CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Lors de l’entrée en ehpad[1] d’un parent âgé, une relation à trois composantes naît : le résident, la famille et l’institution. Cette recherche appréhende le rôle liant de l’institution dans la relation famille-résident à travers le choix d’un médiateur tel que le robot social : paro. La famille est malmenée lors du vieillissement d’un parent et notamment par la survenue d’une dépendance. En particulier, la maladie d’Alzheimer crée un fossé entre le sujet et son conjoint, ses enfants ou petits-enfants. La communication devient plus difficile, les actes ne sont pas toujours compris et les rencontres se teintent souvent d’angoisse : « Je ne la reconnais plus, je ne sais pas à quoi ça sert que je vienne, elle ne me voit même pas », dit la fille d’une résidente vivant une démence très avancée.

2 Cette considération s’inscrit dans une préoccupation socio-économique de premier plan. En effet, « la maladie d’Alzheimer représente la première cause de démence de l’âge avancé » (Leuba, Büla et Schenk, 2011) et il est primordial aujourd’hui de mettre en place des solutions innovantes concernant la qualité et les conditions de vie des personnes âgées. De plus, la Haute Autorité de santé [2] (has, 2011) préconise la diminution de l’usage de thérapies médicamenteuses, favorisant ainsi l’usage de nouvelles techno-logies. Le robot paro fait partie des solutions proposées. La France l’accueille en juillet 2014. C’est un robot thérapeutique qui a l’apparence d’un phoque en peluche. Il a été développé en 1993 par l’équipe du Dr Shibata pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et apparentées. Son efficacité sur la diminution du niveau de stress, la communication et le renforcement des liens sociaux est montrée dans plusieurs études (Wada, Shibata, Saito, Sakamoto et Tanie, 2005 ; Wada et Shibata, 2008). Il a également été utilisé avec succès auprès d’une population de personnes âgées souffrant de troubles sévères du comportement liés à la maladie d’Alzheimer (Sant’Anna, Morat et Rigaud, 2012). paro est équipé de sept moteurs qui lui permettent de bouger la tête, cligner des yeux, actionner ses deux nageoires latérales et sa nageoire caudale. Certains traits qui jouent un rôle prépondérant dans la communication non verbale ont été accentués, particulièrement ses yeux, considérés comme l’élément central de communication (Tisseron, 2017)

Le robot paro

Le robot paro

Le robot paro

(crédit photo : www.phoque-paro.fr)

3Cette étude vise à mettre en lumière le rôle et la fonction que peut avoir un compagnon robotisé dans la remédiation et le soutien psychosocial des personnes âgées psychologiquement fragilisées, sur les familles qui pourraient être alors plus sereines lorsque celles-ci laissent leur parent en institution et sur les résidents qui vivraient mieux leur départ.

La personne âgée, ses interactions et les robots

4 Si l’interaction est la succession d’échanges qui se développe lorsque deux personnes sont en présence (Fischer, 1996), dans le cas de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ces échanges sont fréquemment jugés comme asymétriques. En effet, comme le souligne Cécile Delamarre (2014), il est facile d’être en lien avec une personne qui parle, avec qui nous pouvons partager des idées et des points de vue, mais bien plus compliqué de se sentir proche d’une personne qui ne parle pas ou qui tient des propos délirants. Pour autant, l’interaction communicative n’est pas spécifiquement langagière. En effet, elle apparaît « multimodale, englobant le niveau discursif, proprement langagier, et le niveau communicationnel de l’échange, qui a trait à l’ensemble des moyens mis en œuvre pour affecter le processus de communication » (Olry-Louis et Chabrol, 2007, p. 7). Par conséquent, l’étude de l’interaction communicative prend aussi en compte les aspects paraverbaux ou non verbaux, impliquant les manifestations corporelles (Traverso, 2007 ; Hall, 1966). Les échanges de regards sont des indices précieux de communication non verbale. En effet, l’orientation du regard a différentes fonctions dans les interactions sociales : fournir des informations, réguler l’interaction, exprimer l’intimité, contrôler l’exercice social ou faciliter la réalisation d’une tâche (Kleinke, 1986). Pour les personnes ayant des perturbations langagières, l’accrochage visuel est le média principal, ainsi elles fixeront longuement le personnel pour attirer l’attention. La difficulté de communication pourra alors émerger lorsque le personnel soignant ne porte pas son attention sur la tentative d’accrochage visuel du résident (Delamarre, 2014).

