CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Si l’adolescence a de tout temps été marquée par des rites de passage (Van Gennep, 1909), et ce dans toutes les cultures, ces rites ont plus ou moins disparu dans les cultures occidentales. Les adolescents, moins héritiers, se sont retrouvés face à eux-mêmes pour inventer de nouveaux rituels à valeur initiatique avec leurs pairs afin de gérer l’angoisse inhérente à cette étape de transition. Le groupe de pairs, qui devrait être structurant, est devenu un refuge permanent centré sur un idéal, fût-il angoissant, impliquant parfois une jouissance sans limite dans la destruction, dans un jeu entre la pulsion de vie et celle de mort. Les conséquences de cette dépendance à un groupe se traduisent souvent par un rejet des parents vécus comme des persécuteurs, par des troubles de comportement tels que les tentatives de suicide ou le suicide réussi, la dépendance aux substances psychoactives, à l’alcool, au sexe avec des prises de risque, ou encore aux parents jusqu’à un âge tardif dans un lien tyrannique ou imprégné de culpabilité. Que représente aujourd’hui la dépendance aux jeux vidéo ou aux outils numériques chez le sujet adolescent contemporain ? Notre hypothèse est de montrer comment le vécu subjectif abandonnique durant l’enfance, réactualisé lors de l’adolescence, favoriserait la quête de la fusion avec l’objet et une tentative de séparation via l’usage d’un objet externe que représente le jeu vidéo. Notre propos sera illustré par un cas clinique présentant une mère abandonnique envers son fils adolescent, en raison de sa difficulté dans la relation avec les hommes.

Les valeurs de la cyberculture dans les sociétés hypermodernes actuelles

2 Le terme « cyberculture » désigne, depuis le début des années 1990, une certaine forme de culture qui se développe autour d’Internet. Selon Wikipedia, la cyberculture englobe des productions très diverses présentant un lien avec les tic[1], notamment le multimédia, dont les œuvres mélangent image, son et programmation. Mais la notion de cyberculture va au-delà du culturel, elle désignerait « un nouveau rapport au savoir, une transformation profonde de la notion même de culture » (Lévy, 1997), voire une intelligence collective, dont Wikipedia pourrait justement servir d’exemple. Cette révolution culturelle marquerait aussi « l’avènement de la culture-monde » (Breton et Proulx, 2002, p. 189). Mais cette notion de culture interroge quant aux caractéristiques qui la définissent selon Marcel Mauss (1923-1924) et sa fonction symbolique.

3 Aux origines du terme « cyberculture », on trouve l’influence de la cybernétique, terme inventé par Norbert Wiener (1954) à la racine de différents mots comme : cyberculture, cyberespace, cyberpsychologie. La nouvelle vision du monde défendue par Norbert Wiener se présente, sans qu’il le formule directement, comme une approche « antimétaphysique », postulant qu’il n’y a rien derrière le réel qui se trouve ramené à l’échange permanent et visible des informations qui le constituent. Selon Philippe Breton (2000, p. 37), « le nouveau paradigme est une pensée de la relation qui enferme le réel dans le relationnel, et le relationnel dans l’informationnel ». Cette idée est importante pour mieux comprendre à la fois les processus régulant les relations entre les utilisateurs en ligne et les relations des utilisateurs avec les dispositifs eux-mêmes, pouvant éclairer les processus psychiques de dépendance aux écrans. Par ailleurs, dans les sociétés postmodernes où l’image est omniprésente se déploie une « culture du narcissisme » (Lasch, 1979), « les conditions sociales qui prédominent tendent à faire surgir les traits narcissiques présents, à différents degrés, en chacun de nous » (ibid., p. 83). Ainsi, un monde fiable composé d’objets aurait été remplacé par un monde d’images floues, rendant difficile la distinction entre la réalité et le fantasme. La technologie elle-même résulterait de la tentative de rétablir les illusions narcissiques d’omnipotence de l’homme sur son environnement naturel. À l’ère de l’hypermodernité, les écrans, devenus indispensables dans nos vies quotidiennes, renforcent une culture du narcissisme à travers certains usages. Des travaux décrivent les risques liés à des durées excessives d’utilisation ou encore à la violence des images qui circulent sur Internet et à une certaine déshumanisation des relations médiatisées par ordinateur, ou relations digitales (Haddouk, 2016).

