CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La clinique du virtuel constitue un champ, d’apparence nouveau, où l’humain est pensé dans le lien inextricable qu’il entretient avec les outils technologiques qu’il côtoie dans son quotidien, ces réalités virtuelles qui entrent en résonance avec sa réalité psychique. Cependant, penser le virtuel seulement sous cet angle de l’inédit le prive de son riche héritage philosophique, ses racines aristotéliciennes du virtuel εν δυνάμει, du virtuel comme potentiel. En effet, le concept moderne de virtuel s’inscrit dans une longue tradition philosophique qui va d’Aristote à Deleuze et s’impose rétrospectivement comme un fil rouge essentiel, mais sous-estimé, de l’histoire des idées occidentales (Vlachopoulou et Missonnier, 2015). La virtualité s’enracine dans ce qu’Aristote appelle « en puissance », défini dans la Métaphysique, livre ∆ comme le « principe de mouvement ou de changement qui est dans autre chose ou <dans la même> en tant qu’autre » (Aristote, n.d., p. 200).

2 Les résonances avec la notion ancestrale d’imaginaire sont nombreuses. Toutefois, ce terme se réfère à une intentionnalité du sujet qui ne garantit pas la promesse de sa créativité en puissance alors que la simulation virtuelle s’inscrit dans l’affirmation de cette potentialité. De plus, la caractéristique de virtuel concerne, contrairement à l’imagination, les objets humains et non humains (la graine contient potentiellement l’arbre). L’implication du sujet humain n’est pas une condition d’existence de la virtualité de l’objet.

3 Dans le livre Θ de la Métaphysique, Aristote reprend et prolonge cette première définition, car il admet qu’il « faut distinguer quand chaque chose est en puissance et quand elle ne l’est pas, car ce n’est pas à n’importe quel moment » (ibid., p. 306). Ainsi, en donnant comme exemple celui de la construction d’une maison et en rajoutant que cela est vrai pour toute chose dont le principe de génération est extérieur, il conclut que « la définition de ce qui, par une pensée, vient à être en état accompli à partir d’un être en puissance, c’est lorsqu’il vient à être si on le veut et s’il n’y a aucun empêchement extérieur, et [...] quand il n’y a aucun empêchement des facteurs internes » (ibid., p. 307).

4 L’expérience clinique vient confirmer cette proximité du virtuel dans son acception philosophique avec le virtuel technoscientifique. L’étude clinique du virtuel coïncide la plupart du temps avec un moment de potentialité accrue pour le sujet : devenir adulte, devenir parent, se rencontrer, se séparer, vieillir sont autant de terrains cliniques où les virtualités s’intriquent et le processus psychique cherche souvent à prendre appui sur des réalités virtuelles issues de l’évolution technologique. C’est ce chemin que nous avons choisi d’emprunter pour mettre en lumière les enjeux biopsychiques complexes de la grossesse adolescente et de la rencontre féconde avec la technique à travers une situation clinique.

L’adolescence : la virtualité du devenir adulte

5 Freud (1905), en introduisant la notion de sexualité infantile, a envisagé des stades d’organisation de la sexualité et donné à la puberté une place importante. Les métamorphoses de la puberté donnent à la sexualité un second temps de développement, séparé par la période de latence du premier, qui se situe au moment du complexe d’Œdipe. Durant ce second temps, les pulsions partielles de l’enfance s’unissent sous le primat du génital et le courant tendre laisse place au courant sensuel.

6 La puberté fait son apparition avec des transformations corporelles, qui signent la maturation sexuelle. Ces changements de la puberté, au niveau du corps, ont un équivalent au niveau de la psyché qu’est le pubertaire. Selon Philippe Gutton (1991), la puberté instituerait une génitalisation des représentations incestueuses (pubertaire) et leur idéalisation organisatrice (adolescens). L’adolescens va permettre une désexualisation des représentations incestueuses et un choix d’objet adéquat. Mais avant cela, le pubertaire va peser sur les instances intrapsychiques et va se confronter à l’interdit de l’inceste.

