CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’intense développement des médias numériques depuis le début du xxie siècle n’a pas manqué d’avoir un impact profond sur la conjugalité, aux trois niveaux de sa formation, de son vécu et de son éventuelle dissolution. S’il ne faut pas accorder de crédit trop important aux outrances de certains gestionnaires de sites de rencontres, qui n’hésitent pas à affirmer que désormais la plupart des couples se forment par leur intermédiaire, on ne saurait nier que ces sites sont désormais incontournables dans le paysage des rencontres amoureuses [1] et que le téléphone portable est devenu un support majeur de la conjugalité, depuis le « où t’es ? », comme formule universelle du maintien des liens, jusqu’au « je te quitte », envoyé sans élégance par sms par ceux dont le dialogue ne représente pas le mode habituel de communication. Il est vrai que le dialogue conjugal reste un idéal précaire (Neyrand, 2009), tant le couple est traversé par la tentation du silence sur ce qui le fonde (Garcia, 2016). Toujours est-il que le constat est là, le couple a de plus en plus de mal à fonctionner sans avoir recours aux médias numériques comme supports, car, s’il importe de rester connecté, c’est d’abord et avant tout à son partenaire, son conjoint ou ses enfants.

2 Partenaire ou conjoint ? La question se pose, car, si autrefois le couple ne se concevait guère que dans le cadre du mariage, l’institution maritale venant légitimer la pratique sexuelle, aujourd’hui c’est le consentement réciproque qui tient lieu de critère de légitimité de la sexualité (Théry, 2006) et la question de la définition du conjugal se pose explicitement. La relation sexuelle suffit-elle à faire un couple ou, plutôt, à partir de quel moment estime-t-on être en couple avec celui ou celle qui a d’abord été constitué(e) en partenaire ?

Tout, tout de suite : effet de l’instantanéité numérique

3 La réponse n’est pas simple, car certaines pratiques qui se sont diffusées chez les jeunes urbains, par le biais notamment des applications de rencontres instantanées pour smartphones comme Tinder, Happn ou Grindr, que l’on appelle du doux nom de dating, sont amenées le plus souvent à provoquer des rencontres sexuelles sans lendemain, tant la façon dont sont conçus ces processus de rencontre induit de l’éphémère. Déclarer son intérêt instantané à une photo et recevoir en retour le même intérêt, précipitant la rencontre, élude quelque peu les codes sociaux par le biais desquels s’amorce habituellement une relation et positionne les candidats à la rencontre en partenaires d’un rapport sexuel qui, pour paraphraser Jacques Lacan (1975), dans ce cas-là n’existe pas. En fait, si le rapport sexuel en tant que rapport social existe bien, la relation sexuelle a bien du mal à se construire comme relation du fait du cadre même de la rencontre qui squeeze la logique affective, largement inconsciente, d’élaboration relationnelle.

4 Ce que ce type de rencontres ne favorise pas, tant sur le plan des investissements psychiques que sur celui des conventions sociales, c’est la possibilité d’un engagement dans une relation durable. Car l’engagement que suppose la mise en œuvre d’une relation se construit avant tout sur une dimension affective qui reste largement informulée et ne peut s’établir sur la base de la seule rationalité. Or, cette dimension de l’affect constitue justement ce dont l’élaboration du dispositif essaie de se prémunir, sur le plan du vécu des interactions comme sur celui des codes sociaux qui leur donnent sens. Comme l’ont bien montré Didier Le Gall et Charlotte Le Van (2007), la rencontre amoureuse fonctionne sur un processus de mise en correspondance des partenaires qui s’appuie sur des scénarios culturellement préétablis, lesquels ont une fonction sécurisante. Dans ces conditions, la volonté de s’en affranchir compromet énormément la possibilité d’une relation naissante. Comme l’avouent beaucoup de partenaires : « Ce n’était pas possible de continuer, ça s’est passé trop vite [2]. » Tout se passe comme si l’instantanéité de la consommation sexuelle mettait à mal l’imaginaire de la rencontre, même pour ceux dont la recherche n’était pas a priori la seule satisfaction orgastique (ou la rencontre sexuelle, l’orgasme n’étant pas forcément au rendez-vous…).

