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Prématurité : une clinique du traumatisme ?

De la particularité d’une naissance prématurée

1 Depuis plus d’une vingtaine d’années, le nombre d’enfants nés avant terme n’a cessé d’augmenter dans le monde. Cette augmentation serait principalement liée à la hausse de la natalité et aux nouvelles méthodes de procréation augmentant le nombre de grossesses gémellaires (inserm, 2009). En France, le taux de prématurité est passé de 5,9 % en 1995 à 7,4 % en 2010. Parmi eux, 10 % sont des grands prématurés, de 28 à 32 semaines d’aménorrhée (sa) et 5 % sont nés avant 28 sa (inserm, 2015). Ainsi, ces naissances sont devenues un problème de santé publique. La survie [1] de ces bébés nécessite une hospitalisation en service de réanimation néonatale, de soins intensifs et/ou de néonatologie afin de pallier leur immaturité sur les plans respiratoire et digestif. Ce temps d’hospitalisation est certes variable en fonction de l’évolution de l’état de santé de l’enfant, mais il peut durer plusieurs mois avec des déplacements entre différents services et parfois entre hôpitaux. Ces séparations précoces associées à la question de la survie et des séquelles potentielles mettent à mal l’établissement de relations précoces entre les parents et leur bébé. Nous nous intéresserons ici au vécu psychique de la mère et à ses effets sur la construction du maternel qui soutient les soins psychiques à apporter à ces enfants nés trop tôt.

Traumatisme et difficultés de nouage des liens précoces

2 La survie des nouveau-nés a d’emblée constitué une préoccupation centrale pour la médecine néonatale qui s’est essentiellement centrée sur le devenir neurodéveloppemental, cognitif et sensoriel du bébé (Bergès et Lézine, 1969). Ce n’est qu’à partir des années 1980-1990 qu’est apparu l’intérêt pour le vécu maternel à partir de la prise en compte de l’impact d’un accouchement prématuré sur le psychisme de la mère. En référence à la théorie de l’attachement, la perturbation des interactions précoces en lien avec des difficultés d’ajustement relationnel est alors mise en lien avec le traumatisme que peut représenter une naissance prématurée. L’irruption de fantasmes agressifs maternels refoulés remettrait en cause les aménagements psychiques antérieurs face à la réalité d’un enfant vulnérable (Kreisler et Soulé, 2004) et engendrerait agressivité et culpabilité perturbant de manière « massive » les interactions (Lebovici et Stoléru, 1983). Différentes études sur le développement des « grands prématurés » repèrent un fort taux de troubles du spectre autistique, variant de 5 à 8 % de risques contre 0,5 % dans la population générale (Johnson et coll., 2010 ; Pinto-Martin et coll., 2011 ; Ouss-Ryngaert, Alvarez, Boissel, 2012). D’autres mettent en avant l’impact d’un syndrome de stress post-traumatique maternel sur l’adaptation des comportements maternels envers leur enfant. Les mères seraient peu sensibles et dans le contrôle (Borghini et Muller Nix, 2015), favorisant l’apparition de difficultés développementales chez les enfants (Pierrehumbert et coll., 2003). La prématurité serait alors envisagée comme une expérience intense potentiellement traumatique pour la mère et désorganisatrice sur les plans intrapsychique et interrelationnel (Borghini et Muller Nix, 2015). Causes d’une faille narcissique par l’interruption du processus de maternalité (Racamier, 1979, p. 44) inhérent à l’expérience de la grossesse, les difficultés rencontrées lors des premières phases de socialisation de l’enfant réactiveraient l’angoisse du vécu traumatique initial (Ravier et Pédinielli, 2015).