4 Le corps interfère dans les relations digitales. Dans son Adieu au corps, David Le Breton (1999, p. 190) notait qu’« une religiosité de la machine s’impose sur le fond d’un dénigrement de l’homme et d’un mépris de la condition corporelle qui lui est inhérente ». Le « tabou de la rencontre » (Breton, 2000) recouvre-t-il le tabou du toucher, pour gérer les impulsions violentes dans la rencontre avec un autre différencié ?

5 Selon Christopher Lasch (1979), le caractère transitionnel de la fonction de l’objet, au sens de Winnicott (1951), serait manquant dans les sociétés narcissiques de consommation, qui ne laisseraient que rarement place à la frustration et au manque. L’écran est parfois utilisé comme un miroir dans la relation établie via ce média avec les autres, « virtuels » parce que la culture du narcissisme valorise, de manière générale, le double au détriment de l’altérité, au profit parfois d’une quête de fusion avec l’objet. Alors que favoriser le caractère transitionnel d’Internet se distinguerait d’un « usage narcissique » de cette technologie.

6 On peut observer, en fonction des supports utilisés et des utilisateurs, des relations digitales objectales et des relations digitales à caractère plus narcissique, avec un ou des « autre(s) » non différenciés. Ce qui s’observe dans différents cyberlieux (Galimberti, Brivio et Cantamesse, 2011) (réseaux sociaux ou jeux vidéo en ligne). Plusieurs niveaux d’analyse sont complémentaires à la compréhension de la dépendance aux écrans : une dimension socioculturelle, une dimension individuelle et une autre liée au(x) support(s) en ligne choisi(s) par les utilisateurs.

L’usage du jeu vidéo par excès : une quête de fusion et une tentative de séparation ?

7 Philippe Gutton (2014) et Teresa Rebelo (2014) traitent de la dépendance normale et pathologique pour montrer que les adolescents comblent leur vide interne par l’excès parce qu’ils n’ont pas rencontré de limites à leurs pulsions, à leur jouissance destructrice avant la puberté. Les outils de communication actuels permettent, voire favorisent, une communication instantanée et persistante entre les membres du groupe, contribuant à rendre floues les limites entre le Moi du sujet et l’idéal du Moi groupal, réalisant une sorte de fusion. L’usage excessif des outils numériques dans les sociétés postmodernes contribue, selon certains auteurs, à une certaine « désymbolisation » (Devereux, 1951 ; Lasch, 1979, 1984). Au-delà de l’idéologie du progrès technique qui contribuerait à « l’évolution » de l’homme, bien des travaux dénoncent des aspects régressifs dans les usages de ces techniques, qui valorisent l’objet au détriment de certaines valeurs définissant l’humanité. Christopher Lasch (1984) évoque la crise d’identité moderne, qui mélangerait identité personnelle et rôles sociaux : il décrit un « moi assiégé ». Sherry Turkle, dans son article intitulé « Who am We? » (1996) soulignait déjà cette confusion entre l’individuel et le collectif, entre le vivant et le non-vivant, entre l’humain et la machine, particulièrement chez les natifs de la génération digitale.

