Le contretransfert, « c’est par excellence la question que la pratique impose à la théorie » André (2011, p. 177).
1 Le contretransfert est un objet à la fois théorique et clinique qui, reconnu comme inéluctable, ne cesse de questionner l’analyste au sujet de sa nature, de son utilisation. Ainsi, plusieurs définitions se retrouvent dans la littérature. L’une des plus répandue est la suivante : « Ensemble des réactions inconscientes de l’analyste à la personne de l’analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci » (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 103). Le concept, né après les frasques de Jung avec ses patientes, apparaît officiellement en 1910 dans Perspectives d’avenir de la thérapeutique analytique. Freud évoque l’importance de la maîtrise du contretransfert, celui-ci étant associé aux désirs érotiques envers les patientes et donc au risque de passage à l’acte. L’auto-analyse est le moyen de lutter contre les mouvements contretransférentiels. À sa suite, plusieurs écoles se sont constituées, les unes considérant le contretransfert comme un phénomène névrotique de l’analyste, et de fait un danger à éviter ; les autres le considérant comme une création du patient. Pour ces dernières, le contretransfert devient un outil incontournable à la compréhension de l’inconscient de l’analysé. Un troisième mouvement émerge, reconnaissant à la fois la part névrotique de l’analyste à auto-analyser et le rôle fondamental du contretransfert dans la compréhension du transfert du patient.
2 Mais si le contretransfert est au cœur de la cure analytique, il l’est également dans toute relation de soin et de recherche. Les travaux de Georges Devereux ont permis d’entendre les manifestations contretransférentielles de toute personne engagée dans une véritable relation de soin, de recherche ou de pédagogie. Il définit ainsi « la somme des réactions conscientes et inconscientes que tout thérapeute et/ou chercheur en sciences humaines va avoir à l’égard de son patient et/ou de son objet de recherche » (Devereux, 1967, p. 75-84).
3 Son existence et sa prise en compte ne sont plus, aujourd’hui, remises en question. Cependant, il demeure un objet complexe, dont la richesse continue d’être source d’études et de recherches. Celles-ci permettent de préserver les potentialités créatrices de la pensée, nécessaire à l’accompagnement des patients. La pensée est avant tout un moyen de résister à la tentation de l’uniformité et aux attaques de la subjectivité. Le recours à la compréhension et à l’analyse du contretransfert est un outil précieux, notamment lorsque la violence de la réalité externe s’impose au sujet et empêche la pensée. Le contexte actuel (avec les attentats et menaces d’attentat) complexifie l’analyse en cela que le thérapeute est lui-même atteint par des événements effroyables, dans ses enveloppes groupales et sociétales. Dans la clinique du trauma, le thérapeute est confronté à un sentiment d’effroi, tout en même temps qu’à une fascination, une « séduction » (Lachal, 2007) qui doivent être reconnus et pris en compte pour relancer les processus de pensée et échapper à la sidération.
4 Le sujet de notre recherche concerne les manifestations contretransférentielles des thérapeutes qui prennent en charge des dyades mère-bébé en situation de traumatisme. Il s’agit d’une rencontre singulière et spécifique dont nous proposons d’interroger les caractéristiques. Cette étude est réalisée à partir d’un dispositif particulier : le focus group, méthode qualitative de recherche fondée sur la communication de groupe (Markova, 2004). Nous aborderons ses spécificités après avoir évoqué le cadre théorique dans lequel nous situons le traumatisme psychique (sortant du clivage entre réalité interne et réalité externe), ainsi que la rencontre avec les mères et leur bébé.