7 L’interdit de l’inceste, sous la menace de perdre l’amour de l’objet et l’angoisse de castration du complexe d’Œdipe, se trouve à nouveau au premier plan. Sauf que cette fois cet interdit n’est plus adressé à un enfant, mais à un jeune adulte, capable physiquement de réaliser ses fantasmes. La puberté réactive le complexe d’Œdipe et le rend encore plus menaçant. Le complexe d’Œdipe et son destin vont être un enjeu central du processus adolescent. La séparation, nécessaire pour accéder à la subjectivation, est induite par l’impératif auquel l’adolescent est confronté : se détacher sur le plan libidinal de ses imagos parentales. Mais cette tâche ne s’annonce pas facile, car il faut abandonner des objets d’investissement, les perdre, et donc faire leur deuil avec toute la souffrance que cela implique.

8 Le processus d’adolescence induit un équilibre fragile ; ainsi, des difficultés, voire des impasses, peuvent se présenter à tout moment. Parfois, les contraintes sont trop importantes pour être élaborées psychiquement sous le poids de l’après-coup, indice de difficultés antérieures.

9 La virtualité se situe alors dans cette potentialité à s’inscrire et à bénéficier de la dynamique mutative de ce processus, ce travail de subjectivation (Richard, 2001) ou d’adolescens (Gutton, 1991) qui commémore la transitionnalité (Winnicott, 1971) première. Ainsi, un virtuel du « en puissance » semble caractériser cette période, car tout n’est pas déterminé d’avance et la sortie de l’adolescence n’est pas d’ordre chronologique, mais bien conjointement intrapsychique et intersubjective.

Parentalité : la nidification de l’enfant virtuel

10 Dans un texte magistral de 1985, René Diatkine intitule ainsi un chapitre traitant de la période de grossesse : « Les fantasmes des parents et l’enfant virtuel ». Comme le suggère ce choix lexical pertinent, la spécificité du fonctionnement prénatal parental est bien une forme emblématique du travail du virtuel : réaliser l’actualisation d’un potentiel créatif. Cet enfant virtuel correspond à l’enfant « imaginé », bien décrit par Michel Soulé (1983) et Serge Lebovici (1994b).

11 La rêverie maternelle (Bion, 1962) de l’enfant imaginé est un sanctuaire de l’anticipation de l’enfant virtuel. Comme le formulent justement Dominique Pérard-Cupa et coll. (1992), « le bébé imaginé par la mère pendant la grossesse n’est pas un simple rappel de ce qui a déjà été là et perdu, il constitue une représentation anticipatrice. La mère prend le risque de créer, de préinvestir le bébé imaginé ». En ce sens, la recherche clinique de ces dernières années illustre nettement combien les scénarios comportementaux, affectifs et fantasmatiques maternels imaginés pendant la grossesse organisent, en partie, les interrelations ultérieures avec le bébé en postnatal (Stoléru, Moralès et Grinschpoun, 1985 ; Fonagy, Steele et Steele, 1991 ; Ammaniti et coll., 1999).

12 Pourtant, cet enfant virtuel est encore trop souvent considéré par les cliniciens seulement comme une incarnation du narcissisme parental tout au long de la grossesse. À tort, de nombreux thérapeutes croient valide ce paradigme à partir de leur seule expérience du psychopathologique (Missonnier, 2009). Dans cette optique erronée, c’est le caractère statique, anhistorique, des descriptions du fonctionnement psychique parental durant la grossesse qui en caricature la complexité évolutive. Or, l’observation de sujets « tout venant » démontre aisément combien le travail du virtuel aboutit progressivement, en fin de grossesse, à une authentique préfiguration de l’altérité objectale de l’enfant à venir. À travers l’interrelation anténatale parents/fœtus, le continuum de ce travail, cette « œuvre » (Cupa, Deschamps-Riazuelo et Michel, 2001) de « préparation » objectale correspond à la partition parentale de la relation d’objet virtuelle (rov). C’est dans la continuité des récents remaniements intersubjectivistes que l’un d’entre nous a élaboré une proposition conceptuelle : la « relation d’objet virtuelle » (Missonnier, 2009). Elle a pour objectif d’explorer cliniquement la rencontre prénatale synergique des processus mutuels et simultanés du « naître humain » et du « devenir parent ».