8 Cette quête d’excès sans limite pour combler le vide interne implique souvent le somatique à travers la dépendance à des substances toxiques, notamment à travers les troubles induits par les dépendances psychiques sans substance (jeux d’argent, alimentation, jeux vidéo, selon le dsm V [2]). Le corps mis à l’épreuve dans cette crise mobilise souvent la pulsion scopique (voir le corps de l’autre et montrer son corps). Les jeux vidéo, à la portée des adolescents, peuvent être investis pour leur apporter un plaisir immédiat à travers l’excitation des pulsions, pulsions qui, à cette période de leur vie, sont actives. Se dégage alors une fixation du sujet à un objet externe pour combler une faille psychique traduisant une quête de fusion. C’est ce que notre cas clinique nous montrera, dans son usage permanent (jour et nuit) du jeu vidéo. En effet, une utilisation effrénée des jeux vidéo, au point de ne plus dormir, procure une forme de jouissance sans limite, non seulement pour combler le vide interne de l’adolescent en souffrance, mais aussi pour lui assurer qu’il est vivant en s’auto-animant – alors que l’angoisse de séparation qu’introduit le sommeil entre parfois en télescopage avec celle de mort. Le jeu vidéo prend le relais de la dépendance psychique à l’objet dans une compulsion de répétition tant la séparation psychique avec l’objet maternel a fait défaut dans l’enfance. Peut-on voir dans cette dépendance pathologique une forme de béquille psychique permettant au Moi de ne pas s’évanouir dans le pulsionnel brut, pour maintenir un contact avec la réalité ? Le sujet a un contrôle sur cette béquille externe, alors que l’objet affectif lui échappe. Il peut aussi éprouver des sensations corporelles et sensorielles mettant son corps physique et psychique dans une jouissance auto-érotique, évitant toute frustration ou manque que pourrait lui imposer la relation avec un sujet pair, une relation médiatisée par un autre humain. Toute forme d’agressivité que génère la relation avec l’autre pour se définir et réaffirmer son statut de sujet lui est épargnée. Il peut faire perdurer une relation spéculaire dans un miroir imaginaire qu’il crée et sur lequel il exerce un contrôle pour entretenir l’agrippement à l’objet dans un transfert sur les jeux. Les espaces numériques investis de manière défensive agissent comme une défense psychique externalisée où les mondes interne et externe se confondent pour éviter tout effondrement psychique, risque qu’encourt le sujet adolescent dans cette traversée.

9 Si la dépendance aux jeux vidéo existe, il est aussi possible de « guérir par le virtuel » (Stora, 2005 ; Haddouk, 2016), à condition qu’il soit médiatisé par un autre (Autre).

Illustration clinique

10 Nous avons rencontré Jack dans le cadre d’une consultation familiale ordonnée par le juge des enfants en raison de son refus scolaire, de son manque de désir et de son utilisation « abusive » des jeux vidéo. Il vivait avec sa mère et sa sœur, un peu plus jeune que lui, qui, elle, ne jouait pas aux jeux vidéo. C’est sa mère qui a fait appel au juge pour demander de l’aide. La méthode appliquée s’appuie sur des entretiens mère-fils, familiaux, ponctués par des entretiens individuels lorsque l’un des partenaires le souhaite pour exprimer une intimité, mais dans une perspective d’accompagnement thérapeutique.

11 Concernant l’histoire familiale, on note que les parents de Jack n’ont pas vécu ensemble, son père vivant à l’étranger et venant ponctuellement voir sa mère. Il était déjà père de famille et séparé de sa première épouse. Madame dit avoir désiré la grossesse, alors qu’elle avait presque 40 ans, mais sans projet de couple parental. Elle ne s’est pas livrée sur son histoire personnelle, ni sur ses choix par rapport au père de ses enfants et de son compagnon actuel, qui habiterait lui aussi dans une autre ville et ne serait présent que les week-ends. Madame met une juste distance avec les hommes dans sa vie, elle paraît mal à l’aise lorsqu’elle doit partager quotidiennement sa vie avec eux.

12 Selon sa mère, Jack avait 4 ans quand les parents se sont séparés. Il n’a pas revu son père par la suite. Madame aurait annoncé la séparation aux enfants. Elle leur aurait proposé d’aller voir leur père, ce qu’ils auraient toujours refusé. Les motivations de ce refus de la part des enfants interrogent quant à leur rapport avec la figure maternelle, figure qui impose une distance aux hommes/pères. À l’âge de 7 ans, Jack aurait vu un pédo-psychiatre parce qu’il présentait un « refus des contraintes » et une énurésie. Il vivait aussi, à cet âge, l’épreuve de la séparation à travers l’école et l’accès aux apprentissages dans une perspective de sublimation, d’autonomie, alors que, par ses troubles, il signifie déjà probablement son refus de grandir. Toujours est-il qu’il s’agit d’une manifestation des troubles de la relation avec l’objet et d’attachement impliquant la peur de l’abandon, de la séparation, symptômes qui présagent ceux exprimés lors de l’adolescence.