5 Exemplairement pour les jeunes générations, cette logique de rencontre instantanée par médias numériques exaspère la reconfiguration de ce qu’on a pu appeler depuis les années 1970 les « rapports sociaux de sexe », elle affecte plus globalement l’ensemble des rapports organisant les relations privées, et plus spécifiquement les relations de couple. Les valeurs caractéristiques de la seconde phase de la modernité familiale (Beck, 1986) s’y trouvent réaffirmées : rationalisation de la représentation du monde, égalité entre les partenaires, autonomie de chacun, notamment des femmes, qui ont accédé à un positionnement autrefois réservé aux hommes, alors que certaines de ces valeurs sont minimisées par la forme donnée au dispositif interactif : il en va ainsi de la centralité de l’affectivité dans le conjugal ou de la communication comme principe de gestion de l’interaction…

Retour sur la nouvelle modernité et le renouvellement des repères culturels

6 Cette reconfiguration des rapports sociaux prenant pour cadre les relations amoureuses et sexuelles s’effectue au sein d’une dynamique générale de libéralisation des mœurs, qui a vu l’affirmation républicaine de l’individu-citoyen prise dans la logique de marchandisation. Le développement d’une société de la consommation durant les Trente Glorieuses a trouvé dans les médias son principal support de promotion. Dans les discours médiatiques est mis en avant l’impératif généralisé de réalisation de soi (dans le rapport aux objets et aux autres) comme moyen d’accession à l’objectif partout proclamé d’épanouissement de l’individu. Ce qui accorde une place centrale à l’identité comme lieu de négociation et de régulation des normes véhiculées par la société néolibérale et participe à la promotion de la consommation sexuelle (Béjin, 1990 ; Bozon, 2002) comme nouvel espace de réalisation personnelle…

7 Dans ce contexte, dans la mesure où ne sont pas remises en cause les normes relationnelles entre les sexes et les personnes, on ne peut pas dire que l’utilisation des médias numériques dans les rapports de couple bouleverse l’ordre antérieur. Si cette utilisation participe de la modernité évidente du nouveau média, elle ne produit pas pour autant une révolution des rapports sociaux. En d’autres termes, l’intrusion de ces médias dans ce qui constituait auparavant une « sphère de l’intimité » détachée de l’espace public de confrontation des opinions (Habermas, 1962) participe d’un mouvement ancien, datant des années 1970, de promotion d’une individualité hyper (ou post) moderne, au carrefour de la citoyenneté démocratique, de la consommation marchande et de l’émancipation du patriarcat. Ce mouvement, identifié comme celui de l’entrée dans la seconde modernité familiale (Singly, 1993), s’est appuyé sur la prépondérance croissante prise par l’économique sur le politique et le social (Piketty, 2013) telle que Foucault (2004) a pu en analyser la montée. Il est allé de pair avec l’affirmation d’une individualité égalitariste qu’ont favorisée aussi bien la massification des études que le progrès de la médecine procréative (loi Neuwirth sur la contraception votée en 1967, assistance médicale à la procréation depuis 1982), ainsi que l’explosion des médias et la diffusion, notamment, de la philosophie critique (Marcuse, 1955 ; revue Partisans n° 54-55, 1970 ; Badinter, 1980).

8 Si la manifestation la plus évidente de ce basculement a été l’émancipation des femmes, celle-ci s’est appuyée sur l’autonomisation des personnes et l’affirmation de leur libre-arbitre, qui a permis la diffusion du modèle du couple duo, où chacun conserve l’autonomie de ses pratiques par-delà les moments fusionnels de l’union. Mais cette émancipation s’est aussi accompagnée de la fragilisation du couple lui-même, liée à la fois à sa désinstitutionalisation (montée des unions libres et des divorces) et à la promotion de nouvelles valeurs (liberté, plaisir, égalité, épanouissement, authenticité relationnelle et communication tous azimuts). Cette promotion d’une individualité néolibérale que renforcent les médias numériques rend alors le devenir du couple incertain, tant les valeurs accordées à l’individu sont fortes.

