CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Nombreuses sont les recherches en sciences humaines et sociales qui ont focalisé l’attention sur les usages des outils numériques au sein des familles. Celles-ci ont été développées principalement selon deux voies. Un premier ensemble de travaux s’est centré sur les représentations et les formes du contrôle parental pour gérer les temps de connexion et les usages des écrans des enfants (Jehel, 2011 ; Mathen, Fastrez et De Smedt, 2015). On notera qu’une partie de ces travaux s’inscrit dans une visée d’expertise, ayant pour but d’apporter des réponses aux problèmes de régulation des pratiques numériques sous la forme de référentiels d’accompagnement ou de guide des bonnes pratiques (Tisseron, 2013). Parallèlement, un autre ensemble de recherches, fondé sur une démarche compréhensive mobilisant les outils de la sociologie des usages (Jouët, 2000, 2011), a permis de questionner la structuration et l’organisation des liens sociaux au sein des familles. Dans ce cadre, les sociabilités instrumentées et/ou numériques [1] constituent un objet central de la recherche permettant d’une part d’appréhender « l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec les autres et les formes que prennent ces relations » (Merklé, 2004, p. 37) et, d’autre part, d’examiner la manière dont l’usage des technologies numériques d’information et de communication (tnic) participe de la structuration des relations et s’insère dans les trajectoires de vie des foyers.

2 S’inscrivant dans le sillage de cette deuxième série de recherches, la présente étude propose de s’intéresser à nouveau à la manière dont les usages et les sociabilités numériques peuvent accompagner les transitions bio-graphiques personnelles et familiales. Ici, nous prendrons appui sur une enquête ethnographique que nous avons menée entre 2014 et 2015 auprès de trois foyers bretons ; ces derniers ayant pour particularité de se situer en pleine situation de bifurcation biographique : après la naissance du premier enfant, en plein divorce ou en recomposition familiale après un double veuvage. Dans ces contextes, nous observerons comment les usages et les sociabilités numériques soutiennent les différentes manières de faire, défaire ou refaire famille.

Usages, sociabilités et sphère familiale

3 Avant d’entrer plus avant dans l’analyse des données de notre enquête, nous rappellerons les principaux enseignements des recherches en sociologie des usages qui ont questionné les usages et les sociabilités numériques au sein de la sphère familiale.

4 Émergeant au début des années 1980 (Beaud, 1983), les travaux conduits dans le champ de la sociologie des usages ont eu d’emblée pour particularité d’examiner les usages des technologies d’information et de communication tels qu’ils sont produits, in situ, par des individus de profils socioculturels différenciés. Se tenant à distance de toutes les formes de déterminisme (technique ou social) qui souvent prévalent à l’étude des usages des technologies (Jauréguiberry et Proulx, 2011), ces recherches ont pu décrire et analyser la manière dont les usages sont organisés, au regard des contextes environnementaux (sphère domestique, sphères de la quotidienneté, du travail, des loisirs, des transports, etc.) et relationnels (liens forts/liens faibles, réseau familial, amical, professionnel, etc.) dans lesquels ces mêmes usages prennent forme (Denouël et Granjon, 2011). Dans ce cadre, la question des sociabilités est rapidement devenue un axe central des recherches (Rivière, 2004). Nourries corrélativement des apports issus de la sociologie des réseaux (Merklé, 2004), de la sociologie de la famille (Singly, 1996) et de la sociologie de l’individu (Singly, 2000), ces recherches ont eu pour objectif non pas de « savoir si les relations [médiées par des techno-logies] sont bien de “vraies” relations, [mais de] comprendre comment la diversification des [pratiques de communication] devient un élément important de la construction de l’identité et de l’animation des relations sociales » (Cardon et Smoreda, 2014, p. 183).