5 La position spatiale de deux personnes en interaction aura également un impact sur la possibilité d’accrochage visuel. En outre, une étude de Mark Billinghurst et coll. (2003) compare trois situations de communication dans la réalisation d’une tâche : en face-à-face, en côte à côte et en réalité augmentée. Les résultats montrent qu’en face-à-face le nombre de gestes déictiques [3] est plus important et la tâche vécue comme plus facile car cette position permet de voir si le partenaire est concentré, s’il écoute, s’il regarde les bons points de fixation. L’échange et la direction des regards ont donc une grande importance dans les interactions.

6 Dans la maladie d’Alzheimer, la communication se trouve perturbée. De nouvelles technologies sont mises en place pour pallier ces difficultés. Les usagers de ces technologies devront se les approprier pour en avoir une utilisation optimale (Rialle, 2012). Florence Millerand (2002, p. 199) décrit l’appropriation comme une « construction de l’usage dans la relation de l’usager avec le dispositif, qui passe nécessairement par l’étape de l’expérimentation physique et concrète du dispositif ». Il est donc indispensable de comprendre le quotidien des personnes pour extraire, analyser, expliquer l’essence même de l’usage et des phénomènes d’appropriation. En effet, par l’appropriation, l’utilisation liée à l’objet est transformée en usage prenant en compte le contexte (Thévenot, 1993). Pour Pierre Rabardel (1995), l’objet technique ne doit pas être analysé comme un objet en tant que tel, mais bien comme une relation d’usage : un instrument. Les utilisations réelles des objets sont nombreuses et dépassent de loin l’utilisation initialement prévue par les concepteurs. L’objet technique prend une position à la fois « intermédiaire et médiatrice entre sujet et objet » (ibid., p. 52). Ainsi, la technologie est intégrée dans une relation triadique. à la relation directe sujet-objet s’ajoutent d’autres interactions : entre le sujet et l’instrument, entre l’instrument et l’objet sur lequel il permet d’agir, et enfin les interactions sujet-objet médiatisées par l’instrument. Ici, l’objet pourra être un objet matériel, un processus, un objet de pensée et même une conduite propre du sujet ou d’autres sujets. Dans cette perspective, le robot paro doit être considéré comme un artefact dont la conception génère de nouveaux rapports entre les personnes.

7 Pour Serge Tisseron (2016, 2017), le robot n’est pas un objet de relation classique car il est capable d’interaction, de réagir en fonction des actes de l’interacteur. Il peut ainsi médiatiser la relation qui existe entre deux personnes. Il est possible de « développer avec eux une relation semblable à celle qui le lie aux autres humains » (Tisseron, 2016, p. 87). Le robot devient « un acteur intelligent de la relation » (Sciamma, 2012, p. 103). De facto, il doit posséder des caractéristiques particulières pour que nous puissions interagir avec lui et cela passe par le regard, la mimique et le geste (Tisseron, 2014). Cette forme de « relation instrumentalisée » (Tisseron, 2017, p. 130) confère au robot social, capable d’interactions, un rôle de médiateur. Pour autant, ce rôle est sujet à controverses, tantôt pris sous l’angle de la dés-humanisation, tantôt à travers le prisme d’un futur inéluctable où le robot est vécu comme un objet de désir et de fascination (Jarrige, 2017). Pourtant, le robot peut venir compléter les ressources que les professionnels possèdent déjà (Baddoura, Gibert et Venture, 2015) et n’a pas pour objectif de remplacer les soignants, mais bien de les assister (Tisseron, 2017).

