revendication du monopole du savoir légitime. À la différence de ce que postulent les partisans de Kuhn, les pratiques et les savoirs scientifiques ne sont jamais exempts de contradictions. Comme l’a montré Max Weber (ibid.), ils doivent composer avec des tensions internes qui leur sont immanentes. Je fais mienne également cette façon de considérer la recherche de vérité que, par commodité, l’on pourrait nommer « lemme de la tension. »
11Pour préciser le sens de ces affirmations, je voudrais proposer trois hypothèses qui vont aider à étayer le tableau de la sociologie du travail française contemporaine qui va suivre. Première hypothèse : en tant qu’il contribue à la connaissance du monde, un style se définit d’abord par une perspective et une sémantique qui lui sont propres. Une perspective d’abord : dans Contre la méthode, Paul Feyerabend note qu’un style particulier offre une vision du monde que véhicule un artiste et, à travers lui, nombre de ses contemporains. Dans un tableau, chaque trait peut être ainsi interprété comme l’expression d’hypothèses implicites qui gouvernent notre façon de voir et de penser le monde. Un « style archaïque », pour utiliser le vocabulaire de Feyerabend, n’est pas étranger par exemple au fait que les hommes se sentent guidés dans leurs actions et leurs représentations par des forces extérieures qui les surplombent et les dominent. Outre une perspective, un style réclame une sémantique propre. Feyerabend s’instruit ici largement de la thèse de Benjamin Whorf en vertu de laquelle les langues ne sont pas simplement des instruments qui servent à décrire des événements. Elles les façonnent aussi. Il existe de ce fait une limite linguistique à ce qui peut être dit dans une langue donnée.
12Pour appliquer cette idée à mon objet d’analyse, on pourrait dire que parler, en marxiste ou en clinicien, la langue de l’exploitation ou de la souffrance interdit de comprendre, voire même de voir ce que le travail doit à la passion des individus. Je tire deux conséquences majeures de cette première hypothèse. Parce qu’elles partagent un même point de vue sur le monde et qu’elles mobilisent une même sémantique, plusieurs théories du travail peuvent cohabiter dans un même style, y compris des théories que l’on a tendance habituellement à opposer. À la différence, ensuite, d’un mode de classement par paradigmes, la méthode n’est pas pour les styles un critère déterminant. Cela n’est pas pour surprendre. Sur ce terrain, pour Feyerabend, on s’en rappelle, « anything goes ».
13Ma seconde hypothèse est que, en tant qu’il est façonné par le monde social, un style se définit par des stratégies. Celles-ci sont de deux ordres pour l’essentiel : discursif (une façon singulière de lire l’histoire et sa propre histoire) et non discursif (mobilisation d’alliés, politique de conquête symbolique et matérielle grâce aux publications, à l’acquisition de postes à l’université…). Je ne pourrai, dans le cadre d’un article, décrire toutes ces composantes. À ce stade, je voudrais simplement évoquer le fond mythique commun dans lequel puisent à leur convenance les sociologues du travail français pour instituer leur légitimité intellectuelle. Ce discours, que les manuels se chargent de répéter comme les anciens répètent les histoires fondatrices, a une double origine. Celle-ci doit à la fois à l’action d’Elton Mayo (celui-ci est couramment présenté comme le père de la sociologie du travail) et, plus récemment, à la refondation menée dans l’après-guerre, lorsque la sociologie française renaît en se débarrassant d’un héritage durkheimien jugé peu intéressant.
14De ce dernier point de vue, même si nombre de sociologues du travail français ont plus ou moins confusément conscience du caractère certainement radical et exagéré des trois propositions qui suivent, il n’est pas inexact de considérer que celles-ci servent bien de fond commun à un mythe partagé. Première proposition : le personnage central de la société industrielle auquel la sociologie a prêté avant tout attention est « l’ouvrier qualifié, de grande industrie, de sexe masculin (et de préférence conscient et organisé) » (Monjardet 1985 : 116). Seconde proposition : selon l’heureuse métaphore de Pierre Tripier, comme la tragédie classique, la sociologie du travail française a longtemps été régie par un triple principe d’unité de lieu (étude exclusive de l’atelier), de temps (intérêt porté au seul temps du travail) et d’action (analyse du geste). Troisième proposition : la sociologie du travail est née grâce à et sous la houlette de deux grands hommes : Georges Friedmann et Pierre Naville. Le premier a exercé un magistère intellectuel et matériel déterminant, l’autre – alors même qu’il s’est avéré plus pertinent sur bien des points – a disparu ensuite du paysage en raison d’un ancrage institutionnel moins solide [3].
