CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’idée de ce numéro a surgi en décembre 2021, après le colloque de la revue Dialogue intitulé « Couples et familles à l’épreuve de la menace » qui s’est tenu le mois précédent à l’université de Poitiers, colloque dont la richesse témoigne de l’effort des cliniciens pour tenter de penser les impacts de menaces extérieures sur les formations psychiques individuelles, familiales et groupales.

2 La France sortait à peine des mesures gouvernementales de confinement mises en place à trois reprises entre 2020 et 2021 afin de tenter d’endiguer l’épidémie de covid-19 [1].

3 Qu’est-ce qu’une menace extérieure ? Le vécu de la menace est l’indice d’un danger. Quels sont les effets de cette épreuve qui a traversé tout un chacun, nous tous ?

4 L’épreuve est « la manière de s’assurer si une chose a la qualité qu’on lui attribue », mais aussi « la manière d’y résister [2] ». De quelles manières cette menace et l’incertitude face à la maladie, inconnue quant aux effets et pouvant être fatale pour certains – hélas beaucoup trop –, traversaient-elles les familles ? On a pu observer des comportements agressifs, violents, de mise en danger de soi et des autres, au sein même de la cellule familiale, majorés en partie par la restriction des espaces de rencontres sociales. Les violences conjugales se sont aggravées pendant les périodes de confinement. Tout comme le décrochage scolaire, les troubles anxiodépressifs, voire les décompensations sévères, notamment chez les adolescents.

5 Face à ce climat assombri par toutes ces menaces, il faut retenir les manifestations de la fonction secourable, les solidarités et les mouvements portés par la créativité, parfois par l’humour ! On se souvient notamment, au moment même du premier confinement, des concerts à un instrument seul depuis sa fenêtre et des vidéos filmées à l’intérieur des maisons et diffusées sur les réseaux sociaux. Les expressions artistiques jouent souvent comme des recours face aux situations traumatiques.

6 La réflexion collective qui a nourri le colloque ne s’est pas cantonnée à analyser les effets de la menace mortelle de ce virus, mais a voulu penser d’autres types de menaces à même d’impacter les personnes et les familles. Sur un registre politique en lien avec la clinique, ce sujet éveille des résonances avec un autre colloque, « Violences et traumatismes historiques », qui s’est tenu à Montevideo en 1994, alors que l’Uruguay sortait d’une période sombre de dictature civico-militaire (1973-1985) avec des persécutions, assassinats, disparitions, vols d’enfants et exils. Cette dictature a eu des effets sur toute la population, qu’elle ait été touchée directement ou pas.

7 Il n’y a pas eu de publication des actes de ce colloque organisé par la faculté de psychologie et la faculté de médecine de l’Université de la République (Uruguay), le Collège de psychanalystes (Paris), l’Alliance française et le Goethe-Institut (Uruguay), qui réunissait des psychologues, psychiatres, psychanalystes, anthropologues, historiens, sociologues et philosophes de divers pays et continents (Allemagne, France, Argentine, Paraguay, Pérou et Uruguay). Acter par la publication la réflexion menée par ce colloque sur les effets des violences dictatoriales aurait été encore intimidant – et donc impensable ? Les responsables de cette dictature n’ont pas été jugés à ce jour, ce qui rend problématiques à la fois les représentations et les symbolisations possibles de cette période – un référendum (1989) et un plébiscite (2009) nationaux ont eu comme résultat un vote majoritaire pour le « oui » au maintien de la loi de 1986 dite de « Caducité de la prétention punitive de l’État » des responsables de la dictature.

8 En France, le jugement historique des actes terroristes de novembre 2015 vient d’avoir lieu au moment où nous écrivons, en juin 2022.

9 Ainsi, d’autres menaces et leurs effets psychiques et affectifs, y compris au niveau intrafamilial, sont évoqués ici : les accidents industriels (en France, ceux de Toulouse en 2001 et de Rouen en 2019), la radicalisation et l’extrémisme violent, ainsi que les politiques publiques à l’œuvre depuis quelques années qui viennent progressivement démanteler, menacer le soin, la santé.

10 Nous avons estimé qu’il était important d’en prendre date, de laisser trace par cette publication de ces épreuves et des récits de leur traversée.