Le traumatisme psychique : le poids de la réalité interne et externe en question
5 Le traumatisme, évoqué à travers les mots « choc », « effroi », « effraction », est une notion au centre des développements psychanalytiques et des débats. Il met en balance réalité psychique et réalité externe comme la scission théorique entre Freud et Ferenczi l’illustre. De la situation réelle de séduction, Freud accorde ensuite une place centrale au fantasme dans l’origine des névroses (abandon de sa Neurotica, 1897). Le trauma, élément organisateur de la névrose, doit « toujours » être envisagé, comme le rappelle Bokanowski (2010, p. 12), « en référence aux fantasmes inconscients qui constituent la réalité psychique interne ». À la suite de la Première Guerre mondiale, une théorisation de la névrose de guerre apparaît, ainsi que la notion d’effraction du système de pare-excitation. Le traumatisme psychique acquiert une dimension économique, débordant les capacités d’élaboration de l’appareil psychique (Freud, 1920). Il s’inscrit dans la psyché comme un corps étranger ne pouvant se lier à aucune représentation. Freud (1939) établit dans la fin de ses travaux un lien entre le traumatisme psychique et des atteintes précoces du Moi rejoignant les conceptions de Ferenczi. De son côté, les développements de Sandor Ferenczi (1932) soulignent le rôle de l’Objet et de sa nature dans la notion de traumatisme. L’objet apparaît en trop (trop présent ou trop absent), constituant une défaillance de la réponse de l’environnement aux besoins affectifs du sujet. Ces conceptions entraînent, pour Ferenczi, une modification de la méthode et la description d’un rôle plus actif et plus maternel de l’analyste, notamment face aux reviviscences des patients. Ce positionnement permettrait à l’analyste comme au patient de sortir de ce questionnement envahissant : « S’agit-il d’une expérience réellement vécue ou d’un fantasme ? » (Lachal, 2015), le doute étant une dimension intrinsèque au trauma. Les travaux de Ferenczi ont ouvert la voie à des réflexions théorico-cliniques contemporaines, notamment celles apparues avec la Seconde Guerre mondiale. Winnicott, Bion, Bowlby, Anna Freud ont permis un nouveau regard sur les traumas de l’enfant.
6 Le thérapeute est soumis à cette tentation du clivage entre réalité externe et réalité psychique. La fascination et la sidération induites par l’événement et le discours traumatique peuvent créer un écran et entraîner des contre-réactions chez le thérapeute, comme un blocage, un blanc de pensée face auquel le thérapeute peut réagir en banalisant le trauma, le considérant comme irréel ou bien en ayant une compréhension trop massive… (Lachal, 2006). L’interlocuteur peut être pris dans une quête de véracité et envahi par le doute, comme nous l’avons évoqué plus haut. Ce doute fait partie de ce mouvement de fascination et tend à nier la subjectivité du sujet. N’envisager que le réel de l’événement ferme la porte à l’expression de la complexité des conflits intrapsychiques. Dans le même temps, le patient a besoin que le thérapeute reconnaisse la réalité de sa souffrance et de son expérience traumatique. Simone Korff-Sausse (2014, p. 95) explique à ce propos qu’il est « impossible de ne pas tenir compte de la réalité du trauma », « ne pas tenir compte de la réalité du corps du malade a un impact pathogène ». La position du thérapeute ne peut être celle, classique, de la neutralité et du silence qui serait vécue comme mortifère, mais nécessite « une attitude plus active, plus engagée ». Dans les deux cas, cela pourrait constituer un phénomène de retraumatisation du patient par le thérapeute, celui-ci devenant bourreau.
7 Enfin, des études récentes (Friedman, Resick, Bryant et Brewin, 2011) montrent que le vécu et les troubles en lien avec l’événement traumatique peuvent apparaître à distance de celui-ci. Cette émergence « retardée » permettrait de faire le lien avec la théorie freudienne du trauma en deux temps (Lachal, 2015) et laisse place à la subjectivité dans l’apparition des symptômes. Le trauma est intemporel. Comme dans l’inconscient, « le temps n’a pas de prise » (Korff-Sausse, 2014, p. 97). Par ailleurs, Marion Feldman et coll. (2015) reprennent la métaphore de la radioactivité au sujet du trauma, utilisé par Yolanda Gampel à propos de la transmission du trauma massif qu’a été la Shoah, illustrant ainsi l’absence de limite des effets du trauma dans le temps et dans l’espace. Le lien réalité externe/réalité psychique dans la clinique du trauma peut être repensé.