15Ma dernière hypothèse à propos des styles est que, conformément toujours aux intuitions de Feyerabend, l’artiste comme le scientifique doivent poursuivre deux objectifs contradictoires : respecter un impératif de perfection interne et décrire dans toute sa complexité la réalité qu’ils représentent ou analysent. Ce constat n’est, à mon avis, qu’une nouvelle traduction du lemme de la tension énoncé par Max Weber (cf. supra). Perceptible dans tous les registres d’activités sociales, cette tension oppose la rationalisation formelle à son pendant matériel. La sociologie du droit wébérienne illustre parfaitement une telle idée. Mise en œuvre par des juristes professionnels, la rationalisation formelle consiste à systématiser selon une logique interne un corps de règles et de concepts juridiques abstraits. La rationalisation matérielle se réfère, quant à elle, à des intérêts extrajuridiques (économiques, politiques, éthiques…) dans la production des lois, normes, etc. Or, comme l’indique Weber à propos de l’économique, « la rationalité formelle et la rationalité matérielle (quel que soit l’étalon de valeur qui leur serve d’orientation), ne coïncident par principe jamais, en aucune circonstance » (Weber 1971 : 107). Il n’en va pas autrement, nous allons le voir, au sein des styles scientifiques.
Des styles en sociologie du travail
16Parce qu’ils sont les produits de l’histoire, les styles ne composent pas un ensemble homogène et fini dont il serait loisible de produire une typologie à l’aide d’une démarche purement déductive. Dans le cas de la sociologie du travail, l’examen des contributions aux différentes Journées évoquées en introduction permet de repérer l’existence de quatre styles majeurs et concurrents en sociologie du travail, qui correspondent, pour plagier Feyerabend, à autant de choix sélectifs « parmi un grand nombre de formes comparées à la réalité. » Au risque de schématiser, on peut affirmer plus encore que chacun de ces styles naît et renaît de ses cendres durant des périodes où le travail lato sensu fait l’objet de mutations majeures (contexte externe) mais aussi lorsque, au sein des sciences sociales, l’équilibre des forces est affecté par le déclin ou, à l’inverse, par la montée en puissance de certaines disciplines ou écoles (contexte interne).
17Loin cependant de se réduire à de simples rationalisations intellectuelles de mondes en recompositions, les styles sont aussi des pratiques qui ont des implications, directes ou non, sur les acteurs, les espaces, les dispositifs… qu’ils instituent en objet d’étude. Dans tous les cas, enfin, c’est avant tout la façon de définir le travail comme objet de science qui permet de différencier les styles les uns des autres. Je vais présenter chacun de ses styles en partant de celui dont la perspective est la plus microsociale pour aboutir en fin de parcours à celui qui, à l’inverse, véhicule la représentation la plus macrosociale du travail.
Quatre styles de sociologie du travail aujourd’hui

Quatre styles de sociologie du travail aujourd’hui
18La focalisation sur le travail comme geste (premier style) peut se comprendre comme une propension à célébrer Prométhée pour deux raisons différentes. D’abord, les vagues de rationalisation du travail qui se sont succédé en France depuis la seconde Guerre mondiale ; ensuite, la volonté d’introduire dans l’espace sociologique l’exigence pragmatiste issue de la tradition américaine. Le travail comme interaction (second style) peut se lire pareillement comme l’incarnation d’une vague intellectuelle (succès de l’interactionnisme) au cours des années 1980 mais aussi de la prise de conscience collective, dans la décennie qui a suivi, de ce que le travail est de moins en moins une action sur la matière et, de plus en plus, une activité sur et avec Autrui.
19Le travail comme intégration (troisième style) fait directement écho à la privation d’emploi qu’ont dû subir malgré eux de nombreux actifs depuis les années 1980. Mais ce style est aussi débiteur du succès des thèses sur la désinstitutionalisation qui ont marqué la sociologie française à partir des années 1990. Le travail comme valeur (quatrième style), enfin, fait référence à des préoccupations dont le milieu des années 1990 se sont particulièrement fait l’écho, en une période plus exactement où la « modernisation » des entreprises a touché son acmé et fait douter une grande partie du monde salarié du sens à attribuer à une activité soumise à des rationalisations organisationnelles parfois aussi absurdes que dangereuses pour la santé.
20Le tableau 1 met l’accent sur les principaux points d’opposition qui différencient chacun des quatre styles qui viennent d’être évoqués. Il synthétise également les développements qui vont suivre.
Le travail comme geste
21L’affirmation selon laquelle le travail est d’abord un geste constitue la conviction première de deux approches contemporaines qui, réunies, forment le premier style de sociologie du travail. La première hérite largement des intuitions tôt livrées par Georges Friedmann, en vertu desquelles « le travail dans la mesure où il implique une contrainte se différencie en bien des cas de l’action, qui est liberté, comme l’est, parfois, celle de l’artiste réalisant une œuvre de longue haleine, sans être pressé par le besoin. Mais ces cas paraissent rares d’après les témoignages des créateurs eux-mêmes » (Friedmann 1960 : 688). Dans une telle perspective qui rejoint assez naturellement le point de vue de Karl Marx (1968) sur l’aliénation du travail, on considère le geste dans sa contrariété. Certes, quand il définit la sociologie du travail dans le premier article du premier numéro de la revue du même nom, Friedmann en fournit une définition large. « La sociologie du travail, écrit-il, peut en effet être considérée, dans son extension la plus vaste, comme l’étude, sous leurs divers aspects, de toutes les collectivités humaines qui se constituent à l’occasion des activités de travail » (Friedmann 1959 : 2). Dans ses ouvrages les plus marquants, Friedmann (1950, 1956) invite en réalité à considérer un aspect singulier de l’évolution moderne de ces collectivités, à savoir la tendance à accroître, jusqu’à l’absurde parfois, la division du travail et ses effets sur la qualification des hommes.
