1 Aujourd’hui, compte tenu de l’allongement de la durée de vie des hommes comme des femmes, de plus en plus de couples âgés intègrent une institution pour y terminer leur vie ; des couples se forment même dans les établissements d’accueil. Ce nouveau fait de société suscite l’intérêt des sciences humaines. Si l’entité couple a été étudiée, rares sont les écrits s’attachant à l’évolution de cette entité au fil de l’avancée en âge ; seuls quelques auteurs (Joubert, 2006, 2008 ; Talpin et Joubert, 2008) se sont intéressés à cette question et ont pu traiter du vieillir dans le couple.
2 Généralement, quand le devenir du couple est envisagé, c’est essentiellement sous le versant négatif de son vécu et abondent alors les écrits et comptes rendus de pratiques psychothérapiques destinées à réduire les tensions et apaiser les souffrances qui en résultent pour chacun des partenaires (Camdessus, Bonjean et Spector, 1989 ; Butler, 2008 ; Dupré La Tour, 2005 ; Hefez et Laufer, 2002). Dans l’ouvrage collectif La thérapie psychanalytique du couple, Alberto Eiguer (1991) développe une étude du couple d’un point de vue psychanalytique avec pour projet de répondre à diverses interrogations conceptuelles, cliniques ou techniques. Ce faisant, sur la base de ses observations en situation thérapeutique, il dégage trois types de couple : le normal ou névrotique (œdipien), l’anaclitique ou dépressif et le narcissique ou psychotique, sans pour autant traiter de l’évolution de ces types de couple au cours de leur vieillissement. Cette typologie offre à nos yeux une grille de lecture utile aux professionnels du grand âge pour comprendre le fonctionnement psychique des couples quelle que soit leur durée. Nous partons donc du postulat selon lequel l’entité couple, construite sur la base d’un fonctionnement psychique à deux, reste relativement constante dans le temps, sa fonction d’étayage devenant plus importante au fur et à mesure de l’avancée en âge.
3 De ce fait, l’identification par l’équipe de soins en ehpad du type de couple accueilli et accompagné au quotidien devrait contribuer à l’acceptation des manifestations psychoaffectives et comportementales propres à tel ou tel type de couple, même si celles-ci sont parfois dérangeantes pour l’institution. En effet, dans la plupart des situations, les soignants méconnaissent la réalité psychique que constitue le couple, alors que cette nouvelle réalité est différente du résultat de la simple addition de la réalité psychique de chacun des partenaires et peut s’exprimer de façon criante dès lors qu’elle est atteinte dans son intégrité.
4 Mettant en parallèle les approches du lien dyadique que proposent divers théoriciens (Bion, 1959 ; Meltzer, 1975 ; Winnicott, 1977 ; Bleger, 1980) et les retravaillant à la lumière de la théorie de l’investissement libidinal de Freud (1895), Alberto Eiguer en vient à avancer l’idée que, dans cette dyade particulière qu’est le couple, l’alliance se révèle constitutive de deux types de lien. En effet, c’est une alliance psychique originale qui, signifiée par sa matérialisation symbolique au doigt des deux conjoints, résulte de l’accordance d’un lien narcissique et d’un lien objectal. Dans le soi conjoint, le narcissisme ne saurait rester sans investissement objectal mais, loin d’être en osmose, ces deux types de liens vont entrer naturellement en conflit, d’autant que dans les soi-personnels les liens narcissiques visent à investir un autre à l’identique de soi, tandis que les liens objectaux visent à investir un objet externe, support des projections d’une figure ancestrale propre à chacun des partenaires.
5 Intervenant en institution à la demande de directions qui relaient les interrogations des équipes relatives aux comportements de résidents difficilement supportables par l’environnement – comportements qui laissent les professionnels désarmés –, nous avons pu aborder le cas particulier de couples dont les deux partenaires sont accueillis conjointement et « poursuivent » leur vie de couple dans l’établissement. Les données recueillies par une observation naïve, associées aux propos énoncés en entretien et aux éléments factuels retransmis par les professionnels, nous conduisent à une analyse éclairée et argumentée à l’aide de repères théoriques issus de la psychologie clinique dynamique. La transmission des conclusions résultant de cette analyse devrait ouvrir des perspectives nouvelles aux décideurs ou coordonnateurs des établissements et générer des pratiques innovantes dans la prise en charge institutionnelle de couples âgés.
