CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’aidant familial incarne un nouvel acteur de santé, incontournable dans le maintien à domicile de son proche malade Alzheimer. Toutefois, si la relation d’aide peut apporter des gratifications aux familles (Coudin et Gély-Nargeot, 2003), la prise en charge au long cours d’un proche malade Alzheimer a aussi des répercussions délétères sur la santé des aidants familiaux. En effet, ces derniers présenteraient plus de troubles anxieux, dépressifs et d’épisodes psychotiques qu’une population témoin (Antoine, Quandalle et Christophe, 2010). Ces troubles renforceraient le risque de maltraitance du patient, qui peut aller dans certains cas jusqu’au meurtre (ibid.). C’est en réponse à ces données alarmistes et pour mieux prévenir les risques épidémiologiques encourus par les aidants que des groupes de soutien destinés aux familles d’un proche malade Alzheimer se sont multipliés sur le terrain.

2 Si ces groupes reposent généralement sur un axe de prévention commun de l’épuisement des aidants, leurs objectifs peuvent cependant diverger. Ainsi, certains groupes d’aidants ont une finalité pédagogique (programmes de psycho-éducation, de formation sur la maladie d’Alzheimer…), alors que d’autres ont une visée thérapeutique (cafés-aidants, groupes de parole…) en se centrant sur l’élaboration de la souffrance psychique de l’aidant et l’analyse de ses liens à son proche et/ou au groupe familial. Mais certains groupes se situent aussi au carrefour de ces axes (réunions d’information-débat, conférence-débat…), en croisant les informations sur la maladie et les échanges entre les participants. La disparité de leurs orientations, de leurs référentiels théoriques et de leurs objectifs éclaire l’importante variabilité du cadre (intervenants, rythme des séances, thème, horaires…) des groupes d’aidants trouvés sur le terrain. Il n’existe donc pas à l’heure actuelle de prototype du groupe d’aidants, qui peut se référer tantôt au cadre et aux outils de la thérapie de groupe ou de la thérapie familiale, tantôt à une approche psycho-éducative…

3 Mais l’hétérogénéité des groupes d’aidants tient aussi à l’éclectisme du profil des aidants qui le composent, qui peuvent être un conjoint, un enfant, un(e) neveu/nièce, un(e) gendre/belle-fille… En effet, les contraintes institutionnelles auxquelles s’ajoutent les réticences des aidants familiaux à demander de l’aide (Coudin et Gély-Nargeot, 2003) permettent rarement aux professionnels de mettre en place des groupes d’aidants homogènes sur le terrain. Or, l’hétérogénéité du groupe peut remettre en cause la participation de l’aidant, s’il l’empêche de s’identifier aux autres participants. C’est le cas des conjoints, souvent minoritaires dans les groupes d’aidants, qui ne se reconnaissent pas forcément dans les problématiques abordées par les enfants. Les intervenants doivent donc être attentifs aux phénomènes qui empêchent un niveau d’identification suffisant dans le groupe à un idéal narcissique commun, qui renvoie ici aux soins dispensés à la personne âgée dépendante.

4 Notons que l’hétérogénéité du groupe n’entrave pas forcément la mise en œuvre d’une dynamique groupale, qui repose en grande partie sur « l’émotionnalité groupale » (Bion cité par Lemaire, 1998, p. 36). Ainsi le partage d’éprouvés incarne-t-il un levier puissant, qui permet de jeter un pont entre des problématiques différentes abordées au sein du groupe. Ce qui nécessite en amont un niveau de confiance et de sécurité (Bowlby, 1978) suffisant entre les participants.

