CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les enfants exposés aux violences collectives, sous la direction de Marion Feldman, érès, 2016

1 Il n’y a pas si longtemps, on estimait que les enfants étaient des êtres qui ne souffraient pas psychologiquement, puisqu’ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Dans le même esprit, la médecine a longtemps ignoré la souffrance physique des petits en prétendant que les bébés ne ressentaient pas la douleur. On frémit en pensant aux souffrances infligées à tous ces enfants ! La prise en compte des traumatismes psychiques chez les enfants est donc relativement récente : depuis une vingtaine d’années seulement, les spécialistes s’accordent à reconnaître l’existence de psychotraumas infantiles, tout en continuant à chercher la meilleure façon de les traiter. L’enfant exposé aux violences collectives, tel qu’il apparaît dans l’ouvrage dirigé par Marion Feldman, est un enfant en danger de désaffiliation et de mort psychique : c’est ce que s’attachent à montrer les contributeurs du livre, dans des chapitres qui traitent de situations différentes, mais qui toutes ont en commun de faire courir aux enfants un risque majeur, celui d’une rupture parfois définitive dans leur continuité d’existence.

2 Que ce soient les enfants juifs cachés pendant la Deuxième Guerre mondiale, les orphelins, les enfants des rues, les enfants confrontés à la violence génocidaire ou familiale, les enfants ayant connu l’exil ou une catastrophe naturelle, tous sont des enfants exposés, dont Marie-Rose Moro nous dit qu’ils possèdent une double polarité : vulnérables, ils peuvent aussi se révéler particulièrement résistants, comme si l’exposition au traumatisme les avait en quelque sorte mithridatisés. La clinique particulière qui se dessine au fil des pages nous entraîne souvent aux limites de la pensée, car nous répugnons à envisager les traumatismes infligés aux enfants. Chacun des cliniciens sollicités pour cet ouvrage déploie devant nous les itinéraires collectifs, mais aussi individuels, qui permettent de reconnaître le traumatisme et d’élaborer des stratégies de soin. Tous apparaissent animés de la volonté de comprendre pour soulager, sans jamais affirmer une relation de causalité linéaire entre les troubles constatés et le devenir du sujet – bébé, enfant ou adolescent. S’inscrivant dans la lignée des précurseurs comme Anna Freud, René Spitz ou Donald Winnicott, ces cliniciens font appel à la psychanalyse bien sûr, mais aussi à l’histoire, à l’anthropologie et à la psychologie des groupes, car pour penser le traumatisme il est indispensable de s’appuyer sur plusieurs disciplines.

3 Cet ouvrage est composé de trois grandes parties. Dans la première, consacrée aux violences familiales et groupales, Sylvain Missonnier livre un récit clinique sur la façon dont on peut prévenir un éventuel accouchement traumatique en travaillant avec la mère autour du sentiment de continuité du soi, mis en danger par l’épreuve de la naissance à venir. Le texte d’Emmanuelle Bonneville-Baruchel nous introduit au cœur des rencontres entre les enfants placés et leurs parents en difficulté pour montrer l’importance des professionnels, sur qui repose la tâche délicate de réguler et d’aménager un espace et une distance psychique suffisamment bonne entre les deux parties, en protégeant l’enfant d’une intensité affective souvent traumatique. La contribution de Clara Duchet fait le lien avec la deuxième partie du livre, qui traite des violences collectives ; pour elle, la spécificité du trauma groupal, qui peut s’apparenter à une psychose collective par la confusion qu’il instaure, requiert une approche spécifique, où le travail de groupe tient une part importante, notamment par ses effets de réaffiliation et de contenance. Dans sa contribution, Marion Feldman reprend l’idée centrale d’un précédent ouvrage [1], selon laquelle les enfants juifs cachés pendant la Deuxième Guerre mondiale ont vécu des traumas qui n’ont été reconnus que très tardivement. Le clivage dû à la clandestinité dans laquelle ils ont vécu pendant ces années a laissé des traces dans leur psychisme, les maintenant trop souvent dans une clandestinité à eux-mêmes, dont certains ne sont jamais parvenus à se défaire. Les troubles identitaires, le rapport à un passé qui leur est resté opaque en dépit des explications postérieures, mais surtout le manque de connaissance, donc de reconnaissance publique de ce qu’ils ont vécu, a contribué à maintenir le clivage qui, de survie, est devenu un clivage de vie, entravant leur sentiment de continuité psychique. Adultes, nombre d’entre eux cherchent encore à recouvrer cette continuité d’existence qui leur a fait défaut en se confrontant, des décennies après les événements, à une élaboration mentale indispensable au travail du vieillir.