13 Nous ne reprenons ici que les caractéristiques princeps de cette rov dans le cadre des variations de la normale, c’est essentiellement :

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  • Sa réciprocité fœtus↔mère, père et, plus largement, l’environnement biopsychique humain et non humain (Searles, 1960). Nous parlons métaphoriquement d’un travail mutuel de « nidation » pour l’embryon/fœtus et de « nidification » pour les parents et le groupe familial ;
  • Le caractère virtuel de son objet pour le fœtus naissant humain (dont les objets virtuels sont l’environnement maternel, parental, humain et non humain). Le caractère virtuel de son objet pour les devenant parents (dont l’objet virtuel est le fœtus). L’objet est réciproquement « en puissance », l’objectalisation mutuelle est un processus en cours d’actualisation ;
  • La dynamique virtuelle de sa relation d’objet intersubjective. Au sein de la dialectique synergique du « naître humain » et du « devenir parent », on parlera d’une « protointersubjectivité » en devenir du côté du fœtus et, simultanément, « d’intersubjectivité » en voie d’élaboration du côté des parents et, plus largement, des humains et des groupes investissant l’enfant à naître ;
  • Sa trajectoire processuelle et transformationnelle ;
  • Et, dans la filiation freudienne des relations d’objet orale, anale, génitale, son site utéro-placentaire.

15 Il s’agit d’une hypothèse qui n’a d’autre prétention que d’être une boussole clinique à mettre à l’épreuve de la rencontre clinique, de contextes culturels diversifiés et d’échanges entre professionnels. Un partage et une élaboration interdisciplinaire des déclinaisons – toujours singulières et évolutives – de la rov fœtus↔environnement sont visés prioritairement en ces termes :

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  • La grossesse est une double métamorphose progressive et interactive du devenir parent et du devenir épigénétique du devenir humain ;
  • Le fœtus ne naît pas humain, il le devient durant la grossesse et, parallèlement, on ne naît pas parent à la naissance, on le devient dans un espace-temps générationnel dont le périnatal n’est qu’un segment ;
  • L’espace utéro-placentaire du corps maternel est l’interface fœtus↔environnement ;
  • À l’instar du fantasme de retour dans le ventre maternel, les métamorphoses biopsychiques prénatales habitent l’humain, après-coup, toute sa vie durant. L’inscription archaïque, l’interdit de l’inceste doublé du refoulement font obstacle à sa symbolisation partagée… mais pas à son pouvoir d’influence en termes de conflictualité psychique.

17 Pour métaphoriser les enjeux dynamiques de cette rov, nous parlons de fonctionnement psychique parental placentaire pour bien mettre en exergue sa finalité fonctionnelle de gestation psychique de la contenance et de l’interaction avec l’enfant virtuel au prix d’une renégociation du narcissisme primaire parental dont l’embryon est, au départ (et seulement au départ, dans une population non clinique), une incarnation. À l’instar de la qualité fonctionnelle de l’organe placentaire maternel filtrant les échanges biologiques vitaux qui est déterminante pour la croissance du fœtus (apport d’éléments nutritifs non toxiques, métabolisation des déchets), la qualité de la fonction contenante du placenta psychique parental est déterminante pour la genèse de la relation d’objet à l’égard de l’enfant virtuel. Du degré de maturation objectale de l’enfant aquatique du dedans dépendra, en partie, l’empathie parentale en postnatal à l’égard du bébé aérien. Comme le fait remarquer avec pertinence Joan Raphael-Leff (1993), la théorie de Bion (1962) concernant la naissance de la pensée et ses contenants primitifs parentaux est bien transposée en prénatal par ce « paradigme placentaire » dont la fonction filtrante est l’avant-scène de la fonction alpha parentale et ses avatars.