8 Dans cette recherche, nous envisageons la notion de trauma sous l’angle de l’économie psychique et des théories psychodynamiques. Les mères participant à la recherche sont des femmes ayant vécu des événements répondant à ces critères et se rapprochant de ceux établis par le dsm-4. Ce dernier, à l’inverse du dsm-5 dans lequel la réaction du sujet à l’événement a été retirée, décrit l’événement vécu et la réaction du sujet comme étant indissociables. Le traumatisme constitue une rencontre, soudaine, inattendue et effroyable, qui plonge le sujet dans un « blanc de pensée », une sidération psychique ; une rencontre avec un réel non transformé qui fait effraction dans le psychisme et qui y demeure comme un corps étranger.
9 Le traumatisme est envisagé dans sa dimension subjective. Dans la situation dyadique, même si le bébé n’a pas vécu le ou les événements vécus par la mère, il est confronté aux « résidus radioactifs » (Feldman et coll., 2015) qui colorent les interactions précoces et le contretransfert des soignants.
Le vécu traumatique dans la dyade
10 Les travaux sur la naissance de la vie psychique et sur les interactions précoces, développés depuis la Seconde Guerre mondiale, mettent en lumière le rôle fondamental des fonctions de pare-excitation et de transformation de l’appareil psychique de la mère (ou personne de référence) dans la construction psychique du nourrisson. Fonction alpha et rêverie maternelle (Bion, 1962), préoccupation maternelle primaire (Winnicott, 1956) et présentation du monde à petite dose (Winnicott, 1949) mettent l’accent sur l’importance du jeu interactionnel entre le bébé et la mère dans l’émergence des représentations, de la construction de théories sociales infantiles (Bailly, 2006), de la pensée. Le tout-petit a besoin de l’autre pour se construire. Le trauma toutefois vient attaquer les capacités maternelles de pare-excitation et d’accordage affectif (Stern, 1985). Les mères effractées présentent des réactions en rupture avec la situation présente, qui ont un lien avec leur vécu traumatique. Le partage émotionnel du jeu dyadique se trouve perturbé et infiltré par les éléments traumatiques. Christian Lachal explique que ces mères souffrent de phénomènes de répétition au niveau de l’affect (affects réactivés sans rapport avec la situation : rage, colère…), de la pensée (représentations forcées de la scène traumatique) et de la sensorialité (répétition de sensations intéroceptives, proprioceptives et extéroceptives). Il existerait également un phénomène « d’évitement et d’émoussement affectif qui tendent à dévitaliser les interactions avec le bébé » (Lachal, 2006, p. 109) ainsi que des phénomènes d’hyperactivité/hypervigilance.
11 Face à la dyade, le contretransfert se complexifie, devient multiple. Son intensité est amplifiée de par le contact avec cet être en construction et la confrontation à l’immaturité du fonctionnement psychique (Guignard et Houzel, 1989). Lors des consultations, le thérapeute est plongé dans une dynamique relationnelle complexe qui l’oblige à prendre en compte de nombreux éléments spécifiques à la situation mère-bébé. Dans la clinique du trauma, et plus précisément des mères ayant vécu un événement traumatique et de leur bébé, Christian Lachal souligne que certaines réactions contretransférentielles des soignants peuvent apparaître, avec des sentiments décourageants vis-à-vis de la mère (envie de la punir, de lui enlever le bébé, de punir le bébé, de le séparer de sa mère…). Des sentiments d’impuissance et d’inefficacité dans la consultation peuvent être éprouvés avec l’envie d’y mettre fin, apparition de réactions affectives, comportementales ou cognitives envers la mère ou le bébé (méfiance, colère, peur, évitement du contact, surprise négative, recherche d’arrêt de l’interaction, sensation personnelle d’atonie, de manque de vitalité, fatigue, dispersion…) (Lachal, 2006).