5 À l’heure actuelle, des psychologues de formations différentes (neuro-psychologues, psychologues cliniciens, du développement…) sont de plus en plus impliqués dans la conduite des groupes d’aidants. Le psychologue passe ainsi d’un rôle, traditionnellement dévolu, par et au sein de l’institution, à la relation duelle avec le patient à une rencontre plurielle avec un groupe, qui réunit des aidants provenant de familles différentes. Ces évolutions nous invitent donc à revisiter nos pratiques et à repenser nos outils pour se former plus avant aux techniques et thérapies de groupe. En effet, l’installation de son proche dans la dépendance entraîne une double crise chez l’aidant : au plan intrapsychique, en lien au travail de pré-deuil (Pierron-Robinet, 2016), et au plan intersubjectif, lorsque la démence « attaque les liens familiaux » (Joubert, 2002, p. 142).

6 Ainsi le groupe d’aidants met-il en jeu un triple niveau de liens : duel (avec son proche), familial (entre les membres de la famille) et groupal (entre les participants du groupe d’aidants). Chaque niveau convoque à son tour des niveaux de réalité différente (fantasmatique vs réalité extérieure, ici institutionnelle), témoignant de la logique d’emboîtement à l’œuvre dans la relation d’aide. Le travail de séparation et de différenciation (Charazac, 1989) incarne un des principaux organisateurs des liens du groupe d’aidants. Il vise à différencier les enveloppes psychiques (Houzel, 1987) respectives, en retraçant leurs limites dans l’espace groupal. En effet, la dépersonnalisation et les phénomènes d’étrangeté, qui signalent une perte de la familiarité des choses, comptent parmi les principales transformations psychiques observées chez le malade Alzheimer (Montani, 1994). Ainsi les expériences d’étrangeté vécues par l’aidant au contact de son proche malade Alzheimer pourraient incarner ici un effet de l’identification projective opérant dans leur relation, dans la mesure où ce mécanisme vise « à communiquer un état émotionnel, à transmettre et à faire éprouver à l’objet un contenu émotionnel, un état affectif que le sujet n’a pas les moyens de penser » (Ciccone, 2001, p. 83). Comme si la psyché de l’aidant devenait dépositaire des éléments bêta impensables que son proche projette sur lui (Houzel, 1987). Ce phénomène provoquerait des « bouleversements identificatoires » (Charazac, 1989) chez l’aidant, à la base de ses éprouvés d’étrangeté.

7 Cet article rend compte de l’expérience d’un groupe de parole d’aidants familiaux accompagnant un proche malade Alzheimer qui a fonctionné durant trois ans au centre hospitalier de Rouffach. Ce groupe de parole était animé par une psychologue clinicienne et une infirmière spécialisée en psychiatrie. Le cadre du groupe de parole reposait sur les règles de la libre parole, de l’abstinence (Verdon, 2009, p. 187) et de la confidentialité. Il avait une visée psychothérapique, puisqu’il avait pour objectif de permettre à l’aidant d’élaborer sa souffrance psychique dans un cadre contenant et sécurisant. Il se référait au courant psychanalytique de la thérapie multi-familiale, qui « regroupe plusieurs familles autour d’un problème commun, dans un but thérapeutique » (Cook-Darzens, 2007, p. 19). Les séances d’une heure avaient lieu en soirée à un rythme mensuel. Le groupe fonctionnait sur un mode ouvert, c’est-à-dire que chaque participant pouvait quitter le groupe à tout moment, à condition d’expliquer au groupe les raisons de son départ. Cette règle ainsi que les précédentes étaient énoncées à l’arrivée de tout nouveau participant.

8 Cette expérience nous a amenées à formuler l’hypothèse suivante : le groupe de parole incarne un espace transitionnel (Winnicott, 1971) qui permet à l’aidant d’élaborer ses éprouvés d’étrangeté. Ceux-ci s’enracinent dans les bouleversements identificatoires liés au vieillissement pathologique et à la dépendance, qui favorisent « une régression vers des modes de relations intrapsychiques et interpersonnelles d’allure symbiotique » (Charazac, 1989, p. 373). Trois séquences cliniques du groupe de parole illustreront les configurations fantasmatiques différentes des vécus d’étrangeté que le groupe a permis de transformer, favorisant leur appropriation psychique par l’aidant.