18 Lors de cette gestation biopsychique, les jeunes impétrants, construisant le nid, traversent une intense réviviscence de leurs conflits de séparation des plus archaïques aux plus élaborés. Dans une transparence enrichissante et dynamique ou subie et déstabilisante se réactualise le « complexe problématique » de leur lignée, de leur biographie et de leur couple. Non sans cynisme, cette réédition met en exergue la créativité et la vulnérabilité des métamorphoses du segment périnatal de la parentalité. Si des grains de sable traumatiques ou des fantômes sont ravivés à cette occasion, la conception biopsychique sera en péril et la cohésion du virtuel parental et de l’enfant actuel, en danger. Les identifications projectives parentales prénatales (Missonnier, 2009) « normales » et pathologiques sont très représentatives de la tonalité contenante ou déstructurante du virtuel parental qui s’actualisera en postnatal. En psycho(patho)logie prénatale, ces identifications projectives sont de fidèles marqueurs de la rov.

19 Bien sûr, tous les incidents ponctuant la grossesse (événements de vie dramatiques, pathologies materno-fœtales, anomalies fœtales suspectées ou avérées, prématurité advenue ou redoutée…) surdétermineront simultanément la rov parentale et l’émergence identitaire anténatale propre de l’enfant du dedans.

20 Voici une illustration clinique issue d’une recherche-action interdisciplinaire engagée dans plusieurs maternités pour explorer les potentialités préventives primaires et secondaires des troubles de la parentalité durant la grossesse (Soulé et coll., 2011). À l’occasion de cette étude, un groupe de type Balint a réuni pendant plusieurs années des échographistes et l’un d’entre nous.

Léa et la rov ingénue

21 Mercredi, 15 heures. Sortant d’une chambre, je croise dans le couloir de la maternité une sage-femme échographiste avec qui j’ai l’habitude de considérer l’espace de cet examen prénatal comme un lieu de prévention privilégié (Missonnier, 2011). Elle me dit : « Je viens de voir une gamine enceinte pour sa première écho, elle a 17 ans et j’ai négocié avec elle que tu la rencontres, on peut en parler un peu ? » Léa, m’apprend l’échographiste, est en cap de pao (publication assistée par ordinateur). À l’issue d’une scolarité obligatoire sans enthousiasme, elle s’épanouit maintenant dans un apprentissage qu’elle a choisi et qu’elle apprécie. Elle « sort » depuis un an avec Jo, 18 ans, salarié chez un artisan. Léa est enceinte de cinq mois. C’est à l’occasion d’une visite chez son médecin de famille il y a trois semaines, pour des douleurs abdominales dont elle était coutumière, que la grossesse a été découverte.

22 À son initiative, Léa avait consulté à 15 ans le gynécologue de sa mère pour envisager une contraception. Pourtant, elle avait seule décidé d’arrêter la prise de pilule, considérant que ce traitement accentuait les douleurs de ses règles. Jo mettait des préservatifs… sauf quand il n’en mettait pas ! Au moment de la découverte, ses parents l’ont d’abord copieusement « engueulé » puis, sur les conseils du médecin de famille, ils ont adopté une attitude plus contenante. Depuis que Jo, relativement apprécié par les parents de Léa, a clairement affirmé vouloir assumer sa responsabilité, la situation s’est quelque peu détendue. Léa a rencontré l’assistante sociale qui l’a informée sur ses droits et, notamment, sur la possibilité d’accoucher sous X.

23 L’échographiste insiste sur le fait que, dans l’entretien qui a précédé l’examen, Léa a exprimé sans détour le bouleversement occasionné par cette révélation mais n’a rien dit de l’avenir. Au début de l’examen, elle ne regardait pas l’écran, mais seulement le visage de l’échographiste. Puis elle y a jeté quelques regards furtifs et, peu à peu, elle a laissé son regard s’immerger dans les images, en restant silencieuse et captivée. Dans un deuxième temps, elle a simplement demandé à l’échographiste : « Serait-il possible que je revienne avec mon ami pour une nouvelle séance ? » La sage-femme, connaissant le pouvoir d’étayage des images échographiques discuté dans notre recherche-action, a bien volontiers accepté la perspective.