22En désignant une telle direction de recherche, que Pierre Naville (1961) emprunte aussi à sa manière dans ses magistrales études sur l’automation, Friedmann impulse des recherches centrées sur la manière de vivre et d’effectuer le travail au cœur de l’atelier. Dans une telle perspective, soucieux de ne pas s’en laisser conter par les fables managériales, les sociologues frottés au marxisme cherchent aujourd’hui à comprendre comment le travail écrase les travailleurs et comment ceux-ci peuvent et savent résister aux pressions qui pèsent sur eux. Les versions les plus récentes de cette sociologie du travail mettent en évidence l’enrôlement des subjectivités (Dujarier 2006 ; Linhart et al. 2008) ou, si l’on préfère encore, la servitude volontaire qu’induisent les nouvelles formes d’organisation néotayloriennes dans l’industrie (automobile, agro-alimentaire…) comme dans les services (transport, grande distribution, restauration rapide…). « Plus fort que le taylorisme qui luttait contre la flânerie des hommes, le flux tendu met en mouvement continu la matière (donc augmente le taux de rotation du capital) et invente un principe de gestion de la force de travail qui, tout en évitant un encadrement trop strict (donc en réduisant les coûts), auto-engage et auto-mobilise les hommes sur des objectifs qu’ils font leurs (l’hétéro-suggestion) et qui interdisent concrètement les temps d’inactivité » (Durand 2004 : 365).
23Les enquêtes « Conditions de travail » réalisées par le ministère du Travail français ne démentent pas complètement pareille hypothèse. Il apparaît en effet que, au cours des années 1990, les salariés ont gagné en autonomie (la part des salariés qui dit recevoir des indications précises sur la manière de procéder a quelque peu diminué) mais surtout subi l’accentuation des contraintes au quotidien (pression des clients, des pairs, des responsables hiérarchiques) [4]. La conséquence de cette « autonomie sous contrainte » est que, dans le répertoire des pathologies, le stress, le harcèlement et le suicide ont désormais remplacé la fatigue, la tristesse et la lassitude d’hier (Lallement et al. 2011).
24La seconde approche constitutive du style « geste » est plus récente. Elle hérite directement du tournant pragmatiste négocié par les sciences sociales françaises au cours des années 1980. L’ambition des chercheurs qui s’inscrivent dans une telle filiation consiste toujours à traiter le travail comme un geste mais, cette fois-ci, en le considérant en tant qu’opération complexe en train de se faire. Le travail doit être analysé comme un accomplissement pratique. Pour cette raison, le sociologue doit mettre l’accent sur le hic et nunc, considérer les formes d’institution du travail par le langage (Borzeix et Fraenkel 2001), porter attention aux liens entre le travailleurs et ses pairs mais aussi les objets techniques… D’inspiration à la fois pragmatiste, phénoménologique et nourrie d’anthropologie de la technique, cette approche mobilise le vocabulaire de l’action, de l’activité, des opérations (Sociologie du travail 2008). Elle reproche à la tradition précédente de faire passer le travail à la trappe, ou du moins d’en ignorer la complexité. Pour cette raison, l’option privilégiée consiste à mettre le travail en récit en dépassant l’opposition entre le travail et le poste (comme dans le cas précédent) pour lui préférer l’articulation entre travailleur et activité. Dans les deux cas cependant, il est une sémantique commune qui emprunte au vocabulaire du geste, de l’action et de la solidarité.
25Telle qu’elle est narrée dans ce style singulier, l’histoire de la sociologie du travail française oscille entre tradition perdue et percée novatrice. Les deux affirmations ont en commun d’ériger le style en référence à une rupture jugée aussi radicale que décisive. À l’origine, nous disent les tenants de la première approche, la sociologie du travail était une sociologie de l’atelier, et cela était bien ainsi. Elle s’est ensuite fourvoyée en quittant ses lieux d’observation privilégiés. Surtout, elle a perdu son âme critique quand, en développant un discours sur l’entreprise par exemple, elle n’a fait que rationaliser une rhétorique de type managérial. La propension à l’hyperempirisme marque une rupture supplémentaire. « Ne peut-on y percevoir une sorte d’euphémisation des conflits, des rapports de force et des rapports de classe ? » (Durand et Linhart 2005 : 7).