5 Partant, le thème des sociabilités numériques a été largement exploré depuis ce réseau relationnel particulier qu’est la famille, lequel s’incarne dans un espace spécifique qui est le foyer. Dès le début des années 2000, les recherches soulignent que l’introduction massive d’Internet et des outils de communication numérique au sein de la sphère domestique a progressivement permis de transformer le statut du foyer, qui devient une sphère d’activités multiples. Connecté, le foyer est ainsi devenu le lieu d’entrelacement d’usages utilitaristes, professionnels, culturels, ludiques et communicationnels divers, au sein duquel se conjuguent des activités intimes, personnelles et privées avec d’autres relevant plus largement de la sphère professionnelle et publique (Smoreda, 2007). Or, cette transformation va avoir des incidences sur l’agencement spatial de l’espace résidentiel. Anne-Sylvie Pharabod souligne par exemple que « la multiplication des canaux de communication présents à l’intérieur de la maison et leur insertion dans les territoires les plus intimes (chambre, parfois salle de bain ou toilettes) redéfinit le contrôle familial sur l’établissement des frontières entre la vie familiale interne au foyer et la poursuite à domicile d’une vie individuelle tournée vers des échanges extérieurs » (Pharabod, 2004, p. 123). Ainsi a-t-on pu constater que la mise en œuvre de stratégies de communication variées, distribuées sur différents outils permet d’établir, de la part des membres du foyer, un ensemble de seuils, au travers desquels ils déterminent (et souvent déplacent) les territoires de l’intime, du privé, du personnel, du partagé et/ou du collectif dans l’espace physique de la maison.

6 Cette perspective a également été l’occasion d’observer comment l’usage des tnic au sein des foyers accompagne la façon dont sont constituées et tissées les positions et les relations dans le couple (Le Douarin, 2004), entre les grands-parents et leurs petits enfants (Le Douarin et Caradec, 2009) et, plus largement, au sein du collectif familial (Lelong et Martin, 2004). Sur ce point, Benoit Lelong et Olivier Martin soulignent que « la famille n’étant pas la somme de quelques individus dotés d’attributs sociaux mais aussi un collectif, il est [utile] d’étudier la tension entre l’usage individuel et l’usage collectif, entre les enjeux individuels et les normes collectives, entre les soi(s) et les groupe(s) : saisir les pratiques de communication […] dans le cadre de la famille [nous amène] à saisir les formes collectives d’utilisation, les modalités de distribution et de mobilisation des compétences, les jeux de pouvoir, ceux qui se jouent entre les utilisations strictement privées et les usages qui peuvent être publics sans être collectifs, les principes de partage et de règles qui les régissent, la personnalisation des outils de communication et le caractère parfois collectif qui les remplissent » (Lelong et Martin, 2004, p. 13).

7 Parallèlement, un autre ensemble de travaux montre que le répertoire des contacts et les formes de communication médiatisée évoluent en fonction des trajectoires et des cycles de vie (Smoreda et Licoppe, 1998). Prenant appui sur des enquêtes quantitatives et qualitatives (notamment capables d’examiner les recompositions des réseaux personnels en train de se dé-re-faire), ces recherches démontrent que les âges de la vie, les transitions et les épreuves biographiques influencent la manière dont les réseaux de contact, qu’ils soient hors ligne et/ou en ligne, se forment, se déforment, se reforment (Boutet et Le Douarin, 2014). Ainsi, le départ d’un jeune adulte du foyer familial, caractéristique d’une première forme d’émancipation, implique des changements manifestes dans la gestion des contacts médiatisés et des routines de communication interpersonnelle, de la part à la fois de celui qui quitte le foyer que de ceux (parents, frères et sœurs) qui y restent (Bidart et Pellissier, 2002). La formation du couple (installation dans un même appartement) et/ou l’arrivée des enfants changent aussi les modalités de structuration des réseaux de contact (Manceron, Lelong et Smoreda, 2002). Il en est de même pour un déménagement, une réorientation professionnelle, une période de chômage, une rupture amoureuse, l’entrée à la retraite, etc. (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011). Dans ce cadre, les transformations affectant les trajectoires de vie sont « l’occasion d’une épreuve qui porte essentiellement sur les modalités convenables d’ajustement de la dynamique interactionnelle où les outils de télécommunication deviennent un élément de la construction continuelle du tissu relationnel » (Cardon et Smoreda, 2014, p. 170).

Usages et sociabilités au prisme des bifurcations biographiques

8 La présente contribution a pour objectif de poursuivre l’exploration de cette voie de recherche, en questionnant plus avant les rapports entre usages, sociabilités numériques et trajectoires de vie familiale. Elle est construite sur une enquête ethnographique que nous avons menée sur la période 2014-2015 auprès de trois foyers bretons. Ces derniers ont pour caractéristiques de rassembler des usagers technophiles (pratique assidue de la communication numérique associée à une variété d’équipements), de s’inscrire dans des stades différenciés de la vie et, surtout, d’être interrogés dans un moment de transition biographique majeure : juste après la naissance d’un premier enfant, après une séparation conjugale, en pleine recomposition familiale après un double veuvage. De ce fait, ce sont plus spécifiquement aux situations de bifurcation biographique que nous allons porter attention dans la suite de ce texte. Par « bifurcation », nous entendons un « processus dans lequel une séquence d’action comportant une part d’imprévisibilité produit des irréversibilités qui concernent des séquences ultérieures » (Grossetti, 2009, p. 47). Ce processus est construit à partir d’« événements contingents qui peuvent être la source de réorientations importantes dans les trajectoires individuelles ou les processus collectifs » (Bessin, Bidart et Grossetti, 2009, p. 9) mais aussi, nous semble-t-il, dans l’organisation des usages et des sociabilités numériques.

