CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Il ne faut jamais oublier que jouer est une thérapie en soi.
Faire le nécessaire pour que les enfants soient capables de jouer, c’est une psychothérapie qui a une application immédiate et universelle ; elle comporte l’établissement d’une attitude sociale positive envers le jeu.
Mais il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant. Et l’on peut tenir les jeux (games), avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (playing). »
(Winnicott, 1971)

1Le travail psychothérapeutique avec les adolescents est très exigeant. Il mobilise les cliniciens en leur imposant de faire preuve de créativité sur les modalités d’intervention qui ne peuvent pas être une simple transposition du cadre classique mis en place dans le travail avec les enfants et les adultes. Dans cette démarche, les réalités virtuelles [1] qui font désormais partie intégrante de l’environnement des adolescents (Internet, réseaux sociaux, jeux vidéo…) peuvent se révéler comme un précieux allié, même si elles sont loin de constituer une panacée et tendent souvent le piège d’un cadre « prêt à porter » séduisant mais sans valeur thérapeutique intrinsèque.

2Dans cette contribution, nous allons rendre compte d’une expérience clinique de médiation thérapeutique en groupe avec des adolescents hospitalisés en clinique psychiatrique. Le medium choisi était le serious game Clash Back créé par Xavier Pommereau [2]. Dans ce jeu vidéo, l’adolescent est immergé dans une famille virtuelle dans laquelle, à travers son avatar, il est confronté à différents scénarios.

3Aujourd’hui, cette réflexivité numérique est devenue une composante de l’identité même de nombreux adolescents et, au-delà, une étape développementale d’homo virtualis (Vlachopoulou et Missonnier, 2015). Dans le meilleur des cas, l’avatar constitue une zone ludique source de rêverie désirante assistée par ordinateur. Dans un contexte de médiation thérapeutique, cette aire de jeu constitue un étayage dynamique d’un travail où « rendre subjectif et devenir sujet sont les deux faces d’une co-émergence du sujet et de sa réalité psychique » (Wainrib, 2006). Elle est aussi un observatoire privilégié du fonctionnement familial et de ses conflits sous-jacents à l’heure du numérique.

Un jeu peut-il être sérieux ?

4C’est le pari que nous avons fait dans une institution avec ce jeu de simulation de conflit familial. Après une période inaugurale peu convaincante qui nous a mis en difficulté, ce jeu a pu bénéficier secondairement d’un travail d’appropriation subjective soutenant la créativité des adolescents. Des processus groupaux de modification de l’usage de cet outil et d’ouverture de notre cadre trop fermé au départ ont permis cette transformation subjectivante, synonyme d’un meilleur déploiement des fantasmes des adolescents.

5L’intitulé « serious games » (ou « jeux sérieux ») sonne comme un paradoxe, le fait de jouer étant plutôt associé au ludique et justement investi comme une pause face à la réalité « sérieuse » des exigences sociales (Vlachopoulou et Missonnier, 2015). Au-delà de cette apparente contradiction, le jeu est une véritable signature anthropologique (Caillois, 1958) et c’est bien lui qui constitue pour le psychanalyste la précieuse activité qui permet à l’enfant de se développer, de s’insérer créativement dans le tissu culturel et, finalement, « ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » (Winnicott, 1971). Depuis le xviiie siècle les simulations ludiques des jeux sérieux retiennent l’attention, en particulier des militaires. Il faut attendre les années 1970 pour que les serious games deviennent chez les Anglo-Saxons un support pour diffuser des messages éducatifs, politiques, marketing… Mais c’est seulement au début du troisième millénaire qu’apparaissent les premiers serious games sous forme de jeux vidéo.