3 Selon notre orientation psychanalytique, le traumatisme survient chez un sujet qui se trouve confronté à une situation dépassant ses capacités d’intégration psychique et effractant son système défensif (Freud, 1920). Pour Lacan (1973), le traumatisme peut s’entendre comme l’effraction du réel qui laisse le sujet « hors sens ». Peut-on penser qu’une naissance prématurée serait vécue par la mère comme l’irruption du réel, ce qui amènerait à considérer la clinique de la prématurité comme une clinique du traumatisme ? C’est le propos de François Ansermet pour qui « le traumatisme entraînerait une abolition symbolique » (1999, p. 43) qui laisse le sujet sans représentations. Le traumatisme psychique susciterait une régression narcissique, soit un repli sur les pulsions du Moi au détriment des pulsions érotiques et de l’investissement libidinal. Ce mouvement de régression narcissique serait contraire au mouvement d’investissement libidinal nécessaire au nouage des liens précoces. Sous l’effet du traumatisme, les rêveries maternelles seraient suspendues. Or, la capacité de rêverie maternelle permet de construire un espace psychique fiable pour le bébé à venir (Bion, 1962). Ce processus d’imaginarisation et de symbolisation se met en route dès le troisième trimestre de la grossesse. À la naissance de l’enfant, cette activité maternelle viendrait suppléer à l’absence « d’appareil à penser du bébé ». Elle permettrait la transformation des éléments bêta non assimilables par le bébé en éléments alpha qui peuvent être pensés, symbolisés. D’autres auteurs (Stoléru, 1985 ; Ammaniti, 1991) ont travaillé sur l’importance de la construction et du déploiement de la vie fantasmatique et imaginaire au cours de la grossesse dans la construction des premiers liens. Il y aurait une continuité entre les élaborations fantasmatiques de la grossesse et celles qui fondent les interactions mère-enfant après la naissance. Lors d’une naissance prématurée qui interrompt de façon soudaine les projections fantasmatiques en mettant sur le devant de la scène un risque de mort, quelles défenses et ressources psychiques peut déployer une femme pour rester arrimée au désir qu’elle a pour son enfant ?

4 Si l’hypothèse d’un traumatisme vécu lors d’une naissance prématurée fait consensus, il s’agit toutefois de préciser ce qui serait traumatique et de quel réel il est question. Le réel d’une parole d’un médecin qui annonce l’imminence d’un accouchement prévu dans trois mois ? Le réel du corps dans une césarienne en urgence s’apparentant plus à une opération chirurgicale qu’à un travail de parturition, pouvant faire voler en éclats l’image corporelle ? Le réel de la vision du corps d’un bébé inachevé dévoilant ce qui n’aurait pas dû être vu et qui n’a pas encore forme humaine ? Le réel de la confrontation à l’idée de la mort qui reste irreprésentable ? Ces différentes questions nous ont conduites à nous intéresser au vécu singulier de ces femmes et à explorer comment elles se sont construites comme mères dans ces conditions particulières. En effet, le contexte de la naissance prématurée, entraînant une rupture dans le sentiment de continuité de la grossesse, une séparation précoce avec l’enfant et l’incertitude quant à sa survie, rend difficile la symbolisation de la naissance et empêche par là-même d’être dans une disposition psychique nécessaire à l’état de préoccupation maternelle primaire.

Méthodologie générale de la recherche

5 Notre questionnement sur les effets traumatiques d’une naissance prématurée a donné lieu à une étude longitudinale et comparative sur la construction du sentiment maternel en situation de grande prématurité. En sollicitant des femmes ayant eu des vécus médicaux différents, nous avons construit un protocole qui nous a permis de constituer trois groupes de cinq femmes.