9 Dès lors, au paradoxe de l’individualisme relationnel (Neyrand, 2002) se conjugue la difficulté à assumer un engagement durable, le contexte nouveau d’une société médiatique qui se développe depuis les années 1960 faisant, comme le dit Eva Illouz (2013, p. 223), que « demander que l’on s’engage sur les émotions que l’on éprouvera à l’avenir devient illégitime, car perçu comme une menace pour la liberté ». L’individu s’en trouve sur-responsabilisé, enjoint à une interrogation permanente sur sa situation et son devenir et pris dans une logique où sa valeur tient à l’importance de ses relations aux autres, qui, avec le développement du numérique, est de plus en plus mesurée en termes quantitatifs (combien d’amis sur Facebook ? combien de sms par jour pour un adolescent ?...). Cette valeur attribuée à l’individu devient ainsi largement dépendante de ses capacités d’expression et de sa maîtrise des médias. Le site de rencontres s’inscrit alors dans cette tension que vit le couple, entre la revendication de liberté sexuelle et l’affirmation de la logique amoureuse dans la conjugalité.

10 La tendance à l’utilisation des sites comme support d’une consommation sexuelle plus ou moins revendiquée par certains, mais dénoncée par d’autres, a contribué à la segmentation du marché en promouvant la constitution de sites spécialisés, notamment ceux dont l’objectif est la constitution de couples durables.

Fragmentation de la rencontre numérique et repli identitaire

11 En effet, à l’autre extrémité du champ de la rencontre numérique se trouve le site religieux. Qu’il soit catholique (Theotokos), musulman (Mektoube) ou juif (Jdream), sa visée est explicitement très sélective puisqu’il prône des unions non mixtes [3] et a pour but de conduire à un mariage religieux, forcément pensé comme définitif. Entre l’union sexuelle éphémère et le mariage indissoluble se déploie la nébuleuse extrêmement variée des sites de rencontre. Depuis qu’en novembre 2001 Meetic a inauguré la rencontre par Internet, l’eau a coulé sous les ponts. Initialement généralistes pour leur grande majorité et permettant par là des rencontres jugées inédites ou peu probables, les sites ont rapidement rencontré les limites de ce positionnement et ont évolué vers une diversification tous azimuts se traduisant, d’une part, par l’évolution des stratégies des sites généralistes vers un meilleur ciblage des catégories de consommateurs des rencontres, d’autre part, vers la multiplication des sites dédiés à un public spécifique (Bergström, 2011), qui se comptent aujourd’hui par centaines, voire par milliers…

12 Désormais la rencontre peut s’établir sur la base d’une activité de loisir, d’un goût nutritionnel, d’une orientation politique, d’une pratique sexuelle, d’une spécificité relationnelle, d’une croyance religieuse, d’une origine géographique, d’une caractéristique culturelle, d’une passion, d’un secteur professionnel, d’une catégorie d’âge, d’une maladie invalidante, d’une communauté d’appartenance… La liste n’est pas exhaustive, mais révèle l’accroissement de ce que l’on désigne par le terme évocateur de « niches », ces sites dédiés à un public particulier – qui se révèlent assez performants en termes de rencontres, compte tenu d’un tel ciblage.

13 Une telle évolution semble contredire l’idée, émise par les gestionnaires de sites ou certains chercheurs (Kaufmann, 1999 ; Lardellier, 2012), que la rencontre Internet serait profondément novatrice. Meetic n’a-t-il pas longtemps fonctionné sur le slogan : « Les règles du jeu ont changé ! » ? Si certains éléments sont effectivement profondément novateurs (mettre en place une rencontre virtuelle précédant l’éventuelle rencontre dans la « vraie vie », impliquant une rationalisation de cette rencontre standardisée ou, de l’autre côté, l’instantanéité du dating), d’autres éléments se révèlent, au contraire, profondément traditionnels. Il en va ainsi de la recherche d’homogamie conjugale (Girard, 1964 ; Singly, 1984 ; Bozon et Héran, 1988 ; Neyrand, 1998 ; Collet et Santelli, 2012) qu’explicite la prolifération des niches, comme de la confirmation-réitération des rôles de sexe, qui demeurent très clivés (Neyrand, 1996). En effet, on retrouve sur les sites l’opposition caricaturale entre une sexualité masculine censée être d’abord consommatrice et une sexualité féminine légitimée, elle, par le primat accordé au sentiment [4]. Cette permanence normative se retrouve dans bien d’autres usages du Net et continue à alimenter beaucoup de tensions entre les tenants d’une émancipation égalitariste à l’égard des normes anciennes et les tenants d’une libéralisation de la sexualité qui ne peut s’affranchir du clivage antérieur (Welzer-Lang, 2007). On se situe ainsi à la fois dans une facilitation et dans une fragilisation de la rencontre, qui hypothèque son devenir. L’une des difficultés produites par cette ouverture du marché sexuel et conjugal se situe dans la diversification des positionnements et la multiplication des malentendus et incompréhensions, alors même que le dispositif induit une rationalisation des comportements.