Penser la pratique du groupe de parole d’aidants : vers une « clinique de l’extrême » ?

9 Le groupe de parole d’aidants se réfère au « discours groupal du couple et de la famille où s’organise un partage, sorte de commune mise en forme verbale d’images et de fantasmes dans un discours associatif » (Lemaire, 1998, p. 35). Aussi l’analyse des processus psychiques en jeu dans le groupe de parole, loin de se réduire à la somme des individus qui le composent, vise-t-elle davantage à rendre compte de « l’articulation des processus individuels en processus groupal » (Lemaire, 1998, p. 147).

10 Toutefois, cette analyse nous confronte d’emblée à une difficulté, qui consiste, comme le souligne Pierre Charazac (Pierron-Robinet, 2016), à penser la clinique des aidants familiaux tant cette dernière touche au réel et à l’irreprésentable de la mort. Cette thématique s’actualise ici dans l’incurabilité du processus neurodégénératif et l’avancée inexorable de la dépendance du patient, qui confrontent les professionnels et les familles à leurs limites. Ainsi la mort traverse du début à la fin la relation d’aide, aussi bien dans un registre fantasmatique, en incarnant un objet d’effroi redouté, que dans la réalité, à travers la fin de vie de son proche. Elle invite le clinicien à analyser ses effets sur la psyché de l’aidant. Ainsi, au plan fantasmatique, celui-ci interprète souvent les images de régression, d’apathie et de grabatisation renvoyées par son proche comme un désaveu des efforts qu’il déploie au quotidien pour ralentir l’avancée du processus neuro-dégénératif et l’apparition de la dépendance. Ces images entament son aptitude à être un aidant « suffisamment bon » (Winnicott, 1971) à ses yeux, entraînant une déplétion narcissique qui renforce ses affects dépressifs et sa culpabilité.

11 La relation d’aide réactive alors des affects ambivalents, la sollicitude et le désir de prendre soin de son proche dépendant alternant avec des désirs hostiles – qui accompagnent parfois la réactualisation d’un fantasme parricide ou matricide chez les enfants aidants. L’hostilité des conjoints aidants se manifestera davantage dans la réalité à travers des comportements agressifs à l’égard du conjoint dépendant, qui signalent la perte de contenance des enveloppes psychiques de la personnalité (Houzel, 1987). Ainsi, aux stades avancés de la dépendance, la relation d’aide se rapproche d’une clinique de l’« extrême » qui consiste pour l’aidant à organiser des « “stratégies de survie” ou des logiques de “survivance psychique” face à des situations extrêmes, définies comme des “situations dans lesquelles la possibilité de se sentir sujet, de continuer de maintenir le sentiment de son identité, et d’une identité inscrite au sein de l’humaine condition, est portée à son extrême, voire au-delà du pensable” (Roussillon, 2005, p. 221) » (Chagnon et Marty, 2010, p. 281).

Régression symbiotique du couple et défense contre l’angoisse de séparation impensable

12 Le désinvestissement narcissique massif qui accompagne l’avancée de la dépendance de son proche ébranle l’identité de l’aidant, favorisant la survenue de comportements violents chez les conjoints. Cette séquence clinique du groupe de parole d’aidants illustre comment la relation de couple peut basculer dans un fonctionnement spéculaire face à la dépendance. Celui-ci renforce les difficultés du conjoint aidant à reconnaître ses limites et à symboliser ses éprouvés d’étrangeté.