26La sociologie du travail qui veut, elle, redonner droit à l’activité propose une histoire qui, ce n’est pas un hasard, érige la sociologie précédente – et elle seule – au rang de modèle ancien à dépasser. La sociologie du travail, nous dit-on plus précisément, est née avec pour référence l’idéal d’un modèle artisanal dans lequel le travailleur n’est pas séparé de son poste ni de son œuvre. De là découle une conséquence majeure : le temps comme la technique sont pensées de façon abstraite (Bidet 2006). Le temps, dans l’ancienne sociologie, est celui de la décomposition du modèle artisanal. Entièrement rabattue sur le registre de la rationalité instrumentale, la technique n’est interrogée que pour savoir si elle menace, ou non, les qualifications du travailleur. Sur un fond heideggérien, la sociologie de l’activité prétend pouvoir enfin passer au stade du concret en analysant l’activité dans son épaisseur temporelle et en saisissant le monde de la technique comme un monde peuplé d’actants. Le dialogue homme-machine ou les façons d’investir le corps dans l’action ont donné lieu, dans une telle perspective, à d’intéressantes monographies sur les conditions du travail comme accomplissement pratique (Dodier 1995).
27Les alliances que nouent ces deux théories constitutives du style qui associe le travail au geste sont pour le moins éclectiques. Tandis que la première reste fidèle avant tout à une sociologie de tradition marxiste, la seconde s’inspire davantage de disciplines connexes comme l’ergonomie, la psychologie, la philosophie pragmatiste ou encore la linguistique. Elle s’instruit en conséquence de façon beaucoup éclatée à un ensemble de travaux dont la cohérence est loin d’être éprouvée à ce jour : écologie des activités, cognition distribuée, action située, régimes de familiarité, théories de l’activité d’Yrjö Engeström, théorie des agencements sociotechniques… La manière de rationaliser analytiquement le travail reflète ces deux manières de penser. Tandis que la sociologie du travail d’inspiration marxiste subsume de manière cohérente tous les événements qu’elle observe sous le sceau unique de l’opposition entre le capital et le travail (rationalisation formelle), la seconde est tentée par des pratiques d’inspiration ethnométhodologique qui, au nom de la complexité et de la fluidité du réel (rationalisation matérielle), s’en tiennent à des observations parfois extrêmement plates qui, surtout, ignorent superbement le rôle structurant des rapports sociaux.
Le travail comme interaction
28Ce second style de sociologie du travail est monté en puissance depuis les années 1980 grâce, d’une part, à la découverte en France des travaux de l’école de Chicago et grâce, d’autre part, au succès croissant rencontré par la théorie de la régulation sociale formalisée par Jean-Daniel Reynaud (1989). Ces deux approches, qui entretiennent de nombreux rapports de cousinage, ont surtout en commun de proposer une même perspective sur le monde social et de convoquer une sémantique qui emprunte largement à la théorie des jeux (Lallement 1994). Les notions de règle, de stratégie, de négociation ou encore de convention sont en effet mobilisées en abondance aussi bien par les sociologues du travail qui s’inspirent en France d’Erving Goffman ou d’Howard Becker comme par ceux qui, comme J. D. Reynaud le premier, font de la théorie des jeux, à condition de l’amender correctement, un moyen privilégié d’intelligibilité du social.
29De ce style et de ces deux approches théoriques dérivent deux propositions fondatrices pour la sociologie du travail française contemporaine. La première est que l’interaction produit le travailleur, ou plus exactement l’identité des travailleurs. « Qui étudie l’identité, doit nécessairement examiner à fond l’interaction : c’est en effet au cours du face à face interactionnel, et grâce à lui, que l’on évalue le mieux et soi-même et les autres » (Strauss 1992 : 47). Une telle affirmation a servi de fondement à de nombreux travaux empiriques qui ont permis de dresser des typologies identitaires (de travailleurs, de chômeurs, de salariés précaires…). En la matière, les recherches de Claude Dubar ont fait date. Dans le sillage de l’école de Chicago, celui-ci distingue quatre types idéaux d’identités professionnelles qui sont autant de manières socialement reconnues, pour les individus, de s’identifier les uns aux autres. Construites en situation de travail et produit de trajectoires biographiques, ces identités sont soumises à des pressions et à des tensions à ce point fortes et multiples (affaiblissement des communautés de métier, effacement des conflits de classe, individualisation de la relation de travail…) que l’on peut, aux yeux de Dubar (2000) en tous les cas, évoquer une « crise des identités professionnelles. »
30La seconde proposition du style « interaction » constitue le pendant symétrique de la précédente : l’interaction produit le travail. Dire cela revient à affirmer, à la façon de Reynaud, que « le travail est par excellence une activité réglée. Produire un objet, une pièce ou un service, c’est suivre des règles techniques (…) Travailler en équipe c’est accepter des règles de coopération, d’autorité et de contrôle » (Reynaud 1991 : 121). La règle s’impose, autrement dit, comme le fait social par excellence, prisme au travers duquel il convient de lire ce que travailler veut dire. Fondée sur l’exigence d’une observation des situations concrètes de travail et de négociation sociale, une telle approche postule l’existence d’une pluralité de sources de régulation, dont au premier chef les groupes d’exécutants (régulation autonome) et les directions (régulation de contrôle). La régulation conjointe peut alors se définir comme processus de rencontre et d’articulation entre ces diverses sources normatives, combinaison qui aboutit dans un système donné à l’édiction de règles particulières. Bien que produites localement et potentiellement sujettes à renégociation continue, les règles du jeu n’en possèdent pas moins une certaine permanence dans la mesure où elles sont le résultat d’un compromis qu’il serait coûteux de recomposer à tout moment.