6 Parmi les quelques couples rencontrés, nous avons été particulièrement interpellées par deux d’entre eux dont le fonctionnement nous a finalement semblé pouvoir être rapproché des problématiques psychoaffectives mises en évidence par la typologie de couples élaborée par Alberto Eiguer. Nos observations de terrain nous ont aussi amenées à noter une moins grande difficulté de la part des professionnels à accompagner au quotidien les couples dits « œdipiens » dans cette typologie. C’est pourquoi, de façon délibérée, notre réflexion va porter en premier lieu sur le fonctionnement d’un couple qualifiable (ultérieurement) d’« anaclitique » ou « dépressif », puis sur le fonctionnement d’un second couple qualifiable (ultérieurement) de « narcissique » ou « psychotique », notre objectif étant de les analyser au regard des références théoriques privilégiées dans notre approche et de donner ensuite à l’institution des pistes de réflexion pour des modes d’accompagnement singularisés.
Comme une étoffe déchirée
On vit ensemble séparés
Dans mes bras je te tiens absente
Et la blessure de durer
Faut-il si profond qu’on la sente
Quand le ciel nous est mesuré
C’est si peu dire que je t’aime.
Aragon, 1963.
Grégoire et Lucie : un couple anaclitique ou dépressif ?
8 Commençons par le couple constitué par Grégoire, 85 ans, et Lucie, 76 ans. La fiche d’admission établie lors de leur entrée conjointe en ehpad, sur la foi de leurs propos et de ceux de leur fils, fournit les renseignements suivants : tous deux ont un fils unique et vivent en union libre depuis trente-cinq ans ; ils se sont rencontrés peu de temps après le décès de la mère de Grégoire, alors que Lucie, elle, avait perdu la sienne à l’âge de 17 ans. Leur entrée en ehpad, initiée par leur fils, tient aux manifestations somatiques de Grégoire – tremblements des bras et des jambes et incapacité à se concentrer sans atteinte neurologique repérable par des tests – pour lequel, de surcroît, a été posé le diagnostic psychiatrique de dépression majeure avec agitation et traits psychotiques ; le traitement médicamenteux instauré par un psychiatre en consultation externe s’est révélé inefficace. À domicile, cet état de santé nécessite la présence quasi permanente d’un tiers auprès de Grégoire, en l’occurrence celle de sa compagne qui se déclare épuisée et se plaint de l’insupportable des symptômes de son compagnon, tout en refusant toute aide extérieure.
9 À notre entrée dans le grand salon de l’ehpad, la posture du couple s’impose immédiatement à nos yeux. En attente de la collation de 16 heures, les deux partenaires se tiennent à l’écart des autres résidents. Lucie, par l’accolage [1] physique de Grégoire à elle, le prive du moindre mouvement, sa main fermement posée sur son poignet. Cet assujettissement physique s’accompagne d’un déferlement verbal à l’endroit de son compagnon et rend inopérante toute tentative d’indépendance comme d’autonomisation de celui-ci. La sollicitation orale d’une soignante à rejoindre une table restant sans effet, celle-ci tente d’impulser le mouvement du couple en soulevant le bras libre de Grégoire et d’assurer par là même le maintien de son équilibre dynamique. Immédiatement, Lucie rejette cette aide, venant faire tiers dans sa relation à Grégoire, en le tirant violemment à elle et en élevant le ton pour se poser en seul recours et enjoindre à la soignante de « s’occuper de ses affaires ». Une résidente qui s’approche se voit éconduite sur le même mode excluant. L’injonction à s’occuper de ses affaires renvoyé à la soignante est aussi un leitmotiv utilisé par Lucie à l’encontre des professionnels en charge de l’entretien des locaux privés qui, tout à leur tâche contingentée, s’oublient à respecter le positionnement des bibelots et napperons décorant la chambre, ce qui irrite profondément le couple.