La rationalisation de la rencontre, une tendance contradictoire

14 L’idée de rationalisation de la rencontre induite par le Net renvoie à la sollicitation accrue de la raison dans les procédures de mise en correspondance des postulants à celle-ci. Il n’est qu’à voir le niveau d’élaboration de la présentation de soi que suppose l’inscription sur un site, sachant que d’emblée la rencontre hétérosexuelle est posée en norme et que la recherche de partenaires de même sexe suppose au préalable de s’adresser à des sites dédiés à ce sous-segment des rencontres possibles. Le critère préalable à l’inscription est donc l’identification du sexe, ouvrant de ce fait la possibilité d’accès aux partenaires de l’autre sexe [5], suivi par ceux de l’âge, puis de la localisation, de l’activité professionnelle, de l’aspect physique et autres critères descriptifs, sachant que si la photo est présentée comme souhaitable elle n’est pas obligatoire. Tout candidat à la rencontre doit donc construire une « identité numérique », « vitrine qui doit refléter au mieux sa personnalité et ses attentes, mais aussi organiser sa visibilité sur le site pour ne pas être perdu dans un océan d’autres profils » (Lejealle, 2008). Les postulants à la rencontre Internet sont d’abord classifiés dans des catégories précises (âge, profession…) permettant une présélection des contacts possibles, ce qui incite un certain nombre d’entre eux à falsifier ces caractéristiques (y compris en proposant une photo prise vingt ans auparavant). Mais le plus dur reste à faire, car, face à la multiplicité des rencontres potentielles, il s’agit de présenter une accroche qui puisse éveiller l’intérêt des éventuels partenaires, alors que la concurrence semble infinie… C’est à ce moment que s’exacerbe le processus de rationalisation, sous le double aspect de la recherche de l’autre le plus adéquat (quels critères retenir ?) et de la meilleure présentation de soi. Il s’agit aussi bien d’élaborer le discours le plus performant possible que d’être en mesure de déchiffrer au mieux le sens explicite et le sens latent des discours d’autrui. D’une certaine façon, il s’agit là d’une des expressions les plus abouties de l’annexion des comportements humains à une logique néolibérale, qui à la fois responsabilise les individus dans leurs positionnements sociaux et les invite à s’autoréifier, en se positionnant dans une logique publicitaire et se présentant aux autres avec tous les attributs d’un objet de consommation.

15 Les conséquences sur les attitudes des postulants à la rencontre ainsi marketée sont multiples : différences importantes de rendement des stra-tégies discursives (en termes d’opportunités de rencontre), de ce fait sur-sollicitation des candidats les plus habiles (ou les mieux dotés), en contrepoint des rencontres jugées positives par les partenaires sont évoquées de multiples désillusions et rencontres sans lendemain (Lardellier, 2012), non seulement parce que l’attrait inconscient n’est pas rationnel mais aussi parce que le dispositif pousse à la réification et à la falsification, et par contrecoup à la déception, à l’égard des autres ainsi caricaturés, mais aussi, plus insidieusement, à l’égard de soi-même. Le risque premier de la rencontre par Internet est peut-être, comme le notent de nombreux utilisateurs, de laisser l’espoir que la prochaine rencontre sera (encore) plus intéressante, le désir de recherche sans fin s’en trouvant ainsi entretenu, au moins durant un certain temps… Le dispositif se révèle alors parfaitement ambigu, en produisant aussi bien les conditions de son propre renouvellement, en vertu de l’offre illimitée, que la prise de distance à son égard, du fait de la saturation désabusée qu’il finit par produire.

