1Ce numéro de Dialogue se fait l’écho des débats actuels et des réflexions concernant les formes de parentalité dont il est dit, à certains moments, dans certaines cultures, qu’elles sont « à la marge ». Selon les dispositifs et modalités d’intervention différents, les cliniciens, les éducateurs et autres travailleurs sociaux rencontrent des formes de parentalité inhabituelles, surprenantes, ne correspondant pas aux représentations sociales communément partagées : parentalité entravée, précaire, à distance, attaquée, substituée, falsifiée ou inversée… Ces parentalités peuvent être discrètes ou voyantes, honteuses ou assumées. Logées dans les espaces interstitiels, elles dérangent ou ne dérangent pas selon qu’elles restent confinées et silencieuses, accompagnées ou stigmatisées, embarrassantes et/ou transgressives.
2Le propos de ce numéro est d’avancer dans la compréhension de ce que ces parents et ces enfants mettent en jeu, en place, inventent pour vivre le moins mal possible en étant mis, en se sentant mis à la marge. Il s’agit aussi de se demander si la marginalité du couple parental entraîne nécessairement celle de leurs enfants. Il est tout aussi indispensable de se demander comment les professionnels agissent, sont mobilisés sur le plan contretransférentiel par ces familles. Le plus souvent, leur intervention suppose un aménagement du cadre de travail et une mise en tension de ces situations avec les théories et les praxis. Ces familles questionnent nos idéaux, nos préjugés individuels et institutionnels qui fondent et organisent les dispositifs de prévention et de soin.
3Ces parentalités interrogent la notion de marge et son envers, la norme. Car ce qui est à la marge ici, à ce moment-là, peut devenir la norme ailleurs, à un autre moment. Par exemple, la monoparentalité, au fil du temps, s’est accompagnée d’une évolution des représentations, ce qui a conduit à ne plus la considérer aujourd’hui comme étant à la marge, hors des normes. Cela s’explique en partie par le fait que les familles monoparentales sont de plus en plus nombreuses. Ce qui est « normal », « dans la norme » serait-il ce qui est fréquent ou dans une moyenne statistique ? Cette idée est évidemment difficile à soutenir.
4Les écarts à la norme et la norme peuvent être pensés avec un cadre d’interprétation et de travail s’appuyant sur une interrogation sur la santé, la qualité de vie et la psychopathologie et/ou à partir d’un cadre sociologique, économique et/ou dans une perspective politique.
5Le sommaire de ce numéro de Dialogue est donc logiquement interdisciplinaire tout en restant centré sur la clinique du quotidien avec ces familles, ces parents, ces enfants dits, perçus ou se vivant « à la marge ».
6Une des formes de parentalité à la marge rencontrées par les cliniciens est celle de femmes et d’hommes en exil ; le plus souvent il s’agit de mères isolées avec enfant(s) né(s) en France de pères loin de leur famille. Parfois les parents ont dû laisser un ou plusieurs de leurs enfants au pays dans des conditions sources de grande inquiétude pour tous. C’est le cas d’Amélia, mère angolaise de quatre enfants dont deux sont restés au pays, qui montre comment la parentalité est effractée dans au moins deux registres : au niveau intrapsychique par les effets post-traumatiques cumulés, au niveau intersubjectif et social par les pertes successives et la précarité de ses conditions de vie. Roselyne Boyet parle du travail clinique qu’elle a effectué avec Amélia et montre comment cette forme de parentalité à distance, bien qu’en marge des pratiques habituelles et des représentations ordinaires des professionnels, reste pourtant ce qui semble tenir à l’intérieur même des réaménagements psychiques identitaires imposés par l’exil. Les mouvements psychiques qui s’y déploient, sentiments de culpabilité, angoisses de mort impensables et clinique de l’enfant absent au travers de celui qui est présent, sont accueillis par le thérapeute au prix d’un travail contretransférentiel que Roselyne Boyet tente d’expliciter. La relation thérapeutique fonctionne dans ce cas comme une sorte de parentalité psychique permettant une réactivation de la fonction maternelle chez cette femme en détresse.
