CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Comment accueillir l’autre dans son étrangeté sans effacer en lui ce qui
nous déplaît, sans lui faire perdre sa singularité qui le constitue comme
sujet ? Comment accueillir des familles, des personnes en difficulté dans
toute la place qui leur revient ? Comment offrir l’asile dans une structure
d’aide ou de soin sans injonction, assignation, prescription morale et concilier
cela avec l’efficacité professionnelle et les problèmes de responsabilités ? »
Catherine Le Grand-Sébille, 2003, p. 15-16

1Penser les parents en situation de handicap comme ayant les mêmes difficultés/potentialités que tous les parents a comme avantage d’éviter la stigmatisation, mais cette louable intention peut masquer un déni de la reconnaissance de leurs difficultés et de leurs conséquences, dont ces parents et leurs enfants pourraient pâtir. Cet article évoque l’accompagnement du processus de parentalité pour des parents présentant un handicap cognitif. Les auteures de l’article sont psychologues praticiennes et chercheuses et elles évoquent la diversité des professionnels qui interviennent dans ces familles : sages-femmes, éducateurs, assistantes sociales… Ces professionnels interviennent parfois de manière coordonnée, ce qui est souhaitable, mais ils sont parfois dans une relation de rivalité, certains s’identifiant à l’enfant, d’autres aux parents. Cela impose un travail en réseau et un travail de coordination qui ne seront pas évoqués dans cet article car ils mériteraient un article complet.

Une parentalité envisagée comme problématique… voire interdite

2Si, actuellement, l’acceptation et le respect d’une vie intime et d’une sexualité pour les personnes ayant une déficience cognitive semblent acquis, ce n’est pas toujours le cas en ce qui concerne leur accès à la parentalité. Ce dernier soulève deux questions de nature différente, celle de la transmission de la pathologie aux enfants et celle des possibilités pour les parents d’exercer leur parentalité dans les trois dimensions définies par Didier Houzel (1999) : l’exercice qui renvoie aux responsabilités des parents sur un plan juridique et aux questions de filiation, l’expérience qui est à entendre sur le plan de l’expérience subjective et des remaniements psychiques qu’elle requiert et, enfin, la pratique qui fait référence aux actions et comportements des parents pour accompagner les enfants dans leur développement.

3La parentalité est d’autant plus problématique pour ces personnes qu’elles ont une faible estime d’elles-mêmes et qu’elles sont souvent en positon d’être aidées et non aidantes (Gargiulo et Scelles, 2013). Or, devenir parent, c’est aider, soutenir, accompagner un petit de la naissance à l’âge adulte.

4Durant leur enfance, nombre de personnes en situation de handicap s’épuisent à masquer, à compenser, à dépasser leurs déficiences. Cette expérience enfantine, adolescente a un impact sur la manière de se penser et de se vivre parents, les déficiences cognitives rendant aussi plus compliqué l’ajustement aux compétences des enfants grandissants. Ainsi, une femme déficiente intellectuelle expliquait en entretien de recherche (Chatroussat, 2018) : « Depuis que je suis petite, je sais que tout le monde voudrait que je sois autre que ce que je suis, je suis trop lente, je ne sais pas lire… Mais personne ne trouve que comme je suis, je suis bien. » Les parents en situation de handicap vivent et intériorisent souvent ces disqualifications, ce qui a un impact sur la façon dont ils vivent leur parentalité dans toutes ses dimensions : réelle, imaginaire, fantasmatique. Or, rappelons que, pour ces parents comme pour tous les parents, être bien traité, regardé, pensé comme potentiel bon parent favorise l’investissement positif de l’enfant et le déploiement de ses capacités à l’éduquer (Titran, 2004 ; Morin, 2013).