10 Au cours d’un entretien de face-à-face, Grégoire et Lucie, invités à évoquer leur relation au fil du temps, tiennent des propos (confirmés ultérieurement par leur fils en entretien individuel) qui montrent que Lucie a toujours tout contrôlé et dans tous les domaines, y compris psychoaffectifs. En effet, Grégoire reconnaît sa propre faiblesse et sa peur d’être abandonné s’il entrait en conflit avec sa compagne, témoignant qu’« elle a, dit-il, du caractère et moi non… J’ai toujours fait ce qu’elle a décidé… Si je donne une opinion différente de la sienne, alors elle menace de me quitter et je ne supporte pas cette idée d’être abandonné ». Lucie, de son côté, ne supporte pas davantage l’idée d’une séparation qui mettrait à mal son sentiment de puissance, affirmant même qu’elle n’aspire pas à plus de liberté et revendiquant le droit d’être toujours et encore sa garde-malade : « Je dois rester tendue, en alerte, cela me donne un sentiment de puissance… Il est totalement sous ma domination… Enfin, il s’appuie sur moi et moi, c’est pareil, sans lui je suis perdue… Enfin… Cela fait trente-cinq ans que ça dure… Je n’ai pas envie d’avoir davantage de liberté, je n’ai pas besoin de l’aide des soignants : c’est moi sa garde-malade. »
11 La mention de leurs trente-cinq ans de vie commune amène un retour spontané de chacun sur les premiers moments de leur rencontre. Grégoire, comme encore sous le coup de la mort soudaine de sa mère, évoque la douleur de ce deuil d’adulte, le laissant seul à 45 ans, sans attache et sans projet de vie. Lucie, quant à elle, dit avoir plus de difficulté que son compagnon à se remémorer son vécu de la mort de sa mère, alors qu’elle était encore adolescente. Surnage à la surface de ses souvenirs l’angoisse du lendemain, alors que lui vient l’idée qu’elle ait pu connaître de ce fait un sentiment d’anxiété teinté des couleurs d’une liberté à vivre. Ensemble, ils en viennent à partager l’idée et à verbaliser que leur rencontre fut celle de deux désarrois, l’un en quête urgente d’une relation tutélaire, l’autre en attente d’un rôle constructif pour soi et pour autrui. Sur la base de tels propos (tenus, qui plus est, par les deux partenaires) et compte tenu de nos observations initiales in vivo, nous avançons l’hypothèse que le symptôme de Grégoire constitue un objet contre-phobique pour Lucie. En effet, au regard de l’économie psychique de ce couple, la fatigue physique de Lucie n’est rien face au risque de perte de l’étayage représenté pour elle par Grégoire si elle renonçait à sa présence constante auprès de lui. Autrement dit, le symptôme de Grégoire protège Lucie des expériences menaçantes qu’elle pourrait vivre s’il n’y avait l’exigence du rôle de garde-malade pour l’occuper. Quant aux symptômes invalidants et persistants de Grégoire, leur fonction ne serait-elle pas de lui garantir la présence constante de Lucie à ses côtés ? Sur la base de cette analyse, compte tenu du caractère affirmé de Lucie, une prise en charge psychothérapeutique par la psychologue systémicienne de l’ehpad est envisagée en vue d’affaiblir l’investissement libidinal du symptôme par les deux partenaires, Grégoire bénéficiant d’un accompagnement spécifique vers plus d’indépendance à l’égard de sa compagne.
12 En résumé, le symptôme semble faire lien au sein de ce couple et empêcher chacun d’eux d’affronter seul, face à lui-même, son angoisse d’abandon. En effet, c’est bien l’angoisse d’abandon qui prévaut chez chacun des partenaires ; chacun recherche, et uniquement dans la relation de couple, un étayage qui lui permette d’apaiser sa propre souffrance et de dépasser ses propres fragilités par un retournement sur le passé dans une pulsion d’auto-conservation. Cette exigence d’assurance va jusqu’à figer les nombreux objets de l’habitat personnel, de façon à rendre immuable l’environnement et à suspendre le temps. La temporalité se fige, contribuant à garantir par là même la sécurité psychique à ce couple qui craint par-dessus tout le changement. Les liens objectaux l’emportent sur les liens narcissiques, caractéristique essentielle du type anaclitique ou dépressif dans la typologie de couple établie par Alberto Eiguer, ce qui nous autorise à considérer la dyade Grégoire et Lucie comme relevant de cette catégorie.
Paul et Sophie : un couple narcissique ou psychotique ?
13 Le second type de couple qui a retenu notre attention est celui formé par Paul, 92 ans, et Sophie, 85 ans, mariés depuis soixante-trois ans, eux aussi résidant en ehpad. Les informations présentes dans le dossier établi à l’entrée du couple indiquent que celui-ci a fait l’objet d’un rapprochement familial récent dans le Sud-Ouest (loin de leur région d’origine) à l’initiative de leur fille unique. Alertée par l’état de santé de son père victime d’une chute à domicile suivie d’une hospitalisation pour fracture du col du fémur et marqué par un refus massif de tout acte d’indépendance (se lever, marcher, manger...), elle avait d’ores et déjà envisagé un placement de ses parents en ehpad, bien que sa mère soit autonome et indépendante. Confrontée à l’impossibilité d’un accueil immédiat en établissement et dans l’attente de la disponibilité d’une chambre double, elle avait convaincu ses parents de venir loger dans la villa qu’elle occupe avec son mari et ses deux enfants et de partager ainsi leur vie de famille. Cependant la dynamique familiale globale s’est rapidement dégradée compte tenu de la lourdeur de la gestion du couple âgé, tant sur le plan physique que sur le plan mental, leurs joutes verbales incessantes ne faisant que rendre invivable la cohabitation au quotidien. Une entrée en structure s’est bientôt révélée possible, si bien que désormais les époux y disposent d’une chambre double qui est devenue aussitôt le théâtre de leurs disputes sur des thèmes récurrents, retenant toute l’attention des soignants. En effet, leurs affrontements continuels sont pleins de violence, tout comme les agressions verbales, les humiliations centrées sur les défaillances de l’autre... Leurs éclats quotidiens, quel que soit leur environnement, perturbent régulièrement la vie institutionnelle.