6 Nous avons rencontré quinze femmes primipares qui répondaient aux critères suivants : premier enfant de la femme, grossesse unique, femmes vivant en couple avec le père de leur enfant, francophones et majeures. Aucune n’était dans un isolement social ou familial. Au travers d’entretiens semi-directifs, nous leur avons proposé de témoigner du vécu psychologique de leur grossesse et des premiers temps avec leur enfant. Avec leur accord, les entretiens ont été enregistrés, transcrits et anonymisés. Le premier groupe est constitué de femmes ayant accouché avant 33 sa avec ou sans hospitalisation pour menace d’accouchement prématuré (map). Nous les avons sollicitées par le biais de l’Unité de diagnostic des troubles des apprentissages et du suivi des anciens prématurés (ditap). Dans le cadre de cette approche rétrospective, un seul entretien de recherche a été réalisé, entre trois et six mois de vie de l’enfant, à leur domicile ou au service de pédiatrie. Le deuxième groupe comporte des femmes ayant accouché prématurément ou à terme après une hospitalisation pour map. Nous avons mené deux entretiens pendant l’hospitalisation, entre le sixième et le huitième mois de grossesse, et un à domicile entre le premier et le deuxième mois de vie de l’enfant. Notre troisième groupe, témoin, comprend des femmes dont la grossesse se déroulait sans particularités médicales. Nous les avons sollicitées par l’intermédiaire d’une sage-femme en libéral ou en service hospitalier afin de les rencontrer à trois reprises : aux cinquième et huitième mois de grossesse, puis au cours du premier mois de vie de l’enfant.

7 Avec ces deux derniers groupes nous souhaitions explorer, au-delà de la singularité de chaque situation, l’évolution des processus psychiques au cours de la grossesse et après la naissance de l’enfant ; l’objectif étant de repérer comment s’est construite pour ces femmes leur maternalité au fil de leur grossesse et après la naissance de leur enfant. Cette double approche prospective et rétrospective permet de comparer la façon dont est abordée la naissance prématurée en fonction de la temporalité dans laquelle elle prend place.

8 L’analyse des données discursives visait à explorer les déterminants psychiques sous-jacents par une analyse qualitative des contenus des verbatims (Blanchet, 2007) et par une analyse des procédés discursifs avec une attention particulière portée aux mécanismes défensifs (Azoulay et Emmanuelli, 2000 ; Maingueneau et Angermüller, 2007). En lien avec les hypothèses de recherche, les entretiens ont été travaillés selon deux axes : la construction du maternel à travers le vécu de la grossesse, de l’accouchement et des premiers temps avec l’enfant prématuré et la place qu’elles accordent au discours médical.

9 L’analyse de l’ensemble des entretiens a permis de repérer une spécificité dans le premier groupe de femmes rencontrées seulement aux 6 mois de leur enfant. Contrairement aux femmes des deux autres groupes, certaines mères de ce groupe utilisaient le terme « préma » pour parler de leur bébé, laissant apparaître un rapport particulier dans le nouage du lien avec leur enfant. C’est cette spécificité que nous avons choisie d’explorer et d’exposer dans le présent article.

Résultats

10 Dans le premier groupe, trois femmes ont entre 27 et 30 ans et ont été facilement enceintes, contrairement aux deux autres, âgées de 40 et 42 ans, qui ont eu des difficultés pour concevoir leur enfant. Quatre des cinq femmes ont été rencontrées en service de pédiatrie à l’occasion de l’hospitalisation de leur enfant, alors âgé de 5 ou 6 mois d’âge réel, dans le cadre du suivi des anciens prématurés pris en charge par le ditap[2]. Cette première prise de contact a permis de leur présenter la recherche et d’organiser les entretiens qui se sont déroulés une à deux semaines plus tard.