Problématique

8 Une première série de questionnements concerne l’acceptation située. Elle permet d’aborder l’usage de l’objet en tant qu’il est approprié et adapté à la situation et aux objectifs des sujets (Bobillier-Chaumon, 2016). Comprendre l’appropriation et les usages du robot implique une observation et une mise en situation de l’objet technique lors des interactions avec le résident. En s’appuyant sur les théories de la genèse instrumentale de Pierre Rabardel (1995), cette étude propose de mesurer les temps et la diversité des usages grâce à des grilles d’observation et des entretiens. Notre première hypothèse soutient une augmentation des modes d’utilisation au fur et à mesure des observations, ainsi qu’un usage plus fréquent et plus long du robot paro par le personnel soignant dans ses interactions avec les résidents de l’Unité de vie protégée.

9 La deuxième série de questionnements concerne la communication non verbale. L’objectif est de mettre en lumière les liens entre le robot et la communication non verbale qui s’opère entre le résident et le personnel soignant ou sa famille. En s’appuyant sur l’étude de Mark Billinghurst et coll. (2003) concernant les différentes positions dans la communication et sur celle de Cécile Delamarre (2014) sur l’importance du regard pour les personnes âgées atteintes de démence, cette investigation propose de mesurer ces indicateurs par des grilles d’observation en situation. Par notre deuxième hypothèse, nous supposons que l’usage du robot améliorera la qualité des échanges dans les interactions résidents-soignants et résidents-familles par une position face-à-face privilégiée et des échanges de regards plus fréquents.

10 En définitive, cette recherche consiste à comprendre comment le dispositif, par l’utilisation qui en est faite et par la fonction qui lui est assignée, affecte la nature et la qualité des relations sociales entre résidents, famille et soignants. Douze ehpad en France ont été contactés pour participer à cette étude.

Méthodologie

11 Dans une première phase exploratoire ont été menés des observations dans trois ehpad et des entretiens non directifs auprès de quatorze membres du personnel d’ehpad afin de connaître les problématiques d’usage du robot paro.

12 Lors d’une deuxième phase, nous avons réalisé dix-sept entretiens semi-directifs auprès de femmes (psychologues, aides médico-psychologiques et aides-soignantes) utilisant paro. Ces entretiens nous ont permis d’investiguer l’acceptation et l’usage de paro. Pour répondre aux hypothèses, le guide d’entretien a été divisé en trois grands thèmes : le métier de la personne, l’usage du robot et enfin les différentes dimensions de l’acceptation située. L’exploitation de ces résultats a été réalisée grâce à une analyse thématique.

13 Une troisième phase nous a permis de mesurer les interactions avec et sans le robot. Des observations filmées, lors d’interactions soignants-résidents, ont eu lieu au sein de deux ehpad de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Cette étude s’intéresse à l’observation des gestes et attitudes des personnels soignants à l’égard des résidents et, plus particulièrement, au nombre et à la durée des échanges de regards recueillis dans des grilles d’observation. Une analyse de la position des personnels soignants par rapport aux résidents a alors été effectuée, dans les diverses activités proposées au salon commun des ehpad. L’observation a été réalisée sur six couples en inter-action d’une durée de trente minutes chacune.

14 Durant une quatrième phase, nous avons intégré un établissement à raison d’une journée par semaine pendant neuf mois, afin de nous imprégner du terrain et de rencontrer les familles des résidents. Nous avons pu alors nous entretenir avec sept proches de résidents. Cette intervention consiste également en la participation aux activités réalisées avec paro afin d’effectuer une observation participante en plus des observations filmées. Ainsi, les personnels utilisant ou non le robot (psychologue, aide-soignante, aides médico-psychologiques…) ont été suivis pendant les différentes étapes de leur travail.

