Entretien avec le Dr Serge Hefez
1Le Dr Hefez est psychiatre, psychanalyste, responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris. Auteur de nombreux ouvrages, notamment La danse du couple (Hachette Littératures, 2002), Quand la famille s’emmêle (Hachette, 2004), Scènes de la vie conjugale (Fayard, 2010).
2« En thérapie de couple, qu’appelle-t-on un échec thérapeutique ? Question complexe. Si le couple reste ensemble, est-ce une réussite ? Et s’il se sépare, est-ce un échec ? La complexité de cette question réside dans le fait que nous sommes toujours face à une double demande, les deux membres du couple n’ayant pas forcément une demande identique. Dans ce cas, si la thérapie s’oriente vers la demande de l’un, elle va mécontenter l’autre, et vice versa.
3Quelle est la solution pour ce qui peut rapidement devenir une double contrainte, voire une aporie ?
4Il faut impérativement sortir de la préoccupation concernant l’amélioration personnelle de chacun des membres du couple pour se consacrer au travail sur le lien de couple, ce qui n’est pas la même chose. Ce n’est qu’en se consacrant au lien de couple que l’on parviendra éventuellement à transformer une relation douloureuse et conflictuelle en une relation viable et satisfaisante, dont l’issue peut être aussi la séparation.
5 Si l’un des membres du couple souhaite la séparation alors que l’autre veut continuer la vie commune, le thérapeute se trouve face à un écueil : qu’appellera-t-on ici échec ou réussite ? Comment va-t-il s’y prendre pour que le couple définisse un objectif commun ? Il peut se donner comme but de diminuer la violence de la relation et aider le couple à sortir du cercle vicieux des reproches, du « tu » qui tue, pour que chacun retrouve un peu de son expression personnelle. Il peut se fixer comme autre but d’éviter que les enfants soient otages de la mésentente conjugale, en renforçant le couple parental. Tâche ardue, chaque thérapeute de couple sait bien que si aucun parent ne veut faire souffrir son enfant, il n’en reste pas moins que celui-ci est souvent l’enjeu conscient ou inconscient du conflit conjugal.
6 En fait, pour œuvrer au réaménagement des alliances, il doit se fixer des buts modestes, tout en veillant à soutenir les personnes engagées dans la relation.
7L’échec principal serait de perdre le cap de la relation, en prenant parti pour l’un ou l’autre des membres du couple. Adhérer à la croyance que la pathologie d’un des membres est le problème ne fait qu’éloigner le thérapeute de son objectif principal, la relation. Pour sortir du cercle vicieux de la désignation, notamment de la vision binaire victime/bourreau, le thérapeute sera bien avisé d’avoir recours à un tiers cothérapeute. S’il reçoit seul, il doit veiller constamment à ne pas s’immerger trop empathiquement dans la relation sans issue que présente le couple en s’efforçant de conserver une neutralité que nous qualifierons de « multidirectionnelle ». Pour lui permettre à la fois de s’immerger dans la relation conjugale et d’opérer ces mouvements dedans-dehors, le thérapeute doit toujours se recentrer sur le lien.
8Aujourd’hui, la relation de couple est fragile narcissiquement : les couples durent moins longtemps et peinent à établir leurs bases de sécurité. À la première dispute, c’est le drame : l’image d’un couple idéal tyrannise le lien. Pour ces jeunes couples, le thérapeute devient un peu le réanimateur et le pédagogue du lien, chargé de leur apprendre comment vivre les inévitables crises et trouver ensemble non pas les façons de n’en vivre aucune, mais celles de les surmonter et d’en sortir plus vite.
9 Je me souviens d’une fois où j’ai été déçu et en colère : un couple avec deux enfants et dix ans de vie commune vient me trouver car madame trouve qu’ils ne communiquent plus. Je m’implique beaucoup, faisant un travail avec lui que je perçois comme un enfant blessé. Il se transforme presque en prince charmant et c’est alors qu’elle le quitte. Elle avait un amant depuis le début… je me suis senti aussi trahi que lui tant je m’étais identifié à cet homme. Mon échec : être entré dans sa demande à elle en perdant de vue l’homéostasie du lien.