4 Dans cette deuxième partie sont abordés des thèmes aussi divers que la silenciation du colonial chez les adolescents (Malika Mansouri et Marie- Rose Moro), le trauma dans la langue chez les enfants émigrés tamouls (Amalini Simon, Muriel Bossuroy), les effets de la catastrophe naturelle en Haïti (Daniel Derivois) ou du traumatisme intentionnel au Rwanda et dans les camps de Goma (Pierre Benghozi). À défaut d’entrer dans le détail de ces situations toutes différentes, on notera le fait que les auteurs se retrouvent autour des notions de désaffiliation et de réaffiliation et soulignent l’impact de ces traumatismes silenciés dont les soignants doivent détecter les traces souvent invisibles « à l’oreille nue », pour défaire patiemment l’emprise délétère du traumatisme.

5 Dans la dernière partie de l’ouvrage, consacrée à des modèles de soin pour les enfants, bébés ou adolescents affectés par la violence collective, nous sommes introduits à la clinique des enfants des rues et celle des mineurs isolés étrangers, question d’une brulante actualité, pour laquelle il reste encore beaucoup à inventer (Moro et coll.). Enfin, Bernard Golse opère un rappel passionnant d’une expérience pionnière, celle de l’institut hongrois Pikler-Loczy, où les bébés « privés d’histoire », comme il les nomme, continuent, depuis 1946, à bénéficier d’un accompagnement remarquable, fait de soins et d’attention, d’empathie et de respect des rythmes propres à chacun, pour permettre à ces petits de retrouver une trajectoire de vie entamée sous le signe de l’abandon traumatique. Or, nous rappelle François Marty dans sa conclusion, l’enfant exposé au traumatisme risque de perdre la trace de son origine, balayée qu’elle est par la violence.

6 Les situations exposées ici nous montrent toute la nécessité pour l’enfant de retrouver une origine par la mise en récit et la recherche des traces qui le constituent. Et ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de réaffirmer que ce chemin ne peut se faire qu’en pensant en même temps l’individu et le groupe, la réalité extérieure et la réalité psychique. L’idée d’une psyché solipsiste, indépendante de l’environnement, ne tient pas face aux manifestations des traumatismes. Quand le groupe social n’est plus garant de la sécurité de base, l’enfant se trouve livré seul aux menaces tant physiques que psychiques et, s’il réchappe à la mort, il n’en reste pas moins marqué par cette faillite majeure de l’environnement. Privé de l’indispensable étayage d’un autre secourable, l’enfant va se construire sans références, au gré des rencontres, bonnes ou néfastes. La tâche du soignant sera donc, par des dispositifs spécifiques créés souvent ad hoc, de restaurer l’espace de pensée et de subjectivation, indispensable pour ces enfants confrontés à une violence qu’ils doivent élaborer pour continuer à vivre.

7 Régine Waintrater

8 Psychanalyste, maître de conférences, Paris 7

Agressions sexuelles. Victimes et agresseurs : une souffrance partagée. Vers la quête d’une fusion incestueuse, sous la direction de Yolande Govindama, In Press, 2017

9 Cet ouvrage collectif dirigé par Yolande Govindama [2] regroupe huit contributions, très majoritairement de psychologues clinicien(ne)s mais aussi de deux magistrates. Il s’inscrit dans une approche anthropologique, psychanalytique et juridique des agressions sexuelles. S’appuyant principalement sur les travaux de Lacan et Racamier, Yolande Govindama insiste sur le caractère universel du tabou de la fusion avec la mère archaïque ; la transgression de ce tabou se révélerait dans l’inceste génital ou dans les agressions sexuelles sous des formes différentes. Le passage à l’acte serait ainsi une manière de « défier, de dénier la séparation, la castration, la perte, le manque qui est réduit au besoin dans les représentations, comme eux-mêmes le furent dans la relation avec leur mère abusive et un père infantile » (p. 46). Les agresseurs sexuels seraient dans la quête d’une fusion incestueuse avec la mère archaïque, étant dans l’impossibilité de subjectiver la séparation, que celle-ci soit liée au « complexe de sevrage » (Lacan) ou au tabou de « l’indifférenciation des êtres » (Racamier).