11 Régine Scelles, directrice de Dialogue, a commencé le travail de co-direction de ce numéro qu’elle a investi avec l’intérêt et l’intensité qui étaient les siens, en invitant chaleureusement ceux qui avaient réalisé des communications lors du colloque à soumettre leurs interventions sous forme d’articles. Régine était, elle, menacée depuis longtemps, et elle nous a quittés le 28 janvier 2022. Nous avons été traversés par une grande tristesse.

12 Les articles présentés dans ce numéro mettent au centre la famille et concernent des cliniques différentes. Cependant, nous pouvons nous étonner de l’absence d’articles qui portent sur le couple alors que l’appel à contribution au colloque ainsi qu’à ce dossier le concernait également. Nous n’avons reçu aucune proposition... comme si peut-être la menace qu’ont suscité le contexte sanitaire ou d’autres types de dangers n’avait concerné que la famille, minimisant ou oubliant le couple ? Ou bien serait-ce un signe que dans les contextes des menaces c’est le groupe familial qui reste l’objet de ressources, de continuité d’être et de demande de soins ? Les articles rassemblés dans ce numéro abordent plusieurs de ces aspects.

13 À partir d’une clinique issue de productions littéraires et cinématographiques, Pascal Roman montre de quelle manière les menaces vécues dans l’enfance mobilisent des échos à l’âge adulte qui se présentent essentiellement sur le mode de la reviviscence. Ces échos ouvrent une possible expérience de reprise après coup des vécus traumatiques et autorisent une potentielle relance des processus de symbolisation qui se trouvent, selon des modalités et des registres divers en fonction du contexte, comme gelés.

14 Trois articles traitent de la menace de la covid-19 sur la famille. La particularité de cette menace réside dans le fait qu’elle a été partagée par les familles et les cliniciens accompagnant ou intervenant auprès d’elles. Ainsi, la dimension contretransférentielle revêt un sens particulier et son analyse apporte un éclairage spécifique sur la relation soignants-soignés. L’article de Jonathan Nicolas a pour objectif de rendre compte du lien mère-enfant et des effets des confinements sur les fantasmes œdipiens. À partir de sa pratique dans un centre médico-psychologique, l’auteur, psychologue clinicien, propose l’analyse clinique d’un jeune garçon et de sa mère suivis avant et après la période des confinements. Le clinicien mène une réflexion en partant des paroles de l’enfant qui évoquent, au sortir du confinement, une certaine « nostalgie » de ce moment où la place du tiers (social et familial), comme possible agent séparateur, a été mise de côté.

15 Pauline Schuester, Céline Racin et Laure Razon ont porté leur focus sur la façon dont les familles ont vécu les deux confinements du printemps et de l’automne 2020. Leur article s’intéresse à la façon dont les liens intrafamiliaux ont pu être impactés et aux modalités opérationnelles de l’enveloppe psychique familiale. Pour ce faire, des entretiens individuels ont été menés auprès de chaque membre d’une même famille ainsi qu’un entretien familial, complété par la réalisation de l’épreuve de spatiographie projective familiale. L’article permet de faire entendre comment, dans un tel contexte, se jouait la permanence de la fonction contenante de l’enveloppe psychique familiale.

16 Claire Metz, Daria Silhan et Anne Thévenot, elles, se sont intéressées à des conséquences psychologiques chez les enfants exposés aux violences conjugales durant la période de crise sanitaire. Leur article est le résultat d’une étude longitudinale d’une année du monde psychique interne de mères et de leurs enfants, en repérant les enjeux qui relèvent de la crise sanitaire. Les auteures montrent une symbiose anxiogène entre mère et fils, renforcée par le confinement les privant de tiers familial et de tiers social, et mettent en évidence la nécessité d’une prise en charge éducative et thérapeutique.

17 Une autre menace, moins évoquée dans les médias, est celle liée à l’accident industriel de l’usine Lubrizol à Rouen en septembre 2019. L’article d’Ellie Mevel, Daniel Mellier et Jean-Michel Coq apporte une réflexion clinique particulièrement intéressante à partir d’une recherche menée auprès des familles confrontées à cet accident. Cette recherche s’est déroulée quelques mois après l’incendie via une enquête auprès d’adolescents, des rencontres individuelles et collectives ont ensuite été initiées en 2021 auprès d’étudiants logés dans cette agglomération. Les résultats ont souligné les enjeux pour les familles et les attentes familiales des jeunes dans les heures qui ont suivi l’incendie et au-delà. L’étude montre que la famille s’est montrée attentive aux signes de désarroi des jeunes et à leurs stratégies de régulation émotionnelle dans les jours post-incendie. La famille a été perçue comme un espace de protection, de refuge et de réassurance.