31Outre la forte influence de la théorie de la régulation sociale en sociologie des organisations et dans le domaine des relations professionnelles (Terssac 2003), ce style qui marie travail et interaction a fortement influencé les recherches qui, rompant avec le tropisme industrialiste, ont donné le primat à l’observation de la relation de service. Cela n’est pas étonnant si l’on constate qu’à l’heure actuelle près de sept salariés français sur dix déclarent être en contact dans leur travail avec le public. Dans les recherches consacrées à la relation de service (à la Poste, aux caisses des supermarchés…), la question de la gestion de la « bonne distance » entre les travailleurs et leurs clients est souvent au cœur de la réflexion, tout comme celle, qui lui est intimement liée, des multiples compétences que doit déployer un salarié pour satisfaire aux demandes qui lui sont adressées. Les observations montrent combien les salariés savent déployer de stratégies (ne pas assumer un travail que le client pourrait effectuer lui-même, respecter en permanence le code de bonne conduite, quitte à appuyer les formules de politesse pour faire front à un client rageur ou indélicat…) et mobiliser de leur savoir-être (émotion, affect, subjectivité…) pour rendre viables l’interaction avec leurs clients. Mais ces interactions ont aussi leur face sombre, puisque les situations de tension sont courantes et ont pour effet d’accroître le stress au travail (Buscatto, Loriol et Weller 2008).
32La principale stratégie discursive utilisée par celles et ceux qui s’inscrivent dans ce style de sociologie du travail consiste à se poser en s’opposant à une tradition marxiste et, surtout, structuro-fonctionnaliste. Après les travaux fondateurs de Renaud Sainsaulieu (1977), inspirés eux d’une philosophie de type hégélienne, la sociologie de l’identité s’est imposée en France en organisant une rupture avec une conception du monde social qui rabat l’identité à un statut unique – celui d’employeur ou celui de travailleur – en réduisant le rapport de travail à un rapport de classe. De façon symétrique, la théorie de la régulation sociale s’est construite par opposition à une sociologie qui assimile le monde du travail à un ordre de la domination totale (l’usine comme expression de la société disciplinaire, le taylorisme comme ruse de la raison capitaliste…). Elle s’est notamment alliée pour ce faire à ce courant d’économie hétérodoxe, typiquement français, qui propose de prendre de la distance avec la théorie néo-classique à l’aide de la notion de convention [5].
33Pour conclure sur ce second style, on peut affirmer que la propension la plus franche à promouvoir une rationalisation intellectuelle formelle est le fait des sociologies de l’identité qui, en France du moins et sur les brisées des travaux de Claude Dubar, analysent systématiquement les mondes du travail à l’aide d’un modèle à quatre composantes (modélisation tétrachorique). Quelles que soient les populations, leur histoire ou leurs caractères, une typologie quaternaire a toujours raison de leur diversité. À l’inverse, puisqu’elle invite à penser le monde social comme le produit d’une négociation permanente et bricolée, la théorie de la régulation se refuse à la production conceptuelle de grande ampleur, sous peine d’amputer le « réel » de sa complexité. Nous sommes là, typiquement, sur le registre de la rationalisation matérielle.
Le travail comme intégration
34Le troisième style de sociologie pratiqué actuellement en France interroge le travail à partir de sa capacité à faire lien social ou, si l’on préfère, à intégrer les individus. Ce n’est pas un hasard si ce style a vu le jour à compter du milieu des années 1980, à un moment où le poids du chômage de masse pousse les sociologues à regarder autrement ce que travailler veut dire. C’est à cette période qu’apparaît tout d’abord la sociologie de l’emploi. Celle-ci est développée par des sociologues qui constatent, après une période de croissance constante de la féminisation de la population active et du salariat, combien les inégalités de genre pèsent sur le marché du travail (Maruani 1998). Le travail à temps partiel est, par exemple, particulièrement discriminant en France : sur quatre millions d’actifs qui possèdent ce statut, 80 % sont des femmes. « L’extension de cette forme d’emploi ne peut donc se comprendre que si l’on prend en compte la norme sociale qui assigne le temps partiel aux femmes : le temps partiel est une forme d’emploi socialement construite comme féminine. Il constitue un exemple de segmentation sociale des modes d’emploi : une répartition socialement construite des conditions et des formes d’emploi que l’analyse strictement économique des mécanismes du marché ne peut observer » (Maruani et Reynaud 2004 : 64).