6Ces serious games numériques s’appuient sur l’appétence, notamment des enfants et des adolescents, pour les réalités virtuelles afin d’accomplir un travail moins plaisant, voire redouté, comme l’apprentissage éducatif et le soin. Ces logiciels trouvent le plus souvent des applications dans les soins somatiques, par exemple dans le cadre de la rééducation fonctionnelle, ou lors de campagnes de prévention. Plus récemment, le soin psychique a aussi investi la médiation des serious games dans des approches et des situations variées. Notre témoignage clinique s’inscrit dans cette trajectoire épistémologique sous forme d’une interrogation : un serious game peut-il s’inscrire dans la filiation psychanalytique de l’utilisation du jeu dans un cadre thérapeutique, initiée par Hermine von Hug-Hellmuth (1991) et Melanie Klein (1959) ?

Clash Back

7Le serious game Clash Back a été développé afin de simuler des situations de crise, de clash entre les adolescents et leur famille. Le personnage principal de ce jeu, Chloé, est une jeune fille de 16 ans qui tente de convaincre son père de lui permettre de se faire tatouer. Le joueur choisit les réponses qu’il juge les plus judicieuses pour atteindre cet objectif. Chloé est présentée lors d’une vidéo introductive : ses parents sont séparés et elle vit depuis peu chez son père, avec sa belle-mère et son demi-frère. Elle est qualifiée d’impulsive, souffre de boulimie avec vomissements et vient de se séparer de son petit ami. La relation avec son père est assez conflictuelle et lui-même a des problèmes dans son travail.

8Nous avons utilisé ce jeu avec des adolescents entre 14 et 19 ans au cours de leur hospitalisation complète dans un centre psychiatrique pour une durée moyenne d’un mois. Cette structure privée accueille des adolescents pour des séjours en post-urgence souvent en lien avec des idéations suicidaires, des automutilations, des troubles du comportement alimentaire dans une problématique venant soulever une impasse du processus adolescent. L’accompagnement proposé est très intense au niveau de la prise en charge. Les adolescents sont suivis par un psychiatre et un psychologue en individuel trois fois par semaine, bénéficient de rendez-vous de thérapie familiale mais participent aussi à deux groupes de parole institutionnels, ont de nombreuses heures d’art thérapie, de psychomotricité, de boxe éducative et de très nombreux ateliers à médiations (journal, jeux vidéo, écriture, etc.) qui font partie de leur emploi du temps ; ils s’engagent à assister à toutes ces activités quand ils signent le contrat de soins pour intégrer la clinique. Les ateliers se pratiquent soit en groupe complet (14 adolescents maximum) ou en demi-groupe par quinzaine (7 adolescents maximum).

9C’est dans ce contexte institutionnel où les adolescents sont très sollicités par les divers professionnels et sont habitués à une palette importante d’activités variées au sein de la clinique que ce jeu est proposé. Nous le proposions à un demi-groupe d’adolescents, mais un seul membre du groupe jouait au cours d’une seule session, comme prévu au niveau de la jouabilité de cet outil. Le groupe était animé par deux psychologues et un psychologue en formation (c’est ce qui se pratique pour toutes les activités du centre : deux ou trois adultes pour un groupe d’ados).

10Initialement, la consigne utilisée a été celle prévue par le créateur du jeu : incarner Chloé dans sa quête d’obtenir l’autorisation de son père pour se faire tatouer. « Grâce à un moteur conversationnel, le joueur, dans la peau de Chloé, choisit les répliques qu’il souhaite énoncer dans l’objectif de pouvoir se faire tatouer. […] Chaque épisode interactif est une mise en situation des relations adultes-ados. Le joueur incarne l’un des personnages en choisissant les propos qu’il tient face à son interlocuteur, tandis que ce dernier réplique et réagit en fonction des choix du joueur. […] La série Clash Back propose une immersion dans une situation interactive confrontant un(e) ado à un adulte référent jusqu’au risque de rupture, d’où son nom : “clash” – et “back”, parce qu’on peut revenir sur ses choix, les analyser, en comprendre les enjeux [3]. » Les premières séances ont gardé ainsi cette consigne, mais très vite les adolescents ont apporté leur touche personnelle et se sont révoltés contre ce jeu trop sérieux !