18 Au moment où s’achève le procès des attentats de novembre 2015 à Paris, Julien Arotcharen et Malika Mansouri partagent une réflexion sur les menaces radicales djihadistes qui pèsent sur les familles. À partir d’une clinique dans un centre de détention, l’article se propose d’analyser deux situations de jeunes hommes confrontés à des reviviscences traumatiques de non-dits familiaux et à la réactivation de mouvements internes et externes non maîtrisables. Malgré cette tentative de maîtriser ces menaces, la radicalité semble renvoyer à une violence menaçante.

19 À un tout autre niveau qui nous concerne tous, soignants et soignés, Éric Soutif et Marc Rodriguez témoignent des menaces que font actuellement peser les politiques publiques de santé sur les institutions. « L’idéo-logique » présidant au démantèlement des institutions et le glissement progressif de la désinstitutionalisation à la « désinstitution » conduisent à produire des effractions qui infiltrent institutions, équipes soignantes et espace clinique. Le politique s’immisçant dans la clinique vient ainsi dénier la réalité psychique et ses principes fondamentaux.

20 Dans la partie hors thème, deux articles portent sur un dispositif groupal permettant de faire levier dans l’accompagnement de familles ayant connu des moments traumatiques. Ainsi, Nathalie de Timmerman analyse une situation clinique familiale portant en héritage la répression féroce exercée par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979. Via l’accompagnement de cette famille dans le cadre d’un dispositif de la clinique de la multiplicité issu de l’ethnopsychiatrie, l’auteure montre qu’il est nécessaire pour chaque membre de la famille, adolescent ou parent, de passer d’un état d’être à un autre et, au-delà d’être fils ou fille de, de se reconnaître héritier des différents mondes dont il est issu pour faciliter ainsi la redéfinition symbolique de son acte de naissance, sorte de mythe pourvoyeur du sens de l’existence.

21 Pour leur part, Faty Traoré, Maeva Moreau, Martine Chaumet et Jalal Jerrar Oulidi partagent l’expérience clinique, dans le cadre d’une recherche-action en hôpital de jour, d’un groupe de parole réunissant parents et assistantes familiales s’occupant d’enfants présentant des troubles autistiques. Le dispositif groupal étudié montre comment il devient levier pour mobiliser les ressources parentales et celles de l’enfant. Lorsque les processus d’intersubjectivité et de subjectivité viennent faire défaut, le groupe dans sa dimension contenante permet de questionner les positions subjectives dans l’après-coup du moment du diagnostic et dans ses principes d’élaboration.

22 Nathalie Chapon, sociologue, s’intéresse de façon spécifique à la profession de l’assistant familial, professionnel qui fait le choix de travailler dans sa famille en accueillant à son domicile des enfants confiés par l’Aide sociale à l’enfance. Dans son article il est question de l’évolution du profil des assistants familiaux, des enjeux sociaux et professionnels auxquels fait face cette profession. À la suite d’une étude récente réalisée auprès de 6388 assistants familiaux, l’auteure apporte des éléments précieux, notamment sur les conditions de travail et d’exercice du métier qui évoluent beaucoup ces dernières années.

Notes

  • [1]
    Décret N° 2020-260 du 16 mars 2020, premier confinement, 17 mars-11 mai 2020 (un mois et vingt-cinq jours) : déplacements en France limités au strict nécessaire et fermeture des frontières de l’espace Schengen. Deuxième confinement, 30 octobre-15 décembre 2020 (un mois et quinze jours), plus souple que le premier. Troisième confinement, 3 avril-3 mai 2021 (vingt et un jours).
  • [2]
    Dictionnaire de Trévoux, cité dans Le Robert. L’expression de la peur peut prendre des chemins sinueux : la banalisation, l’anesthésie affective ou répression des affects, la mise à distance psychique, le clivage et le déni, tous ces mécanismes de défense psychique inconscients plus ou moins rigides dont nous sommes capables pour nous protéger d’une réalité angoissante et du risque d’effraction psychique.
Liliana Gonzalez
Psychologue clinicienne, psychanalyste, analyste de groupe sfppg.
Marion Feldman
Professeure de psychopathologie psychanalytique, ur 4430, clipsyd, a2p, université Paris Nanterre, psychologue clinicienne.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/10/2022
https://doi.org/10.3917/dia.237.0009
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