10 Les juristes rappellent dans cet ouvrage que l’inceste correspond à des situations diverses et peut être appréhendé par le droit de différentes manières, faisant référence au niveau juridique à un concept de l’inceste qui ne correspond pas forcément à cet interdit dans sa dimension anthropologique. Elles soulignent que la loi de mars 2016 a permis de nommer des situations d’inceste correspondant à des infractions commises par un collatéral, mais elles s’interrogent du coup sur le risque que ce texte représente par la banalisation qu’il induit par rapport à cet interdit fondamental.

11 Les contributions des psychologues cliniciens abordent les différentes formes d’incestes et d’abus sexuels à partir d’entretiens et ou de passations d’échelles ou de tests projectifs auprès des agresseurs ou des victimes. L’inceste père-fille est envisagé comme une difficulté relationnelle mère-fille aboutissant à la haine de la mère en direction de la fille et réciproquement, cette difficulté étant dûe à une rupture de transmission dans l’interdit de la fusion et de l’inceste. L’inceste maternel constitue, lui, un tabou particulièrement important, les mères abuseuses ne pouvant accéder à la séparation psychique et se maintenant dans une indifférenciation qui va favoriser chez elles les abus sexuels. L’inceste fraternel révèle de son côté un défaut d’intériorisation de la loi symbolique telle qu’elle se décline dans toutes les cultures et qu’elle est transmise au niveau familial, de même qu’elle met en évidence une fragilité narcissique. Ainsi, dans certaines familles migrantes, les bouleversements des repères culturels, la « parentification » des enfants peuvent favoriser un climat incestuel, voire, dans certains cas, un passage à l’acte.

12 On repère chez les agresseurs sexuels pédophiles un lien entre l’emprise maternelle qu’ils ont subie et celle qu’ils ont agie par identification à l’agresseur ; le passage à l’acte extrafamilial serait symboliquement et inconsciemment intrafamilial, c’est-à-dire de nature incestueuse, par la réalisation fantasmatique de l’inceste avec la mère archaïque. Les passages à l’acte extrafamiliaux des agresseurs sexuels sur mineurs peuvent être appréhendés comme des comportements défensifs face à l’inceste.

13 L’adolescent déficient qui passe à l’acte sur le plan sexuel en est-il responsable, si aucune éducation sexuelle spécifique ne lui a été proposée ? Cette interrogation met en évidence la nécessité de proposer à ces jeunes une éducation d’abord orientée vers la relation affective, ces derniers n’ayant souvent pas la capacité à faire un lien entre émotions et affects, d’une part, et expression sexuelle d’autre part.

14 Cet ouvrage regroupe des travaux et réflexions réalisés tant auprès des victimes qu’auprès des auteurs d’agressions sexuelles, c’est aussi là toute sa pertinence. Il met en évidence l’importance de la qualité des relations précoces mère-bébé dans la mise en place de la séparation psychique de cette dyade, ainsi que du refoulement du fantasme de fusion qu’elle génère. C’est à partir de la construction de ces processus que l’interdit de l’inceste peut s’élaborer, en s’appuyant en particulier sur des rites de passage propres à chaque culture, qui permettent de prendre en charge à la fois l’angoisse de mort et celle de séparation, inhérentes à cette situation fusionnelle.

15 Illustrés par de nombreux cas cliniques, l’abord de la problématique des agressions sexuelles à travers la quête de fusion à la mère archaïque permet d’envisager des dispositifs de prévention et prise en charge tant dans leurs dimensions socio-éducatives que dans leurs abords psycho-thérapeutiques.