13 Lors de cette séance, M.K. se présente au groupe. Son épouse souffre d’une maladie d’Alzheimer à un stade évolué. Le couple est relativement jeune. M.K. a dû anticiper sa retraite pour s’occuper de sa femme qui ne pouvait plus rester seule à domicile. En effet, dès qu’il s’éloignait, l’angoisse submergeait son épouse au point qu’elle lui téléphonait à de multiples reprises sur son lieu de travail. M.K. se sent épuisé et il affirme avoir besoin de « beaucoup d’aide, autre que pour gérer le quotidien », ajoutant « sinon on laisse sa peau ». Il enchaîne sur ses difficultés à faire face aux comportements agressifs de son épouse, qui l’a déjà menacé avec un couteau. Il se rend compte qu’il réagit en miroir à l’agressivité de cette dernière, au point que leur relation est désormais régie par la loi du talion. Ainsi M.K. confie : « J’ai failli la tuer, je lui ai déjà mis un coussin sur la tête, au dernier moment j’ai eu un flash, je me suis dit stop. » Il reconnaît que sa santé se dégrade, mais il refuse l’aide-ménagère proposée par le médecin et l’idée de placer son épouse en ehpad : « Mon épouse n’ira jamais en maison de retraite tant que je vivrai. » Le récit de M.K. suscite de vives réactions dans le groupe, plusieurs aidants prenant alors la parole pour tenter de le convaincre d’accepter l’aide proposée à domicile.

14 Cette séquence renvoie à une clinique de l’extrême (Chagnon et Marty, 2010) par le niveau de « violence fondamentale » (Bergeret cité par Kammerer, 2000, p. 51) qu’elle met en jeu au sein du couple. Le sentiment d’impasse détermine une solution radicale, où la survie d’un des protagonistes passe par l’élimination de l’autre. Cet instinct de survie primitif fait retour face à une menace vitale qui pèse sur l’existence du sujet. L’ambivalence de M.K. souligne l’écart entre l’avidité de sa demande fantasmatique, puisqu’il affirme avoir « besoin de beaucoup d’aide », et son refus d’aide dans la réalité. Ce qui interroge la déprivation narcissique sous-jacente chez cet aidant, résultant des mouvements de désinvestissement/réinvestissement mis en œuvre dans le lien conjugal pour pallier les pertes de son épouse. En effet, l’aggravation de la dépendance de son épouse contraint M.K. à désinvestir nombre d’activités (travail, loisirs…) qui le valorisaient et renforçaient son estime de soi. Il se voit ainsi privé d’une grande partie de ses investissements narcissiques au profit de l’investissement croissant du lien à son épouse dépendante, cette asymétrie renforçant l’agressivité dans leur relation. Ainsi le refus d’aide permettrait à M.K. de renflouer son Moi au plan narcissique en s’investissant comme un objet omnipotent, là où sa disponibilité et l’éviction du tiers dans leur relation visent à renforcer le lien symbiotique à l’épouse. Ainsi M.K. expliquera-t-il au groupe de parole, lors de sa seconde et ultime venue, que « sa maladie nous a encore rapprochés ».

15 M.K. a rapidement mis un terme à sa participation au groupe de parole en invoquant son épuisement et l’éloignement avec son domicile. Toutefois, le groupe semble avoir représenté un objet-support assez soutenant au plan narcissique pour lui permettre de métaboliser la violence de ses expériences d’étrangeté impensables. L’attention et la sollicitude des autres aidants face à sa détresse ont instauré un niveau de partage émotionnel suffisant au sein du groupe pour l’aider à contenir ses éprouvés pénibles qui débordaient sa psyché et les symboliser. M.K. a ainsi pu lier transitoirement les mouvements d’agressivité et de tendresse dans le lien à son épouse. Ce qui a favorisé l’émergence de sa culpabilité et de ses pulsions réparatrices et lui a permis de réinvestir son rôle d’aidant sur le versant de la sollicitude. Ainsi, il dira, lors de sa dernière venue au groupe de parole, avoir accepté un passage infirmier à domicile pour son épouse.