12 Ces différentes réactions seraient le signe que le thérapeute est envahi par des intrusions concernant le traumatisme. Le trauma se transmet, se partage. La dyade se fait le nid de cette transmission et les interactions précoces, les voies de celle-ci. Dans la rencontre thérapeutique, le soignant n’échappe pas à ce « partage du traumatisme » (Lachal, 2006). Ces réactions contretransférentielles en lien avec le traumatisme doivent être identifiées pour être transformées et constituer des leviers thérapeutiques.
Le dispositif groupal : un outil particulier d’investigation du contretransfert
13 Évoquer son contretransfert, ses contre-attitudes face aux patients en situation de détresse psychique peut induire des mouvements de résistance. En face à face, peut-on s’autoriser à dire les mouvements contretransférentiels qui viennent d’être évoqués ? Le dispositif groupal offre un espace créatif qui par son énergie spécifique et sa dynamique permet une levée de certaines résistances. Christophe Bittolo (2007, p. 24) écrit : « Le groupe est en effet un puissant mobilisateur de la vie psychique » et la situation groupale « offre un moyen de contenir et d’élaborer les mouvements affectifs et inconscients qui sont mobilisés ». La parole de chacun se déploie à travers la chaîne associative groupale et peut s’étayer sur l’appareil psychique des autres et du groupe, considéré comme un tout. La situation de groupe confronte ses membres à des résistances face à l’altérité, à la mobilisation de dimensions archaïques, mais crée dans le même temps une aire de « Play », au sens de Winnicott, qui laisse exprimer la créativité.
14 Dans le cadre de la recherche, le dispositif de groupe diffère de la situation d’analyse, mais certaines de ses propriétés sont préservées, tels les mises en tension particulières, la créativité, le déroulement de la chaîne associative et l’étayage des appareils à penser. Le groupe reste un instrument spécifique. Jean-Pierre Vidal (2002, 2006, 2007) propose, à partir de groupes de recherche et de supervision, d’observer les effets sur et dans le groupe du récit d’une situation clinique. Ainsi, ces effets dans la chaîne associative groupale et dans leur mise en scène groupale « témoigneraient d’une réverbération de tout ce qui constitue le contretransfert du narrateur » (Vidal, 2006, p. 76).
15 La psychologie sociale utilise également le groupe comme dispositif de recherche, laissant place à la parole et à la subjectivité. Jenny Kitzinger, Ivana Markova et Nikos Kalampalikis (2004, p. 237) définissent les focus groups comme « des discussions de groupe ouvertes dans le but de cerner un sujet ou une série de questions pertinentes pour une recherche ». Il s’agit d’une méthode qualitative de recherche et d’investigation qui permet de « centrer la conversation sur un sujet particulier » (ibid., p. 239). Particulièrement adaptée à la recherche sur la formation d’idées, de croyances et d’opinions, cette méthode constitue, dans notre cadre, un dispositif au service d’une exploration psychodynamique des ressentis des thérapeutes face aux interactions dyadiques. Partant de la tâche, la chaîne associative groupale se déroule librement.
La recherche : étude du contretransfert des thérapeutes/contre-réaction des thérapeutes face à la dyade traumatisée
16 La recherche « Transmission du trauma » est une recherche réalisée sous la direction du Pr Moro. Le dispositif de notre recherche doctorale est né lors d’une réunion du groupe, lorsqu’après avoir visionné des extraits d’entretiens mère-bébé nous avons échangé nos ressentis. Ceux-ci étaient imprégnés de la dynamique relationnelle mère-bébé et des éléments spécifiques au trauma semblaient se dégager. Le groupe de chercheurs semblait être dans une position analogue au bébé : il était confronté à l’impact de l’événement sur la mère et à ses manifestations. La mise en place de focus groups, au sein de différents lieux de soin, a été décidée pour tenter d’appréhender l’impact du traumatisme maternel sur le contretransfert d’un groupe de thérapeutes. La dynamique groupale et les vécus contretransférentiels peuvent-ils nous renseigner sur la dynamique dyadique et sur le vécu du bébé ? Dans la pratique, de plus en plus de prises en charge groupales ou en cothérapie sont proposées à ces patients. C’est en s’appuyant sur leur intuition clinique que les thérapeutes ont élaboré des dispositifs de soins réunissant non pas seulement des groupes de patients mais bien des groupes de thérapeutes. Ainsi, plusieurs consultations ont été créées pour accueillir les dyades mère-bébé et les familles dans un contexte de traumatisme psychique [1]. Celles-ci éclairent l’importance du groupe comme étayage puisqu’il « métaphorise un groupe de “commères” (dans le sens d’“être mère avec”) » et qu’il « aide à la pensée » (Gioan et Mestre, 2010, p. 34). En clinique périnatale, les dyades sont fréquemment reçues en cothérapie ou en groupe, selon différents dispositifs et techniques (Golse, 2014). Ceux-ci permettent une diffraction du transfert et donnent une place au parent, au bébé mais également au bébé à l’intérieur du parent et à la dynamique relationnelle qui peut se déployer pendant la consultation (Mourgues, Ravous et Le Nestour, 2004 ; Rosenblum, 2009).