13 Malgré ces difficultés, Jack aurait fait une bonne scolarité, n’aurait jamais redoublé et faisait beaucoup de sport et d’activités extrascolaires jusqu’à l’âge de 14 ans, dit la mère. Ce n’est qu’à partir de cet âge qu’il n’a plus voulu se lever le matin, ni sortir de chez lui, ayant déjà un usage abusif des jeux vidéo. Madame dit que Jack aurait toujours refusé le bilan psychologique alors qu’il pourrait avoir des capacités intellectuelles supérieures à la moyenne. Il se sous-estimerait et dirait toujours : « Je ne suis pas assez bon, je ne vais pas réussir aussi bien que ma sœur. » Discours qui exprime la souffrance de Jack, la mésestime de soi, notamment par rapport à l’enfant « fille » de la famille qui ne rencontrerait pas de difficultés particulières. Pourquoi se déprécie-t-il en se comparant à sa sœur si ce n’est que, par son sexe masculin, il semble se vivre comme peu intéressant pour sa mère ?

14 Madame dit avoir saisi le juge des enfants pour obtenir de l’aide alors que l’enfant n’a pas fait appel à la loi (passage à l’acte). Que cherche-t-elle d’autre à travers cet appel à la loi que de se vivre comme victime de son fils qui commence, selon elle, à manifester une agressivité à son égard ? La mère raconte qu’un psychologue aurait suivi Jack à domicile à cause de son agressivité verbale, voire physique, envers elle, mais cette violence agie se serait atténuée depuis la prise en charge de l’adolescent par la justice. Cette violence aurait-elle émergé comme une défense archaïque face à une angoisse d’envahissement par une figure maternelle toute-puissante impliquant une tentative de séparation d’avec l’objet (Gutton, 2014), comme la loi aurait fait fonction de limite et de tiers (Govindama, 2001 ; Govindama et Haddouk, 2017) dans ce rapport duel mère-fils ?

15 Au quotidien, madame partirait travailler tôt et ne verrait Jack que le soir. Il prendrait les repas avec sa sœur et elle, mais il ne serait pas autonome, notamment sur le plan de la nourriture, il pèserait actuellement 49 kg pour 1,80 m, présentant une forme d’anorexie. Jack se négligerait sur le plan de l’hygiène corporelle et ne prendrait pas soin de son acné. Que cherche Jack en exposant son corps amaigri si ce n’est attirer l’attention de sa mère ?

16 Madame dit que Jack passe la plupart du temps à jouer en ligne et que ce jeu l’aurait « décalé » dans son rythme de sommeil, il ne dormirait pas la nuit pour continuer à jouer. Cependant, Jack souffrait de troubles de sommeil depuis plusieurs années, peut-être même avant l’usage de jeux vidéo, ce qui évoque ses difficultés à élaborer l’angoisse de séparation et de castration, angoisse ravivée et accentuée à l’adolescence avec le recours à un objet externe qu’il maîtrise. Cela interroge sur le rapport à la loi symbolique chez Jack, qui semble s’inscrire dans un refus des « contraintes » de la réalité, contraintes qui lui rappellent des limites structurantes alors qu’il semble les associer à l’imago maternelle persécutive. De fait, il semble entretenir une relation fusionnelle avec l’objet, qui est recherché et en même temps craint, et avoir du mal à élaborer la séparation ou encore à tolérer la présence d’un tiers. Jack entretient une relation conflictuelle avec l’ami actuel de sa mère et refuserait de communiquer avec lui lorsque ce dernier rend visite à madame, préférant l’isolement et l’abandon intrafamilial.