24 Je rencontre Léa avant cette deuxième échographie. Elle a un visage poupon mais une forte détermination dans le regard, la gestuelle et la voix. Elle porte un long pull ample qui laisse peu transparaître sa grossesse. Elle est spontanément ouverte au dialogue avec moi – l’échographiste affirme avoir eu un bon contact également. Léa me raconte son incroyable surprise face aux images échographiques : « C’est à partir de là que j’ai vraiment réalisé que je porte un enfant », affirme-t-elle avec une émotion empreinte d’émerveillement mais aussi d’une pointe de terreur. Elle associe d’elle-même sur le moment redoutable où elle a dû annoncer à son père cette grossesse. Elle m’explique qu’elle l’a d’abord révélé à sa mère puis, ensuite, à son père. Sa mère, choquée, l’a au départ insultée mais elle lui a rapidement apporté son soutien dans les jours qui suivirent en revendiquant avec gourmandise « être prête à être grand-mère ». De la part de son père, Léa craignait une réaction démesurée. Quand j’invite Léa à me préciser quelle attitude elle redoutait, elle dit : « Fille unique, j’avais peur qu’il me chasse de la maison, mais je savais que ma mère réussirait à l’amadouer. » De fait, son père est resté sans voix face à la nouvelle et, incapable de poursuivre la discussion, a quitté la maison pendant quelques heures. Ont suivi de longues séquences de reproches qui se sont estompées après la rencontre avec le généraliste en qui le père a très confiance.

25 Léa adore le travail qu’elle apprend. Elle est fière de son stage de graphiste dans une agence de pao où elle s’est particulièrement investie dans la construction de sites sur Internet. Avant cet apprentissage, elle surfait déjà beaucoup sur le Web et « chattait » fréquemment avec d’autres ados. Depuis le début de son stage, elle fréquente essentiellement des forums de « webmestres » pour échanger des infos entre architectes du Web. Avec humour, elle me précise : « Maintenant ce sera plutôt magrossesse.com » – site qu’elle a visité récemment avec intérêt.

26 Quinze jours plus tard, je reçois Léa et Jo qui a pris un jour de congé pour l’accompagner à la maternité. Ils sortent de la deuxième échographie très enthousiastes. Jo s’impose comme un jeune adulte plus mature que Léa qui semble, par contraste, plus candide. Léa explique son impatience pour cet examen : elle attendait beaucoup de retrouver cette fascination qu’elle avait ressentie la première fois face aux images fœtales ; elle se réjouissait de la partager avec son compagnon. Elle insiste de nouveau sur l’importance prise par les images échographiques dans sa prise de conscience qu’ils attendent un enfant. Plus encore, Léa précise : « Quand je traverse des moments d’angoisse pour mon avenir, je me repasse ces images et j’imagine celles de l’examen suivant en tirant des plans sur la comète. »

27 Jo raconte sobrement et avec acuité son histoire dans une famille nombreuse d’émigrés polonais où, face à l’adversité et la pauvreté, la famille et le travail sont « sacrés ». Dans sa culture personnelle, comme souvent dans les milieux défavorisés (Dadoorian, 2000), être mère est socialement valorisé. Il souligne son étonnement face à la relation de Léa avec ses parents – qui sont « trop sur elle », selon lui. Léa acquiesce. Un rythme de rencontres bimensuelles est décidé. Jo ne peut pas quitter facilement son travail mais il fera le maximum pour venir ponctuellement.