17 La psychanalyse de groupe a également mis en avant les enjeux défensifs et créatifs de la cothérapie et de l’analyse, ensuite, nécessaire de la dynamique transféro-contretransférentielle et de l’intertransfert (Kaës, 1976 ; Riand et Laroche-Joubert, 2011 ; Riand, 2014). La notion d’intertransfert s’entend, dans un cadre de psychanalyse de groupe, comme « l’état de la réalité psychique des psychanalystes en ce qu’elle est induite par leurs liens dans la situation de groupe. L’intertransfert ne peut pas être considéré et traité indépendamment du (des) transfert(s) et du contretransfert » (Kaës, 1997, p. 105). En d’autres termes, ce qui se joue entre les thérapeutes dans l’ici et maintenant du groupe (mais également dans l’histoire institutionnelle, l’histoire du groupe…) entre en résonance avec la dynamique groupale et l’influence. L’analyse de l’intertransfert s’avère incontournable puisqu’elle permet de « prendre conscience des résistances inconscientes ou conflits internes propres à l’équipe qui sont souvent en écho avec ceux du groupe » (Riand et Laroche-Joubert, 2011, p. 179). L’intertransfert serait ainsi un mode de perception de la problématique projeté par le groupe. Il y a donc nécessité d’analyser ce qui se joue entre les cothérapeutes. Cependant, peu d’écrits nous renseignent sur la résonance qui peut exister entre la spécificité de la confrontation au traumatisme psychique et l’intertransfert dans ces groupes.
18 Dans le cadre de notre recherche, le dispositif de groupe permet le déploiement d’une chaîne associative autour des vécus contretransférentiels face à une dyade en clinique du trauma. Le recueil et l’analyse de ces discours nous renseigneraient sur des éléments spécifiques du contretransfert et de l’intertransfert des thérapeutes face à ces dyades et donc sur les processus en jeu dans cette rencontre.
19 Dans notre étude, neuf groupes d’en moyenne cinq thérapeutes ont été constitués dans différents lieux de soin. À chacun a été présenté un entretien de recherche filmé d’une dyade mère-bébé, à partir duquel ils ont associé autour de leurs perceptions et de leurs ressentis face aux interactions. Le focus group présenté ici est celui de cinq thérapeutes (psychologues et psychiatres) ayant une pratique avec les patients traumatisés et/ou avec les dyades mère-bébé. L’entretien est celui d’une mère et son fils de 3 ans accueillis en crèche préventive. Madame, arrivée à l’âge de 6 ans en France, a subi des violences physiques et verbales répétées par son père, jusqu’à ce que, jeune adulte, elle quitte le domicile. Un abus sexuel à l’adolescence est raconté lors de l’entretien. Les paroles des thérapeutes ci-dessous illustrent notre propos.