De l’appropriation du robot à une transformation de l’interaction

Appropriation, nouveaux usages

15 Les observations ont permis de constater l’appropriation du robot. En effet, le robot est davantage utilisé au fur et à mesure du temps. De plus, l’apparition, au cours du troisième trimestre, de deux nouveaux types d’usage montre une certaine créativité des soignants usagers. En effet, que ce soit dans la séparation avec la famille ou dans le cas d’activités organisées, paro semble être source d’innovation dans son usage et le personnel ne se laisse plus porter par les situations, mais crée de nouvelles situations de travail avec paro. Le personnel se fixe des objectifs liés à leur activité et non plus aux préconisations faites par les concepteurs et distributeurs de paro.

16 Monsieur B., 87 ans, est accueilli dans un ehpad de la région Auvergne-Rhône-Alpes depuis un an et sept mois. La famille de monsieur B. est venue lui rendre visite et doit, à présent, prendre congé. Monsieur B. commence à s’agiter, bouscule une chaise et déambule dans les couloirs. Le résident explique que des personnes sont chez lui, dans son salon. Visiblement il s’approprie la résidence sans considérer la légitimité des autres occupants.

17 Avec le robot, monsieur B. est dorénavant pris en charge avant même le départ de ses enfants afin de prévenir ce genre de situation. Madame A., quant à elle, voit ses angoisses nocturnes fortement diminuer grâce à la présence du robot à ses côtés, elle en prend soin comme d’un animal mais précise : « C’est une bête pas naturelle mais ça n’empêche pas de l’aimer. » Les assistantes sociales et les aides médico-psychologiques interrogées voient en paro une ressource dans les prises en charge de ce type.

Effets sur les interactions résidents-soignants

18 Concernant les interactions des résidents avec les personnels soignants, le protocole consiste à observer des situations d’activités individuelles, c’est-à-dire que se trouvent en présence seulement le personnel soignant et la personne âgée, dans deux contextes : avec et sans paro. Les échanges de regards et les postures des deux individus ont alors été recueillis dans deux grilles. Pour notre analyse des échanges de regards, nous devons différencier l’environnement « réduit » incluant le mobilier, le sol, les objets divers et le vide, de l’environnement « global » combinant cet environnement « réduit » avec le robot. De ces résultats, plusieurs constats peuvent être dressés.

19 Tout d’abord, les résultats pour les personnels et pour les personnes âgées sont relativement similaires. Le temps d’échange de regard, entre le résident et l’assistante sociale, est doublé, passant de 17 % sans la présence de paro à 40 % avec paro. Dans le même temps, le temps passé à regarder l’environnement « réduit » est divisé par 4,5 pour les personnes âgées, passant de 60 % à 13 % lorsque paro est présent dans l’interaction. Ce temps est divisé par 17 pour les personnels soignants (passant de 57 % à 3 %). Cependant, nous pouvons considérer que, pour les personnels soignants et pour les personnes âgées, le temps de fixation porté sur l’environnement « global » est divisé de seulement 1,5 dans la condition « avec paro », mais qu’une grande part de ces regards est allouée spécifiquement au robot paro. En effet, dans la condition « avec paro », les personnes âgées passent 40 % du temps à regarder l’environnement « global » dont 27 % à fixer plus spécifiquement paro. Quant au personnel soignant, 37 % du temps est alloué à l’environnement « global » incluant 34 % dédié à paro. De facto, il y a moins de temps passé à regarder le sol, le mobilier ou le vide. Ce qui dénote une importance de l’objet de médiation dans la relation et se pose donc en faveur d’une meilleure qualité de l’interaction. Enfin, la mesure « interlocuteur » qui correspond aux moments où la personne cherche le regard de son interlocuteur sans pour autant le trouver (semble chercher le regard, tourne la tête en direction de, etc.) ne semble pas être impactée par la présence de paro.