35Pour les deux auteurs de l’ouvrage d’où la précédente citation est extraite, la sociologie de l’emploi doit se démarquer de la sociologie du travail classique en opérant un triple basculement : il convient de passer de l’analyse de la situation de travail à celle du marché du travail, de celle des travailleurs à celle de la population active et, enfin, de celle du poste de travail à celle de la mobilité professionnelle. Dans une telle perspective, on dispose désormais de nombreuses études quantitatives et monographiques sur les conditions d’emploi et les trajectoires des chômeurs, intérimaires, jeunes en situation précaire, etc. Toutes montrent à la fois que, derrière les catégories administratives, se tiennent des réalités sociales parfois fort différentes et que les carrières sont bien moins linéaires qu’auparavant (Nicole-Drancourt 1998 ; Paugam 2000).
36À cette première entrée par le marché du travail fait pendant une sociologie qui veut prendre au sérieux l’entreprise comme institution. Cette approche de l’entreprise entre en force dans les débats au cours des Journées de sociologie du travail de 1985 (Sociologie du travail 1986). L’argument central est alors le suivant. Dans la mesure où, jusque dans les années 1970, les cultures dominantes étaient celles des travailleurs et de la classe ouvrière, l’entreprise a occupé une place marginale dans la société française. Les temps ont changé. La « détaylorisation », l’autonomie accrue des salariés dans leur travail, le déclin des cultures catégorielles, la plus forte capacité de mobilisation de tous les acteurs de l’entreprise pour faire face aux contraintes de la crise économiques…, tous ces indices révèlent que l’entreprise est devenue une institution centrale de la société, au même rang que l’école ou la famille. Il faut donc lui reconnaître la capacité à produire non seulement des règles mais aussi un fond culturel commun. L’enchantement de l’entreprise se mesure ainsi au constat d’un moindre recours au calcul économique et, à l’inverse, à la mobilisation plus intensive par le biais des valeurs et des croyances collectives. La mise en évidence d’une pluralité de mondes sociaux de l’entreprise (Francfort, Osty, Sainsaulieu et Uhalde 1995) ou l’invention, au sein des organisations, de nouveaux jeux de pouvoir ou de nouveaux usages de l’intime (Berrebi-Hoffmann 2005, 2009) comptent parmi les résultats notables de ce courant de recherche qui, globalement, aura fait moins d’émules que la sociologie de l’emploi.
37En découvrant presque simultanément que le marché et l’organisation possédaient tous deux des capacités d’intégration et de segmentation, les sociologues français ont été amenés à réviser eux aussi, à leur façon, l’histoire de leur discipline. Dans le premier cas, c’est d’abord et avant tout au prisme des lunettes du genre qu’il convient désormais de lire le travail, après une longue période dominée par une sociologie qui ne s’est guère préoccupée des relations entre hommes et femmes (Laufer, Marry et Maruani 2003). Dans le second cas, l’invention d’une sociologie de l’entreprise permet de se distancer d’un schéma marxiste qui assimile les organisations productives à de simples foyers d’exploitation.
38Cette sociologie de l’entreprise incarne par ailleurs, dans le style ici considéré, le pôle de la rationalisation formelle. Quand l’ambition est taxinomique, la tentation est souvent grande de vouloir énoncer une grammaire élémentaire (fondée, dans l’équipe de Renaud Sainsaulieu, sur les notions de légitimité et de dynamique) qui permette de capturer et de caractériser l’intégralité des mondes placés dans le champ d’observation. La sociologie de l’emploi souffre d’un travers inverse : les multiples typologies de formes particulières d’emploi qui ont été produites par les sociologues français aboutissent presqu’à chaque fois à des classifications différentes, qui varient selon les périodes, les lieux d’investigation, les priorités et intérêts de recherche… Bref, indicateur de rationalisation matérielle par excellence, en dépit de l’accumulation de recherches empiriques sur l’emploi, la cohérence conceptuelle des travaux dans ce domaine singulier est encore, à ce jour, plus que problématique.
Le travail comme valeur
39À l’instar de celui qui vient d’être présenté, le style auquel je prête maintenant attention mobilise moins de chercheurs que les deux premiers. Celui-ci a connu cependant un certain succès au cours des années récentes, notamment en raison des débats publics sur la fin supposée du travail ou, à l’inverse, sur le souhait qu’ont exprimé certains responsables politiques de voir le travail revalorisé. Dans le champ sociologique, la perspective que propose plus exactement ce style de sociologie est fondée sur une interrogation fondamentale sur la place du travail en société, sur sa signification pour certaines catégories de population (les jeunes au premier chef), ainsi que sur la façon de nommer, de découper… les activités qui ressortiraient, ou non, du travail.