« Il est pourri votre jeu ! »

11Les premières séances ont été marquées par le manque de vitalité de la part des groupes d’adolescents, plutôt intrigués au départ, étonnés qu’on leur propose un atelier jeu vidéo, mais très vite déçus par le fait que le gameplay[4] se limite à cliquer sur une réponse parmi les trois proposées à chaque question, sans vraiment pouvoir interagir avec l’environnement virtuel et l’avatar. Après quelques groupes où l’enjeu est devenu d’obtenir le tatouage le plus vite possible et de se vanter d’être celui qui « manipule » le mieux les parents virtuels, les adolescents ont commencé à s’opposer sur deux points précis : la consigne de départ et les limites imposées par le père mis en scène dans le jeu vidéo.

12En effet, Clash Back, comme son nom l’indique, porte l’accent sur la question de la mise en scène de la conflictualité entre adolescent et parents et des animations sont prévues pour montrer le débordement parental face aux réactions de leur progéniture. Dans ce contexte, le père se met progressivement en colère face aux réponses provocantes de Chloé et il répond en miroir par une rage qui monte en intensité. Cette surenchère paternelle est illustrée par une petite bombe qui apparaît au départ à l’écran, dotée d’une tige qui s’allume et se consume jusqu’à l’explosion finale quand le père est hors de lui. La partie s’arrête avec cette explosion. Dans les premiers temps de l’atelier, c’est rapidement la fascination pour cette destructivité explosive du père qui emportera une adhésion exclusive. Dans une jouissive transgression collective, les joueurs successifs de l’atelier ne concourent qu’à un seul but : être celui qui va attaquer et faire exploser le père plus vite. Les parties deviennent ainsi rapidement un lieu de décharge et de projection massive.

13Là où était attendue par les concepteurs du jeu une réflexivité élaborative sur la compréhension des mécanismes intersubjectifs de la contagion et de l’inflation conflictuelle, une répétition transgressive de la destruction du père est agie dans un passage à l’acte numérique qui s’emballe dans une stratégie collective maniaque. Nous rencontrons alors d’extrêmes difficultés à accueillir cette décharge massive. La corruption collective de l’aire de jeu ne permet pas en temps réel un décalage nécessaire à la réflexivité. Les attaques du cadre sont directes au lieu de permettre une mise en scène de la conflictualité au sein de cette matière numérique, dans ce cas précis, peu malléable pour accueillir, transformer les fantasmes qui circulent et favoriser une première ébauche de symbolisation. D’ailleurs, il est intéressant de noter que les adolescents ne se privent pas d’invectiver le jeu vidéo comme s’il partageait avec nous, soignants, notre constat de son inadéquation pour soutenir une élaboration subjectivante ludique immédiate : « Il est pourri votre jeu », « C’est ça que vous appelez jeu vidéo, vous les psys ? »

C’est pas du jeu !

14Un incident vient définitivement marquer un arrêt de l’usage de ce serious game vidéo avec ces consignes initiales. Julie, 16 ans, souffre de boulimie avec des crises de vomissements, ses parents sont séparés et elle entretient des relations très conflictuelles avec son père. C’est elle qui est désignée pour jouer (la désignation se fait selon l’ancienneté dans l’institution) en présence d’un groupe de cinq autres adolescentes dont deux autres souffrent également de troubles du comportement alimentaire. Lors de la vidéo d’introduction, Julie semble vite crispée en découvrant la proximité entre son histoire et celle du personnage du jeu. Elle choisit de moins se focaliser sur l’obtention négociée du tatouage et de jouer radicalement dans un mode « agressif » en sélectionnant systématiquement les réponses provocantes à l’égard du père. Le père du jeu est programmé pour surenchérir et insiste sur les conduites alimentaires de sa fille de façon crue : « Tu as laissé des traces dans les toilettes. » Nous la sentons surprise par ces réponses et en grande difficulté. Le groupe intervient pour prendre sa défense en nous accusant de cautionner ces propos puisque c’est nous qui avons choisi cette médiation. Julie nous demande si elle peut arrêter. Nous acceptons et elle part en courant du groupe. L’une des psychologues se lève pour l’accompagner dans sa chambre et, à ce moment-là, une autre jeune concernée par les troubles du comportement alimentaire fait un malaise. Nous interrompons le groupe pour appeler des soignants qui viennent s’occuper d’elle. Dans l’après-coup, nous proposons un temps de « débriefing » aux jeunes où ils ont pu exprimer leur colère envers ce jeu « violent ».