5Notons que toute parentalité se déploie dans un cadre législatif, un réseau d’institutions, une culture, entravant ou facilitant les relations en famille de manière singulière et évolutive pour chaque parent. Plus particulièrement, pour les parents ayant une déficience cognitive, il est essentiel de rappeler qu’il faut tout un « village », avec ses règles explicites et implicites de fonctionnement, pour faire exister, porter psychiquement une famille. Les politiques actuelles dites d’inclusion ou d’intégration sont, pour ces familles, des expressions modernes de ce portage par le social et la culture. Le terme « village » vise à signifier que l’enfant, pour grandir, n’a pas besoin que de ses parents mais aussi d’un environnement social qui va l’ouvrir à la vie hors famille, qui va soutenir, accompagner les parents dans leur quotidien avec leur enfant. La crèche qui accepte un enfant dont les parents sont en difficulté devient ainsi un élément du « village » soutenant et aidant. La caissière qui regarde avec empathie et sans jugement la mère de famille qui ne sait pas remplir son chèque favorise le déploiement du narcissisme parental indispensable au bien-être et à la fonction de parent.

Processus de stigmatisation : regard sur l’Histoire

6Les processus de parentalité conduisent à des réaménagements intrapsychiques et intersubjectifs, ils impliquent plusieurs générations, ils se déploient dans le cadre d’une loi, d’un réseau d’institutions, d’une culture, qui entravent ou facilitent ces processus de manière singulière et évolutive pour chaque parent. Autrement dit, pour « faire un parent » il faut un homme, une femme, un enfant et il faut aussi un environnement facilitateur, contenant dans un cadre sociétal qui évolue. Ceci est vrai pour tous les parents mais est encore plus prégnant pour les parents repérés, reconnus par une société donnée, à un moment donné, comme étant en situation de vulnérabilité.

7Par ailleurs, selon Georges Canguilhem (1966), la manière dont est pensée la pathologie est significative de la nature des idéaux dominants, de la conception de la liberté et de l’humanité dans une société donnée, à un moment de son histoire. Ainsi ces familles, que nous pensons vulnérables et atteintes de « pathologies cognitives », nous obligent-elles à réfléchir aux normes évolutives, culturellement et historiquement inscrites dans des dimensions politiques et économiques car ces normes fondent, pour partie, les interventions des professionnels.

8Un peu d’Histoire est important pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Le xxe siècle a vu naître des programmes de stérilisation, voire d’extermination, des personnes en situations de handicap mis en œuvre par les régimes politiques totalitaires et soutenus par l’eugénisme de l’idéologie fasciste et nazie. Le terme « eugénisme » a été employé pour la première fois par le physiologiste britannique Francis Galton (1822-1911). Jacques Testart (1992, p. 25) rappelle qu’en 1904 Galton définit l’eugénisme comme étant l’étude des facteurs sociale-ment contrôlables pouvant élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, ceci tant physiquement que mentalement. Si le programme aktion 4 a coûté la vie à environ 70 000 personnes déficientes mentales, il convient de ne pas oublier que le régime nazi n’a fait que mettre en place, de façon massive, une politique qui, de manière plus ou moins masquée, avait cours dans la plupart des démocraties de l’époque. En effet, en 1909, la Californie imposa la stérilisation aux malades mentaux internés dans les institutions psychiatriques et légalise la stérilisation sous le terme de « Asexualisation Act ». Les lois californiennes devinrent des modèles pour la Suisse en 1928, le Danemark en 1929, l’Allemagne en 1933, la Norvège en 1934, la Suède et la Finlande en 1935, l’Estonie en 1936 et l’Islande en 1938. Ainsi, la volonté d’interdire, de contraindre, voire de proscrire, par des mesures coercitives la parentalité et la sexualité des personnes vulnérables et/ou handicapées s’est exprimée dans des régimes idéologiques et politiques totalitaires tout autant que démocratiques (Giami et Leridon, 2000). La France, quant à elle, commença à parler ouvertement de ses propres pratiques concernant ce sujet uniquement après que les médias ont largement évoqué les pratiques eugénistes en Suède, et ce seulement en 2001.

9Si ces pratiques d’État ont eu lieu à un moment précis de l’Histoire, elles ne furent que la mise en acte de représentations qui existaient dans la société. Ces représentations conduisent à dévaloriser certains humains sous l’effet d’un processus de stigmatisation. Rappelons qu’Erving Goffman (1975, p. 7) définit la stigmatisation comme la « situation de l’individu que quelque chose disqualifie et empêche d’être pleinement accepté par la société » et que, pour Ditchman et coll. (2013), la stigmatisation n’est pas une caractéristique personnelle mais une « marque » que la société impose. Ainsi, selon Werner et coll. (2012), les personnes ayant une déficience cognitive appartiennent à un groupe stigmatisé, ce qui a des conséquences en termes de socialisation et impacte leur estime de soi car elles perçoivent dans le regard, l’attitude des autres leur moindre valeur. Christophe Dargère (2014) estime que les structures médico-sociales, par la manière dont elles interviennent, contribuent à stigmatiser ces personnes.