16 Jean-Michel Coq

17 Psychologue, maître de conférences, Rouen

La douleur psychique, de Michèle Bertrand, L’Harmattan, 2016

18 Penser la douleur psychique pour tenter de la panser… C’est ce projet, cet espoir qui animent Michèle Bertrand dans son dernier ouvrage au titre d’une grande sobriété, La douleur psychique. Certes, la photo de couverture, un iceberg flottant sur une mer sombre qui reflète un ciel de nuages noirs, en écho à la thématique, peut d’emblée effrayer… Ce serait oublier qu’un iceberg ne montre qu’une infime partie visible alors que, sous l’eau, il se déploie dans toute son ampleur, ce qui ne peut que susciter curiosité et désir de voir, de savoir… C’est bien à cette tâche, essentielle pour la psychanalyse contemporaine, que s’attache l’auteure, contribuant ainsi aux avancées de l’extension du domaine de la cure : penser la douleur psychique, en découvrir les ressorts et la complexité, intégrer les différents paramètres qui l’organisent, pour offrir au lecteur une vision enrichie de la psyché humaine et surtout esquisser des pistes thérapeutiques propres à transformer la douleur en souffrance ordinaire.

19 Car l’approche de Michèle Bertrand est double : tout d’abord avec rigueur, finesse et ténacité, adossée aux penseurs de la psychanalyse, elle explore et expose les repères théoriques nécessaires à une définition de la douleur psychique. Puis, dans un deuxième temps, ses « études cliniques » mettent à l’épreuve de la cure les éléments théoriques dégagés précédemment mais aussi en découvrent de nouveaux, en proposant d’approfondir des situations cliniques difficiles, tant il est vrai que la clinique ouvre toujours de nouveaux horizons de pensée : « Grises sont les théories, toujours reverdissant l’arbre de la vie » (Goethe) … Et, dans cette dynamique, la troisième partie de l’ouvrage rebondit sur un thème que Michèle Bertrand explore depuis un certain temps : les « enjeux de la construction ». Cette notion a en effet fait l’objet de son rapport au 68e Congrès des psychanalystes de langue française (Genève, 2008), dont le titre, « Construire un passé, inventer du possible ? », résonne de cet espoir thérapeutique qui anime le présent ouvrage.

20 Le lien avec la notion de construction se repère avec évidence dès le premier chapitre, où l’auteure s’attache à une définition de la douleur, principalement de la douleur psychique au regard de la souffrance psychique. Elle distingue ainsi souffrance psychique, « qui peut s’exprimer dans une parole, un récit […] qui s’inscrit dans la logique du principe de plaisir-déplaisir », et douleur psychique, « qui est un au-delà du principe de plaisir, qui n’a ni sens ni parole pour se dire » (p. 28). Pour cela, elle revisite la théorie freudienne de la douleur, présente dès 1895 dans L’Esquisse d’une psychologie scientifique – effraction, mise en question des limites, quantum d’excitation en trop –, la question de la perte d’objet en 1915, la notion d’effraction du pare-excitation en 1920, puis, en 1926 [3], une « théorie de la douleur qui relie effraction traumatique et perte d’objet » (p. 25), soulignant la dimension économique de l’investissement de l’objet perdu. Et, c’est ce qui fait lien avec la question de la construction, l’auteure relève l’importance des traumas primaires dans l’organisation du fonctionnement psychique, générateurs d’une mémoire amnésique, sans représentation possible des expériences précoces, où « la douleur comme affect est mise de côté » (p. 27).

21 Thématique qu’on reprend dans le deuxième chapitre, consacré à la mélancolie, où, après avoir suivi Freud, elle interroge avec Ferenczi la constitution du moi bousculée par les catastrophes narcissiques qu’engendrent les traumatismes primaires ; avec Melanie Klein, le devenir de la position dépressive, le deuil impossible « lorsque le moi ne peut se résigner à perdre l’objet [parce qu’] il perd en l’objet l’espoir de jouir d’un moi parfaitement adéquat à son idéal » (p. 35) ; enfin la fonction – défaillante – de l’objet dès lors qu’il est fortement idéalisé et alors conçu comme rédempteur engageant le sujet dans des contre-investissements passionnels. Avec Green aussi et le « complexe de la mère morte » – elle précise que l’identification à la mère « morte » se fait sur le mode cannibalique de l’incorporation, qui soutient, souvent, une quête du sens perdu aboutissant à cette « urgence à penser » qu’elle a mise à jour dans La pensée et le trauma[4] précédemment.