11 De présentation discrète mais dotée d’une voix calme et profonde, Sarah, 40 ans, accepte volontiers de participer à notre recherche tout en précisant qu’il faudra avoir des mouchoirs à portée de main dans le bureau. Marquée par une fausse couche antérieure, Sarah a accouché en urgence suite à une rupture prématurée des membranes utérines. Martine, 30 ans, se met à pleurer à l’écoute de notre proposition tant est à l’œuvre le traumatisme de son accouchement en urgence suite à une pré-éclampsie, redoublé par l’angoisse pour son fils Ethan qui va subir une troisième opération du cerveau la semaine suivante. En colère contre l’hôpital, Barbara, 42 ans, m’invite à son domicile. Suite à une pré-éclampsie entraînant une hospitalisation en service de grossesse à risque, elle « tiendra » trois semaines avant de devoir accoucher. Son projet d’enfant a été marqué par un diagnostic d’infertilité. Enfin, Sophie, 27 ans, paraît enthousiaste à l’idée de témoigner. Une rupture franche des membranes a provoqué un accouchement en urgence de façon si soudaine qu’elle garde le sentiment de ne pas avoir vécu son accouchement. Au cours de cet entretien de recherche particulièrement long et difficile à clore, Sophie déroulera le fil de sa pensée avec émotion et peu de résistance, réalisant un véritable travail d’élaboration psychique.

12 Hospitalisée trois jours, Juliette, 29 ans, aurait dû faire partie du groupe de femmes hospitalisées pour map, mais, en raison de son accouchement en urgence le lendemain de la prise de rendez-vous, elle propose de différer notre rencontre à son domicile – « pas avant deux mois parce que j’aurai plein de rendez-vous pour mon fils ». C’est pourquoi l’entretien de recherche a été réalisé lorsque son fils était âgé de 2 mois [3].

13 Si ces cinq femmes ont accouché quasiment au même terme, entre 27 et 29 sa, aucune n’a pour autant le même vécu psychique de cet événement, ni des premiers liens avec son enfant. Pour Sarah, Martine et Sophie, la construction du maternel achopperait sur un difficile sentiment de reconnaissance de leur bébé alors que Juliette et Barbara évoquent un sentiment de « connexion » immédiat avec leur enfant. Au-delà de la singularité de leur histoire, qu’est-ce qui permet d’éprouver ce sentiment de reconnaissance, fondamental à la construction du maternel ? De quoi se soutient le désir qui permet la libidinisation de l’enfant ?

14 Après avoir précisé les éléments discursifs qui nous permettent de repérer un effet traumatique de l’irruption brutale d’un accouchement prématuré, nous montrerons comment la création par le discours médical de la catégorie « prémas » offrirait à chacun des parents, ici aux mères, un cadre symbolique pour penser ces bébés nés trop tôt. Ce « montage » symbolique serait une manière d’épingler le réel auquel peuvent confronter ces situations de naissance prématurée et permettrait aux mères la reprise ou la poursuite des rêveries maternelles nécessaires à la supposition de sujet de leur bébé.