10Le processus de « stigmatisation » affecte la vie quotidienne des personnes handicapées. Pour elles plus que pour d’autres individus, le devenir parent est donc soumis à une « autorisation » explicite ou implicite, ostensiblement coercitive ou plus subtilement entravante de la société et parfois de l’État.

Le devenir parent

11Malgré ces politiques coercitives et les représentations sociales visant à entraver la possibilité que ces personnes puissent devenir parents, dans la réalité, les personnes handicapées résistent et ont des enfants.

12Dans une étude de Sabine Chatroussat (2018 [1]), la dernière question des entretiens de recherche posée à des parents ayant une déficience cognitive était : « Que pourriez-vous dire à des collègues de l’esat[2], à des amis, de votre parentalité, quels conseils pourriez-vous leur donner ? » Cette interrogation a soulevé chez eux une grande perplexité, certains étant dans l’impossibilité d’y répondre. La mauvaise image qu’ils avaient d’eux-mêmes comme personnes et comme parents entravait les perspectives d’échanges entre parents en dehors de l’encadrement et des conseils des professionnels.

13Le parcours familial, institutionnel de ces personnes a souvent été « hors normes » dès l’enfance, elles n’ont pas fréquenté les mêmes lieux de loisirs et d’éducation que leurs pairs et n’ont, la plupart du temps, pas les mêmes conversations, intérêts que les jeunes et adultes de leur âge. Leurs « différences » sont connotées négativement par elles-mêmes et par les autres. Un jeune d’un ime[3], cité par Marie-Anne Écotière (2014), disait que « les jeunes de l’ime ont des yeux de cochons, les autres des yeux bleus ». On peut espérer qu’avec le développement de la politique d’inclusion ces personnes à l’avenir seront mieux incluses dès l’enfance dans la société. En attendant, les parents rencontrés dans le cadre d’une recherche évoquée par Virginie Leroux et Régine Scelles (2007) et Sabine Chatroussat (2018) disent ne pas avoir d’amis, de familles à appeler pour parler de leurs expériences amicales, amoureuses et parentales. Les personnes ressources, quand il y en a, sont principalement les professionnels. Ces études, comme beaucoup d’autres, montrent que ces personnes bénéficient donc moins que d’autres parents de soutiens sociaux et familiaux (Poujol et coll., 2017). Or, on sait que l’isolement des familles est un facteur majeur de vulnérabilité et de risque de maltraitance des enfants.

14Par ailleurs, les éléments dont nous disposons sur les évolutions des enfants dans ces familles sont souvent alarmants. Notons que ces données statistiques sont obtenues auprès de familles dont les enfants sont repérés par des dispositifs de soin et d’éducation spécialisés ou de l’aide sociale à l’enfance, ainsi les parents déficients ne rencontrant pas ou que peu de difficultés particulières sont-ils finalement « hors statistiques ». C’est un biais important car il existe bien des familles avec un ou deux parents déficients intellectuels dont les enfants présentent un développement ne nécessitant pas l’intervention d’un service spécialisé – ou seulement de manière ponctuelle. Ces familles-là ne sont donc repérées ni par les travailleurs sociaux ni par les chercheurs et nous ne sommes pas en mesure de comprendre ce qui leur a permis de devenir des parents d’enfants sans problème particulier. Une enquête large sur cette population reste donc à mener.

15Conscient de ce biais, Bertrand Coppin (2001, 2007) a mené une recherche sur Lille à partir de parents fréquentant des dispositifs de soutien à la parentalité. Pour lui, globalement, si les liens affectifs avec les parents construits dans la toute petite enfance sont de bonne qualité, les relations deviennent plus problématiques quand l’enfant grandit et commence à s’opposer. Louise Éthier et coll. (1999) et Marion Feldman et coll. (1997) montrent que les mères en situation de déficience intellectuelle peuvent manifester alternativement un excès ou un manque d’attention pouvant perturber l’enfant et conduire à des situations de maltraitance par abus ou négligence.