15Dans les synthèses d’équipe qui suivent, nous apprenons que la plupart des jeunes, dont Julie, ont pu reprendre ce qui s’était passé lors de l’atelier et que cela a permis d’aborder des aspects de leurs histoires et de la relation avec leurs parents qui n’avaient pas été évoqués jusqu’alors. Cette séance marquante de l’atelier a été également l’occasion de permettre à des aspects plus négatifs du transfert de plusieurs adolescents concernés de se déployer institutionnellement et d’être mis au travail.

16À l’occasion de la reprise après coup entre thérapeutes de cette séance signifiante, mais aussi plus généralement de la trajectoire de l’atelier depuis sa mise en place, nous avons collégialement décidé de modifier le cadre de cette médiation. Au plus près de ce que nous avions perçu de la violence destructive et souffrante des adolescents et de leur rébellion contre l’intentionnalité éducative du jeu (le gaming de Winnicott), nous avons convenu d’y introduire du décalage, du jeu (le playing de Winnicott) afin de permettre qu’une médiation thérapeutique au sens analytique puisse émerger. Après ce clash salvateur, nous présentons désormais différemment ce serious game aux adolescents en prenant une distance avec la consigne recommandée du départ – dans la peau de Chloé, choisir les répliques dans l’objectif de pouvoir se faire tatouer. Nous mettons l’accent plus sur la narrativité et l’identification aux personnages mis en scène ou évoqués dans le jeu que sur la finalité univoque et contraignante du tatouage.

17Désormais, nous montrons la vidéo introductive où on voit le couple parental et les beaux-parents ainsi que le petit frère et le petit ami de Chloé. Une fois la vidéo terminée, on demande aux jeunes quel personnage ils souhaitent explorer et on leur propose de faire en sorte, à travers le dialogue instauré dans le jeu, d’obtenir des informations sur l’histoire de ce personnage.

Les parents aussi ont été adolescents un jour !

18Fred, 18 ans, a des antécédents de tentatives de suicide. Il est hospitalisé suite à des idéations suicidaires importantes. Ce jeune, adopté quand il avait quelques mois dans un pays d’Amérique du Sud, connaît très peu de choses sur ses origines. Très bon élève, il est toujours très poli avec les autres, prend soin de son apparence et de son image. Quand il est désigné par les animateurs pour incarner le personnage de Chloé, il choisit d’emblée à la fois d’investir l’objectif d’obtenir le tatouage mais aussi explorer l’histoire du père. Le groupe, ce jour-là, est constitué de cinq jeunes âgés de 16 à 19 ans, trois filles et deux garçons. L’autre garçon du groupe avait joué au jeu à une session précédente et avait obtenu le tatouage.