16 Par conséquent, la relation d’aide aux derniers stades de la dépendance renvoie le conjoint aidant à des expériences « extrêmes » qui interrogent, en toile de fond, ses limites et leur investissement. Leur méconnaissance motive le désir du conjoint aidant de repousser ses limites dans sa relation au conjoint dépendant. La mort incarne donc le seul événement à même de séparer le couple, face à la promesse de l’aidant de prendre soin de son conjoint « jusqu’à ce que la mort les sépare ».

Réactualisation des fantasmes œdipiens dans le groupe d’aidants

17 L’installation du parent dans la dépendance entraîne une parentalité tardive (Charazac, 2009) dans le lien parent-enfant, par laquelle l’enfant devient le parent de son parent. Le bouleversement des places et des générations réactualise les désirs œdipiens de l’enfant aidant. Selon leur intensité, ils aboutiront parfois à la mise en acte brutale de certaines décisions dans la réalité, qui incarnent au plan fantasmatique une transgression des interdits œdipiens. C’est le cas de l’enfant qui décide, seul ou en accord avec sa fratrie, de séparer le couple parental devenu dépendant en plaçant ses parents dans deux ehpad distincts. En effet, comme le souligne Pierre Charazac (2015, p. 139), « le couple tabou est d’abord le couple auquel les enfants n’ont pas le droit de toucher, que ce soit symboliquement, en imaginant les scénarios possibles de sa fin, ou réellement, en prenant une décision qui le sépare. Cette défense […] réprime des fantasmes d’attaque ou de meurtre. C’est par conséquent dans le contexte de l’entrée dans la dépendance du grand âge que le complexe d’Œdipe des enfants et l’ambivalence qui s’y attache font le plus ouvertement retour ».

18 En ce sens, le groupe de parole peut permettre à l’enfant aidant de contenir et d’élaborer les fantasmes œdipiens qu’il projette à l’intérieur de son enveloppe, aussi bien sous leur versant incestueux – c’est le cas de l’enfant qui tient à assurer seul la toilette du parent dépendant – que sous leur versant hostile, comme l’illustre la séquence suivante. Cette fille aidante commence la séance en s’excusant auprès du groupe de son absence à la séance précédente. Elle explique qu’elle a économisé toute sa vie pour pouvoir voyager pendant sa retraite. Malheureusement, cette dernière a coïncidé de peu avec l’annonce de la maladie d’Alzheimer maternelle. Cette aidante a malgré tout décidé de continuer à voyager, s’arrangeant avec sa fratrie pour qu’elle s’occupe de leur mère âgée et dépendante en son absence. Toutefois, elle constate que ses absences suscitent de plus en plus de culpabilité en elle. À celle de la maladie d’Alzheimer s’est en effet ajoutée la découverte récente d’une autre maladie chez sa mère, qui nécessite une décision rapide concernant la mise en route d’un traitement lourd aux effets incertains. Les médecins s’en remettent à la fratrie, qui compte plusieurs enfants et qui se retrouve divisée face à la décision à prendre. La survenue de cette deuxième maladie et des tensions nouvelles dans sa fratrie réactivent l’angoisse et le désarroi de cette aidante. Leur expression dans le groupe mobilise la solidarité des participants qui cherchent des solutions. C’est dans ce contexte qu’elle confie s’être surprise à penser, dans l’avion qui la ramenait en France auprès de sa mère, que « peut-être elle sera morte ».

19 Cette séquence illustre la réactualisation d’un fantasme matricide chez cette aidante en lien à l’apparition successive des maladies et de la dépendance maternelle. Son expression a suscité la culpabilité de cette aidante, qui a aussitôt réprouvé le caractère horrifiant de cette pensée. Albert Ciccone et Alain Ferrant (2010) distinguent la culpabilité de la honte, toutes deux entretenant des rapports différents avec les instances psychiques. Selon eux, « la culpabilité exprime une tension entre le moi et le surmoi à partir de la transgression effective ou fantasmée d’un interdit. La honte signale une tension entre le moi et l’idéal du moi. Elle témoigne de l’échec du moi au regard de son projet narcissique » (ibid., p. 44). L’expression de la culpabilité de cette aidante a fortement résonné au sein du groupe, favorisant un partage d’émotions qui a permis à l’aidante de transformer son éprouvé. L’enveloppe du groupe a été assez solide ici pour contenir l’hostilité sous-tendant ce fantasme et permettre à l’aidante de le lier à une représentation. Grâce au soutien du groupe, l’aidante a ainsi pu dépasser son évitement initial du conflit psychique et de l’ambivalence associée.