16Selon une approche différente, Maurice Titran (2004) a décrit le processus conduisant les parents vulnérables à refuser de se rendre aux consultations de la protection maternelle et infantile, conscients de n’avoir pas fait ce qui était attendu d’eux. Ces parents sont donc toujours en risque de se sentir ou d’être infantilisés ou accusés de « mal faire ». Parfois pris entre les services d’aide aux adultes et ceux de protection de l’enfance, ces parents-là peuvent vivre avec les professionnels des malentendus aux effets délétères. Parfois la confrontation à des conseils incompris peut les amener à se conformer à ce qui est attendu d’eux sans avoir intériorisé ni le fondement ni le sens des conseils ou prescriptions. Il est alors difficile pour eux de s’adapter à des situations nouvelles, en particulier quand l’enfant grandit. Il en découle alors un découragement, une soumission ou une révolte et parfois un renoncement à demander de l’aide.

17Ces parents rencontrent des difficultés à communiquer sur les enjeux affectifs, réveillés par la confrontation à leurs enfants grandissants. Ainsi, leurs difficultés cognitives prennent un sens différent du fait de l’avancée en âge de l’enfant : par exemple, des difficultés en lecture conduisent à ne pas pouvoir lire le carnet de liaison avec l’école, à ne pas pouvoir aider l’enfant dans ses devoirs…. La colère, la honte, la culpabilité des parents qui en résultent peuvent alors se retourner contre l’enfant, « coupable » de pointer les déficiences des parents (Leroux et Scelles, 2007).

Devenir parent légitimé avec l’aide du « village »

18Comment pouvons-nous penser aujourd’hui des formes d’aides qui seraient mieux acceptées car mieux adaptées à ces familles-là ? Les parents sont souvent confrontés à des institutions dont les missions, les mandats sont différents (pmi[4], aide sociale à l’enfance, savs[5]..). Chacune de ces institutions a sa propre culture, ses propres règles, normes et s’intéresse à un aspect particulier de la vie des familles. Les familles ne savent pas toujours décrypter aisément ces différences, ce qui entraîne une confusion des langues (Chatroussat, 2018). Ainsi, au cours d’un entretien, une mère explique qu’à la maternité une « dame » est passée pour lui faire signer un papier. Pour cette mère, cette signature, donnée sans bien comprendre, a eu pour conséquence le placement de sa fille en pouponnière. De fait, il faut à ces parents du temps pour assimiler les informations et le fait qu’une information soit comprise à moment donné ne signifie pas que son sens soit définitivement acquis.

19Voici une autre vignette qui nous aidera à réfléchir aux besoins de ces familles. Dans le cadre d’un service de soin et d’éducation à domicile, nous avons rencontré un homme et une femme présentant des difficultés cognitives et parents de deux enfants. Alors qu’ils faisaient face à des problèmes dans leur vie de famille au quotidien, une travailleuse à domicile, nommée pour six mois, est intervenue dans un premier temps tous les matins. Elle est parvenue à faire alliance avec les parents, sachant les valoriser tout en les aidant à reconnaître leurs difficultés. Rapidement la situation familiale est devenue plus paisible et la travailleuse à domicile a diminué le nombre de ses interventions en les modulant en fonction des besoins de la famille. La mère, lors d’un entretien, expliqua : « Avec elle, je vais faire les courses et je dis ce que je veux qu’on mange et elle m’aide à choisir le truc le moins cher et le mieux pour les enfants. » Le contrat de la travailleuse à domicile cessant au bout de six mois, il ne fallut pas un mois pour que les difficultés réapparaissent. Ces parents auraient eu besoin de plus de temps pour intégrer ce que la tisf[6] leur avait transmis. De plus, les enfants grandissant, d’autres problèmes émergeaient qu’ils ne pouvaient affronter sans une aide au plus proche de leur quotidien. Ainsi, le travail avec ces familles doit pouvoir s’inscrire dans le temps et se moduler en fonction de l’évolution des besoins des parents et de leurs enfants.