17 En l’absence réelle de tiers séparateur, y compris dans le discours maternel, au profit d’une relation instrumentale, Jack semble avoir comblé le vide maternel à son détriment, voire le désir de celle-ci pour se protéger de son ambivalence, il en résulte un sentiment d’abandon favorisant une relation duelle à l’objet maternel, imprégnée de violence, sorte d’agrippement à l’autre (Autre) pour exister. Cette relation duelle fait échec à la fonction symbolique de la loi.

18 Du discours de Jack, il ressort qu’il se souvient qu’il avait « entre 3 et 5 ans » quand ses parents se sont séparés ; il n’exprime pas d’affect particulier à propos de son père, ce qui laisse supposer un manque d’élaboration par rapport à cette séparation, potentiellement traumatique, car survenue à un âge de son développement psychosexuel où son fantasme d’évincer son père rejoint la réalité. Il dit avoir eu l’impression que « tout s’était arrêté en même temps » à propos de son suivi éducatif et psychologique, comme si le temps s’était figé et qu’il était resté « bloqué » à ce stade. Le télescopage entre fantasme et réalité lors de cette séparation aurait-il été ravivé à la puberté et accentué avec l’approche de sa majorité, alors qu’il devient un homme autonome exposé à être exclu par sa mère comme son père ? Ces propos évoquent une certaine angoisse d’abandon, bien que dans ce que nous avons observé Jack semble aussi s’abandonner lui-même à une profonde solitude.

19 Concernant sa déscolarisation, Jack raconte qu’il manquait souvent les cours depuis la sixième, donc bien avant ses 14 ans, contrairement à ce que dit sa mère. Et un jour il se serait dit : « J’ai pas envie d’y retourner. » Le collège fit alors un signalement. Mais il ajoute qu’il ne se souvient pas d’avoir été puni par sa mère pour ne plus être allé à l’école. De la part de cette mère qui n’a pas réagi, ne cherchait-il pas à attirer l’attention ? Elle reste « sourde et aveugle » à sa souffrance… L’attitude de sa mère abandonnique n’a-t-elle pas contribué à son usage excessif des jeux vidéo ?

20 Jack dit qu’il joue actuellement au jeu « World of Warcraft [3] » avec un ami qu’il a rencontré sur le jeu « Minecraft [4] » qu’il pratique depuis plusieurs années avec lui sans jamais l’avoir physiquement rencontré, alors qu’il habite en France. Cet ami aurait une « vie sociale », un travail et un réseau de personnes qu’il fréquenterait. Le jeu vidéo lui offre la possibilité d’avoir un ami fidèle à distance qui semble lui servir de modèle identificatoire. Nous lui faisons remarquer que son jeu actuel a une vocation plus « sociale » que le précédent, constat avec lequel il semble d’accord. Il incarne un personnage féminin, de la classe des paladins, ayant des capacités de combat au corps-à-corps avec les ennemis. Jack ne fait pas de commentaire particulier sur le fait d’avoir choisi un avatar féminin, bien que cela puisse nous interroger quant aux identifications plus ou moins conscientes de l’adolescent. À travers l’usage du jeu vidéo, il revisite dans la réalité, via les personnages, ses relations objectales, ses identifications primaires. Mais pourra-t-il s’en saisir pour mentaliser cette séparation psychique ? La fonction du héros dans le jeu ne correspond pas à celle du héros mythique : si, dans la mythologie, le sujet s’identifie au héros, dans les jeux vidéo le moi semble être projeté dans le double que représente l’avatar. Dans le premier cas, on se situerait alors plutôt du côté de l’idéal du moi, dans le second, davantage du côté du moi idéal [5] (Vlachopolou et coll., 2014).

21 Jack évoque aussi sa relation suivie avec une amie rencontrée sur Minecraft, qui vivrait en Australie et qui ne serait pas isolée comme lui dans la réalité. Il voulait aller la voir pour son anniversaire, mais à présent il refuse – à cause du voyage, dit-il. La distance avec l’autre humain est maintenue, au-delà de la différence des sexes.