20 Le thème de la fin de vie du parent malade Alzheimer peut aussi favoriser l’émergence de fantasmes matricides ou parricides dans le groupe de parole. Ainsi, lors d’une autre séance, les prises de position radicales sur l’euthanasie du parent dépendant ont peu à peu cédé la place à un discours plus nuancé chez les aidants accompagnant un parent malade Alzheimer, majoritairement présents lors de cette séance. Cette transformation de l’éprouvé témoigne de leur appui sur la représentation du « bon parent » de l’enfance, source de tendresse, qui leur a permis de lier l’hostilité éprouvée.

21 Mais la violence des mouvements œdipiens réactualisés face à la dépendance souligne aussi les attaques du lien de filiation, qui se manifestent lorsque le parent dément ne reconnaît plus son enfant. Selon la teneur des relations, ces attaques peuvent s’étendre au groupe familial. L’aggravation des conflits risque alors de provoquer la rupture des relations de l’enfant aidant à sa fratrie et sa désaffiliation au groupe familial. À partir de là, le meurtre fantasmatique du parent dépendant permettrait-il à l’enfant aidant confronté à la perte de l’image du « bon parent », qui soutenait au plan symbolique ses identifications et la construction du lien de filiation, de mettre un terme aux effets aliénants de la dépendance ?

22 Ainsi, l’emprise incarne le principal écueil de la dépendance dans le lien intersubjectif. Son apparition témoigne des atteintes désorganisantes du lien de filiation, qui renforcent le vécu de captivité de l’aidant. En ce sens, ce fils refusait d’être « le larbin de service », soulignant sa crainte de voir la relation à sa mère dépendante évoluer vers un lien désobjectalisé, qui annule le sujet. La désaffiliation témoignerait ainsi de la lutte de l’enfant aidant contre l’interdépendance et sa tentative de garder une place de sujet dans le lien intersubjectif. En ce sens, le groupe de parole peut répondre au besoin d’appartenance (Neuburger, 1997) de l’enfant aidant confronté aux attaques du lien filial et à la perte d’affiliation au groupe familial. Il lui permet de s’affilier symboliquement à un nouveau groupe, investi comme un objet-support au plan narcissique, pour déployer de nouveaux attachements (Bowlby, 1978) dans la réalité.

23 À l’inverse, la défense contre l’attaque et la rupture du lien de filiation peut induire une régression symbiotique dans le lien parent-enfant. Ce processus a parfois une finalité réparatrice, comme l’illustre cette séquence du groupe de parole. Madame F. s’occupe de sa belle-mère malade Alzheimer qui vit en ehpad. Elle vient au groupe de parole à la recherche « d’astuces » pour « adapter son discours et son comportement » aux troubles de sa belle-mère qui est parfois agressive avec elle. Or, c’est surtout de son mari que madame F. parlera au cours des séances. Selon elle, « il est en symbiose avec sa maman », il refuse la maladie de sa mère et il lui rend visite tous les jours. Madame F. présume que son mari « recherche l’affection qu’il n’a pas eu jeune auprès de sa mère ». Elle se sent démunie et constate que la santé psychique de son mari se dégrade. Elle pense qu’il est en dépression, mais son mari refuse de consulter. À la séance suivante, madame F. s’effondre en pleurs, son mari a quitté leur domicile pour s’installer dans la maison familiale. Il refuse ses visites et accepte tout juste des contacts téléphoniques. Il passe ses journées à contempler d’anciennes photos, à « vivre au milieu de ses souvenirs », comme elle le souligne. Elle perçoit sa régression psychique puisqu’elle précise que son mari se laisse pousser les cheveux « comme lorsqu’il était petit ». La séparation brutale du couple plonge madame F. dans le désarroi et l’incompréhension. Son mari manifeste des comportements de plus en plus incohérents. Il persiste dans son refus de soins mais aussi de reprendre la vie commune, y compris après le décès de sa mère. Madame F. continuera à participer assidûment au groupe de parole.