20Ces remarques soulèvent la question de la nécessité, parfois, de mettre en place une coparentalité non disqualifiante qui permettrait à ces parents de devenir acteurs dans la délégation à une autre famille ou à une institution d’une partie des missions parentales. Cette coparentalité suppose de penser que plusieurs adultes puissent conjointement prendre soin d’un enfant sans dévalorisation de l’un ou de l’autre des parents. Dans ce contexte, les conceptions de Didier Houzel évoquées plus haut concernant les multiples facettes des fonctions parentales sont très précieuses. Les parents peuvent assumer une partie de ces fonctions et en déléguer d’autres, ceci de façon temporaire ou pas. Les acteurs auxquels ont recours les parents deviennent alors sur un temps plus ou moins long coéducateurs des enfants dans des domai-nes sur lesquels ils doivent se mettre d’accord.

21Ainsi, une mère rencontrée par Sabine Chatroussat (2018) a accepté que son enfant soit confié à une famille d’accueil à condition que la famille habite près de chez elle car elle tenait à continuer à assumer toutes les consultations médicales et rééducatives de sa fille. La mère avait le sentiment d’être actrice dans la coparentalité ainsi instaurée et s’en sentait gratifiée. La famille d’accueil était reconnaissante de la confiance qui lui était faite et veillait toujours à ne pas dévaloriser les parents dans les yeux de leur fille. Toutes les situations ne sont pas aussi idylliques et une analyse fine de ce qui a permis que cette coparentalité-là devienne possible est indispensable pour comprendre comment mieux travailler avec ces familles.

Les « normes » ne doivent pas devenir des « vérités » qui s’imposent à tous

22Être confronté à des parents qui se repèrent mal dans le temps, l’espace, ou ayant des difficultés d’expression, qui ne savent pas lire et écrire déclenche des affects, réveille des représentations qui ont inévitablement un impact dans la dynamique du transfert et du contretransfert (Korff-Sausse, 1996). Le nier en invoquant le fait que tout praticien est formé à l’accueil de la « différence » peut conduire le professionnel à ne pas repérer les difficultés dans une volonté de normalisation du regard (ils sont comme tout le monde). Cette attitude peut alors conduire le parent à masquer ses difficultés pour ne pas être mal jugé.

23Pour éviter cela, il faut réunir les conditions pour que les parents en situation de handicap ne vivent pas les normes des professionnels comme une série de règles non discutables, non explicables qui s’imposent à eux. Cette ouverture dans le dialogue autour de ce que l’on « doit faire » (la loi), ce qu’on « peut faire » pour respecter les règles de bientraitance doit pouvoir faire reconnaître la valeur de ce que ces parents-là sont et de ce qu’ils font. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, la mère apprécie que la tisf ne lui impose pas un menu.

24Les différences entre les normes de ces parents et celles des professionnels touchent tous les domaines du quotidien : la manière de parler des et aux enfants, la manière de manger, de dormir, de concevoir les loisirs… Face à cela, il s’agit de différencier les normes non toxiques pour les enfants des normes pouvant affecter leur bien-être et leur bon développement. Dans tous les cas, le professionnel qui voudrait trop rapidement faire changer les modes d’interactions et/ou les liens familiaux risque fort d’échouer dans sa mission. Il faut donc parvenir à instaurer une sorte de « danse des normes », au cours de laquelle les normes des praticiens et celles de la famille pourraient s’influencer mutuellement. Dans cette danse, familles et professionnels ont pouvoir et compétence pour influencer le rythme, la forme, la tonalité et l’évolution de nouvelles normes coproduites. L’important est d’évaluer la plasticité au changement et de le considérer dans ses dimensions intergénérationnelles et intragénérationnelles.

25Une telle posture suppose la mise en œuvre d’une dialectique entre « normalisation à visée inclusive » et processus conduisant à la « reconnaissance et à l’affirmation des valeurs des différentes figures de l’humanité », inscrivant la différence, comme le suggère Georges Canguilhem (1966), non dans le registre du manque, mais bien dans celui de la potentialité transformative. Pour cela, il faut accepter la surprise et l’imprévu, suspendre, pour un temps, les jugements, les interprétations, quitter les chemins balisés des théories et/ou des préconçus et se dégager de théorisations normatives (Bion, 2005). Dans ces conditions, l’écart à la norme peut devenir source de créativité et d’innovation.

