CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 8,5 millions d’aidants accompagnent quotidiennement un proche malade ou en situation de handicap. En regardant de plus près les situations vécues, on discerne, sous le vocable d’aidant familial, des réalités très diverses : les aidants peuvent être des parents, des conjoints, des filles ou fils devenus adultes prenant soin de leurs parents, des frères et sœurs. Il ne s’agit donc pas d’un concept, mais d’un mot visant à décrire une situation mettant en scène une relation duelle entre une personne vulnérable et une autre personne qui lui vient en aide, toutes deux inscrites dans un groupe familial, faisceau de relations complexes.

2 Dans une perspective historique, le rapport des sociétés humaines à la maladie, au handicap et à la vieillesse se situe sur une ligne allant de l’inclusion à l’exclusion, il faut se rappeler notamment les léproseries situées à l’extérieur des villes, puis le grand enfermement asilaire, aboutissant à la mise à l’écart de la société des sujets dont le comportement gênait l’espace social. Le recours à l’aidant familial se situe dans ce partage entre le social et le privé : s’agit-il d’une inclusion sociale par le biais de la famille, la famille assurant le lien entre le malade et la société, ou d’une exclusion sociale, voire d’exclusion en famille, la famille permettant que le sujet soit traité dans la sphère intime en évitant de trop grandes interférences sur la scène publique ? En tout état de cause, le sujet questionne les frontières de l’intime et du social.

3 Si de nombreuses professions des domaines médical, éducatif et social – si ce n’est toutes – peuvent dire qu’elles ont pour mission « d’aider », être aidant n’est pas encore une profession et met en lien une personne précise avec une autre personne clairement identifiée. Les parcours des aidants sont divers ; par exemple, une mère ayant aidé son enfant polyhandicapé durant dix ans peut, après le décès de ce dernier, décider de faire de cette expérience une base et une motivation pour devenir aide médico-psychologique. Elle devient alors « amp », profession reconnue lui permettant d’aider n’importe qui, légitimée par une formation et payée pour ce service. Elle ne choisit alors pas celui ou celle qu’elle aide et ce dernier, en principe, ne la choisit pas. Leur lien est régi par un contrat de travail, un tiers financier et la rupture et/ou la poursuite du lien se négocie dans le cadre législatif commun du travail. En revanche, la mère aidant son enfant n’a pas « choisi » son enfant et ce dernier n’a que peu la latitude d’accepter ou refuser cette aide. Leur contrat est informel, fondé sur le sentiment, la loyauté familiale et la culture, sa rupture ou sa poursuite n’est pas médiatisée par le code du travail, la formation peut être proposée mais elle n’est pas obligatoire. Depuis de nombreuses années, la Maison des handicaps et de l’autonomie attribue des allocations aux parents qui gardent leur enfant en situation de handicap à domicile, le code du travail a intégré des dispositifs permettant des aménagements pour aider un proche.

4 Le projecteur mis sous ce vocable « aidant familial » ou « aidant naturel » est récent et l’intérêt des praticiens, des politiques et de la société civile a connu des évolutions sur ce point. Si dans un premier temps c’est l’aspect économique et le courant favorisant la désinstitutionnalisation qui ont été au-devant des préoccupations, le phénomène se développant ou devenant plus visible, repéré, les préoccupations sont allées du côté de la nécessité de prendre en compte les besoins des aidants afin qu’ils ne s’épuisent pas. Il est aussi de plus en plus question de la formation à donner aux aidants. Des séjours dits « de répit » se sont développés, des théories, des pratiques de formations ont vu le jour en France et dans tous les pays développés.

5 L’aide intrafamiliale a toujours existé. Les personnes en situation de handicap restaient chez elles lorsqu’il n’y avait pas d’établissements pour les accueillir, les personnes âgées vivaient et mourraient chez leurs enfants sans que personne ne songe à les appeler « aidant familiaux » ou « aidants naturels ». Il ne s’agit donc pas d’un phénomène nouveau, mais d’un phénomène pensé, traité, conceptualisé de manière nouvelle. Paradoxalement, il faut noter que c’est à une période où la notion même de famille est difficile à définir que le concept d’aidant familial apparaît. Nous pourrions donc dire que c’est au moment où cette aide ne paraît plus « naturelle » que la société éprouve le besoin de la nommer, de légiférer à son propos afin de la rendre plus facile, moins coûteuse dans tous les sens du terme.