20 L’analyse du focus group montre que des mouvements d’oscillation entre réalité psychique et réalité externe sont omniprésents au sein de la chaîne associative. L’histoire traumatique est évoquée tantôt dans sa dimension réelle et nosographique :
André : « On parlait de la difficulté à manifester ses émotions, c’est peut-être effectivement lié à la forme du trauma, un trauma de type 2. »
Noémie : « Ça renvoie à des aspects très négatifs que je peux avoir avec ce genre de patients, entre guillemets, où il y a vraiment une survictimisation, avec des mouvements comme ça défensifs, qui sont des tentatives un peu de restructurer les choses après des traumas et des maltraitances multiples. »
22 … tantôt dans une dimension intrapsychique, psychodynamique :
Léa : « Pour moi, c’était la problématique d’une femme battue […] Elle est dans quelque chose de passionnel, dans une relation d’emprise. »
Gérard : « Mais il faut faire attention parce qu’on est pris par l’inceste aussi. Si on pense que c’est une petite fille qui devient femme, parce qu’elle devient adulte, et […] c’est ça qui va pas, c’est-à-dire qu’on pense que c’est l’épouse de son père. »
24 La place de la figure paternelle dans l’organisation psychique est omniprésente. Le climat incestuel relevé dès le départ en raison des motifs de la migration (la compagne du père ne pouvant pas avoir d’enfant) envahit les thèmes des associations. Ce n’est plus le trauma et ses effets qui sont discutés mais l’organisation psychique de la mère, entraînant l’émergence du doute. L’événement traumatique révélé pendant l’entretien (l’abus sexuel) et les maltraitances répétées sont nuancées par les thérapeutes. Le trauma infiltre le discours groupal et, face à la violence des propos de la mère et à l’absence de filtre dans son discours, la dérision s’inscrit comme mécanisme de défense.
Gérard : « C’est un peu comme dans un film, c’est-à-dire à un moment, on se dit : oh non, le scénariste ne va pas encore en rajouter, ça suffit. »
André : « Comme dans Guignol, quand il crie : Non, n’y va pas, n’y va pas, surtout pas ! Tu sens que, inéluctablement… »
26 L’introduction de la dimension imaginaire, de la dimension scénique et l’appel aux figures infantiles condensant à la fois la notion de danger et de comique permettent au groupe de mettre à distance la violence du trauma. La chaîne associative témoigne alors de mouvements maniaques, mouvements agressifs comme mécanismes de protection des thérapeutes. S’ensuit rapidement l’expression d’une culpabilité et le besoin de s’assurer du cadre anonyme de la recherche.
André : « Ça gêne forcément l’identification puisque tu peux pas t’empêcher de te dire qu’elle est un peu complice. C’est horrible, tu changeras, tu mettras un autre prénom ! (rires) »
28 De la même façon, le groupe éprouve le besoin de se repositionner dans un rôle de clinicien, établissant une distinction entre deux figures : celle du spectateur-chercheur évoquant sans filtre (tout comme la mère) ses ressentis et celle du clinicien cherchant les leviers thérapeutiques.
Noémie : « Enfin moi, ça m’a mis vraiment dans cette position-là, de dire : quelles sont les paroles qui lui permettront d’ouvrir un peu les yeux et de se positionner autrement, cette maman, et d’arriver à trouver d’autres modalités de défense. »
30 Cette distinction fait écho aux concepts de témoin et de témoignage où une double temporalité « observation-vécu et restitution-récit » se dessine (Eiguer, 2012, p. 559). Les thérapeutes sont placés en position de témoins, tout comme le bébé, du récit de la mère ; mais également témoins des interactions mère-bébé, mère-chercheur, bébé-chercheur et enfin des interactions triadiques mère-bébé-chercheur. La présence de l’écran vient renforcer le pôle passif de l’expérience vécue et impacte la nature de la « restitution-récit ». Cette restitution concerne à la fois l’extériorité (ce qui a été vu, entendu…) et l’intériorité (le contretransfert des thérapeutes). Le processus « témoignage-attestation » évoqué par Paul Ricœur (1972) est une piste de réflexion pour penser cette complexité et le besoin pour les thérapeutes de se redéfinir dans une posture thérapeutique. En effet, « le témoignage, en même temps qu’il est un récit (raconter des choses vues et entendues…), est un acte ayant une répercussion intérieure (engagement de soi dans la parole donnée) » (Pierron, 2003-2004, p. 436, dans Eiguer, 2012, p. 560).