Du traumatisme de l’annonce de l’accouchement à la rencontre de l’enfant…

15 Conformément à la littérature scientifique, nous avons repéré dans les entretiens les trois principaux critères d’évaluation du traumatisme psychique : caractère soudain de l’imminence de l’accouchement, modifications du vécu de la temporalité et interruption des rêveries maternelles. Plus de trois mois après la naissance de leur bébé, chacune a ouvert son récit par l’annonce de l’imminence de l’accouchement bouleversant le cours de sa vie. La rupture des membranes utérines ou l’annonce de pré-éclampsie ont été vécues comme des effractions qui ont modifié leur rapport au temps : sensation d’être « hors-temps » (Barbara), « ça va à cent à l’heure » (Juliette). Cette distorsion du temps est révélatrice du vécu psychique interne : un temps entre parenthèses. Quatre d’entre elles décrivent la scène avec l’emploi du style direct, comme si elles la revivaient. L’emploi du temps présent souligne une non-intégration psychique de l’événement. Sophie se remémore ces paroles : « Écoutez, vous allez accoucher, et là il y a à peu près tout qui s’effondre parce qu’on imagine la grossesse d’une certaine façon. » Cette annonce fait voler en éclats la grossesse imaginaire et les rêveries maternelles. Pour ces quatre femmes, l’accouchement par césarienne sous anesthésie locale a accru l’absence de vécu psychique par l’absence d’éprouvés corporels. Pour autant, Sophie, la seule à avoir accouché par voie basse, dit : « Ça s’est passé tellement vite, mon accouchement, j’ai l’impression de l’avoir vu mais pas de l’avoir vécu tellement c’était compliqué. » Le surgissement du réel du corps associé à l’angoisse de mort du bébé entrave l’expérience corporelle de l’accouchement. À son corps défendant face à ce sentiment d’irréalité, Sophie continue à ressentir des éprouvés corporels de la grossesse après l’accouchement : « Pour moi, il était toujours dans le ventre, […] l’impression qu’il bougeait encore, je le sentais. » Elle évoque ensuite le sentiment de ne jamais avoir été enceinte, comme si la défense face à cette interruption prématurée de sa grossesse consistait en l’annulation rétroactive de ce sentiment et de ses traces corporelles : « C’était comme si j’avais jamais été enceinte […] on peut se réveiller en pleine nuit, on penserait même pas qu’on a eu un bébé […] Voilà, mon corps est revenu exactement comme avant. » Pour Sarah, c’est comme s’il n’y avait rien entre le moment de l’accouchement et la naissance : « Il fallait faire la césarienne le jour-même […] et puis bon, ben du coup le soir à huit-neuf heures elle était là. » Associé à une absence d’éprouvés corporels : douleurs, contractions, l’accouchement ne s’inscrirait pas symboliquement en tant qu’événement de corps. Ces situations mettent en exergue le décalage entre naissances physique et psychique que créé le traumatisme, décalage que nous avons retrouvé dans la manière de parler de leur bébé.

Des enfants nommés « prémas » …

16 Comme nous l’avons mentionné, l’emploi récurrent du terme « préma » a attiré notre attention, d’autant plus qu’il n’apparaît pas dans le discours des autres femmes ayant accouché prématurément, rencontrées à un mois de vie de l’enfant. Que représente ce terme, issu du discours médical, que certaines mères semblent s’être approprié ? Serait-il indicatif d’un lien qui peinerait à se nouer ? En effet, six mois après la naissance de leur bébé, les femmes qui parlent de « préma » sont celles qui éprouvent des difficultés à reconnaître leur enfant comme le leur.

17 Sarah, Martine et Sophie parlent du choc ressenti devant la vision du corps de l’enfant maigre, pas fini et de surcroît appareillé et de la difficulté de penser leur bébé comme un « vrai » bébé : « C’est pas un bébé normal », « C’étaient pas des vrais pleurs de bébé », « Ils sont pas des vrais bébés » ou encore : « C’est pas qu’elle est pas finie », dit Sarah, « C’était pas possible, j’avais pas pu faire un aussi petit bébé et puis après, quand je l’ai vu, forcément, c’était encore plus dur de le voir si petit que ça », sanglote Martine. L’emploi d’articles indéterminés et l’absence d’adjectifs possessifs disent la difficulté de se sentir mère de cet enfant-là. Sophie se remémore la rencontre avec son fils : « La première fois que je l’ai vu, je suis tombée dans les pommes […] il était si minuscule, on s’imagine pas une crevette, je me suis sentie mal, c’était un peu un choc […] il était si petit, si loin d’un bébé, il n’a pas toutes les formes, on ne dirait pas encore un bébé, on dirait […] une grosse grenouille, un genre de têtard […] un Pokémon sans la petite queue. » Le sentiment d’étrangeté ressenti par Sophie face à son fils pourrait entraver le travail psychique de symbolisation de la naissance. Ces femmes témoignent d’une rencontre possible avec leur enfant dans un second temps, notamment au travers de la pratique du « peau-à-peau » au cours de laquelle les éprouvés corporels semblent avoir pu donner naissance à des éprouvés relationnels relançant le processus de symbolisation.