22 Jack ne savait pas expliquer l’origine de son mal-être, ni exprimer de réelle demande par rapport à son état. Jack n’a pas pu être rencontré avec sa mère, car il ne s’est pas présenté aux rendez-vous suivants. Les signes cliniques reflètent un état psychique très inquiétant et son refus de prise en charge interroge quant à sa prise de conscience de sa dépendance à l’autre à travers le jeu vidéo.

23 L’usage abusif du jeu vidéo en ligne (dans l’excès) semble avoir pris le relais de la relation avec la mère pour combler son vide interne dans une absence réelle et symbolique de référence à une figure paternelle. L’investissement massif des jeux vidéo en ligne serait-il une tentative de création d’un espace personnel, d’une béquille pour combler ses failles psychiques ? Cette tentative échoue dans la dépendance que rejoue Jack dans son usage du cyberespace. L’hypothèse que nous pouvons émettre est que l’absence de demande d’aide de Jack serait liée à l’absence de désir de sa mère pour lui, désir qu’il interroge en tentant de mobiliser son attention depuis son enfance. Et le fait que la mère ait fait appel à la loi en investissant le cadre a pu être vécu par Jack comme une tentative de celle-ci de prendre sa place d’enfant en le spéculant à celle de l’agresseur… Sa fuite dans le jeu vidéo dans l’excès apparaît comme une forme de survie psychique en laquelle il a confiance.

Conclusion

24 Les jeux vidéo font aujourd’hui pleinement partie de notre paysage culturel, à travers des productions variées dans différents registres qui mobilisent les utilisateurs de diverses façons.

25 La dépendance au jeu vidéo à l’adolescence, dans le contexte de la cyberculture, est une illustration actuelle de processus psychiques déjà connus, en lien avec le développement psycho-affectif du sujet dans sa famille et les modalités relationnelles mises en place avec l’environnement dès la petite enfance.

26 Lorsque l’élaboration de la séparation fait défaut, la fragilité de l’objet interne vient trouver une béquille dans l’usage d’un objet externe, tentative de colmater les failles narcissiques dans une répétition de la dépendance. Les usages des écrans n’ont dans ce cas pas de valeur transitionnelle, ils ne permettent pas de médiatiser une rencontre intersubjective pouvant aller jusqu’à celle des corps sexués. L’écran reflète alors la qualité de la relation d’objet établie par le sujet en lien avec son vécu, notamment infantile, et son niveau d’élaboration par rapport à ce dernier.

Notes

  • [1]
    Technologies de l’information et de la communication.
  • [2]
    On note ici que le terme « addiction » est remplacé par celui de « dépendance » dans les classifications des maladies mentales actuelles.
  • [3]
    Le mmorpg (jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs) le plus vendu au monde, sorti en 2004.
  • [4]
    Jeu vidéo de type « bac à sable », basé sur la construction d’univers en ligne.
  • [5]
    Pour rappel, le moi idéal concerne l’identification primitive à un objet encore peu différencié.
Français

La dépendance aux jeux vidéo est un thème abordé en psychologie sous différents éclairages théoriques. La dimension anthropologique permet d’aborder cette problématique avec un regard complémentaire à la clinique de la dépendance à l’adolescence. Avec une approche qualitative, cet article traite de la manière dont, dans le contexte de la postmodernité et de la cyberculture, le vécu subjectif lié à l’abandon peut se muer en une quête de fusion avec l’objet et une tentative de séparation, parfois violente, via l’usage d’un support externe : le jeu vidéo en ligne. Les éléments cliniques recueillis valident l’hypothèse en lien avec les mécanismes sous-jacents amenant à cette dépendance. Ces résultats soulignent l’importance de l’articulation entre des données cliniques déjà connues et l’usage d’un support nouveau, lié à l’évolution des productions culturelles et des valeurs sociétales.

Mots-clés

  • Adolescence
  • jeux vidéo
  • dépendance
  • cyberculture

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Yolande Govindama
Professeure de psychologie clinique, université de Rouen ; psychanalyste expert près de la cour d’appel de Paris.
marie.govindama@univ-rouen.fr
Lise Haddouk
Maître de conférences en psychopathologie à l’université de Rouen.
lise.haddouk@gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0085
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