22 Le chapitre 3 s’attache aux liens de la haine et de la culpabilité dans le registre narcissique que Freud repère en 1921 dans « la haine que l’idéal du moi porte au moi ». La notion de culpabilité primaire dégagée par Roussillon, celle d’identification à l’agresseur, que l’on doit à Ferenczi, enfin le transfert paradoxal d’Anzieu sont étudiés sous cet angle d’un possible contre-investissement de la haine et de l’organisation d’une culpabilité primaire pouvant pré--server le sujet d’un envahissement par la douleur.

23 Ce qui ramène l’auteure à la question du masochisme, qui clôt la partie théorique, tel que Rosenberg l’a posé, à savoir un masochisme intricateur des pulsions de vie et de mort, un masochisme « gardien de la vie ». Lui fait pendant un « masochisme mortifère », trace d’expériences de douleur délétères, au cœur des problématiques traumatiques primaires. Elle approfondit « l’énigme du plaisir de la passivité », avec Ferenczi, pour mettre en lumière « les efforts de restauration » (p. 60), les transformations psychiques qu’induisent les traumas selon quatre modalités : un clivage post-traumatique permettant de s’absenter de l’expérience et de l’enfouir, l’identification à l’agresseur marquée par une culpabilité primaire omnipotente, l’hyperadaptation et le développement de l’intellect, enfin la liaison dans cette identification à l’agresseur par les pulsions de vie qui aboutissent à une forme d’empathie de type « syndrome de Stockholm » où le masochisme retrouve pour une part une liaison aux pulsions de vie.

24 Les « études cliniques », dans la deuxième partie de l’ouvrage, donnent chair à la recherche théorique précédente et surtout montrent l’analyste au travail dans des situations particulièrement délicates et éprouvantes. Alex, dont l’auteure nous fait sentir la douleur profonde, illustre « la contrainte interne à se parer d’une identité imaginaire, sachant qu’il n’y a pas d’issue » (p. 76) et cette rencontre est, pour elle, l’occasion d’une étude approfondie sur les liens entre le mensonge pathologique et le clivage du moi, posant la question de l’identité du menteur, c’est-à-dire la fonction de protection ultime du narcissisme que représente le mensonge, en ce sens « plus primaire que la négation » (p. 73).

25 La cure analytique de Marie, que Michèle Bertrand relate dans ces principaux mouvements pour illustrer les « états passionnels », bascule après cinq années dans une longue période de réaction thérapeutique négative, particulièrement difficile à vivre – et à traverser – pour son analyste, amenée à s’interroger profondément sur son contretransfert pour saisir la dimension passionnelle qui a envahi leur lien. Les constructions qu’elle formule pour elle-même lui semblent inaccessibles à la patiente et c’est par une interprétation pleine de tact et de délicatesse inspirée des constructions que la prise en compte de son contretransfert lui permet de penser que peu à peu le cours du processus analytique reprendra. Elle poursuit son récit à partir des rêves qui émergent alors chez Marie et peu à peu confortent et précisent les constructions de l’analyste, montrant un fonctionnement psychique qui retrouve peu à peu sa fonctionnalité. Car, précise-t-elle, si « les états passionnels sont des moyens contre la crainte de l’effondrement [faisant] obstacle à l’actualisation d’expériences primaires de détresse, [ils aboutissent à un] retournement de la passivité en activité : il s’agit de faire vivre à l’analyste l’expérience passive subie et non élaborée, donc restée enkystée » (p. 104). Ce qui implique que les constructions narratives ne peuvent suffire à entraîner la conviction du patient qu’à la condition que l’analyste tienne compte de l’affect, celui qu’il ressent et celui qui n’a pas été reconnu autrefois par l’objet : si la « reconnaissance de la réalité […] permet aux parties clivées du moi d’être réintégrées dans la psyché » (p. 102), ici c’est la réalité de l’affect de douleur dans l’ici et maintenant de la séance qui cherchait reconnaissance.