28 De ce parcours prénatal de consultations thérapeutiques et de la collaboration avec l’échographiste avec qui nous avons mûri ce que signifie la demande d’échographies mensuelles de Léa et son acceptation, je retiens électivement les éléments cliniques suivants :

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  • Avant que la grossesse ne survienne, l’adolescence de Léa mettait en exergue une immaturité dans la filière des conflits générationnels de séparation/individuation. Depuis les premières et difficiles années de scolarisation, les angoisses de séparation parents/enfants émaillaient le parcours du trio et muselaient quelque peu son épanouissement. Le grand-père paternel de Léa était mort pendant la Deuxième Guerre mondiale, quand son père avait 1 an. Ce dernier a vécu toute son enfance au milieu des photos du jeune officier défunt. La grossesse de Léa peut être hypothétiquement envisagée comme une tentative paradoxale de distanciation maturante des parents et, simultanément, de régression nostalgique vers la dépendance infantile auprès d’un père surdéterminé par son nid monoparental où la tendresse paternelle avait fait défaut.
  • Suite à de graves problèmes gynécologiques infectieux, la mère de Léa avait été opérée d’une hystérectomie deux ans après sa naissance alors qu’elle envisageait avec son mari de fonder une fratrie. Le caractère d’enfant précieux accordé à Léa par ses parents, puis l’extrême docilité de sa mère à l’idée de devenir grand-mère signent probablement l’inertie de cette stérilisation maternelle impromptue. Être enceinte, pour Léa, c’était sans doute confirmer et conforter sa fertilité tout en donnant satisfaction au « mandat transgénérationnel » (Lebovici, 1994a) maternel de prolongement filial.
  • Une fois la confiance établie dans le cadre de la consultation thérapeutique, Léa insiste dans un premier temps sur ses douleurs abdominales, puis sur ses craintes de malformations fœtales.

30 À partir de sept mois de grossesse, la liaison initiale faite par Léa entre ses douleurs abdominales et son refus de la contraception met aussi bien en exergue la tension à la source de cette grossesse. Plus que d’une réédition des conflits structuraux œdipiens et préœdipiens de l’enfance et de la puberté, inhérente à toute grossesse, Léa est d’abord confrontée à la contextualisation désorganisante de l’édition originale adolescente de cette crise corporelle et identitaire. La liaison dangereuse de la crise adolescente et du passage à l’acte de la grossesse amplifie singulièrement chez elle l’impérialisme des représentations archaïques de fusion et de désir d’enfant incestueux dont l’obtention lui permet de se substituer inconsciemment à la mère stérile défaillante. L’exploration de cette collusion[1] psychique constitue un des fils rouges des consultations thérapeutiques.

31 Dans cet esprit, il est raisonnable de se demander si, chez Léa, les craintes de malformation du fœtus – a priori structuralement polymorphes (Missonnier, 2003) – ne s’inscrivent pas dans un registre conflictuel plus élaboré que les infantiles douleurs abdominales qui précèdent et accompagnent fréquemment les résistances somatiques à la féminisation des premières règles. Quand, à sa demande, Léa apprend qu’elle attend un garçon, elle dit d’emblée que la nouvelle va faire très plaisir à son père. De fait, c’est après ce questionnement sur le sexe de son enfant et cette affirmation que Léa remplace les douleurs abdominales par les angoisses de malformation. Le ressenti proprioceptif des mouvements fœtaux a aussi favorisé cette mutation.

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  • Un suivi régulier en postnatal de Léa, Jo et leur fils pendant six mois permet de témoigner d’une qualité « suffisamment bonne » du lien parents/bébé instauré pendant la période périnatale. Un déménagement dans un appartement, la négociation explicite d’un investissement tempéré des grands-parents maternels dans l’intendance du petit-fils, la reprise du travail de Léa à la fin de son congé maternité parallèlement à la garde de l’enfant chez une nourrice sont les éléments les plus visibles de cette évolution favorable que, seul, un suivi longitudinal permettrait de confirmer dans la durée.