31 Les contre-réactions des thérapeutes apparaissent d’emblée de manière très forte. Dans un mouvement de protection de la mère, certains se font porte-parole d’un éprouvé de colère face à une chercheuse (mauvaise-mère ?) qui infligerait le trauma. Une crainte de retraumatisation apparaît dans le discours. La recherche représente, alors, le bourreau et incarne la violence du trauma.
André : « Moi, c’est le setting général qui me pose question parce que j’ai l’impression que… Alors l’enfant est extrêmement attentif à tout. »
Marie : « Paradoxalement, c’est comme s’il avait peu de place dans le dispositif, alors je sais bien que c’est pas un entretien clinique mais, même sur le plan de la recherche, je trouve que ça pose question. »
33 L’animatrice du focus group éprouve alors, en réponse aux éprouvés des thérapeutes, honte et culpabilité d’avoir à la fois exposé l’enfant et le groupe au trauma maternel. Pour se protéger de ce vécu, l’animatrice transforme ces affects en colère vis-à-vis de l’intervieweuse qui a mené l’entretien. Lors d’un autre focus group, le groupe se vivra lui-même comme bourreau. Ce vécu est en lien avec ce que la littérature décrit de la relation qui peut apparaître entre un patient traumatisé et son thérapeute. Ainsi, Christian Lachal (2007, p. 53) évoque des réactions émotionnelles spécifiques qui peuvent subvenir chez le thérapeute comme « le sentiment de honte […] du fait d’entendre, d’être le témoin auditif de telles scènes ou d’éprouver une secrète attraction et fascination, ou encore de s’être identifié, de façon furtive, à l’agresseur ». Il peut également être renforcé, ici, par la position de spectateur face à l’écran. La prise en compte du dispositif comme une entité vers qui l’agressivité peut être dirigée permet à la mère, dans un premier temps, d’être protégée. Cependant, les mouvements contretransférentiels décrits par Christian Lachal (2006) apparaissent dans le discours : envie de punir la mère, faire sortir l’enfant.
André : « Il fallait le sortir de la pièce, moi je trouve, plutôt. »
Marie : « Oui, moi, je voudrais qu’il sorte ! »
35 Puis le groupe peut s’appuyer sur ses potentialités pour transformer et laisser émerger une position créative.
Noémie : « Envie qu’il y ait quelqu’un d’autre pour pouvoir médiatiser les choses. »
Marie : « Enfin, moi, j’étais là en tant que clinicien en me disant : dis donc, lui, en consultation thérapeutique ce serait un sacré cothérapeute ! »
Conclusion
37 Le déploiement d’une dynamique groupale et la levée des résistances ont laissé place à l’expression de mouvements contretransférentiels forts : oscillations des identifications entre la mère et le bébé, mouvement maniaque comme mécanisme de défense groupal face à l’effroi… L’impact de la vidéo est à prendre en compte et à explorer pour mieux comprendre les manifestations contretransférentielles des thérapeutes. Leur position est-elle en miroir de celle du bébé ? Le concept de témoin peut-il nous renseigner sur les vécus des thérapeutes ? Ces questions restent à développer. La composition des focus groups constitue également un élément important de l’analyse. Réalisés sur le lieu de travail des thérapeutes, leur composition a été laissée à leur libre choix. Les membres du groupe se sont « choisis », s’inscrivant ensemble dans un même focus groups. Ce point méthodologique ne pourra manquer d’être pris en compte, influençant le rôle, la place et la parole de chacun.
38 Le focus group présenté ici montre, enfin, que le déploiement de la chaîne associative groupale et des mouvements intersubjectifs au sein du groupe a permis l’expression d’une pensée créatrice. Ainsi, le groupe apparaît comme un dispositif de recherche spécifique particulièrement adapté à l’étude du contretransfert, notamment en situation de trauma psychique, mais également comme un espace de création face à l’effroi et aux attaques de la pensée.
Notes
-
[1]
Hôpital Avicenne, Bobigny ; Association Mana, chu de Bordeaux.