18 Pour Juliette et Barbara, la question du « vrai » bébé ne se pose pas. Elles parlent de leur enfant en le prénommant, signe d’une identité propre, sans avoir recours à la catégorisation « prémas ». La reconnaissance et le sentiment d’appartenance immédiat ne les confronteraient pas à ce sentiment d’étrangeté malgré l’arrêt brutal de leur grossesse et l’apparence physique de leur enfant. Juliette met en avant son soulagement au moment de la rencontre avec son fils : « Et puis là c’était quand même un soulagement, le fait qu’il ait tous ses organes au bon endroit. » Rassurée sur son angoisse qu’il n’ait « pas tout », elle peut le regarder : « Moi je m’attendais à voir un bébé tout fripé ou pas fini, mais non, quand je l’ai vu, c’est sûr que c’était le plus beau des bébés. » Elle répète : « J’ai terminé ma grossesse là-bas avec lui » en pratiquant le peau-à-peau : « C’est comme s’il était encore dans, enfin j’peux pas dire qu’il était encore dans mon ventre parce que c’était pas le cas, mais c’était moins frustrant de pouvoir le prendre sur soi. » L’hôpital aurait eu une fonction d’enveloppe psychique dans laquelle Juliette semble s’être « lovée » afin de terminer psychiquement sa grossesse dans un corps-à-corps avec son fils. Cette représentation aurait préservé une continuité fantasmatique permettant la libidinisation de celui qu’elle reconnaît comme son enfant. Barbara, quant à elle, parle d’une « connexion » d’emblée ressentie : « La première fois que j’suis arrivée en réa, où elle était dans sa couveuse […] elle m’a tout de suite agrippé le doigt […] toute petite, trente et un centimètres, sa petite main a pris mon doigt et là je sais pas comment dire, c’est une connexion qui se fait, c’est fort. » Barbara, qui a perdu sa mère, puis sa grand-mère, ne pouvait pas perdre sa fille : prenant appui sur l’absence et la présence des figures maternelles, Barbara donne du sens à la date de conception et de naissance et au prénom de sa fille. Pour ces deux femmes, la poursuite des rêveries maternelles semble avoir permis de poser un regard « auréolé » sur leur enfant. Référé à la dimension imaginaire, le concept du regard auréolé permet de saisir que « c’est le regard émerveillé des parents qui lui confère cette aura qui le phallicise » (Laznik, 2016, p. 419). Le regard pris dans l’axe de l’illusion permettrait de parer l’enfant réel de toutes les qualités imaginaires. Voir ce qui n’est pas encore advenu amortirait le choc de la rencontre avec le bébé réel. Juliette et Barbara n’auraient pas eu besoin de se saisir du terme « préma » entendu dans le milieu médical pour pallier une « panne » de rêveries maternelles. La continuité de ces rêveries serait le signe que l’accouchement prématuré n’a pas fait traumatisme. Notons que ces deux femmes ont été hospitalisées quelques jours pour map. Cette hospitalisation, permettant l’anticipation d’un éventuel accouchement prématuré, préserverait-elle la dimension fantasmatique nécessaire à l’investissement libidinal de l’enfant, évitant par là-même une effraction traumatique ?

