CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les tic[1] se diffusent dans les ménages en France (credoc, 2016) et les questions se multiplient sur leurs « effets ». Ainsi, les sms et les courriels seraient à l’origine de l’augmentation des divorces. Inversement, Internet faciliterait la vie quotidienne grâce aux achats en ligne, notamment pour les foyers de grande taille et les groupes les plus favorisés (credoc, 2016). Pour les uns, les plateformes électroniques contribuent au délitement du lien social, pour les autres, elles multiplient au contraire les formes du lien social tout en rationalisant le domaine conjugal (Illouz, 2006 ; Marquet, 2009). La sociologie des usages croisée avec la sociologie de la famille montre combien le lien sociotechnique n’est pas unilatéral mais s’inscrit dans une relation de « codétermination réciproque » (Massie, 1993). Les familles s’approprient les dispositifs en fonction de leur économie relationnelle et de leur système de valeurs (Silverstone, Hirsch et Morley, 1990) mais, inversement, les outils appropriés peuvent déplacer et transformer les pratiques préexistantes, voire faire émerger de nouveaux rapports sociaux (Jouët, 1989). Nous aborderons ici deux déclinaisons de la conjugalité : que reflètent les usages des tic dans la distribution des rôles conjugaux d’une part et, d’autre part, dans la gestion de la coparentalité quand le couple parental survit au couple conjugal dans un contexte de séparation et de divorce ?

Méthodologie

2 L’article s’appuie sur plusieurs terrains réalisés dans le cadre doctoral, post-doctoral et universitaire à propos des relations conjugales et des technologies de la vie quotidienne [2].

3 La première enquête porte sur 24 familles (mariées, vivant maritalement, divorcées, séparées, en recomposition familiale) équipées et issues de milieux sociaux relativement diversifiés avec une prédominance néanmoins de milieux intermédiaires et supérieurs. 79 entretiens ont été réalisés au total.

4 La deuxième a été réalisée auprès de 18 couples (dont les femmes sont cadres ou employées), parents d’enfants en bas âge. Elle portait sur l’importation des affaires privées au bureau via les tic et, inversement, sur le prolongement des activités professionnelles de retour à domicile. 36 entretiens croisés ont été réalisés sur les lieux de travail, en prenant soin de repérer les « traces d’usages » des activités de communication (sms, courriels reçus, envoyés, supprimés, historique du navigateur Internet et de la messagerie instantanée).

5 Une troisième enquête est en cours de réalisation sur la coparentalité numérique à différents âges de la vie. Les premiers entretiens s’intègrent dans l’analyse initiale. Il est encore trop tôt pour présenter d’autres résultats prenant en compte l’avancée en âge.

Les tic et la distribution de la « charge mentale » entre conjoints

6 Les usages numériques reflètent l’économie morale des familles. Par exemple, dans les couples qui s’adonnent à une division traditionnelle des rôles, les femmes ont tendance à déléguer à leurs époux la sphère technique, notamment dans l’assistance à l’usage (achat de logiciels, téléchargements, résolution de panne, etc.). En revanche, pour les couples qui revendiquent une répartition équilibrée des tâches, les partenaires s’adonnent à de véritables joutes techniques en vue de signifier leur pouvoir d’expertise (Le Douarin, 2004). Comme la télécommande, la souris représente un instrument de contrôle (Proulx et Laberge, 1995). Dans les milieux supérieurs et culturellement dotés, une nuance s’impose : certains hommes délèguent à leur compagne la prise en main de l’informatique domestique. M. Osselet (fonctionnaire du ministère de la Culture, 51 ans [3]) incarne le philosophe – tourné vers le monde des idées – et son épouse l’artisan cantonné aux basses besognes : « Il met l’ordinateur à une place utilitaire et secondaire. […] C’est moi qui vais changer l’ampoule électrique et pas lui […] L’ordinateur, c’est mon domaine. Lui, ça ne l’intéresse pas ! » (assistante sociale, 50 ans). Dans les milieux modestes, les femmes en congé parental, mères au foyer ou sans emploi voient dans l’appropriation de la machine une manière d’envisager un avenir professionnel, à l’image de Mme Amenaux (sans emploi, 27 ans) qui a équipé son logis d’un ordinateur pour se libérer de son statut de mère au foyer grâce à l’autoformation.