26Nous pensons ici à un exemple en apparence très simple : dans le cadre d’un service de soin et d’éducation à domicile, des parents déficients intellectuels ont décidé de communiquer avec l’école via des photos. La maîtresse, trouvant cela intéressant, décida de proposer aux autres parents de faire de même. Cet exemple montre qu’il est possible de repérer ce qui, dans l’étrangeté, peut devenir familier et que ce qui dans un premier temps est perçu comme « hors norme » ou « incongru » peut devenir un positionnement valable et souhaitable. Charles Gardou (2005) parle d’« anthropologie du très proche » qui permet de mieux comprendre l’autre. Évidemment, ce processus ne peut se déployer que lors de rencontres durant lesquelles il ne s’agit pas de collecter des informations, mais de saisir la manière dont subjectivement la réalité existe pour la personne concernée, ce qui conduit à distinguer la valeur de « ce que je fais » et la valeur de « ce que je suis ». Dans ce contexte, l’expression « très proche » signifie qu’il convient d’envisager la « différence » comme une différence valable et pas complètement « hors sens », voire « hors humanité ». Ce qui pousse à envisager le fait qu’être en situation de handicap est une façon d’être au monde qui peut parfois paraître énigmatique et que cette figure de la vulnérabilité humaine peut devenir tellement insupportable qu’elle empêche de faire fonctionner l’illusion anticipatrice permettant de penser la personne handicapée comme « devenant » et « appartenant » à la « même pâte que nous » (Racamier, 1978).

27Si la déficience cognitive peut entraver le déploiement de certaines fonctions parentales, elle laisse cependant intactes certaines compétences, potentialités, voire réveille des ressources inutilisées et masquées dans d’autres situations. Le repérage des potentialités des parents déficients intellectuels permet un arrimage facilitant les propositions de soutien dont ils peuvent avoir besoin (Ausloos, 1995 ; Delage, 2008). Les difficultés ou la souffrance des parents sont plus facilement identifiées par les professionnels et énoncées par les parents qui demandent de l’aide. Or, amener les parents à parler de leurs compétences, des astuces qu’ils trouvent, des plaisirs qu’ils ont avec leurs enfants les conduit à davantage se positionner comme légitimes sources de la conception de l’aide, ce qui, en retour, potentialise leurs capacités à trouver eux-mêmes leurs solutions et à faire preuve d’innovation (Ausloos, 1995).

28Le professionnel est parfois tiraillé entre le désir de respecter les normes, la temporalité des parents et la nécessité d’assurer la sécurité, les soins, le bien-être et l’éducation de l’enfant. Or, l’expérience montre que, sauf urgence absolue, on gagne toujours à prendre le temps de faire en sorte que les parents se sentent reconnus comme parents de leurs enfants même s’ils ne peuvent assumer toutes les différentes fonctions de leur parentalité. Plusieurs variables impactent le déroulement du processus de parentalité, dont la qualité des interactions précoces au sein de la dyade (mère-enfant) et de la triade (mère-père-enfant), les caractéristiques contextuelles comme la qualité de la relation du couple parental (Winnicott, 1956 ; Soulé, 2000 ; Stern et Bruschweiler-Stern, 1998 ; Lacharité et coll., 2015).

29Il est important de noter que les parents acceptent plus facilement une aide si elle les positionne comme « bons parents » prenant soin de leur enfant. Par exemple, il est fréquent que les parents qui refusent des aides pour eux les acceptent quand c’est pour le bien de leurs enfants (Chatroussat, 2018). Ainsi, conduire l’enfant chez l’orthophoniste ne signe pas leur défaillance mais leur compétence à fournir les soins nécessaires à leur enfant. L’orthophoniste ne les reçoit pas parce qu’ils sont déficients mais comme des parents prenant soin de leur enfant.

Travailler sur le processus de stigmatisation et ouvrir sur des possibles

30Pour les professionnels, le travail avec ces parents « étranges », « inquiétants », repérés comme « vulnérables » interroge l’écart à la norme sur deux plans : concernant l’impact des déficiences sur la manière d’être, de faire des sujets aux différentes étapes de leur vie ; concernant la façon d’envisager et de vivre leur parentalité. Dès lors, il s’agit de prendre acte de ces écarts à la norme, sans stigmatisation et en valorisant les sujets pour ce qu’ils sont et non selon ce que nous voudrions qu’ils soient.