6 Le fait que les termes « aidant familial » et « aidant naturel » soient indifféremment employés semble signifier que le lien familial suffirait en lui-même à être positionné comme aidant. Toute famille serait donc naturellement aidante. Or ce présupposé mérite, du point de vue des cliniciens en particulier, d’être fortement nuancé. En outre, si l’aide familiale est naturelle par le fait même qu’elle provient de la famille, il y a alors une forme de redondance dans l’accolement des mots « aidant » et « familial ». Et dans ce cas quelle finalité aurait la formation des aidants ? Pourquoi faudrait-il former des aidants à quelque chose qu’ils sauraient naturellement faire ?

7 La difficulté est que l’accolement des mots « aidant » et « familial » place au même niveau quelque chose qui se rapporte à un rôle et quelque chose qui se rapporte à une relation, or il est extrêmement complexe d’articuler ces deux plans. D’un point de vue familial pourrait être considéré comme aidant la capacité à rester en lien avec une personne rendue différente du fait d’une maladie ou d’un handicap. Autrement dit, ce qui représenterait une aide pour l’aidant pourrait être nommé comme la capacité du groupe à se transformer et à s’adapter suffisamment pour rester une famille pour lui.

8 En revanche, si l’on insiste du côté du rôle, la tendance est de permettre à l’aidant d’acquérir une technicité ou une compétence pour prendre le relais des professionnels du soin, la question du lien passe alors au second plan. Ainsi, définir ce qui est aidant et ce qui ne l’est pas peut varier suivant l’angle d’où l’on considère ce sujet.

9 La formation des aidants se situe au cœur même de ce paradoxe : s’agit-il de former les aidants pour prendre le relais des soignants et favoriser les prises en charge à domicile ? Ou s’agit-il d’aider les aidants à supporter la situation, à mieux comprendre la souffrance de leur proche et à les soutenir suffisamment pour qu’il n’y ait pas de rupture du lien ? Ces deux objectifs ne sont pas toujours conciliables, il faut en effet former les aidants à tenir un rôle qui exige parfois des gestes techniques et conjointement s’assurer qu’ils ne s’épuisent pas, c’est le sens des séjours dits « de répit ».

10 La notion d’aidant familial est utilisée par les économistes de la santé, les sociologues, qui accompagnent et anticipent les changements sociétaux, les politiques, qui définissent la distribution de l’aide. Si ce concept est utilisé en psychologie de la santé, il ne l’est pas par les psychologues cliniciens et encore moins par les psychanalystes. Pourtant, il interroge tous les professionnels qui sont concernés par les dimensions intimes et interrelationnelles des liens dans les familles dont l’un des membres est fragilisé, vulnérable pour des raisons diverses de manière temporaire ou chronique. Si les premiers aborderont plutôt le sujet en termes de modélisation, de coût, les seconds s’y intéresseront en termes d’individuation et de subjectivité, d’impact de ce positionnement sur la vie subjective individuelle et groupale.

11 La fonction d’aidant, reconnue, nommée, valorisée, institutionnalisée, a des conséquences sur les liens familiaux qu’il convient de mieux connaître. Le fait de situer le rapport aidant/aidé non plus uniquement sur les scènes économiques et sociétales mais aussi sur la scène familiale fait nécessairement émerger de nouvelles questions, en particulier en ce qui concerne l’impact de ce positionnement sur la vie subjective individuelle et groupale. Le rapport aidant/aidé vient activer les questions d’individuation et de subjectivité et la question des aidants familiaux ne peut se concevoir sans être mise en lien avec les concepts de loyauté, d’emprise et d’autonomie.

12 La focalisation sur le duo aidant/aidé a conduit à ce que certains membres de l’entourage restent dans l’ombre. Il s’agit en particulier des enfants et adolescents, frères, sœurs, enfants ou petits-enfants de personne vulnérable qui sont présents et concernés par la situation. Leur capacité à rester présents peut déjà représenter une forme d’aide, mais peut-on pour autant éthiquement considérer de jeunes mineurs comme des aidants au sens où ce terme est appréhendé dans le système de santé ? La prise en compte des réalités familiales, de la singularité des places et des liens, de la spécificité des âges et des sexes, la prise en compte par ailleurs de la temporalité, c’est-à-dire du moment où cette expérience de vulnérabilité se pose à la fois à la famille en tant que groupe et à chacun de ses membres individuellement amènent à élargir le champ de la réflexion.

13 Mettre le projecteur sur l’aidant familial, c’est aussi prendre l’option d’une gestion familiale du soutien aux personnes vulnérables. Ce numéro interrogera aussi le positionnement de ce soutien versus une conception plus sociétale, collective de l’aide à apporter aux personnes vulnérables et fragiles.