19Très vite, Fred se trouve décontenancé par les réponses du père dans le jeu. Alors qu’il opte pour une stratégie de politesse extrême et d’amabilité, le père du jeu lui renvoie que c’est « bizarre », voire « suspect », d’être comme cela. Le groupe des jeunes lui renvoie également que ce n’est pas naturel d’être aussi « gentil ». Il change de stratégie, mais, n’arrivant pas à trouver de juste milieu, il se trouve agressé verbalement par le père. Très en difficulté, il a du mal pourtant à s’appuyer sur le groupe, notamment sur l’autre garçon qui a obtenu le tatouage et qui essaie de lui imposer sa façon de faire. À un moment, le dialogue entre Chloé et son père prend un tournant inattendu. Le père de Chloé commence à parler de lui et évoque son adolescence où il était lui-même tenté de se faire tatouer. C’est un moment assez émouvant dans le jeu et c’est une grande surprise pour les psychologues qui animent l’atelier car c’est la première fois que cet aspect apparaît, alors que nous avons assisté à des dizaines de parties. Le moteur de dialogue nous a amenés vers un chemin rarement emprunté par les autres jeunes où l’on découvre un père qui se raconte, ce qui est intéressant à mettre en lien avec la soif de ce jeune d’en savoir plus sur ses origines. La partie a été très longue et Fred s’est décentré de l’idée d’obtenir le tatouage. Il a essayé de creuser le plus possible l’histoire des personnages, y compris celui de Chloé.

20La suite de l’hospitalisation a semblé bénéfique pour ce jeune. Dans les synthèses en équipe nous n’avons pas eu un retour spécifique sur ce qui s’est passé pour lui lors de l’atelier. Néanmoins, les entretiens individuels et familiaux ont permis d’aborder des aspects méconnus ou douloureux de son histoire et il est possible d’émettre l’hypothèse que l’atelier Clash Back a joué un rôle en ce sens en assouplissant son bouclier défensif habituel et en soutenant la narrativité de ses conflits psychiques.

La logique de l’usage et le détournement

21Les histoires cliniques présentées, mais aussi celles issues d’autres séances montrent combien chaque rencontre reste singulière entre le matériel proposé et la personne aux prises avec ses propres conflits intrapsychiques et marquée par son histoire. La transformation progressive du cadre a permis au médium Clash Back de s’inscrire dans une continuité symboligène en dépit de ses limites constitutives. L’élargissement de sa malléabilité à travers la modification de sa consigne a permis de favoriser la mise en scène des conflits psychiques propres à chacun et de faire émerger associativement du matériel réflexif pour les transformer.

22Ces modifications à travers un usage singulier du jeu sérieux Clash Back reflètent bien les caractéristiques anthropologiques de l’outil en général dont André Leroi-Gourhan (1969) a mis en exergue trois composantes essentielles :

23

  • L’outil est une sécrétion liée du corps, du cerveau et de la culture humaine qui prolonge et dote le sujet d’un organe social supplémentaire ;
  • L’homme conçoit l’outil, instaure ses usages et, en retour, l’outil modifie ses paramètres biologiques, sociaux et culturels ;
  • L’outil a initialement outillé la main motrice, puis, progressivement, il prend son indépendance en puisant son énergie dans d’autres forces externes et en étant gouverné à distance. C’est ce processus de « séparation-individuation » de l’outil à l’égard de son créateur qui anime l’évolution générale des outils et qui résonne avec notre expérience de médiation.

24En effet, pour bien comprendre le processus de transformation de l’usage de l’outil médiateur Clash Back dont témoigne notre récit clinique, il est éclairant de revisiter l’apport de Jacques Perriault (1989) qui s’est justement penché sur ce processus d’indépendance croissante de l’outil à l’égard de son créateur. Cet auteur a étudié les « détournements » opérés par les usagers de la fonction première décidée par leurs concepteurs d’outils célèbres (la lanterne magique, le phonographe, la photographie et la programmation informatique). Jacques Perriault montre ainsi que la « logique de l’usage » d’un outil qui s’impose avec le temps n’est pas celle des inventeurs mais bien celle issue de la conflictualité de son adaptation à un contexte spécifique et des détournements opérés par les usagers à cette occasion. Et, justement, c’est bien à travers ce « détournement » de l’objectif initial du jeu des concepteurs de Clash Back que les adolescents de cet atelier ont pu affirmer les entraves de leur réalité psychique. La mise en abîme de leur destructivité transgressive a constitué dans une première étape une résistance opiniâtre au changement et à l’élaboration, mais c’est bien grâce au constat collectif de la circularité emprisonnante de ces clashs itératifs que le cadre de l’atelier a pu opérer un changement de perspectives élaboratif à l’égard de son médium, le serious game Clash Back.