7 Cependant, les tic ne se réduisent pas à de simples rétroprojecteurs de la vie sociale. Avec Internet à domicile, les sites de commerce en ligne et les moteurs de recherche documentaire, le père de famille peut prendre en charge des activités domestiques et éducatives jusqu’alors dévolues à sa compagne, comme les courses ou l’aide aux devoirs scolaires (Pharabod, 2004 ; Le Douarin, 2007). Dans les couples qui aspirent à une distribution équilibrée dans les activités domestiques et éducatives, la médiation technique par les mails envoyés permet de contrôler le niveau de réciprocité.

Le digital et de nouvelles opérations mentales pour gérer la vie quotidienne

8 Par sa gratuité, le travail domestique, non productif, peut être qualifié d’« invisible » (Delphy, 1978), réalisé hors de la présence des autres membres de la famille (Kergoat, 1984). Ce travail suppose une gymnastique de l’esprit faite de calculs, de prévisions et de combinaisons de tâches (Haicault, 1984). Les outils de communication renouvellent ces opérations mentales utiles à la gestion de la vie quotidienne, car ils offrent une panoplie de services mnémotechniques (agenda électronique, sms, bloc-notes, etc.) et de nouveaux formats d’écriture domestique. En outre, l’évolution des temps sociaux entraîne des formes de désynchronisation et de complexification des rythmes sociaux, voire une imprévisibilité croissante qui oblige à des arrangements travail/famille, notamment par le recours aux tic (Guillot, 2014). Les outils communicationnels offrent en effet, y compris sur le lieu de travail, la possibilité de gérer le domestique à distance et en flux tendu (Le Douarin, 2006, 2008).

9 En analysant les formes d’usage de l’écrit et les modes d’organisation familiale dans les milieux populaires, Bernard Lahire (1993) avait noté combien cette gymnastique mentale restait féminine. Les techniques de gestion (agendas, calendriers, listes, pense-bêtes, livres de compte, classement et rangement des papiers administratifs, etc.) sont loin d’être partagées par les hommes, réfractaires à l’idée d’intérioriser de nouvelles contraintes à domicile. Dans notre enquête, le partage de la charge mentale revêt des habits neufs à l’ère numérique sans vider l’ancienne garde-robe. En comparant des couples dont les femmes sont cadres ou employées se dessine une ligne de fracture entre d’un côté les couples qui utilisent les tic pour mieux répartir la charge mentale et de l’autre côté ceux qui s’en servent pour renforcer les attributs de rôle sexué.

Les tic et le renforcement du « travail invisible »

10 Certains couples de cadres tels des salariés de confiance s’interdisent toute forme de gestion domestique à distance. Le téléphone mobile professionnel sert à des usages professionnels sans que transitent des conversations privées. Dans les situations d’urgences, c’est la secrétaire qui prend les appels. À la maison, toute la famille est enrôlée pour accepter la priorité donnée au travail au détriment d’une mise à disponibilité des parents de retour à la maison. Dans cette configuration, la charge mentale revient davantage à la mère qui, une fois rentrée à la maison, dicte la gestion du domestique à des tiers rémunérés. Ces femmes, plutôt à des postes de cadres, disposent des ressources financières pour déléguer à du personnel la prise en charge de leurs nouveau-nés, ce qui leur permet de préserver leur investissement professionnel. « Comme la nourrice gère bien la situation, je ne ressens pas le besoin d’avoir mon portable tout le temps à la ceinture [rires] ! » (ingénieure industrie, 32 ans).

11 D’autres cadres féminins ou des employées de bureau, à l’inverse, s’autorisent des incursions privées au travail, mais tentent d’éviter de contaminer le retour à la maison par le télétravail. Ces salariées font l’expérience d’une logique de modération : le travail n’est pas la seule source d’épanouissement personnel. Dans cette catégorie, on trouve davantage de couples asymétriques [4] où il revient surtout aux femmes de trouver les ressorts pour articuler les sphères d’activités, y compris en faisant passer au second plan leur carrière au profit de celle de leur partenaire (Singly, 1987). Néanmoins, « faire du perso au bureau » leur permet de maintenir leur implication au travail au prix d’une surcharge mentale intense du fait de la répartition inégale du travail invisible. La gestion des activités quotidiennes ne diminue pas, elle se répartit autrement en vue de libérer l’esprit pour mieux retourner à son activité principale au travail ou encore pour réduire les contraintes de la « double journée » de retour à domicile. « Bon, faut être clair ! C’est moi qui gère mais au moins, quand j’appelle la nounou depuis le bureau ou que je fais mes courses sur Internet, du coup je suis… moins préoccupée ! Disons que c’est fait ! J’ai coché une case sur la liste des choses à faire… Je suis plus tranquille pour me concentrer sur mon travail. […] et j’ai moins de choses à faire quand je rentre à la maison » (secrétaire, 34 ans).