26 Michèle Bertrand explore ensuite les situations extrêmes et les réorganisations qu’elles nécessitent pour la survie psychique. Il s’agit ici d’investiguer un au-delà de la névrose traumatique qu’induisent les guerres, les catastrophes naturelles, les accidents. L’expérience concentrationnaire de Bruno Bettelheim lui sert de fil rouge pour décrire le paradoxe, le sentiment d’impasse, la rupture du contrat narcissique, les effets de la déliaison et de la destructivité, l’absence à soi, le clivage du moi jusqu’à la « solution philosophique »… Quant au traitement psychique après coup, l’auteure affirme combien tout d’a-bord c’est la « solidité du thérapeute » qui compte et, pour faire face au paradoxe du clivage et aux risques de transfert paradoxal, le travail intense de contretransfert qui va nourrir les possibilités de constructions affectées.

27 Réflexion qu’elle poursuit dans la troisième partie, « Enjeux de la construction », où sont exposées les idées principales de son rapport de 2008 partant d’une définition de la vérité historique non comme vérité événementielle mais comme « réalité de l’impact psychique de certains événements qui ont été vécus sans pouvoir être mis en sens » (p. 128). Compulsion de répétition, mémoire amnésique, libido narcissique comme force motrice du refoulement soutiennent sa lecture des constructions de Freud dans l’analyse de l’Homme aux loups, puis suivent une étude du clivage du moi chez Freud et celle des avancées de Ferenczi sur le clivage narcissique du moi. Ce qui amène l’auteure à une précieuse différenciation entre la construction de Freud (1918), fondée sur la récapitulation sous forme d’un scénario fantasmatique de la construction psychique du sujet telle que ses symptômes, son anamnèse, ses rêves, ses associations ont permis à l’analyste de la formuler, et celle que l’auteure nomme « construction créatrice » nécessitée par des traces non inscrites, non remémorables, qui s’appuie sur le travail de contretransfert et sur l’auto-analyse de l’analyste. Ce qui la conduit à revenir sur ce qui différencie la construction de l’interprétation.

28 Plaidoyer pour la psychanalyse contemporaine, cet ouvrage propose une large réflexion fondée théoriquement sur ces problématiques que les douleurs liées aux traumatismes primaires irreprésentables infiltrent. Mais, surtout, il propose aux analystes des outils précieux pour les aborder que la sensibilité, la finesse et l’engagement de Michèle Bertrand mettent en lumière à travers ces récits de cure. Ne plus avoir peur de la douleur, l’apprivoiser et la penser…

29 Isabelle Martin Kamieniak

30 Psychanalyste, membre titulaire de la spp

En ligne

Amours clandestines. Sociologie de l’extraconjugalité durable, de Marie-Carmen Garcia, Presses universitaires de Lyon, 2016

31 Marie-Carmen Garcia s’intéresse dans cet ouvrage à un sujet relativement peu traité par les analystes des mutations qu’ont connues le couple, la famille et plus globalement les relations privées, c’est-à-dire les logiques sociales contradictoires qui président à l’existence de relations extraconjugales qui durent alors même que le principe du mariage est de les exclure. Son objet va donc s’inscrire dans l’analyse d’une sous-catégorie de couples qui ne sont plus forcément dominants chez les jeunes d’aujourd’hui (à l’heure où 60 % des enfants naissent hors mariage) mais qui demeurent majoritaires et continuent à mettre en œuvre des valeurs fortement ancrées (amour conjugal, exclusivité sexuelle, force de l’institution familiale…) : les couples fondés sur l’institution du mariage. Parmi ceux-ci, certains ont connu un « accident de parcours » amenant l’un des conjoints à vivre une « double vie » et doivent faire face à ce qui apparaît pour eux comme une véritable contradiction, apparemment insoluble, mais qu’il va s’agir de gérer, différemment selon les situations, mais peut-être surtout selon le genre des personnes concernées.