7Brigitte Blanquet propose une réflexion sur les enjeux psychiques de la grossesse chez une adolescente en situation de grande vulnérabilité psychique et sociale. Elle étaye son propos sur l’analyse d’un cas évoqué par des éducateurs en analyse de pratique. Elle souligne les effets transférentiels des pathologies du lien manifestés par les adolescentes qui leur sont confiées dans le cadre d’une mesure d’aemo intensive. Marie, 16 ans, les met à rude épreuve avec une tendance antisociale mettant en échec leurs propositions d’aide. Toutefois, malgré cela, l’accompagnement périnatal de cette jeune mère et de son bébé fille témoigne au fil des mois de la construction d’un maillage groupal et institutionnel assurant plusieurs des fonctions maternelles et paternelles. Marie a connu les circuits de l’aide sociale à l’enfance et vécu des placements en institution et en famille d’accueil. L’article interroge le sens transgénérationnel de la grossesse de cette jeune femme. La conception de ce bébé peut faire figure de solution pour traiter des pannes auxquelles le pubertaire l’a confrontée. La régression imposée par la grossesse active un retour en arrière mobilisateur de vécus archaïques et de souffrances psychiques refoulées ou déniées, mais potentiellement transformables. Le lecteur suit pas à pas l’évolution des rencontres avec Marie et l’élaboration de ce dispositif « en double portage » qui se construit par l’équipe éducative. Brigitte Blanquet fait l’hypothèse qu’il s’agit d’une parentalité soignante qui permet à cette jeune fille de renouer avec les dimensions narcissiques et symboliques de sa filiation : « Même à la marge, ce passage par la grossesse reste une création », écrit-elle.
8Dans une perspective psychosociologique, Patricia Mercader se saisit de la parentalité de femmes lesbiennes vivant en couple comme analyseur social. À partir de sept interviews non directives de mères et coparentes lesbiennes, elle montre comment ces familles s’arrangent avec la norme hétérosexuelle qui reste centrale dans leur vie et leur parentalité. Contrevenant à cette norme en partie intériorisée, elles doivent négocier une situation de stigmatisation sociale plus ou moins importante dans leur famille élargie, dans le monde du travail, dans le voisinage et à l’école fréquentée par leurs enfants. Elles ressentent que ces derniers sont exposés à un risque de discrimination et de violence. Ce corpus montre que l’homoparentalité féminine n’a rien d’une catégorie unifiée ; il traduit des trajectoires de vie très différentes qui ne sont pas sans effets sur la manière de traiter les trois thématiques traitées lors de ces entretiens : la gestion individuelle et groupale du stigmate, la façon dont la compagne de la mère statutaire, dite « coparente », prend place dans la famille, la représentation du masculin et de la fonction paternelle. Tentant de concilier la norme du projet parental et d’une bonne maternalité avec la marge de leur homoparentalité, elles poussent plutôt leurs enfants, du moins consciemment, à devenir « normaux » (hétérosexuels) pour ne pas reproduire le vécu de marge dont elles ont eu à souffrir. L’auteure montre que ces femmes vivent parfois difficilement le fait d’opérer des remaniements psychiques, des stratégies comportementales et des aménagements relationnels tant dans leur couple que vis-à-vis de leurs enfants, à l’intérieur et à l’extérieur de leur espace familial.
9La marge interroge la norme aussi dans une autre forme de parentalité : celle d’hommes transsexuels devenus pères. À partir d’entretiens imposés dans le cadre d’un cecos, Ouriel Rosenblum propose une réflexion sur le jeu en miroir des normes entre transsexualisme et discours médical. En effet, devenus parents par recours légal à la pma, ces hommes se conforment à ce que la médecine et la société attendent d’eux : la rencontre amoureuse, un projet parental, une certaine conception des rôles parentaux et surtout une forme de parade virile dans la mesure où la réassignation genrée s’appuie sur un phallicisme nécessairement visible. De fait, la transformation corporelle permet d’avoir un attribut identitaire visible à la place d’autres devenus invisibles. Les hommes rencontrés se situent ainsi par rapport à la norme : d’une part ils se considèrent comme hétérosexuels et non pas comme lesbiens – en effet, ils mettent en avant les caractères sexuels secondaires de la virilité selon un processus qui ressemble à des actes initiatiques recréant la séparation des sexes – ; d’autre part, ils assurent la nouvelle identité parentale tout en se constituant comme objet du désir de la femme du couple qui a son rôle à jouer dans la validation de celle-là. Ouriel Rosenblum montre ainsi comment la convention des genres est respectée, dans le corps, certes, mais aussi dans le langage, comme dans les mythes culturels. Cette expérience au cecos lui donne l’occasion d’interroger la position des cliniciens concernant le rapport entre réalité psychique et réalité anatomique. Il rappelle les principales questions, objets de débat chez les psychanalystes depuis quelques années : 1) Le transgenre n’est-il pas obligé d’accomplir à tout prix la figure normative freudienne de la théorie sexuelle infantile faisant reposer la différence des sexes sur la présence/absence du pénis ? ; 2) La transformation de la réalité anatomique équivaut-elle à un déni de la castration ? Ces réflexions rejoignent les travaux de Nicolas Mendès sur la paternité des hommes transgenres et leur surimplication dans la fonction paternelle en écho à leur inquiétude sur le devenir identificatoire de leur enfant selon son appartenance genrée. C’est finalement bien la notion de parentalité elle-même qui mérite d’être questionnée dans son rapport aux normes et aux marges. Une réflexion plus « méta » est proposée dans les deux derniers articles de ce dossier.