10 La tâche du thérapeute de couple n’est pas de tout repos et elle vient souvent le toucher sur des sujets qui le concernent personnellement et des situations qu’il a parfois vécues ou qu’il est même en train de vivre. »
Entretien avec Judith Dupont
11Judith Dupont est psychanalyste, fondatrice de la revue Le Coq-Héron. Elle a dirigé la publication en français des œuvres complètes de Sándor Ferenczi. Dernier ouvrage paru : Au fil du temps… Un itinéraire analytique, Campagne première, 2015.
12 « Je n’aime pas cette façon de dire. Il y a en thérapie beaucoup de choses qui peuvent ne pas marcher, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’échecs. Vous avez d’abord des personnes qui n’ont pas vraiment envie de faire une thérapie, même s’ils sont venus pour ça. Ensuite, cela peut être le couple analyste/patient qui ne marche pas. Ils ne se comprennent pas, ne parviennent pas à se mettre sur la même longueur d’onde. Cela peut être dû aux différences culturelles. Ainsi, je me souviens d’une dame avec qui j’ai essayé de travailler, mais les mots n’avaient jamais le même sens pour nous deux et nos halos associatifs ne se rencontraient jamais.
13 L’analyste peut se sentir dans un cul de sac, commettre des erreurs, faire des gaffes ; Freud aussi faisait des gaffes et des erreurs. S’il s’agit d’une erreur, il peut la reconnaître et les choses peuvent alors s’arranger. Si les mêmes erreurs se répètent et que la supervision et l’autoanalyse ne suffisent pas, l’analyste doit penser à refaire une tranche d’analyse.
14 L’analyste peut aussi se sentir en échec si le patient ne revient pas. Quelquefois, il comprend ce qui s’est passé, mais parfois pas : il lui semblait que le travail analytique marchait bien et voilà que le patient disparaît sans crier gare. C’est toujours frustrant, surtout si on ne parvient à relier cela à rien dans l’analyse. Une vraie blessure narcissique ! Est-ce l’échec de l’analyse ou l’échec de la relation analytique ?
15 Je me souviens d’un patient qui voulait bien faire une analyse, mais voulait l’utiliser pour résoudre un problème bien précis, sans toucher au reste : il m’a fallu respecter ses limites, ne pas me mêler de ce dont il ne voulait pas que je me mêle. Nous avons donc travaillé ainsi, à sa façon, pendant des années, sans approcher certains sujets que j’aurais bien voulu aborder. Est-ce un échec ou une réussite, puisqu’il a fait un travail, comme il l’entendait, dans la mesure de ses moyens ?
16 Pourquoi n’aime-t-on pas évoquer les échecs ?
17 Pourquoi les vignettes cliniques se centrent-elles la plupart du temps sur ce qui a marché pour montrer comment l’analyste a fini par venir à bout des aléas de la cure ? On expose rarement quelque chose qui n’a pas marché, surtout en France ; et si on le fait, c’est souvent mal reçu. Regardez ce qui est arrivé à Ferenczi !
18 Il semble que les Anglo-Saxons, qui parlent plus facilement de clinique, aient moins de difficultés à exposer leurs échecs. Peut-être est-ce là aussi une différence culturelle, un rapport à l’esthétique. C’est dommage, car les jeunes analystes en viennent à penser que leurs aînés, qui n’exposent que des succès, sont tous des génies.
19 La supervision bien comprise devrait permettre de parler sans honte des difficultés et des bourdes que l’on commet inévitablement. Mais, là aussi, l’idéal analytique fait des ravages et, plus encore, la formation officielle dans les différents instituts : la nécessité de se faire admettre par ses futurs pairs et par conséquent la crainte de se dévoiler peuvent empêcher le candidat d’être authentique, et donc d’apprendre vraiment de ses erreurs. C’est dommage, pour l’analyste et pour le patient, bien sûr. »