31Les aléas des processus de parentalité chez les parents avec une déficience cognitive mettent en évidence l’important et coûteux travail psychique engendré par la confrontation à une norme faisant consensus dans la société. Du côté des professionnels, il s’agit de reconnaître que la diversité des façons d’être et de devenir parent impose de questionner l’origine et le fondement de leurs normes éthiques, personnelles et professionnelles. Par les résistances qu’il lui oppose, le handicap du parent permet parfois de mieux voir les failles et les effets délétères de la « norme ». C’est pourquoi ces familles peuvent ouvrir sur des perspectives d’accompagnement utiles pour toutes les familles.

32L’isolement social est indéniablement essentiel à prendre en compte dans la construction de dispositifs de soutien aux parents. Il est possible d’atténuer cet isolement si, dès l’enfance, des ouvertures vers des réseaux et des expériences soutenant les liens amicaux et fraternels favorisent la construction d’un positionnement personnel, en général, et de la parentalité, en particulier.

33Ces situations nécessitent que soient mis en place des dispositifs d’interventions institutionnelles et interinstitutionnelles permettant d’identifier les difficultés des parents, leur nature, leurs origines et leurs impacts et invitent à mieux repérer, utiliser et valoriser leurs ressources. Ceci en leur laissant l’espace et le temps de construire leurs manières d’être avec leurs enfants et en favorisant dès l’enfance le partage d’expériences, des rêves, des peurs avec des pairs avec lesquels ils se sentent positionnés de façon symétrique.

34« L’exclusivité de la norme, c’est personne : la diversité c’est tout le monde », écrit Charles Gardou (2012) et Aimé Césaire (2013), quant à lui, estime que l’on se perd « par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel [7] ». Cela nous invite à mener un travail sur les normes propres aux professionnels et aux familles dans leurs ressemblances et leurs différences afin que les normes des uns ne soient pas vécues comme tyranniques par les autres.

Notes

  • [1]
    Thèse de doctorat sur les remaniements intrapsychiques, intersubjectifs et les représentations des dispositifs de soutien à partir du point de vue de parents ayant une déficience cognitive. À partir d’entretiens de recherche avec des parents déficients intellectuels et d’une pratique clinique de suivi de ces parents, l’auteure s’est intéressée à ce que les parents vivaient subjectivement et comment ils comprenaient les interventions des professionnels.
  • [2]
    esat : Établissement et service d’aide par le travail (établissement de travail adapté).
  • [3]
    ime : Institut médico-éducatif.
  • [4]
    pmi : Protection maternelle et infantile.
  • [5]
    savs : Service d’aide à la vie sociale.
  • [6]
    tisf : Technicien d’intervention sociale et familiale.
  • [7]
    Voir « Parole due », colloque organisé pour le centenaire de la naissance du poète Aimé Césaire au Centre culturel international de Cerisy en septembre 2013, dont le journal Présence africaine 189 réunit l’essentiel des communications.
Français

À partir d’une pratique clinique et de recherche, cet article traite de la parentalité dans le cas où le père et/ou la mère présentent une déficience cognitive. Il souligne que cette parentalité est négativement impactée par le regard social stigmatisant, des réseaux sociaux souvent retreints et des modalités d’accompagnement dont les normes sont peu compréhensibles et lisibles pour les parents. Face à cela, l’article propose : 1) de développer un travail conjoint entre normes des professionnels et normes des parents ; 2) d’ouvrir davantage sur des situations de coparentalité ; 3) de favoriser les échanges entre parents ayant une déficience cognitive et avec eux le développement du partage d’expériences. Le partage d’émotions, d’affects, de rêves et de cauchemars devant commencer dès l’enfance.

Mots-clés

  • Handicap
  • norme
  • parents
  • stigmatisation
  • accompagnement

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Sabine Chatroussat
Psychologue clinicienne, docteure en psychologie.
chatroussat.mas@arred.fr
Régine Scelles
Professeure de psychopathologie, université de Paris Nanterre, laboratoire ClipsyD.
scelles@free.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/08/2020
https://doi.org/10.3917/dia.228.0161
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