20 Dans notre analyse des positions spatiales, trois postures ont été repérées. Dans la position « face-à-face », les deux interlocuteurs peuvent se voir, il est possible de voir à la fois l’interlocuteur et l’objet de médiation. Dans la position « côte à côte », les échanges de regards sont encore possibles mais la direction de regard est distincte entre l’objet et la personne. Dans la condition « derrière », les échanges de regards sont rendus difficiles, mais il est possible de voir l’objet sur lequel agissent les interlocuteurs. Les résultats sont éloquents. La position privilégiée lorsque paro sert de médiateur à la relation est le face-à-face à 86 %. Tandis que dans la condition « sans paro », le côte à côte est choisi à 80 %. Il est à noter que la posi--tion derrière n’existe pas dans la condition avec paro. Ces résultats peuvent venir expliquer les résultats précédents concernant les échanges de regards. En effet, la position face-à-face est la plus facilitante pour les échanges de regards. Tandis que la position derrière n’est pas un support pour l’interaction, puisqu’il est impossible pour la personne âgée de choisir d’avoir un échange visuel avec son interlocuteur. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela, la première est l’effort que demande la recherche de l’interlocuteur quand celui-ci se trouve derrière. La deuxième concerne l’état douloureux des résidents. La démence est en cause dans la troisième : en effet, le résident se trouve dans sa bulle et quand le personnel n’est pas dans le champ de vision de la personne âgée il est comme n’existant pas.

Effets sur les interactions familles-résidents

21 Concernant la famille, les résultats ont été recueillis par entretien. En effet, lors de nos observations nous n’avons pas perçu de différence significative dans les interactions avec et sans le robot. paro ne semble donc pas avoir d’impact sur la posture. La position préférentiellement choisie est le côte à côte (83 % du temps contre 16 % pour la position face-à-face). Les entretiens réalisés montrent par contre un éveil de la communication. Ainsi la femme d’un résident déclare-t-elle : « Mon mari est content d’avoir paro, il faisait tout le temps du bricolage avant, alors on parle du robot et de comment il est fait. Faudrait faire attention qu’il ne le démonte pas un jour [rire]. » Les familles déclarent que paro est un sujet de conversation privilégié même lorsqu’il n’est pas présent. Parmi les arguments évoqués, la curiosité de cette nouvelle technologie trouve une grande place. En effet, elle est l’argument principal des moins de 60 ans.

22 Globalement, les échanges de regards sont plus fréquents avec le robot, puisqu’il facilite la position face-à-face qui est la plus appropriée pour ce type d’échange. L’interaction se caractérise par une plus grande possibilité de communication non verbale, le personnel ayant accès aux informations non verbales du visage du résident et le résident pouvant procéder à un accrochage visuel sans nécessité de faire les efforts qui pourraient le dissuader de rentrer en communication.

Discussion

23 L’objet de cette recherche repose sur un constat sociétal qui prend de plus en plus d’ampleur : la difficulté de la prise en charge des personnes âgées. Outre le pan socio-économique de ce questionnement, nous avons également affaire à un changement des relations aux résidents au sein des institutions gériatriques, avec notamment l’arrivée des nouvelles technologies. Nous nous sommes alors employés, durant les neuf mois qu’a duré cette recherche, à comprendre les transformations dans l’activité des personnels soignants et dans les interactions des personnes âgées. Nous revenons à présent sur nos hypothèses afin de les confronter à nos résultats et aux apports théoriques de la psychologie.

24 La première hypothèse émettait l’idée que l’appropriation des nouvelles technologies serait mesurable par l’usage qui en est fait. Nos résultats viennent en illustration de la théorie de la genèse instrumentale de Pierre Rabardel (1995), montrant que les usages se diversifient avec l’appropriation de la technologie, proposant ainsi des utilisations non prévues lors de la conception de l’objet. Ici, l’utilisation du robot lors de la séparation du résident et de sa famille ne faisait pas partie des préconisations, mais les soignants créent une nouvelle utilité au robot. Nous pouvons alors parler d’une utilisation spontanée en réponse aux objectifs de l’institution. En effet, la séparation familiale est une préoccupation des établissements accueillant des personnes âgées. Cela vient faire écho à la vision de Josiane Jouët (2000) qui considère que l’appropriation se révèle lorsque le sujet devient actif et autonome, il édifie ses usages en fonction de ses objectifs propres.