Léa, la rov et l’épreuve initiatique de l’échographie

33 L’histoire de Léa est une bonne illustration du rôle dynamique de l’échographie. Avec Pierre Lévy (1998), on peut définir ce processus d’influence de « virtualisation », c’est-à-dire d’une « mutation d’identité, un déplacement du centre de gravité ontologique de l’objet considéré : au lieu de se définir principalement par son actualité (une “solution”), l’entité trouve désormais sa consistance essentielle dans un champ problématique ». La conjonction de cette « virtualisation » de ce cadre et de celui de la consultation thérapeutique semble avoir favorisé l’étayage de la rov de Léa. Il semble que, dans son cas, c’est bien la synergie de ces deux espaces qui s’est révélée féconde. La virtualisation de la grossesse mise en images par le laboratoire échographique n’est pas restée brute. L’examen peut être après coup perçu comme un « rituel initiatique séculier » (Maisonneuse, 1988).

34 Mixte d’affect et d’intellect, le rituel a dans ce cas un pouvoir de liaison individuelle et sociale dont l’immense paradoxe est de reposer sur la traversée d’une désorganisation transitoire féconde. Les rites de baptême, par exemple, qui constituent un prototype des rites de passage, ont été décrits comme des bains d’indifférencié d’où l’on ressort mieux différencié. Arnold Van Gennep (1909) a nommé « marge » cette indifférenciation transitoire. Elle représente l’épicentre de la séquence rituelle : séparation/marge/intégration.

35 Animée par une fonction organisatrice de transitionnalité et de liaison, l’échographie s’est imposée comme un rituel séculier efficace offrant un moyen d’élaboration de l’angoisse et des conflits. Le triple pouvoir de représentation, de transformation et d’enveloppe des images (Tisseron, 1995) et, plus largement, du cadre échographique est un ingrédient essentiel de cette efficacité symbolique. La résonance entre la virtualité du fœtus et celle de son image échographique vient étayer l’émergence identitaire de l’enfant du dedans et sa différentiation.

36 L’élaboration d’un sens vécu et partagé de l’examen entre Léa, Jo et leur environnement social et soignant (échographiste, psychothérapeute) est une autre composante essentielle de cette efficience. Avec cette symbolisation communautaire, la violence de la traversée de la « marge » de la transparence psychique transitoire de la grossesse et de son amplification avec le cadre échographique est reconnue et contenue par ce rite de passage.

37 Quels commentaires formuler pour la question générale du virtuel et sa rencontre avec le pubertaire – « qui est à la psyché ce que la puberté est au corps » (Gutton, 1991) ? D’abord, souligner la vertu [2] matricielle et spécifiquement humaine de la virtualisation. Dans toutes les périodes sensibles dites classiquement « de crise », cette virtualisation occupe – pour le meilleur et pour le pire – le devant de la scène humaine. Elle flambe à l’adolescence avec la confrontation pulsionnelle prégénitale et génitale, l’émergence de l’objet sexuel, l’agressivité, le clivage, la projection, le déni et la bisexualité psychique...

38 Ensuite, convenir que, dans cette spirale, Léa est « tombée » enceinte victime d’une accélération brutale où le virtuel perd son épaisseur temporelle processuelle et laisse le pouvoir à l’atemporel inconscient, instaurant un « quand je veux » tout-puissant. Cependant, chemin faisant, la brutalité de cette effraction a pu être, en partie, progressivement élaborée. D’une part, l’issue favorable de la mise à l’épreuve de ses liens et, d’autre part, la maturation des identifications projectives induites par la vision fœtale échographique plaident en faveur de cette évolution.

39 La virtualisation de l’échographie a opéré comme un « organisateur psy--chique » (Boyer et Porret, 1987 ; Dormois et Robin, 1995). Bien sûr, elle a cyniquement amplifié chez Léa les résurgences conflictuelles archaïques et œdipiennes de cette grossesse impromptue (dont il serait idéaliste et naïf de croire qu’il ne restera pas peu ou prou des traces chez elle, dans son couple et dans l’histoire périnatale de son enfant), mais elle en a aussi, simultanément, ouvert les potentialités anticipatrices et élaboratives.