Discussion

19 Le défaut de libidinisation, nécessaire au nouage des liens précoces, que nous mettons en lumière dans ces analyses serait sous-tendu par un mouvement de régression narcissique lié au traumatisme psychique. C’est confrontées à une absence de représentations humanisantes que Sophie, Martine et Sarah auraient recours au vocable « prémas » pour désigner leur enfant. Ce terme définirait des spécificités de ces bébés par rapport aux bébés nés à terme. L’étrangeté, le manque d’humanité dont elles témoignent au moment de la rencontre avec leur nouveau-né exacerberaient l’écart entre le bébé imaginaire et le bébé réel. Penser son enfant comme appartenant à une catégorie de bébés différents serait une tentative d’humanisation face à une inquiétante étrangeté (Freud, 1919). Les nommer « les prémas » désignerait un « entre deux », entre le fœtus et le bébé, entre la vie et la mort, entre l’humain et l’animal. L’appropriation subjective de ce terme permettrait de penser le hors sens en le nommant. Les mères qui font encore appel à la catégorisation « prémas » six mois après la naissance témoignent-elles d’une tentative de donner du sens aux difficultés d’investissement de leur enfant ? Cette catégorie résonnerait comme une solution de compromis face au sentiment de non-reconnaissance de leur enfant, qui peut lui-même s’entendre comme un mécanisme de défense face à la désorganisation psychique suscitée par la naissance très prématurée. Les mères, sous le coup de l’effraction du réel, « tricoteraient » ainsi une représentation possible de leur enfant. En ce sens, la terminologie médicale offrirait un espace symbolique afin de sortir de la sidération et de remettre en route les rêveries maternelles nécessaires à l’établissement des premiers liens, opérant ainsi une « greffe » symbolique. Nouant imaginaire et symbolique, le terme « préma » propose une représentation empêchée par l’envahissement du spéculaire. La prédominance de la vision dans le récit de la rencontre et non du regard, celui-ci étant vidé de sa dimension pulsionnelle et libidinale, en est une illustration.

20 Si le terme « préma » semble être un élément langagier soutenant le processus de symbolisation de leur vécu, d’autres pratiques médicales, comme le calcul de l’âge de l’enfant, peuvent au contraire accroître les difficultés en générant de la confusion. En effet, après une naissance prématurée, les soignants continuent de déterminer l’âge de l’enfant en semaines d’aménorrhée comme pendant la période gestationnelle. Cette façon de ne pas différencier le terme théorique de la grossesse de la naissance de l’enfant induit que l’enfant n’est pas tout à fait né, ni séparé de sa mère. Cela ne semble pas sans effet sur la difficulté qu’elle rencontre de faire naître psychiquement son bébé. Ni le corps médical ni le tissu social ne participeraient à la symbolisation de cette date de naissance. En effet, la naissance très prématurée avec le risque élevé de décès n’est pas fêtée, ni ritualisée. Au cours de leurs premières années de vie, l’âge de ces enfants se définit en « âge réel » et « âge corrigé ». L’âge corrigé efface en quelque sorte le temps précédant le terme théorique de la naissance. L’âge de l’enfant, rappelant sans cesse les conditions de sa naissance, peut renforcer la culpabilité des mères, à l’œuvre par exemple dans l’investissement fantasmatique de la couveuse qui est parfois pensée comme un ventre idéal car non défaillant. Peut-être faudrait-il être plus vigilant et prendre appui sur les repères symboliques sociaux qui inscrivent chaque nouveau-né dans le monde des humains dès sa venue au monde ? En persistant à ne pas les inscrire complètement dans une réalité temporelle commune, ces bébés restent suspendus à un temps ni réel ni social, dans l’attente de leur survie ou de leur décès. Le temps de l’hospitalisation s’apparenterait à une parenthèse dans le temps socialisé pour les mères et pères, mais également pour la famille à distance, tant les codes de la naissance sont bouleversés. Sophie nous confie : « Nous, on est là à se battre, à dire non non, mais il est pas mort ; mais pour le monde autour c’est encore plus flou que pour nous, alors ça nous enfonce carrément. » La difficulté pour la famille de se représenter la situation renforcerait pour les parents un sentiment d’étrangeté.

21 Si dans le cadre de cette recherche la parole n’a pas été donnée aux pères, nous avons néanmoins prêté attention à la manière dont ces femmes se référaient à leur conjoint. Certaines lui supposent une souffrance suscitée par le sentiment de solitude du fait de l’éloignement physique avec la mère et l’enfant. D’autres ont mis en avant sa fonction d’étayage pour la maman et son investissement de l’enfant. Il semblerait également que la valeur accordée au discours médical serait plus prégnante lorsque le lien conjugal est fragilisé par les conditions de la naissance.