16 De fait, Internet a produit une multiplication du nombre des rencontres, mais plus encore de celui des ruptures rapides… L’idéal conjugal s’y trouve quelque peu malmené, en même temps que magnifié. Sur fond de préoccupations gestionnaires, le discours des sites a intégré la prise de conscience du caractère le plus souvent passager de la rencontre, passant de la valorisation dans ses débuts de l’éventuelle naissance d’un bébé comme fruit de la rencontre à celle de la « belle histoire » qu’a permise le passage par le site…

Illusion amoureuse et place des médias

17 D’une certaine façon, la logique des sites de rencontre ne fait qu’actualiser, exacerber et rendre consciente la logique de la communication de masse théorisée d’emblée par Marshall McLuhan (1964) comme la rencontre de la spécificité de chaque média avec la masse des destinataires possibles. L’effet de l’irruption du numérique a été double, en même temps que le numérique portait la généralisation de l’interactivité de la communication il étendait l’impact des médias sur les fonctionnements sociaux. Cette logique médiatique renouvelée trouve aujourd’hui dans le développement de la société des individus et de la logique néolibérale les supports de son expansion, alors que le primat de l’affectivité relationnelle rend vitale l’hyperconnexion, à l’heure où ne pas posséder de téléphone portable apparaît comme un signe de profonde désocialisation et où se développe la logique de l’amour individualiste comme horizon de l’hypermodernité (Neyrand, 2018)…

18 De ce fait, le statut du couple s’en trouve profondément interrogé : il constitue la référence plébiscitée comme lieu de l’épanouissement personnel dans la relation amoureuse et comme cadre incontournable d’une possible parentalité (insee, 2015), mais paradoxalement il est confronté à une fragilisation extrême, qui participe du double mouvement d’individuation/individualisme et de mise en connexion généralisée, non seulement avec les proches mais potentiellement avec la totalité du village planétaire auquel Internet donne accès.

19 Les paradoxes conjugaux prennent alors un relief sans précédent et on voit se multiplier les tentatives de conciliation, toujours plus ou moins insatisfaisantes, entre les aspirations contradictoires de l’hypermodernité qu’Internet n’a fait qu’exacerber. Si les médias numériques ont incontestablement favorisé le développement des rencontres sexuelles et amoureuses, cela n’est pas allé sans provoquer de multiples ambiguïtés, qui ne sont peut-être que le reflet des contradictions qui traversent l’ordre des relations intimes ; ces contradictions sont rendues plus manifestes par l’usage intensif de ces médias. Au premier rang de celles-ci, la distinction qui est faite entre le sexuel et l’affectif, sur laquelle reposent non seulement les stratégies d’approche des utilisateurs, mais aussi la répartition établie par les concepteurs de ces sites eux-mêmes entre les trois catégories que répertorie Marie Bergström (2011) : rencontres sexuelles éphémères, regroupées sous le nom de sites « libertins », rencontres à visée durable, où l’investissement affectif prime, qualifiés de sites « sérieux », et rencontres homosexuelles, avec une distinction forte entre sites « gays » et « lesbiens », recoupant l’opposition caricaturale entre la proximité masculine avec le sexuel et féminine avec le sentiment… Cette distinction renvoie à des stratégies de présentation très différentes, tant des concepteurs que des internautes, ce qui vient illustrer les analyses sur la présentation de soi dans les interactions (Goffman, 1967) et les divergences de représentations sociales de chacun des sexes (Goffman, 1977 ; Neyrand, 1997 ; Neyrand et Mekboul, 2014).