32 En effet, l’auteure met en évidence que, dans une société qui continue largement à fonctionner sur une logi--que de domination masculine (a fortiori pour des personnes mariées) malgré l’égalité juridique de principe, les façons de vivre une double vie et de se positionner socialement par rapport à elle se révèlent bien différentes chez les hommes et chez les femmes, qu’ils soient dans la position du conjoint infidèle ou de son partenaire. Pour les hommes partenaires d’une femme mariée, position de loin la moins fréquente, et les femmes mariées partenaires de ces hommes, peu de choses sont dites, tellement la situation la plus courante est la situation inverse : des hommes mariés en relation avec une femme célibataire, voire une femme mariée. Dans ces cas de figure, les pesanteurs socio-historiques s’avèrent particulièrement fortes, depuis la résurgence de la double morale et double figure de la maman et la putain jusqu’à la justification du maintien du lien marital des hommes par la référence à la norme familiale traditionnelle et les engagements qu’elle suppose : « Les hommes valorisent leur rôle de père mais aussi d’époux protecteur. L’idée selon laquelle leur épouse ne survivrait pas à une séparation ou du moins en ressentirait une profonde affliction est omniprésente » (p. 176). Et c’est la principale raison pour laquelle la plupart d’entre eux ne quittent pas leur femme pour vivre avec leur maîtresse, même si certains évoquent aussi les risques d’une routinisation conjugale qu’apporterait la vie commune. Beaucoup d’ailleurs ne comprennent pas pourquoi leur maîtresse accepte de vivre, éventuellement durant de longues années, une telle situation, cette logique étant peu perméable à la prise de conscience de ses soubassements affectifs et amenant à donner comme seule raison plausible « les avantages de l’absence d’obligations conjugales qu’offre, selon eux, cette position » (p. 136). Ils donnent ainsi à voir malgré eux en quoi le fait matrimonial n’est pas forcément de tout repos et ne présente pas un attrait inaltérable…

33 Mais alors, vivre une telle situation serait-elle la conséquence de la façon dont les protagonistes ont été socialisés plus jeunes, par intériorisation de « dispositions » précoces à la double vie ? De cette hypothèse de départ, caractéristique d’une sociologie dispositionnaliste, l’auteure a dû revenir, force étant de constater au gré des vingt-trois entretiens approfondis réalisés que les personnes vivant une double vie amoureuse ne partagent pas des expériences précoces particulières qui les auraient marquées et disposées à vivre cette situation, notamment une tendance plus prononcée que les autres pour le men--songe. « La socialisation à la double vie est alors à envisager comme s’élaborant à l’intérieur des parcours conjugaux et amoureux de l’âge adulte et non pas comme une disposition précoce qui serait forgée dans des contextes familiaux spécifiques » (p. 75). C’est plutôt sous l’effet de l’expérience conjugale insatisfaisante alliée à la possibilité d’une rencontre privilégiée que se met en place cette situation particulièrement inconfortable, car stigmatisée, culpabilisante et nécessitant d’être cachée. Les adaptations à la situation sont alors différenciées selon le sexe : les femmes ayant une relation avec un homme marié développent un imaginaire amoureux les poussant à solliciter une vie commune après la rupture attendue avec l’épouse. Les hommes, eux, opposent une résistance passive à une telle sollicitation, tant leur semble nécessaire de préserver le cadre familial, le rapport à l’épouse et aux enfants. Ainsi va la double vie… dans une sorte de compromis bancal dont se satisfait l’homme et que parfois la maîtresse, excédée, épuisée ou désabusée, se décide de casser en finissant par rompre.

34 La double vie, en s’inscrivant dans les stéréotypes du mariage traditionnel, indique à quel point ces rôles sont encore vivaces, mais ne dit rien de tous ceux, jeunes ou moins jeunes, qui essayent de s’en éloigner. En ce sens, cette analyse fait contrepoids aux ouvrages nombreux sur ces nouvelles conjugalités, qui restent encore aujourd’hui minoritaires.

35 Gérard Neyrand

36 Sociologue, professeur à Toulouse 3

Notes

  • [1]
    M. Feldman, Entre trauma et protection. Quel devenir pour les enfants juifs cachés en France (1940-1944), Toulouse, érès, 2009.
  • [2]
    Psychologue clinicienne, psychanalyste, professeur de psychologie clinique, directrice du laboratoire à l’université de Rouen ; directrice du service pmp/ose à Paris ; experte auprès de la Cour d’appel de Paris.
  • [3]
    Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, trad. fr. M. Tort, Paris, Puf, 1965 ; ocf.p, XVII, 1992.
  • [4]
    Michèle Bertrand, La pensée et le trauma, Paris, L’Harmattan, 1990.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0147
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