Les tic et la répartition de la « charge mentale »

12 Des couples s’adonnent au contraire à une « gestion collective » de l’articulation entre vie privée et vie professionnelle. Ils gèrent l’ensemble en flux tendu, acceptant la possibilité de fragmenter leurs temps sociaux pour parer au plus pressé et remplir leurs obligations de rôle à distance. Couples symétriques ou asymétriques, ce qui compte chez les usagers proches de cette expérience, c’est l’implication partagée des deux partenaires dans les affaires familiales et la réussite professionnelle de chacun. Outre les mails de soutien ou d’écoute, les tâches domestiques se digitalisent pour savoir qui récupère les enfants en fin de journée, en fonction des impératifs professionnels de chacun. Les deux protagonistes recourent à un agenda partagé pour faciliter leur organisation tantôt pour programmer à l’avance, tantôt pour gérer en flux tendu et faire face aux imprévus. « Franchement, on a besoin de s’informer sur tout ce qu’on entreprend… On évite ainsi les doublons et on voit tous les deux comment les choses avancent. […] On n’a déjà pas beaucoup de temps, alors si on fait les mêmes choses, en même temps, si on appelle tous les deux la nourrice pour lui demander un truc, si on appelle le garagiste chacun son tour, on perd en efficacité. […] On a tous les deux une famille. Je pense qu’on ne peut pas faire autrement que de se répartir les tâches et de s’informer mutuellement sur ce que chacun a fait ! », constate Hippolyte (ingénieur, 32 ans).

13 Les incursions numériques et téléphoniques produisent également de l’agacement et un sentiment de mise sous surveillance. « Bon, j’avoue que ça m’énerve quand elle me rappelle systématiquement ce que j’ai à faire… Je le sais ! » (directeur de recherche, 42 ans). L’installation des hommes dans l’univers domestique n’est pas simple et relève notamment de la difficulté à s’adapter aux normes de leur partenaire (Kaufmann, 1993). Il y a là comme un paradoxe. Les échanges de mails permettent certes de contrôler le bon déroulement de l’échange mais ils renforcent les exigences féminines sur la rapidité et la qualité d’exécution des activités allouées. « Ce qui m’inquiète, c’est que je sois obligée de le faire. C’est pour ça que je l’appelle pour savoir où il en est… S’il a bien appelé le garagiste ou acheté les fruits, posté le courrier… Je n’ai pas envie de me farcir ses trucs à lui ! » (chercheuse, 32 ans).

Le couple, et après ? Usages des tic dans la coparentalité

14 Les tic peuvent jouer un rôle dans le maintien du couple parental malgré les séparations. Ces dernières posent la question de la situation des enfants et de l’exercice de la coparentalité (Marquet, 2010 ; Hachet, 2016). Que les séparations soient paisibles ou compliquées, la communication électronique se présente comme un nouvel acteur. Des applications sur le Web telles que 2houses.com ou Easy2family.com tentent d’aider les parents séparés à mieux communiquer et à s’organiser dans l’intérêt de l’enfant, disent les annonceurs. Présentées comme des outils « facilitateurs de coparentage », elles permettraient de tenir à distance l’ex-partenaire de l’intimité nouvellement créée, de limiter les interactions directes et les conflits potentiels et aussi de rationaliser la part contributive de chacun des parents [5]. Le média semble perçu comme un médiateur qui permet la bonne distance. À l’inverse, les outils que sont les sms, les appels téléphoniques ou les courriels sont vus comme des sources de conflits entre les ex-partenaires : trop présents, trop intrusifs, ils semblent perçus comme des éléments perturbateurs tant ils contribuent à individualiser la relation alors que cette dernière est censée être rompue.