25 La deuxième hypothèse suggérait un lien étroit entre la médiation robotique et la communication non verbale des âgés atteints de démence. L’objectif principal était de faire un état des lieux des interactions du résident et des personnes qui l’entourent. L’observation des liens directs et médiatisés entre le résident et le soignant a permis de découvrir que la position du personnel est transformée par la présence du robot. En effet, sans le robot la position côte à côte est privilégiée, tandis qu’avec le robot c’est la position face-à-face qui se trouve choisie principalement. Selon Mark Billinghurst et coll. (2003), la position de face-à-face est celle qui favorise le mieux la coopération, offrant un accès plus large aux indices non verbaux. De plus, les différentes positions auront un impact sur la communication, favorisant ou non les échanges de regards. Or, Cécile Delamarre (2014) insiste sur l’importance du regard pour les personnes âgées atteintes de démence. Nos résultats montrent effectivement que, quand la personne âgée en a l’opportunité, elle sollicite plus souvent le regard de son interlocuteur. Les résultats de cette recherche mettent en lumière l’effet palliatif des nouvelles technologies au déficit de communication des personnes âgées atteintes de démence en modifiant le comportement des personnels soignants.

26 L’usage du robot semble améliorer les interactions des résidents avec leur entourage et serait donc en faveur d’un mieux vivre en institution. La séparation entre le résident et sa famille serait alors envisagée de façon plus sereine pour la famille et pour le résident. D’autres études, comme celle de Marc-éric Bobillier-Chaumon et coll. (2013), définissent l’apport des nouvelles technologies dans l’assistance aux personnes âgées fragilisées en les décrivant comme une solution possible à diverses problématiques sociétales que rencontre la gériatrie en France. Ce qui n’est pas sans poser des questions éthiques sur le remplacement de l’homme par le robot. En effet, dès lors que la dimension de médiation n’est plus au centre du processus, le danger de substitution de l’humain se fait sentir. Il serait intéressant d’explorer ce risque dans une analyse de l’activité d’assistance sociale. La question du jeu et de l’infantilisation que craignent les familles serait également à explorer. En effet, en présence de paro un univers de jeu se met en place (Baddoura, Gibert et Venture, 2015) et nous pourrions interroger la frontière séparant « jouer » et « infantiliser ».

Notes

  • [1]
    ehpad : établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
  • [2]
    C’est une « autorité publique indépendante qui contribue à la régulation du système de santé par la qualité », www.has-sante.fr
  • [3]
    Gestes servant à désigner.
Français

La Haute Autorité de santé préconise la diminution des thérapies médicamenteuses dans les ehpad, favorisant l’arrivée des nouvelles technologies, comme le robot paro. Cette étude, à partir d’entretiens et d’observations, vise à comprendre les nouveaux usages créés par ce robot et leur impact sur les interactions soignants-résidents et familles-résidents. Les premiers résultats montrent que l’appropriation du robot par les soignants permet un usage plus diversifié, plus fréquent et adapté aux besoins des résidents, notamment lors du départ de la famille. Les suivants indiquent qu’en présence du robot les échanges de regards entre résidents et soignants sont plus fréquents et les positions de face-à-face privilégiées, favorisant la communication non verbale du résident.

Mots-clés

  • Appropriation
  • ehpad
  • gérontologie
  • robot social
  • technologie
  • interaction

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Marie-Line Carrion-Martinaud
Étudiante en M2 psychologie sociale, du travail et des organisations, université Lumière Lyon 2.
Martinaud.ml@gmail.com
Marc-Éric Bobillier-Chaumon
Professeur de psychologie du travail et psychologie ergonomique, université Lumière Lyon 2.
Marc-Eric.Bobillier-Chaumon@univ-lyon2.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0045
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