25La conflictualité intergénérationnelle trouve certainement, dans ces stratégies d’attaques et de trahisons par les usagers adolescents des intentions techniques des concepteurs d’outils adultes proposés, un tremplin particulièrement propice à l’expression des grincements des processus pubertaires de séparation et de confrontation œdipienne. C’est bien ce que nous avons appris à l’occasion de cet atelier et de la mise à l’épreuve transformatrice de son cadre, qui nous a permis de passer d'une étape de détournement de mort de l’intention du jeu à son détournement créatif, subjectivant relevant, plus largement, d’un processus de « subversion libidinale », par lequel le « corps érotique » se construit et se détache progressivement du « corps biologique » (Dejours, 2001).

Conclusion

26Les serious games et leur utilisation comme médiation thérapeutique dans une perspective psychanalytique nous semblent ouvrir une voie intéressante à explorer et à développer. Pour autant, un outil de médiation thérapeutique dans un cadre analytique devra pouvoir faire preuve de qualités de « médium malléable » (Milner, 1955) afin de préserver son but essentiel : accueillir l’inscription des traces traumatiques et en proposer une tentative de symbolisation s’insérant dans l’histoire subjective du patient (Brun, 2016).

27L’intention du créateur de Clash Back a été de proposer cet outil comme une simulation virtuelle des conflits familiaux. Dans son optique, c’est une source d’étayage de la négociation, du dialogue dans la relation des parents avec leurs adolescents. Ce jeu n’a pas été pensé comme un outil utilisé en tant que médiation thérapeutique au sens analytique du terme mais comme un soutien des parents pour restaurer un dialogue avec leurs adolescents. En l’utilisant dans une perspective analytique, nous avons ainsi été confrontés au manque de malléabilité d’un outil invitant au game plus qu’au play winnicottien. Dans le premier temps où les jeunes ont détourné la consigne de « séduction » parentale pour obtenir le tatouage au profit d’un lieu de décharge brut, ils ont effectué une dérivation traumatophile dont la structure du jeu menaçait d’entretenir la circularité. Mais l’échec initial de cette médiation nous a amenés à introduire plus de play et à soutenir la narrativité afin de faire de cet atelier un lieu de mise en scène, d’élaboration et de transformation soutenant le processus thérapeutique institutionnel. Les soignants, à l’écoute du groupe, ont ainsi effectué un deuxième détournement, cette fois de vie. Au plus près de ce que nous avions perçu de la violence destructive et souffrante des adolescents et de leur rébellion contre l’intentionnalité éducative du jeu (le gaming de Winnicott), nous avons convenu d’y introduire du décalage, du jeu (le playing de Winnicott) afin de permettre qu’une médiation thérapeutique au sens analytique puisse émerger.

28Finalement, l’utilisation comme médiation thérapeutique psychanalytique de serious games conçus au départ dans une visée éducative ou d’accompagnement est une piste prometteuse mais elle impose, comme le suggère notre témoignage, une indispensable réflexion sur le cadre et le processus à l’œuvre. Dans ce contexte, il est crucial en effet de ne pas perdre de vue que l’outil, le « médium », n’est qu’une matière première à façonner pour donner corps aux mouvements transférentiels et que leur élaboration, synonyme de processus de changement, ne se produira que si le setting les tolère et en permet la subjectivation dans l’atelier et, plus largement, dans l’institution.