9 Afin de pouvoir saisir les potentielles articulations entre usages des tnic, sociabilités numériques et bifurcations biographiques, l’enquête a été ancrée dans une appréhension de la culture matérielle de chacun des foyers. Elle a conjugué différents niveaux d’observation de l’organisation familiale : des observations au domicile de ces enquêtés permettant l’examen des plans des habitats, des agencements, des répartitions et de la circulation des objets au sein des foyers ; des entretiens de recherche individuels et collectifs effectués avec au minimum deux membres du foyer (deux adultes ou un adulte et un enfant) ; un carnet de contacts (en face-à-face et médiatisés) renseignés par les adultes du foyer pendant une semaine. Ce dispositif méthodologique reprend pour partie celui qui a été mis en œuvre par Anne-Sylvie Pharabod dans le cadre de l’enquête qu’elle a menée en 2004 auprès de foyers franciliens. Efficace et pertinent, ce dispositif nous a permis d’analyser de quelles manières, dans les trois situations de bifurcation biographique familiale observées, l’usage des tnic accompagne la réorganisation des liens intra et extrafamiliaux, contribue à l’agencement (ou au réagencement) spatial de l’habitat et, plus largement, soutient les différentes manières de faire, défaire ou refaire famille.

Faire famille avec la naissance du premier enfant

10 La naissance du premier enfant constitue une bifurcation majeure dans la vie conjugale qui a des incidences particulières sur les modalités de structuration des usages et les dynamiques relationnelles. Elle implique souvent une transformation radicale des sociabilités ordinaires et des habitudes de communication (Manceron, Lelong et Smoreda, 2002). Ainsi, « les “copains de fête” et les “relations superficielles” tendent à être effacés au profit des liens familiaux (parents devenus grands-parents, frères et sœurs devenus oncles et tantes) ainsi que des vieux amis (qui sont également parents de jeunes enfants) avec lesquels la fréquence des échanges médiatisés et des rencontres en face-à-face augmente de façon conjuguée » (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011). Dans le cadre de notre enquête, cette dynamique de restructuration des liens s’observe auprès de Léa (26 ans, webdesigner freelance) et d’Éric (29 ans, informaticien réseau), qui sont les jeunes parents du petit Malo (6 mois). Ici, deux modalités de communication médiatisée participent de la transformation des sociabilités ordinaires de la jeune famille : d’une part, les usages de la tablette numérique associés à des échanges continus en visioconférence, d’autre part, la tenue journalière d’un « Facebook de naissance ». Elles ont par ailleurs quelques incidences sur l’organisation du territoire familial.

11 Titulaire d’un compte Skype depuis longtemps, Léa a procédé à la naissance de son fils à un tri drastique de ses contacts pour ne garder que les membres de ce qu’elle nomme « ma famille » : son compagnon, ses parents, ses sœurs. Au moment du premier entretien, Léa a repris le travail depuis quelques semaines, mais elle a décidé de travailler depuis son domicile pour continuer à s’occuper de son fils. Dans ce cadre, la cuisine, pièce principale et centrale de la maison, est aussi le bureau de Léa. La table sur laquelle sont placés son ordinateur et ses outils de travail se trouve juxtaposée à la table de la cuisine, sur laquelle est placée la tablette numérique de façon très visible. Pour Léa, cette tablette constitue un instrument central de l’organisation familiale qu’elle perpétue et consolide à l’occasion de la naissance de son fils. En effet, cette tablette est mobilisée préférentiellement pour des échanges Skype avec ses sœurs et sa mère, avec laquelle elle a une fenêtre visiopartagée en continu. Pour Léa, un tel usage de la visiophonie permet d’emblée de maintenir de manière visible et observable les relations avec ceux qu’elle considère comme des liens forts. Corrélativement, il lui permet de rassembler, malgré la distance, les différents habitats et espaces familiaux qui lui sont chers et de récréer, par la voie de la co-présence instrumentée (Denouël, 2008), un seul et même foyer rassemblant les trois générations de « sa » famille.