40Sur le plan sémantique, le terme clef est celui de « valeur » aux sens à la fois économique et sociologique. Économique d’abord : de façon récurrente, la question de la production des richesses imputable au secteur tertiaire mais aussi aux activités domestiques, associatives ou autres vient perturber la certitude ancienne que seul le travail industriel est productif. Ce sont, en d’autres termes, les frontières du travail qui sont mises en question. Sociologique ensuite. Les travaux menés dans cette perspective se demandent quelle valeur les individus accordent au travail : travailler rend-il heureux ? Le travail est-il plus important que la santé, la famille, les amis… ? D’une classe sociale à l’autre, d’un pays à l’autre, les hiérarchies et les modes de valorisation sont-ils comparables ?
41En France, un an à peine avant la traduction et la publication de l’ouvrage de Jeremy Rifkin sur la fin du travail, Dominique Méda livre un ouvrage au titre qui sonne lui aussi comme une prémonition : Le travail, une valeur en voie de disparition. À L’aide d’une généalogie philosophique, Méda (1995) rappelle que la catégorie de travail est le produit d’une invention historique. Déplorant l’emprise croissante de cette activité singulière dans la société contemporaine, l’auteur appelle de ses vœux un partage du temps plus respectueux de la famille et des occupations politiques. Entendu comme un plaidoyer négatif à l’encontre du travail, l’ouvrage suscite rapidement les réactions de certains sociologues. Il n’est pas étranger par exemple à la grande enquête sur le bonheur et le travail dirigée, au début des années 2000, par Christian Baudelot et Michel Gollac. À l’aide d’une investigation de grande ampleur, ceux-ci montrent notamment que le travail demeure une valeur largement plébiscitée par les Français. Dans la première question, ouverte, du questionnaire, il est demandé aux enquêtés ce qui compte le plus pour eux pour être heureux. Le travail est cité, de façon directe ou non, dans un tiers des cas. Bien évidemment, le rapport au travail varie selon les statuts. « L’accroissement de la part de temps où il faut travailler à un rythme élevé est sans effet sur le niveau de bonheur des cadres et des professions intermédiaires. Il diminue sans doute le bonheur des employés, détériore massivement celui des ouvriers qualifiés et produit des effets dramatiques sur celui des ouvriers non qualifiés » (Baudelot et Gollac 2003 : 323).
42Une telle interrogation sur le sens que les individus attribuent au travail n’est pas purement conjoncturelle. De nombreux travaux, sur les jeunes au tout premier chef, avaient déjà questionné (Roulleau-Berger 1991 ; Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger 2001) le sens et les stratégies développées par les populations juvéniles pour faire face à un marché du travail qui leur est peu favorable. Plus récemment, d’autres travaux de nature comparative ont mis en perspective la place du travail dans la hiérarchie des valeurs propre à chaque société. Il apparaît d’abord que le travail demeure dans le peloton de tête des valeurs les plus importantes aux yeux des Européens (Galland et Lemel 2007). De manière plus précise, l’exploitation des grandes enquêtes (comme les European Value Surveys, l’European Social Survey ou encore l’International Social Survey Programme) font apparaître une singularité française. Les Français sont les plus nombreux en Europe à déclarer que le travail est important ou très important mais ils sont aussi ceux qui disent avec le plus de force que le travail devrait occuper une moindre place dans leur vie (Davoine et Méda 2008). L’interprétation de ce type de paradoxe appelle des hypothèses multiples qui mobilisent aussi bien la variable religieuse, les modes d’organisation des entreprises que les perceptions subjectives relatives aux chances de mobilité sociale.
43Parce que les chercheurs qui émargent au style « valeur » composent un ensemble encore moins homogène que dans les autres cas de figure, il est délicat de définir un type dominant de stratégie, discursive ou non. Au risque de virer au pamphlet (Godard 2005), la version la plus radicale affirme que, sous l’influence néfaste de Marx et des penseurs du xixe siècle, la sociologie du travail aurait opéré un choix fondateur. En assimilant le travail à une pratique potentiellement émancipatrice, elle se serait interdit de comprendre que celui-ci est en fait une activité purement instrumentale et qu’à ce titre il est ontologiquement négativité. C’est d’une certaine manière un pari intellectuel similaire qu’opèrent ceux qui, venus de la psychodynamique du travail, associent presque systématiquement travail et souffrance.
44Ce style, enfin, n’échappe pas plus que les autres à la logique de la tension wébérienne. La tentation de la rationalisation formelle est le fait de celles et ceux qui, héritiers des catégories de la philosophie allemande (celles de Hegel en particulier), enferment le travail dans le domaine de la rationalité instrumentale, au risque de considérer que, dans la mesure où elles concernent l’espace familial, les activités domestiques n’ont pas statut de travail. Le péril est symétrique (rationalisation matérielle) dans les analyses, peu fréquentes en sociologie il est vrai, qui assimilent toute activité sociale à une forme de travail et qui, de ce fait, diluent la notion même de travail.