Notes

  • [1]
    C’est une véritable simulation psychomotrice qui jette un pont entre les possibles du virtuel matriciel et les singularités de l’actualisation agissante. Nous la définissons comme une construction mentale de l’observateur immergé physiquement dans des simulations sensorielles interactives en 3 D (des artefacts technologiques) qui leurrent sa perception. La réalité virtuelle (rv) est donc un simulacre non pas de la réalité, mais de la perception du corps mobilisé avec ses cinq sens (l’odorat résiste encore un peu…) et aussi et surtout ses freudiennes « représentations d’actions ».
  • [2]
  • [3]
    Citation à partir du guide d’utilisation que l’on retrouve sur le site officiel du jeu : http://www.clash-back.com tel qu’il apparait le 20 mai 2018.
  • [4]
    Si le gameplay d’un jeu vidéo recouvre le ressenti global du joueur, il est classiquement divisé en trois composantes : sa jouabilité, sa maniabilité et sa difficulté. Dans le cas présent, c’est la jouabilité qui est jugée trop faible. Elle correspond à la richesse du champ des possibles offerts, ici réduite à trois possibilités.
Français

Aujourd’hui, l’immersion des adolescents dans la réalité virtuelle est devenue une composante essentielle de leur propre construction identitaire et de son déploiement au sein de l’univers familial et scolaire. Dans le meilleur des cas, l’avatar s’inscrit dans une zone ludique source de rêverie désirante et de tâtonnement créatif subjectivant. Dans les institutions de soin qui accueillent des adolescents, les médiations numériques gagnent du terrain, que ce soit sur un mode éducatif ou soignant. Sur ce terrain, des serious games spécialisés ont récemment fait leur apparition. Dans cet article, l’usage de l’un d’entre eux, Clash Back, est examiné, notamment à partir d’une expérience clinique sur plusieurs mois, et sa valeur thérapeutique est questionnée. En effet, un outil thérapeutique en soi n’existe pas mais dépend du cadre théorico-clinique qui sous-tend son utilisation et en permet le développement processuel. De plus, la mise à l’épreuve de ce serious game par les adolescents vient confirmer que les techniques ne suivent pas toujours la logique de leur créateur mais bien plutôt celle de la logique de son usage, parfois étonnante et éloignée de l’intention initiale.

Mots-clés

  • Adolescence
  • médiations numériques
  • serious games
  • logique de l’usage
  • Brun, A. 2016. « Spécificités de la symbolisation dans les médiations thérapeutiques », Cliniques, paroles de praticiens en institution, 11, 17-44.
  • Caillois, R. 1958. Les jeux et les hommes : Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967.
  • Dejours, C. 2001. Le corps, d’abord, Paris, Payot.
  • Klein, M. 1959. La psychanalyse des enfants, Paris, Puf, 1993.
  • Leroi-Gourhan, A. 1964. Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1998.
  • Milner, M. 1955. « Rôle de l’illusion dans la formation du symbole », Revue française de psychanalyse, 5-6, 1979.
  • Perriault, J. 1989. La logique de l’usage. Essais sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion.
  • Pommereau, X. 2011. Nos ados.com en images, Paris, Odile Jacob.
  • Vlachopoulou, X. ; Missonnier, S. 2015. Psychologie des écrans, Paris, Puf.
  • Hug-Hellmuth (von), H. 1991. Destin et écrits d’une pionnière de la psychanalyse des enfants, Paris, Payot.
  • En ligneWainrib, S. 2006. « La psychanalyse, une question de subjectivation ? », Le Carnet PSY, 109, 23-25.
  • Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1975.
Xanthie Vlachopoulou
Xanthie Vlachopoulou, psychologue clinicienne, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l’université Paris Descartes-Sorbonne Paris Cité, laboratoire pcpp, ea 4056.
Sylvain Missonnier
Sylvain Missonnier, psychologue clinicien, psychanalyste spp, professeur de psychologie clinique et psycho-pathologie à l’université Paris Descartes-Sorbonne Paris Cité, laboratoire pcpp, ea 4056.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/01/2019
https://doi.org/10.3917/dia.222.0041
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