Conclusion

22 Bien que notre échantillon soit réduit, le discours médical, par sa logique de catégorisation, offrirait un espace de représentation avec le terme « préma ». Dans le temps de l’effraction de la naissance, cette nomination serait aidante pour des femmes primipares qui ne peuvent s’appuyer sur une expérience maternelle antérieure pour faire face à ce qui leur arrive. Un travail d’élaboration s’avère nécessaire pour inventer leur propre chemin dans la rencontre avec leur bébé. Si les prémas ne sont pas de vrais bébés, leurs parents peuvent-ils alors devenir de « vrais » parents ?

23 Au-delà de l’éclairage apporté sur les effets de la rencontre entre le sujet et le discours des professionnels de soins, l’appropriation subjective du mot « préma » peut s’envisager comme un mécanisme de défense face au traumatisme vécu. Les analyses de ces entretiens nous conduisent à nuancer le postulat du traumatisme comme lié à l’événement de corps et à la vision de l’enfant né très prématurément et à être davantage attentif à l’angoisse suscitée par un lien rompu entre la mère et l’enfant rêvé. L’angoisse, signe d’un nouage fondamental non advenu, se dirait à travers la possibilité psychique ou non d’avoir un regard auréolé sur son enfant. La naissance très prématurée d’un enfant permettrait de produire un effet loupe sur la construction du processus de maternalité en dévoilant, à travers le décalage entre la naissance physique et psychique, l’importance de la libidinisation du bébé prématuré dans la création du lien.

Notes

  • [1]
    Selon les premiers résultats de l’enquête Epipage 2 (en France), on compte 48 % de naissances vivantes pour l’extrême prématurité (22-26 sa) et 89 % pour la grande prématurité (27-31 sa) contre 98 % pour la prématurité moyenne (32-34 sa). En 1995, on comptait 75 % de naissances vivantes pour les enfants nés avant 32 sa (enquête nationale périnatale).
  • [2]
    Dans le cadre du suivi des « anciens » prématurés, les bébés sont amenés à faire un bilan neuro-développemental à 3-4 mois d’âge corrigé (soit 5-6 mois d’âge réel) en hôpital de jour en pédiatrie.
  • [3]
    Nous avons tenu compte de cette différence temporelle avec les autres nourrissons dans notre analyse.
Français

Cet article repose sur une recherche en psychopathologie clinique étudiant la construction du maternel dans les situations de grande prématurité. Les chercheurs, psychologues cliniciennes référées à la psychanalyse, ont effectué une analyse discursive et thématique d’entretiens de recherche réalisés auprès de cinq femmes vivant en couple ayant accouché de leur premier enfant entre 27 et 29 semaines d’aménorrhées. Les résultats indiquent que certaines mères ont un vécu traumatique de la naissance qui empêche la poursuite des rêveries maternelles et entrave l’investissement libidinal du bébé, fondateur dans le nouage des liens précoces. Malgré l’événement de corps et la vision de l’enfant prématuré, d’autres parviennent à maintenir un regard « auréolé ». La recherche montre aussi comment la création par le discours médical de la catégorie des « prémas » offrirait un cadre symbolique aux parents pour penser ces bébés nés trop tôt et relancerait leur capacité de rêverie.

Mots-clés

  • Prématurité
  • traumatisme
  • discours médical
  • libidinisation

Bibliographie

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Cécile Bréhat
Doctorante en psychologie et psychopathologie cliniques, psychologue clinicienne, université de Strasbourg, sulisom ea 3071, F-67000 Strasbourg, France.
brehatcecile@yahoo.fr
Anne Thevenot
Professeure de psychologie et de psychopathologie cliniques, psychologue clinicienne, université de Strasbourg, sulisom ea 3071, F-67000 Strasbourg, France.
anne.thevenot@unistra.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2018
https://doi.org/10.3917/dia.221.0127
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