12 Dans cette même dynamique visant à rendre publiques la vie du jeune enfant et, par-là même, l’émergence du groupe familial nouvellement constitué, Léa mobilise également le site de réseau social Facebook. Ouvert à un cercle de personnes un peu plus large – mais néanmoins contenu – qui rassemble les membres des deux premiers cercles familiaux (grands-parents, sœurs et cousins) ainsi que les meilleurs amis du couple (également jeunes parents), le compte Facebook que la jeune maman a ouvert au nom de son fils est enrichi chaque jour de nouvelles photos, vidéos et billets faisant le récit de la vie du nouveau-né. Là encore, les échanges en ligne produits à l’attention d’un petit nombre d’élus ont pour objectif de ratifier l’ensemble des personnes choisies comme autant de liens forts, mais aussi de conforter le couple dans son nouveau statut de « famille ».

13 Dans cette première situation de bifurcation biographique qui actualise le « faire famille », nous observons que l’usage des tnic accompagne la reconfiguration des liens interpersonnels ordinaires et concourt à la définition (physique et symbolique) du nouveau territoire familial.

Dé/refaire famille après une rupture conjugale

14 D’autres formes de bifurcation biographique, comme la séparation conjugale, semblent avoir des effets très nets sur l’agencement des usages familiaux et l’organisation du réseau relationnel. Sur ce dernier point, Claire Bidart, Alain Degenne et Michel Grossetti précisent néanmoins que les effets peuvent être contrastés : « Dans certains cas, le réseau se réduit considérablement avec la séparation du conjoint ; dans d’autres cas, il augmente à l’inverse en effectifs et, dans d’autres encore, il décentralise en se renouvelant » (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011, p. 197). Au sein de notre enquête, nous avons rencontré Carole (42 ans, secrétaire de direction) qui, du jour au lendemain après quinze ans de vie commune, s’est retrouvée seule avec ses deux enfants. Son ex-conjoint a brusquement quitté le foyer pour construire une autre union à 500 kilomètres de là (dans un lieu très peu accessible par les transports, nous précise-t-elle d’emblée) : « Du jour au lendemain, plus de compagnon, plus de papa. Du jour au lendemain, plus rien. Les enfants et moi, on a vraiment morflé. Ça fait un an et demi et on morfle encore tous les jours. Je lui en veux, je le déteste. » Un père semble-t-il très présent auprès de ses enfants qui, soudainement, est devenu absent physiquement et distant relationnellement. Élément qui, dans le discours de Carole, tient lieu de principal grief.

15 De manière similaire aux phénomènes observés par Claire Bidart et ses collègues, nous constatons que cette rupture a eu des conséquences très vives sur la structuration du réseau relationnel conjugal, ainsi que sur la distribution des outils de communication dans la maison. Les amis du couple qui, comme Carole, n’ont pas compris le choix de Patrice et surtout la déliaison brutale avec ses enfants (qu’ils considèrent, semble-t-il, comme un lâche abandon et une trahison) ont pris massivement le parti de Carole. Si les liens avec Patrice ont été coupés, les liens avec Carole se sont au contraire intensifiés. Ce faisant, les modalités de maintien du lien via des dispositifs de communication se sont diversifiées : en complément d’échanges par sms qui ont toujours été importants, les échanges par Facebook se sont accrus pour être déportés, au bout de quelques mois, au sein d’un groupe fermé sur Google+ qui rassemble le petit cercle d’amis de Carole. Ces échanges écrits autorisent l’actualisation d’une forme continue de coprésence à distance, qui permet ici aussi de conforter, solidifier et rendre continûment publique, pour soi et pour les autres membres du cercle d’amis, la force de leurs liens amicaux. Ainsi, le téléphone portable qui, avant la séparation, était principalement vu comme un simple outil de communication (passer des coups de fil, envoyer des sms) qu’elle oubliait chez elle relativement souvent, est désormais appréhendé par Carole comme l’instrument du lien continu, interactionnel et relationnel.