14 Évidemment, ce thème conduit à revisiter le point de vue historique et anthropologique sur l’aide individuelle dite « naturelle » en famille, en particulier les notions de don et de dette qui naissent et produisent des effets très particuliers à court mais aussi à long terme. Il est des dettes et des dons dont la charge émotionnelle, affective, imaginaire et fantasmatique se transmet sur plusieurs générations.

15 Les dyades aidant/aidé appellent aussi à réfléchir à la place du tiers dans ces situations, au sens des contraintes et espaces de liberté, parfois conquis de manière créative au sein de cette dyade. Comme la dyade parent/bébé, celle-ci est portée, entourée, alimentée ou entravée par un groupe, par des tiers qui sont vécus selon les cas et les moments comme intrusifs ou aidants, entourant de manière maternelle ou paternelle la dyade. Comme dans toute dyade, les processus de séparation/individuation doivent se penser, il y a forcément des processus « adolescents » au sein de la dyade, surtout lorsque celle-ci concerne un parent et son enfant atteint d’un handicap.

16 Dans ce numéro et sur ce thème, des praticiens, des chercheurs ont été sollicités afin de mettre en dialogue et en tension des théories, des pratiques concernées par cette question dans leur diversité. L’économiste de la santé permet de comprendre l’importance de la dimension financière dans ces dispositifs de plus en plus développés. Les thérapeutes ont à entendre, comprendre ce qui se passe, s’est passé dans les liens familiaux quand l’un des membres est repéré, institué comme aidant un autre membre repéré, institué comme aidé.

17 La lecture des articles montre que l’aide, professionnelle comme celle d’un proche, peut être vécue comme une intrusion dans le domaine de l’intime (Catherine Caleca), elle peut aussi positionner l’aidant familial dans un rôle sans limite qui devient alors écrasant (Hélène Davtian et Christian Lamotte). L’aide familiale et l’aide professionnelle constituent des domaines dont les frontières ne sont pas étanches : de nombreux professionnels du soin sont issus de fratries avec un enfant handicapé (Clémence Dayan). Pour comprendre ce qui se vit dans les relations entre l’aidant et l’aidé, il faut prendre en compte l’histoire de la famille, ce qui se transmet de génération en génération (Marion Feldman et Sarah Hammami). Cette situation ne peut se comprendre, comme il vient d’être dit, sans l’apport des économistes sur la question (Roméo Fontaine) et des théories du don et du contre-don et de leur déclinaison complexe dans la clinique (Nayla Debs).

18 Ce numéro ouvre donc une réflexion sur les fondements, les effets de ce mouvement de visibilisation de l’aidant et de ses effets sur la vie des familles. Il conduit aussi à poser la question de l’intervention de l’État, de la société dans la vie des familles, sur les séparations qu’il convient, ou pas, de faire entre la sphère de l’intime et celle du public.

19 Dans la suite de ce numéro, trois articles. Florence Bécar, à propos d’une thérapie de couple, propose une narration des séances qui associe récits cliniques et analyses théoriques élaborées dans l’après-coup. Elle parle de sa « rêverie » et de celle du groupe « patients/thérapeute » participant au processus thérapeutique. À partir de cela, elle formule des hypothèses sur ce qui a favorisé la mise en sens et en récit de ce qui liait ce couple et avait fondé son organisation. Jean-Baptiste Marchand aborde un thème qui concerne tout particulièrement la revue, qui s’intéresse aux nouvelles formes de parentalités. En effet, il aborde le désir d’être parent des transsexuels et transgenres. Pour ce faire, il présente comment les autres phénomènes que sont l’homoparentalité, le transgenderisme et les techniques médicales de conservation des gamètes et d’aide à la procréation amènent de nouvelles perspectives d’évolution aux transparentalités. Enfin, Monique Dupré la Tour, une fidèle et fondatrice de la revue, évoque les premiers entretiens avant l’éventuelle mise en place d’une thérapie de couple. À partir de l’analyse d’un cas, elle montre que ces premières rencontres sont décisives en ce qu’elles permettent de répondre à plusieurs interrogations et de mieux orienter le couple vers un dispositif répondant à leur demande.

Hélène Davtian
Psychologue clinicienne, membre associée de l’équipe a2p (Approche en psychopathologie psychanalytique), ea 4430.
davtianh@gmail.com
Régine Scelles
Psychologue clinicienne, professeur de psychopathologie, directrice adjointe du laboratoire clipsyd ea 4430.
scelles@free.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 08/06/2017
https://doi.org/10.3917/dia.216.0007
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