Conclusion

40 Au fond, l’immersion dans une réalité saturée d’images virtuelles numériques n’a-t-elle pas cette propriété – dans le meilleur des cas – de faire affleurer à la surface de la psyché les conditions de son dépassement ? Les images échographiques d’un fœtus bien réel mais encore enfant virtuel poussent à l’extrême cette logique car elles commémorent les fondements les plus archaïques de la rov. Dans un contexte plus banal (jeux vidéo, rencontres sur Internet, loisirs vidéo et photographiques…), cet originaire – mutatis mutandis – persiste, mais beaucoup plus masqué. À ce titre, l’adolescent sera friand de ces parcours initiatiques fondés sur les images numériques. Il y négocie l’apprivoisement progressif des angoisses propres à la complexité objectale à travers une simulation dont l’authenticité, toujours croissante, le préserve toutefois des dangers les plus redoutés. De cette richesse, le virtuel peut tirer son poison (Vlachopoulou et Missonnier, 2015). Son potentiel de transitionnalité (Winnicott, 1971) n’est jamais acquis a priori. De fait, la vertu du virtuel s’interrompt là où commence la tragique solitude du rituel, cette fois, au sens psychopathologique du terme.

41 Chez les jeunes filles enceintes à l’adolescence, l’enfant virtuel est, quand il n’est pas le fruit d’un viol, une poupée brouillonne exprimant maladroitement une démonstration de féminité, un désir d’exister, une aspiration à l’indépendance, un cri d’alarme… dont notre société aggrave souvent le pronostic par une maltraitance solidement ancrée historiquement (Missonnier, 2004). Avec Léa, la virtualisation des images échographiques a acquis le statut de rituel séculier opérant grâce à une élaboration symbolique individuelle et collective. Parions, une fois n’est pas coutume, que son enfant virtuel réponde à la promesse d’un tâtonnement ingénu mais, in fine, ingénieux. Plus encore, au-delà de cette histoire singulière, la réalité virtuelle de l’échographie obstétricale offre désormais des opportunités en faveur d’une prévention médicopsychosociale des troubles précoces de la parentalité anténatale à la maternité (Soulé, 2011).

Notes

  • [1]
    Collusion : « Entente secrète au préjudice d’un tiers » (Le Petit Robert, 1988).
  • [2]
    Virtualis, « qui n’est qu’en puissance », est dérivé du latin classique virtus, vertu et vir, l’homme.
Français

La clinique du virtuel constitue un champ, d’apparence nouveau, où l’humain est pensé dans le lien inextricable qu’il entretient avec les outils technologiques qu’il côtoie dans son quotidien, ces réalités virtuelles qui rencontrent sa réalité psychique. À la croisée des processus de parentalité périnatale et d’adolescence, l’espace conceptuel du virtuel offre un cadre théorique et clinique heuristique. Les jalons d’une « relation d’objet virtuelle » y sont posés dans cette rencontre entre la virtualité processuelle du devenir adulte et du devenir parent, enrichie par la rencontre avec le virtuel technoscientifique. La grossesse adolescente est une violente collusion du virtuel adolescent et générationnel. Le récit d’une intervention psychothérapique à la maternité dans ce contexte donne l’occasion d’étudier le dynamisme en plein et en creux d’une relation d’objet virtuelle singulière.

Mots-clés

  • Parentalité prénatale
  • grossesse adolescente
  • relation d’objet virtuelle

Bibliographie

  • Ammaniti, M. ; Candelori, C. ; Pola, M. ; Tambeli, R. 1999. Maternité et grossesse, Paris, Puf.
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Sylvain Missonnier
Psychologue clinicien, psychanalyste spp, professeur de psychologie clinique à l’université Paris Descartes-Sorbonne Paris Cité, laboratoire pcpp, ea 4056.
sylvain.missonnier@parisdescartes.fr
Xanthie Vlachopoulou
Psychologue clinicienne, maître de conférences en psychologie clinique à l’université Paris Descartes-Sorbonne Paris Cité, laboratoire pcpp, ea 4056.
xanthie.vlachopoulou@parisdescartes.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0097
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