20 La pérennisation de cette opposition entre le sexuel et l’amoureux réalisée par les sites montre la force des illusions interprétatives visant à rendre compte de l’état des rapports sociaux à un moment donné, alors même qu’ils sont profondément travaillés par des facteurs d’évolution multiples et qu’une ébauche de connaissances cliniques permet de rappeler qu’une relation interactive sans affect, a fortiori si elle est sexuelle, n’existe pas. Par contre, le déni et les mécanismes de défense, eux, existent bien (Freud, 1912). À l’image de la représentation sociale pas si lointaine du bébé tube digestif, celle de l’homme pouvant « baiser sans affects » révèle la pérennité d’un ordre imaginaire de la société (Messu, 2013), qui structure toujours très largement la façon dont la conjugalité est perçue et les positionnements à son égard. L’impact du numérique, par le biais notamment des sites mais aussi de tous les autres modes de mise en relation (blogs, réseaux sociaux, chats, sms…), consiste sans doute moins à remettre en cause cet ordre symbolique qu’à le pérenniser et lui donner les moyens d’un nouvel essor, tant les stratégies de promotion de la rencontre et la rencontre elle-même aboutissent au primat de son caractère éphémère et à une fragilisation du couple réel inversement proportionnelle à la valeur toujours accordée au couple rêvé…

Notes

  • [1]
    L’enquête Epic, réalisée en 2014 sur un échantillon représentatif de la population française des 18-65 ans, évalue à près de 20 % le nombre d’usagers (Bergström, 2016).
  • [2]
    Voir, par exemple, les témoignages présentés dans Les InRocKuptibles, « Sites de rencontre : l’amour au bout des doigts », 22 septembre 2013.
  • [3]
    La mixité religieuse ayant été la première à désigner des couples comme « mixtes » (Dialogue n° 139, 1998).
  • [4]
    Pour preuve, la centralité de la différenciation sexuée et des rôles afférents, qui joue quel que soit le type de site, classique ou libertin. En effet, l’existence de sites centrés sur la consommation sexuelle, qualifiés de sites « libertins », participe d’une libéralisation de la sexualité tout en jouant sur le clivage des rôles de sexe, alors que, sur les sites « tout public », la promotion du couple s’appuie là aussi sur la « complémentarité » des sexes…
  • [5]
    Sauf dans le cas des sites conçus pour la rencontre homosexuelle, où il s’agit de s’adresser à des personnes de même sexe. Sites qui, compte tenu du contexte social de l’homosexualité, constituent aujourd’hui le pre-mier mode de rencontres au sein de cette sous-catégorie, alors que dans le cadre hétérosexuel les modes classiques restent encore dominants, sauf peut-être pour les plus jeunes, notamment les jeunes hommes (Bergström, 2016). Il n’est pas sans intérêt de noter qu’il n’y a pas de sites explicitement adressés aux personnes bisexuelles, la bisexualité n’apparaissant que comme variante possible au sein de certains sites dédiés aux homosexuels.
Français

Cet article de réflexion théorique s’interroge sur la place grandissante prise par le numérique dans les fonctionnements conjugaux, notamment dans l’entrée et la sortie de la conjugalité. Il propose une analyse qui essaie d’articuler à une approche sociologique des éléments plus historiques ou cliniques pour rendre compte de ce en quoi l’hyperconnectivité d’aujourd’hui contribue aussi bien à la profusion des rencontres qu’à leur fragilisation. Le paradoxe de cette nouvelle dynamique hypermoderne de la conjugalité est que l’appel au numérique, loin d’être véritablement novateur, a plutôt tendance à exacerber des logiques sociales fondatrices de la conjugalité traditionnelle (homogamie, différenciation sexuée…). Mais en fragilisant le lien conjugal, il met à mal le principe de durabilité du couple et induit une mise en circulation sexuelle et affective, qui touche différemment les individus selon leurs caractéristiques identitaires (âge, sexe, milieu) et personnelles. Là comme ailleurs nous sommes entrés dans une ère des incertitudes que les nouveaux médias contribuent à amplifier.

Mots-clés

  • Médias
  • couple
  • numérique
  • modernité
  • individu
  • incertitude

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Gérard Neyrand
Sociologue, professeur à l’université Paul-Sabatier Toulouse 3, laboratoire cresco, responsable du cimerss.
gerard.neyrand@univ-tlse3.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/dia.217.0111
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