15 Pour savoir ce que les usagers font avec ces outils dans le cadre de la séparation, il est nécessaire de mesurer l’état de la relation entre les ex-conjoints et les différents processus de précarisation du lien filial que les tic pourraient compenser ou non. Une première tension se distingue : les relations entre les parents séparés se tissent-elles dans la bonne entente ou s’enlisent-elles dans le conflit ? Comment parvenir à exercer un « droit de visite téléphonique » quand les conflits perdurent et que la communication est rompue ? Une autre tension s’esquisse entre les parents qui maintiennent le lien avec l’enfant du premier nid et ceux qui s’en détachent progressivement. Tous les parents (notamment les pères) qui se séparent n’entretiennent pas nécessairement leur rôle parental (Léridon et Villeneuve-Gokalp, 1998). Le père à nouveau en ménage peut maîtriser sa joignabilité en paramétrant ses outils de communication. D’autres souhaitent continuer à investir leur rôle parental mais en sont empêchés au point que la communication téléphonique reste sous contrôle du parent gardien (Castelain-Meunier, 1997). Agnès Martial (2013) identifie trois figures de pères divorcés : « Après avoir été “absents”, puis “intermittents”, les pères se voient aujourd’hui reconnaître une place nouvelle auprès de leurs enfants. » Quand on croise ces deux axes, il est possible de distinguer quatre logiques d’usages des tic dans les familles séparées.

La culture du lien

16 Quand, malgré la séparation, les ex-partenaires ont préservé des relations de bonne entente et que les parents endossent réciproquement leurs attributs de rôle parental, les outils communicationnels permettent aux enfants de garder le contact avec le parent absent et aux ex-conjoints de maintenir un fil de discussion. L’éducation et le quotidien des enfants sont des sujets de conversation téléphonique. Pour multiplier les signes du lien, les protagonistes s’envoient des sms, des mms, échangent par email des photographies numériques prises sur le vif pour privilégier le registre intimiste, voire mettent en scène des photos de famille sur les pages Facebook. Quand les ex-conjoints s’entendent bien, il arrive que parents et beaux-parents fassent connaissance par le biais du téléphone et se lient autour de l’enfant (Martial, 2001), jusqu’à devenir plus ou moins proches. C’est le cas de Laurine (garde alternée, architecte, 36 ans) qui s’est séparée de son conjoint quand leur fille était âgée de 2 ans : « Le père de ma fille fait partie de la famille ! Il faut savoir être intelligent et ne pas être dans la rancœur. C’est facile à dire parce qu’on s’est séparés, avec le papa, d’un commun accord. Et j’aime bien que mon amoureux apprécie le papa de ma fille. Ça complique moins les choses ! »

17 Pour autant, les relations entre les ex-partenaires restent d’un équilibre fragile tant il est difficile de trouver la bonne distance. Des conflits peuvent surgir à l’arrivée d’un nouveau partenaire, d’un enfant issu d’une seconde union ou simplement d’un quiproquo. « On avait réussi à trouver l’équilibre. Mais quand il a trouvé sa nouvelle compagne, les choses se sont gâtées. D’envoyer un mail ou un texto, c’était comme si je déclarais la guerre ! Une furie, je n’avais même plus le droit de me retrouver en bas de chez mon ex pour raccompagner ma fille… » (garde alternée, ingénieure de recherche, 44 ans). Les outils numériques favorisent en effet les incursions instantanées et la présence à distance. Ils rétrécissent la boucle temporelle entre la sollicitation et la réponse attendue, exacerbent un devoir de joignabilité qui s’impose avec parfois des logiques de concurrence entre les foyers parentaux. Ils remplissent également un désir de communication, manifesté par un lien continu avec les êtres chers, dans une fonction de rassurance (Gaglio, 2008). Par ces nouvelles normes d’usage des outils communicationnels, les familles séparées tentent de les contourner pour préserver la vie privée de chacun.

Chacun chez soi

18 Les « ex » tentent de garder la sérénité et les faibles liens entre eux, bien que l’un d’eux prenne ses distances avec l’investissement parental. D’une certaine façon, la séparation a progressivement provoqué une sorte de délégation à la mère gardienne tout en préservant la connexion et quelques signes du lien avec l’enfant. En continuant sa vie dans une autre famille, il est possible que le parent non gardien diminue la fréquence des rencontres, modifie l’exercice de son droit de visite, décale l’agenda pour se coordonner avec les exigences du nouvel emploi du temps familial ou professionnel. Pour Céline Clément et Catherine Bonvalet (2005), l’arrivée d’une belle-mère peut provoquer des ruptures ou des transformations du lien filial, ce qui n’interdit pas aux mères de souhaiter la poursuite de ce lien. Cet éloignement progressif compensé par les sms ou des messages postés sur Facebook est souvent le fruit d’un processus de longue durée. D’une certaine façon, la distance paternelle (ou maternelle, quoique moins fréquente) est colorée différemment : les parents divorcés apprennent progressivement ce que « chacun chez soi » veut dire, prennent ce qu’il y a à prendre dans une relative indifférence. Pour préserver l’entente cordiale et ne plus revivre les déchirements passés, chacun accepte de ne plus avoir aucun pouvoir sur l’autre, ni de jugement à l’emporte-pièce. « Chacun est responsable de sa vie ! Si l’enfant finit par en vouloir à son père parce qu’il a choisi de partir loin, ce n’est plus de mon ressort. Ce que je veux, moi, c’est avoir la paix et des relations pacifiées ! Je ne vais pas jouer le rôle de messager, je ne veux plus le faire, c’est trop lourd et ça me retombe toujours dessus ! » (garde classique, cadre supérieure, 41 ans). Ainsi, les ex-conjoints préfèrent éviter au maximum les rencontres. Ils utilisent les enfants pour communiquer avec l’ex-partenaire car ils sont jugés suffisamment grands pour être à même de gérer les rapports avec leurs parents (Clément et Bonvalet, 2005). D’une certaine manière, la rupture du « couple conjugal » se cumule progressivement avec la rupture du « couple parental », la période de l’adolescence étant propice à l’autonomisation des foyers du parent gardien et du parent non gardien (Le Gall et Martin, 1988).