Conclusion : le groupe de parole, un espace transitionnel pour élaborer les séparations ?

24 Le groupe de parole d’aidants repose sur la mise en œuvre d’une fonction contenante, qui « doit s’entendre au sens où Bion l’a décrite, c’est-à-dire un processus intime de transformation qui permet que des sensations et des émotions impensables deviennent pensables, puissent être contenues dans une activité de pensée au lieu d’être purement et simplement évacuées dans des actes ou déviées vers des atteintes somatiques ou encore de faire effraction entre le monde intérieur et le monde extérieur dans une activité hallucinatoire » (Houzel, 1987, p. 49). Ce n’est qu’à cette condition que l’aidant parviendra à détoxifier et à métaboliser les éléments bêta impensables que son proche malade Alzheimer projette sur lui. En ce sens, le groupe de parole d’aidants vise à assurer la permanence d’un espace désirant, garant de la subjectivité de l’aidant et de son proche, pour favoriser l’aménagement des liens et permettre à leur relation de dépasser les crises liées à la traversée du cycle de la dépendance (Charazac, 2009).

25 Le groupe de parole d’aidants incarne donc un « espace transitionnel » (Winnicott, 1971) qui a pour pivot la dépendance. Il permet à l’aidant d’élaborer au plan intrapsychique les vécus de pertes, de ruptures et, au plan intersubjectif, les transitions et séparations inhérentes à l’installation de son proche malade Alzheimer dans la dépendance. Il représente un objet-support étayant au plan psychique, qui diminue le sentiment de solitude de l’aidant et sa culpabilité face à la maladie. Par sa fonction altruiste, il sollicite l’empathie des participants et permet à l’aidant de créer des liens au sein du groupe, témoignant de la confiance et de la solidarité réciproques des participants. Enfin, il a une fonction de tiers, qui vise à remettre en route un espace de symbolisation dans le lien symbiotique pour permettre à l’aidant de s’engager sur la voie du travail de séparation redouté.

Français

La relation quotidienne à un proche malade Alzheimer peut confronter l’aidant familial à des expériences d’étrangeté, qui lui sont parfois difficiles à penser. D’où la nécessité de proposer sur le terrain des groupes de soutien pour permettre aux aidants d’élaborer et d’intégrer dans leur psyché ces expériences impensables. Cet article retrace l’expérience d’un groupe de parole d’aidants familiaux qui a fonctionné au centre hospitalier de Rouffach. Il étudie l’hypothèse selon laquelle le groupe de parole incarne un espace transitionnel qui permet à l’aidant de se représenter et de transformer les expériences d’étrangeté vécues au contact de son proche malade Alzheimer. Les auteurs illustrent ces développements conceptuels par trois séquences cliniques du groupe de parole, qui témoignent des manifestations différentes des vécus d’étrangeté des aidants.

Mots-clés

  • Aidants
  • maladie d’Alzheimer
  • groupe de parole
  • dépendance

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Géraldine Pierron-Robinet
Géraldine Pierron-Robinet, psychologue, centre hospitalier de Rouffach.
pierrong68@gmail.com
Chantal Hédouin
Chantal Hédouin, infirmière, centre hospitalier de Rouffach.
S4-Hopjour-empaa@ch-rouffach.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0135
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