16 Corrélativement, ce bouleversement de la structure familiale a entraîné une transformation des attributions, des pratiques et des positionnements des différentes technologies dans la maison. Par exemple, l’ordinateur qui était initialement placé dans la chambre parentale et qui était quasi exclusivement réservé à l’usage des adultes (pour prolonger à la maison des activités professionnelles et pour de la navigation Web) a été déplacé dans un coin du salon, au profit des seuls enfants. Et, dans ce cadre, il a deux fonctions : c’est l’instrument de la mémoire de la « famille d’avant » (toutes les photos avec le père qui étaient sur les autres dispositifs numériques ont été rassemblées sur cet ordinateur ; sur les autres, les photos ont été supprimées), mais c’est aussi l’instrument d’échanges interpersonnels avec le père (puisque c’est depuis cet ordinateur que les enfants échangent avec lui tous les dimanches après-midi). Précisons que, lors de ces échanges, le salon, espace collectif, devient privatif : la mère refuse d’entrer dans la pièce tant que l’échange n’est pas clos. Par ailleurs, comme les activités menées sur l’écran d’ordinateur sont désormais accessibles à la vue de la mère qui peut exercer un contrôle maternel discret, les enfants ont été autorisés à télécharger et à jouer à un certain nombre de jeux qui leur étaient précédemment interdits. Enfin, on constate un mouvement spécifique autour de la tablette numérique. Avant la séparation, la tablette était plutôt mobilisée par les enfants. Ces derniers bénéficiant désormais de l’ordinateur, c’est Carole qui s’est réapproprié la tablette pour son seul usage. C’est l’instrument au travers duquel elle échange des mails avec ses cousines germaines dont elle s’est rapprochée et avec qui elle construit l’arbre généalogique de sa « famille à [elle] ». C’est l’outil au sein duquel elle reconstruit sa mémoire, avec ses photos, sa musique et les divers documents qu’elle a rassemblés pour son arbre.

17 Dans cette deuxième situation de bifurcation biographique impliquant de « dé-refaire famille », on constate que l’usage des outils numériques contribue à délimiter les frontières (plastiques) du partagé, du privé et de l’intime, dans une écologie d’habitat tout en transformation. Il soutient également l’évolution des relations mère-enfants au sein du foyer, tout en étant inséré dans un processus de reconstruction identitaire personnelle et familiale plus large.

Re-refaire famille après un veuvage

18 Tout comme dans les deux situations de bifurcation biographique précédemment observées, la formation d’une nouvelle union dans le cadre d’une famille recomposée transforme l’organisation des usages et des sociabilités numériques. Claire Bidart et ses collègues soulignent notamment que ce sont les transitions conjugales dans le cadre d’une deuxième union qui ont le plus fort impact sur le renouvellement du réseau. Dans la famille recomposée que nous avons eue l’occasion de rencontrer, les raisons qui président à la structuration du nouveau réseau relationnel conjugal et familial résonnent avec le constat précédemment dressé, mais avec quelques nuances en raison du parcours tout en rupture des deux adultes qui se sont unis. Alexandra (44 ans, enseignante en collège) et Pierre (45 ans, ingénieur dans le bâtiment) qui sont désormais femme et mari sont tous deux veufs d’un premier mariage, chacun ayant perdu son ancien conjoint dans des circonstances dramatiques (accident ou maladie). Pour chacun et pour leurs enfants respectifs, faire le deuil de la famille qui avait été construite avec le défunt père ou la défunte mère a été difficile. Chacun des deux adultes a tenté de refaire famille avec ses enfants, avec l’absence remarquable de son conjoint. Situation de reconstruction personnelle et familiale que chacun décrit comme éminemment fragile.

19 C’est dans ce contexte de fragilité que le nouveau couple s’est formé puis, avec le consentement de tous les enfants, marié. Au moment de l’enquête, Alexandra et Pierre sont conjoints depuis dix-huit mois. Tout le monde, adultes et enfants, vit sous le même toit dans une grande maison à la campagne, en bonne entente. Cependant, les adultes affirment que, dans leur cas, le « re-refaire famille » reste un processus à consolider nécessitant prudence et attention. C’est pour cette raison, par exemple, que le réseau relationnel conjugal d’Alexandra et Pierre est extrêmement réduit et qu’il favorise principalement les liens forts du premier cercle familial : les enfants, les parents, le/la meilleur(e) ami(e) de chacun des membres du couple et quelques vieux amis (très peu). Alexandra et Pierre soulignent que ce sont les épreuves qu’ils ont dû traverser qui les ont amenés à être vigilants, à faire le tri dans les connaissances et à ne plus prendre de « risques » avec des relations amicales dont la fiabilité n’est pas garantie.