Détournement

19 Quand les relations entre les ex-partenaires demeurent conflictuelles, les choses se compliquent. Les pères qui ont quitté le domicile familial ne sont pas nécessairement des pères démissionnaires mais se trouvent empêchés dans l’exercice de leur autorité parentale. De la même façon, certaines mères qui gardent le contact avec leur enfant en résidence alternée sont également évincées comme si les deux mondes devaient être radicalement séparés. Ces parents empêchés souhaiteraient communiquer à distance mais ne sont pas toujours autorisés à le faire par l’ex-partenaire quand bien même un juge pour enfant ait été saisi pour faciliter la médiation familiale. Des tentatives d’éviction se mettent en place au point que des parents utilisent parfois l’enfant comme un instrument de pouvoir en vue de critiquer l’autre parent, de le dévaloriser jusqu’à provoquer un conflit de loyauté chez l’enfant. Dans ce cadre, les échanges téléphoniques ne sont pas toujours tolérés. Par exemple, le parent gardien peut s’introduire dans la conversation téléphonique, sommer l’enfant d’abréger la conversation ou surveiller le fil de la discussion. Le contexte téléphonique est alors marqué de différentes manières qui compromettent la liberté de parole (Castelain-Meunier, 1997). Dans ce contexte conflictuel, équiper le lien filial par un téléphone mobile permet d’autonomiser le champ relationnel (Heurtin, 1998). « Moi, j’ai voulu que mes enfants aient un portable. Pour pouvoir les joindre à tout instant, n’importe où. Je les appelle tous les jours entre midi et deux, quand ils sont à l’école ! » (parent non gardien, secrétaire, 36 ans).

Évitement

20 Enfin, dans le dernier cas de figure, les parents évitent tout contact avec l’ex-partenaire et adoptent un comportement plutôt distant avec leur enfant sans rompre les ponts totalement. Grâce aux plateformes électroniques, quand les enfants sont autorisés à posséder un téléphone mobile ou un compte sur un réseau social, ils échangent avec le parent non gardien quelques messages par le biais de Facebook ou Instagram, en offrant des signes du lien : « Je pense à toi », « Je t’aime », « Voici des photos », « J’ai vu tes photos », « Bon anniversaire », etc. La mise en scène numérique permet ainsi de maintenir à distance tout en restant proche. Il s’agit de garder la connexion sans nécessairement cultiver le lien (Lelong, 2004). Autant, dans le type « chacun chez soi », la délégation parentale au parent gardien se fait dans la bonne entente, est choisie, voire attendue, autant dans cette configuration la délégation est « subie ». Les mères ont certes souhaité avoir la garde mais elles auraient préféré que le père s’investisse davantage sur le plan éducatif et verse la pension alimentaire.

Conclusion

21 Peut-on savoir si les tic ont modifié la conjugalité ? Elles ont facilité la dissolution des frontières spatiales et temporelles. En ce sens, elles représentent des outils de gestion qui peuvent favoriser l’articulation entre les sphères et la répartition des tâches entre conjoints. Cependant, ces « facilités » ne sont pas hégémoniques tant les formes d’appropriation des tic peuvent tantôt renforcer la division sexuée des tâches, tantôt, à l’inverse, les répartir davantage, tout dépend du mode de fonctionnement initial et des attributs de rôle sociaux. De même, si les outils numériques contribuent à veiller au bon déroulement des échanges, ils peuvent aussi accentuer les comportements de dette et le sentiment que l’autre n’en fait jamais assez.