14 Invitées par la direction à les rencontrer dans leur chambre, alors que nous sommes encore dans le couloir et que la porte est fermée, nous sommes surprises par leurs éclats de voix : « Tu as toujours été avare... J’ai eu tort de t’épouser... Tu m’as empêchée de vivre… » « Tu as été bien contente de me trouver… Aucun homme ne voulait d’une dévergondée… Oui, tu es infidèle ! » La porte soudain ouverte par Sophie, celle-ci reprend, s’adressant à nous : « Regardez-le... Tel que vous le voyez, il pisse partout... Expliquez-moi pourquoi je suis encore avec lui... » À ces derniers mots, Paul s’empare de sa canne et tente d’agresser Sophie d’une volée de coups, tout en la qualifiant de « traînée », de « garce », lui ordonnant même d’aller « se faire foutre ailleurs». Ainsi, par des attaques diversifiées, chacun blesse l’autre dans son narcissisme, en soulignant chez lui des fragilités bien identifiées, repérées au fil de leur histoire commune de couple au long cours.
15 Face à la violence de leurs échanges dont les termes sont rapportés à la direction, celle-ci propose à l’équipe soignante – l’opportunité étant présente – de reloger Sophie en chambre individuelle, ce qui paraît constituer une solution avantageuse pour chaque partenaire de même que pour le reste de la communauté. La direction et Sophie donnent leur accord et le déménagement en chambre individuelle est effectif. Cependant, cette nouvelle condition d’hébergement, loin de se révéler à l’usage une solution apaisante, inaugure une période de demandes réitérées de retour aux conditions de logement antérieures. Ainsi, quelques jours plus tard, Sophie supplie la directrice en lui disant : « Je suis trop mal toute seule… et lui aussi... Remettez-nous ensemble ! Si vous nous aviez connus quand on s’est mariés ! Le beau couple que nous formions tous les deux... Comme on s’aimait… Et les jalousies autour de nous... S’il vous plaît, remettez-nous ensemble ! » Bien que surprise par cette demande paradoxale, la direction y consent, sans en comprendre l’origine psychologique, et se trouve rapidement confrontée au retour de la revendication initiale. Face à l’ambivalence des demandes de Sophie et dans l’incapacité d’en saisir les motifs profonds, la direction demande l’avis d’un psychiatre qui préconise la séparation du couple avec aménagement de temps de rencontre. Cette recommandation revient à cadrer institutionnellement l’instabilité structurelle du couple.
16 Du point de vue de l’économie psychique de Paul et Sophie, les échanges verbaux, disqualifiants pour les deux, expriment la part de mauvais objet présentée par chacun aux yeux de l’autre. Pour Sophie, aux yeux de Paul, c’est son passé de femme légère et infidèle, pour Paul, aux yeux de Sophie, c’est son incurie habituelle jointe à son incontinence actuelle. De ce rejet verbal du mauvais objet s’ensuivent une réduction des tensions psychiques et un retour à l’apaisement pour chacun des époux. Ainsi place est faite chez les deux pour reconnaître et accueillir la part persistante en l’autre du bon objet qu’il fut, pour retrouver celui ou celle qui a séduit soixante ans auparavant et qui vient derechef combler la part défaillante en soi.
17 Dans ce cas, les liens narcissiques l’emportent évidemment sur les liens objectaux. L’enjeu pour chacun des membres du couple est celui de la prise de pouvoir absolu sur l’autre, au risque de mener jusqu’à l’instauration d’une relation interactive de type sadomasochiste. Cependant, le ressenti insupportable de la séparation d’avec l’autre témoigne d’une relation d’objet essentiellement fusionnelle qui trouve son origine dans le mouvement psychique de lutte contre l’angoisse de morcellement. En effet, la reconnaissance de la part positive de l’autre et l’introjection de ce bon objet viennent colmater les fissures du soi et restaurer l’identité de l’autre du couple qui se trouve de ce fait humanisé et revitalisé. Autrement dit, plutôt subir violence, humiliations et mépris que subir la néantisation du soi. Ce sont là les traits caractéristiques du couple narcissique ou psychotique tel que formalisé dans la typologie d’Alberto Eiguer.