20 Du côté des technologies, écrans et autres outils de communication dans la maison, on constate que les parents veillent à ce que chaque enfant ait l’équipement numérique adapté à son âge et à ses besoins, mais aussi sa place dans la famille recomposée. Si, au départ de leur installation en couple, ils ont pensé mutualiser des achats (consoles et tablettes des enfants notamment), la conscience aiguë qu’ils avaient de devoir consolider leur situation familiale les a amenés à préférer des achats spécifiques pour favoriser des usages personnels et singuliers. Ainsi, chaque enfant dispose de ses propres jeux et de ses propres instruments numériques, de manière à ratifier la place spécifique qu’il occupe dans la nouvelle configuration familiale. En effet, dans cette période de construction-stabilisation, la reconnaissance de la place, de la position mais aussi de l’histoire de chacun des membres semble nécessaire pour pouvoir être en capacité de fonder un commun. C’est pour cette même raison que les enfants ont refusé que leurs parents adoptent, après leur mariage, une adresse mail associant le nom de famille de Pierre et le nom de famille d’Alexandra (nom de jeune fille). Se voulant initialement familiale et inclusive, cette adresse mail s’est en fait révélée conjugale et surtout excluante, les enfants d’Alexandra se retrouvant écartés de cet identifiant institutionnel. Faute de mieux, chacun des membres du nouveau couple a conservé son ancienne adresse.

21 Dans cette troisième situation de bifurcation biographique impliquant de « re-refaire famille », les usages et les sociabilités numériques accompagnent à nouveau la manière dont les relations se tissent à l’intérieur et à l’extérieur de la famille. Cependant, du fait de sa relative fragilité, on remarque que les adultes engagent des stratégies très spécifiques, permettant à chacun des membres du foyer (notamment les enfants) d’ancrer sa place au sein du nouvel habitat partagé et de stabiliser sa position au sein de la nouvelle configuration familiale. Ainsi, les usages numériques s’articulent ici à des processus de reconnaissance à la fois sociale et subjective (Denouël, 2013).

Conclusion

22 Dans le cadre de cet article, nous nous sommes intéressée à la manière dont les usages et les sociabilités numériques participent de la vie des collectifs familiaux en situation de transition biographique. Plus précisément, il s’est agi de questionner les modalités incarnées et situées du faire, défaire et refaire famille. L’enquête ethnographique que nous avons menée nous a permis de montrer que si les bifurcations biographiques ont des incidences irréversibles sur les trajectoires personnelle et collective, elles affectent aussi les usages et les sociabilités numériques familiales. Ainsi, nous avons constaté que les technologies accompagnent les transitions, les ruptures et les nouvelles histoires de vie des foyers, qu’elles soutiennent les réagencements spatiaux de l’habitat et, surtout, qu’elles s’insèrent dans la composition, la décomposition ou la recomposition des liens intra et extrafamiliaux. Elles forment ainsi non pas des outils, mais des instruments de l’organisation familiale. Au regard des résultats de cette enquête qui résonnent avec ceux de travaux plus anciens, il nous semble nécessaire de continuer à développer ces approches compréhensives, attentives aux processus de socialisation et de subjectivation des objets techniques, car elles offrent des perspectives pertinentes pour saisir la diversité et la singularité des dynamiques familiales.

Notes

  • [1]
    Si jusqu’à la fin des années 2000 la notion de « sociabilité instrumentée » était la plus circulante (Cardon et Smoreda, 2014), c’est celle de « sociabilité numérique » qui est aujourd’hui privilégiée (Denouël et Granjon, 2012).
Français

Cet article s’intéresse à la façon dont les usages sociaux ordinaires des techno--logies numériques d’information et de communication (tnic) participent de l’évolution des sociabilités et des trajectoires de vie au sein de la sphère familiale. À partir d’une ethnographie de trois familles bretonnes en situation de bifurcation biographique (naissance du premier enfant, séparation conjugale, recomposition familiale après double veuvage), nous observerons comment l’usage des tnic accompagne la réorganisation des liens intra et extrafamilaux, contribue à l’agencement (ou au réagencement) spatial de l’habitat et, plus largement, soutient les différentes manières de faire, défaire ou refaire famille.

Mots-clés

  • Bifurcation
  • famille
  • numérique
  • usages
  • sociabilités

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Julie Denouël
Maître de conférences en sciences de l’éducation, université Rennes 2, cread (Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique), ea 3875.
Julie.denouel@univ-rennes2.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0031
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