10Christine Plasse-Bouteyre met en évidence comment les normes d’une « bonne parentalité » infiltrent le travail social et sont intériorisées et parfois rejetées par les familles ciblées dans le cadre d’un dispositif d’accompagnement à la parentalité. Pour introduire un regard critique sur ce type d’action, elle rend compte d’un travail de préenquête sociologique (observations, entretiens informels) auprès de femmes d’un quartier populaire « amenées à côtoyer quelques professionnelles de l’accompagnement social » qui interviennent de manière relativement informelle, sur suggestion de la municipalité, au sein d’une association de ce quartier s’intéressant à tout ce qui touche au cadre de vie (habitat, environnement, école, sécurité, etc.). Cette préenquête vise à comprendre comment des femmes de milieu très modeste ont perçu ces interventions et réagi face à cette « offre de service » des professionnelles (deux éducatrices de jeunes enfants et une assistante sociale).
11Julio Guillén et Dominique Reniers rappellent qu’une approche clinique de la parentalité référée à la psychanalyse suppose d’aller au-delà des figures et des images qui s’incarnent dans les parents dans les différentes configurations familiales contemporaines. Dans cette perspective dynamique et structurelle, Père et Mère sont à entendre plus comme des fonctions logiques et processuelles, en appui notamment sur l’élaboration théorique de Lacan. S’appuyant sur leur pratique clinique, les auteurs se demandent si le patient qui parle de sa famille fait référence à sa famille réelle, fantasmée, idéalisée, rêvée. Ils soutiennent le fait que le renoncement à établir une démarcation tranchante entre réalité et fantasme concernant les effets subjectifs a été le tournant qui a permis à Freud, en s’éloignant de sa neurotica, de créer la psychanalyse (Freud, 1895). Ils évoquent aussi le roman familial du névrosé où cette famille inventée n’apparaît pas comme un objet créé afin de pallier une déficience quelconque de la famille réelle, mais associée à la question nucléaire sur l’arbitraire du destin (Freud, 1909).
12Il reste encore bien des formes de parentalité à la marge rappelées au début de cette introduction qui n’ont pas été explorées dans ce numéro, par exemple les parentalités inversées sous les différentes formes de parentification des enfants dans des contextes qui peuvent être très différents en Occident (« l’autorité de l’infantile », selon la formule de Daniel Marcelli) ou en Afrique (cf. les enfants dits « chefs de famille » au Burundi). Les situations de parentalité présentées ici, aussi marginales soient-elles sur le plan psychique ou social, se situent toutes dans la norme juridique puisqu’elles respectent la dimension instituée de la filiation. Or les parentalités falsifiées et transgressives existent aussi dans les familles incestueuses ou violentes avec des effets d’annulation subjective de la parentalité, voire de la parenté, par les filles et les fils victimes qui témoignent le plus souvent n’avoir plus de père ou de mère après de tels actes. La réflexion clinique et l’élaboration théorique des processus inhérents à ces diverses formes de parentalité restent donc ouvertes, de même que celles des dispositifs et des modalités relationnelles engageant les professionnels intervenant dans le soin ou la prévention.
13Hors dossier, Delphine Bonnichon interroge les résonances inter-fantasmatiques dans le lien mère-enfant induites par une maladie incurable chez le bébé et leur infiltration dans le lien famille-soignants. Elle retrace les étapes traversées par l’enfant et sa mère et explique que ce que vit ce couple mère-bébé impacte le vécu des soignants et colore le lien qui unit famille et institution. Cet article centré sur l’intrication entre vécus des familles et des soignants ouvre des pistes sur les prises en charge mieux-traitantes pour tous.
14Dans un autre article en rebond au numéro sur les supervisions, Jeannine Duval Héraudet retrace les trois premières séances d’analyse de la pratique avec une équipe travaillant dans un service d’aide par le travail destiné à des personnes en situation de handicap. Elle évoque les peurs, les mécanismes de défense et les résistances du groupe et analyse son contretransfert et ses effets sur sa posture de superviseur, sur la manière dont elle intervient et sur les effets de ses interventions.
15D’une manière originale, à partir d’une clinique d’écoute dans un centre recevant des appels de femmes maltraitées, Olivia Pinto s’interroge sur le sentiment d’urgence vécu par celui qui écoute et par celui qui est écouté. Elle évoque le risque de la sidération qui peut saisir celui qui écoute et celui qui appelle ; elle ouvre des pistes pour la dépasser, faire avec, contenir psychiquement et dans le lien ce sentiment d’urgence. À partir de deux cas cliniques, en s’appuyant sur la théorie de Bion qui traite du « vécu catastrophique » comme expérience émotionnelle de la première rencontre avec l’objet primaire, elle se vit comme une mère « apte à rêver » qui viendrait limiter ce « vécu catastrophique » et le transformer en expérience de frustration tolérable nécessaire à l’émergence de la pensée.