Conclusion
45En quelques années à peine, la sociologie du travail française a bien changé. Au début des années 1990, Pierre Tripier dépeignait encore un champ majoritairement structuré par un objet central (la situation de travail) et encore peu perméable aux théories interactionnistes et aux problématiques de l’emploi. Certes, en optant pour une lecture fondée sur la notion de paradigme, Tripier a été conduit à durcir le trait et à minorer, plus que je ne l’ai fait, les différences de perspectives entre sociologies du travail. En optant pour une réflexion épistémologique inspirée par Feyerabend, le danger est d’accentuer à l’inverse la diversité des façons de voir le travail et des manières de l’analyser sociologiquement.
46Il me semble cependant que, outre qu’il évite de conclure au diagnostic simpliste d’une crise structurelle de la sociologie du travail, un tel parti-pris présente deux autres avantages. Il permet d’abord de rapprocher des sociologies (marxisme/pragmatisme, emploi/entreprise, etc.) que, spontanément, nous avons habituellement tendance à opposer. Il permet ensuite de comprendre à quel point, par-delà quelques croyances partagées, l’histoire de la sociologie du travail peut donner lieu à des interprétations multiples, en lien direct avec les perspectives d’étude privilégiées par les uns ou par les autres.
47Ce dernier constat explique peut-être pourquoi la sociologie du travail française mobilise beaucoup moins l’attention hors de France qu’elle n’avait pu le faire dans les années 1970. Il est symptomatique que, brossé il y a peu par Bruce Kaufman (2010), le panorama des théories de la relation d’emploi ne comprenne aucune référence aux travaux français. On peut trouver de nombreuses explications à cette superbe ignorance, à commencer par la perte d’influence de la sociologie française sur la scène internationale.
48À défaut de pouvoir conclure de façon définitive sur un tel sujet, il me semble qu’un autre élément mérite d’être considéré. Il s’agit de la morphologie de la communauté des sociologues du travail. Selon un mécanisme que Durkheim a contribué à mettre en évidence, la croissance de ce monde professionnel a suscité une division des tâches ainsi qu’une spécialisation par fonctions et par thèmes. Ce mouvement explique aussi, certainement, la propension au développement de styles nouveaux, leur démultiplication [6] et in fine la difficile lisibilité de ce champ de spécialité hors des frontières françaises. Il est fort probable, à quelques exceptions près, qu’un tel constat soit valable au-delà du champ étroit de la sociologie du travail française contemporaine.
Notes
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[1]
La sociologie du travail française a bénéficié récemment des apports réflexifs de sociologues du travail qui ont enquêté, en sociologues, sur leur discipline. Je pense en particulier aux recherches d’Anni Borzeix et Gwenaële Rot (2010) d’une part, de Lucie Tanguy (2011) d’autre part. Pour une présentation, en langue anglaise, de l’organisation, des thèmes et des débats de la sociologie du travail française depuis l’après-guerre jusqu’au milieu des années 1970, cf. Michael Rose (1979). Côté allemand, l’ouvrage de Klaus Düll (1975) demeure la référence majeure sur le sujet. Il n’existe pas, à ma connaissance, d’ouvrages comparables à ceux de Rose et Düll pour la période contemporaine. A défaut, on peut se reporter au chapitre rédigé pour la France par Pierre Desmarez (2002).
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[2]
Par commodité, je n’utiliserai désormais que le terme style au lieu de style scientifique.
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[3]
C’est, d’une certaine manière, cette même croyance qu’Anni Borzeix et Gwenaële Rot (2010) actualisent lorsqu’elles font l’histoire de la revue Sociologie du travail en donnant presque exclusivement la parole aux « pères fondateurs » que sont Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton.
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[4]
Pour le tournant des années 1990 et 2000, l’enquête « Condition du travail » livre un tableau moins pessimiste. Elle fait le constat d’une « pause » dans l’intensification du travail entre 1998 et 2005 (Bué, Coutrot, Hamon-Cholet et Vinck 2007).
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[5]
Du point de vue du courant théorique qui, en économie, porte ce nom, on peut définir une convention comme « un système d’attentes réciproques sur les compétences et les comportements, conçus comme allant de soi et pour aller de soi » (Salais 1989 : 213).
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[6]
Le tableau qui vient d’être brossé n’épuise pas, loin s’en faut, la complexité de la sociologie du travail française. D’autres styles, plus marginaux il est vrai, pourraient être décrits : sociologie clinique (de Gaulejac, Hanique et Roche 2007), socioéconomie des conventions (Boltanski & Thévenot 1991), sociologie des professions (Dubar et Tripier 1998) ou encore celui que j’ai esquissé sous l’intitulé de sociologie du travail institution (Lallement 2007).