Quels positionnements institutionnels ?
18 Les deux institutions, confrontées aux expressions comportementales des couples décrits précédemment et à leurs conséquences négatives pour tous, ont pour objectif manifeste de restaurer l’homéostasie tant individuelle que groupale (du moins le croient-elles…), pour la première en orientant le couple anaclitique ou dépressif vers une prise en charge psychothérapeutique, pour la seconde en faisant appel à un psychiatre définissant finalement un mode de gestion du couple psychotique ou narcissique. Ainsi, les institutions en viennent à externaliser la « résolution du problème », évitant par là même de remettre en question leur responsabilité éventuelle quant à l’aggravation du symptôme chez les résidents. Aujourd’hui, l’institution, soumise à des obligations de résultat, parfois harcelée par les exigences immédiates des enfants, fait d’autant plus l’impasse sur les éléments fondateurs du couple, construit sur des alliances inconscientes (Anzieu, 2009) dès son origine et toujours à l’œuvre dans le grand âge.
19 Ces alliances trouvent elles-mêmes leur source, pour chacun des membres, dans la construction de la dyade mère-enfant. De la nature de cette dyade originaire dépend le style d’attachement qui sous-tendra tout ou partie des liens tissés par la suite avec quiconque et qui préfigure donc toutes les relations d’objet à venir. Pour qu’il y ait couple, il faut qu’il y ait une part d’idéalisation, une part de clivage et une part d’identification entre les deux partenaires. C’est ainsi qu’une épouse peut se retrouver aux yeux de l’autre – inconsciemment ou consciemment – en place de figure maternelle protectrice, représenter la part de féminin présente en son époux et être concomitamment un objet d’étayage pour lui (Anzieu, 2009). Chacun de ces éléments-là est présent dans la relation de couple à des dosages différents, selon l’histoire de chacun.
20 La typologie d’Alberto Eiguer (1991) nous aide à repenser les rapports intracouple marqués par le grand âge (des acteurs et/ou de son histoire), rapports qui peuvent – pour ceux que nous avons décrits – heurter les sensibilités de l’entourage par la brutalité, la violence, les contenus des injonctions échangées. Au fil de l’avancée en âge, l’évolution de l’entité couple se fait sur un mode similaire à celui de l’évolution de la personne en général. Les traits psychiques constitutifs de chacun vont en s’accentuant, tout en se dépouillant petit à petit de ce qui les rendait auparavant socialement acceptables. Le travail du Surmoi s’affaiblit, laissant plus facilement émerger les tendances pulsionnelles contrôlées jusqu’alors, si bien que le souci de se conformer au « politiquement » correct attendu dans la relation perd de sa valeur. Les personnes vieillissent avec un type d’expression du conflit qui leur est propre, qui va en s’accentuant et qui traduit l’identité non seulement de la personne, mais aussi du couple qui vieillit ensemble.
21 Ce type d’être au monde de la dyade résulte de la quête d’équilibre psychique de chaque partenaire et de l’entité couple, équilibre toujours transitoire. C’est d’autant plus vrai que cette entité a, sur du long terme souvent, su développer une relation fusionnelle qui a donné naissance à un Nous. Au motif d’une paix sociale à préserver, l’institution doit-elle s’arroger le droit de faire tiers dans ce Nous qui signe la réalité de l’existence d’un couple, alors que déjà le seul relogement en institution a ébranlé, voire mis à mal, un des éléments fondateurs de la vie en couple, l’habitat intérieur (Eiguer, 2004) ? Quels bénéfices peuvent résulter de l’addition de modifications venant faire effraction dans l’habitus (Bourdieu, 2000) du couple ? Au nom de quoi ? Et pour qui ? Voilà des interrogations auxquelles ne peut échapper l’institution dans sa visée de qualité des services rendus. Il va sans dire que ces interrogations sont tout aussi pertinentes et restent d’actualité lorsque les professionnels ont à accompagner des couples du type normal ou œdipien. En effet, les relations humaines, quels qu’en soient les protagonistes, et en toute normalité, n’échappent pas à l’existence de conflits, indépendamment des âges de la vie.
Notes
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[1]
Action de fixer les sarments ou les rameaux à des piquets ou à des fils de palissage pour les préserver des secousses du vent et favoriser une meilleure répartition de l’air, de la chaleur et de la lumière solaires.