22 Dans un contexte où les ruptures conjugales deviennent ordinaires se posent les questions du « faire famille » après les désunions et du rôle de la communication à distance dans le maintien des relations. Dès la fin des années 1980, le divorce se conjugue avec l’affaiblissement ou la rupture des liens père-enfant(s), notamment dans les milieux défavorisés (Chardon, Daguet et Vivas, 2008). Néanmoins, selon Agnès Martial (2013), émerge « une figure nouvelle de paternité “solitaire” qui doit se passer de la médiation quotidienne de la mère », notamment dans certaines situations de garde alternée qui favorisent la paternité « intermittente », c’est-à-dire un tête-à-tête inédit qui se passe d’un tiers. À cela s’ajoute une autre évolution dans la figure du « père quotidien » qui revendique son rôle et sa place auprès de son enfant dans un engagement continu. Ce désir paternel de maintenir une intimité par la proximité physique, l’attachement et la complicité explique notamment le recours à la garde alternée – y compris dans les milieux modestes (Martial, 2012) –, voire l’obtention de la résidence principale après actions modificatives (Martial, 2013). Néanmoins, l’analyse des usages des outils de communication électronique dans les familles séparées oblige à repenser les dimensions de la précarisation du lien paternel, indépendamment des modalités de résidence. Arnaud Régnier-Loilier (2016) montre d’ailleurs l’aspect « multidimensionnel » de la rupture des liens père-enfant(s) en fonction de plusieurs facteurs, comme l’âge de l’enfant au moment de la séparation, le mode de résidence, le temps de transport nécessaire entre les domiciles, etc. La communication électronique, dans la mesure où elle permet d’activer le « mode connecté » ou le « mode conversationnel » (Licoppe, 2002), rend possible la téléprésence par voie numérique. Cette sociabilité électronique n’est pas identique à la relation en face-à-face et suppose de s’interroger sur la nature des relations qui se cultivent en ligne. Qu’échangent les protagonistes à distance ? Quel est le degré d’engagement dans la relation ? Dans quelle mesure la liaison numérique s’articule ou non avec l’exercice du droit de visite et d’hébergement ? Cette forme de parentalité à distance interroge d’autant plus que les professionnels font face à des pratiques de correspondance numérique chez les enfants placés qui reconfigurent les mesures de placement suite à des violences familiales (Potin et Henaff, 2017).

Notes

  • [1]
    Technologies de l’information et de la communication.
  • [2]
    Ces terrains présentés ne constituent qu’une partie de nos travaux, lesquels s’appuient sur les usages des tic à différents âges de la vie, l’ensemble faisant l’objet d’une habilitation à diriger des recherches.
  • [3]
    Tous les prénoms et noms utilisés sont fictifs pour préserver l’anonymat des enquêtés.
  • [4]
    Les conjoints ne se situent pas au même niveau sur l’échiquier des catégories socioprofessionnelles, les femmes se trouvant plutôt en position d’infériorité par rapport aux hommes, ce que recouvre la notion d’hypergamie féminine.
  • [5]
    Sont disponibles en ligne le calendrier de garde, les dépenses, les notes scolaires et les devoirs, le dossier médical, la taille des vêtements, etc.
Français

Dans quelle mesure les outils numériques dans les familles révèlent-ils, transforment-ils ou déplacent-ils les relations conjugales ? En prenant appui sur deux terrains explorés par des méthodes qualitatives, l’article explore deux angles d’analyse de la conjugalité à l’ère numérique : d’abord, les déplacements opérés dans la division du travail domestique et éducatif entre conjoints par le recours aux outils de communication. Les courriels et les sms contribuent-ils à dévoiler le « travail invisible » et à redistribuer la charge mentale entre conjoints ? Ensuite, l’auteur aborde le rôle des outils numériques dans un contexte où la gestion des séparations et des divorces vise le maintien de la coparentalité : comment les technologies de communication permettent-elles ou non d’asseoir le couple parental à défaut du couple conjugal ?

Mots-clés

  • Travail invisible
  • usages numériques
  • conjugalité
  • travail domestique et éducatif
  • désunion
  • coparentalité

Bibliographie

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Laurence Le Douarin
Maître de conférences en sociologie, université de Lille, membre du Centre de recherche Individus, épreuves, sociétés (ceries, ea 3589).
laurence.ledouarin@univ-lille3.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0017
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