Le couple chez des sujets toxicomanes
1La dynamique conjugale chez les couples toxicomanes peut être considérée comme une dynamique relationnelle spécifique. Dans les années 1980, des chercheurs américains ont observé que la configuration relationnelle des couples toxicomanes tournait autour d’une double dépendance : celle liée au produit et la dépendance psychoaffective de la relation (Coleman, 1987). Ces observations ont permis de mieux cerner l’alternance entre des rapports fusionnels et distants observée dans la dynamique relationnelle de ces couples. En France, plusieurs travaux d’approche psychanalytique ont relevé une relation de type fraternelle au sein de ces couples, définie comme « un évitement de l’œdipe et de la castration » (Tonnelier, 1978 ; Deveaux, 1991). Ainsi, il existerait une indifférenciation des sexes entre les deux partenaires et une relation basée sur une tentative de bisexualité et de désexualisation, qui permettrait aux sujets de « sauver leur intégrité psychique menacée par l’angoisse de castration » (Deveaux, 1991 p. 22). La quantité de libido consacrée à la recherche et à la prise de produit permettrait un retrait libidinal de la question du rapport sexuel en sédatant l’angoisse de castration propre à la rencontre de l’autre sexe. Le « je suis toxicomane » vient masquer, empêcher toute la série des identifications secondaires, c’est-à-dire l’identification à l’homme ou à la femme. Cette indifférenciation est donc de l’ordre des identifications secondaires et est à différencier de l’indifférenciation relevant du registre de l’identification primordiale, qui concerne le psychotique comme n’étant pas séparé de l’autre. Celui-ci vit l’intrusion de l’effet du produit dans le corps comme une sensation cénesthésique hallucinatoire persécutante mais maîtrisée.
2Dans l’économie psychique conjugale, la drogue aurait donc une « fonction homéostasique permettant d’entretenir l’Idéal du couple, comme un point de réunification » (ibid., p. 25). Il est alors possible d’envisager un fonctionnement triadique, composé des deux partenaires et du toxique. Ce dernier assure une fonction vitale au sein du couple, par l’évitement de la conflictualité de par la mise en suspens des désirs, des choix du sujet ainsi que de son identité. Le sevrage des conjoints révélerait la problématique psychique de chacun des partenaires et la résurgence de conflits, se traduisant parfois par une séparation du couple ou par une reprise de la consommation de drogue (Courtois et Cordonnier, 1995). Le toxique représenterait alors le mythe fondateur du couple, c’est-à-dire « un élément commun dans l’histoire de la rencontre, un élément intemporel qui introduit les deux partenaires du couple dans l’histoire qu’ils se racontent » (Neuburger, 1995). De même, alors que le toxique permet le maintien du couple en évitant toute forme de conflictualité, la relation conjugale va permettre, quant à elle, au sujet de mieux supporter la dépendance au produit. La double dépendance va ainsi représenter, pour le couple, une tentative d’associer une dépendance « normale » conjugale à une dépendance « pathologique » au toxique (Losito, 1998). Pour le sujet toxicomane, « la dépendance amoureuse correspondrait à la possibilité de pouvoir choisir d’être dépendant à autre chose que son produit » (ibid., p. 47).
3Dans la continuité des travaux qui ont mis en avant une relation de type fraternelle (Tonnelier, 1978 ; Deveaux, 1991), Ouriel Rosenblum (2006) a décrit l’activité sexuelle des sujets toxicomanes comme se concentrant essentiellement autour de la prise du produit. En effet, le partage de l’injection peut être envisagé comme « une métaphore de la relation sexuelle », comprenant une charge érotique importante (ibid., p. 990). Or, une fois la phase de lune de miel passée, la prise de produit s’inscrit dans le registre du besoin du fait de la nécessité de consommer. Ainsi, le partenaire sexuel n’est pas perçu comme objet de désir mais comme un « compagnonnage avec le produit » (ibid., p. 991). L’indifférenciation sexuelle permise par la drogue au moment de l’adolescence est alors conservée et maintenue au travers de la sexualité du toxicomane, mais également dans ses relations de couple, prolongeant ainsi une mise en latence permanente (Rosenblum, 2009).
4Dans ce contexte, notre questionnement portera sur le vécu psychique des couples toxicomanes lors de l’accès à la parentalité. Quelle est la place de l’enfant au sein de la triade préexistant avec le toxique ? Nous tenterons de répondre à ces deux questions en évoquant les données essentielles de la littérature, puis en les éclairant à travers la présentation d’un cas clinique.
Des couples de toxicomanes devenant parents
La mère toxicomane
5La survenue d’une grossesse dans le parcours toxicomaniaque d’une femme peut être considérée dans certains cas « comme un facteur de très bon pronostic de sortie de la toxicomanie » (Ebert, 1988, p. 45) et d’une « prise de conscience à l’origine des problèmes du toxicomane » (ibid., p. 46). En effet, lors de la grossesse, un phénomène de modification qualitative de la dépendance a été observé, entre la dépendance en jeu dans l’addiction et la dépendance qui tend à s’établir avec l’enfant en devenir, faisant de la grossesse une période favorable au sevrage (Cohen-Salmon, Marty et Missonnier, 2011).
6Or, ce vécu de la grossesse par la femme toxicomane comme solution à sa dépendance peut provoquer chez elle une forte idéalisation de l’enfant à venir, qui se retrouve parfois investi comme un « pare-drogue » avec une image de « réparateur » ou de « sauveteur » (Puyobreau, 1992 ; Rosenblum, 2004). Cette idéalisation excessive peut se manifester par un investissement narcissique majeur du fœtus au détriment de l’investissement objectal qui est censé apparaître au fil de la grossesse. La naissance peut être vécue brutalement pour la mère toxicomane, la déception face au bébé réel étant à la hauteur de l’idéalisation présente pendant la grossesse (Puyobreau, 1992). Les mères toxicomanes peuvent être confrontées à un fort sentiment de dépendance au moment de la naissance de leur enfant alors même que la stratégie mégalomaniaque du toxicomane consiste à dénier la dépendance des premières relations par l’inter-médiaire du produit comme objet tout-puissant (Cantos-Jeronne, Lahaye et Ricaux, 2008). Enfin, un fort sentiment de culpabilité peut envahir les mères toxico-manes au moment de la naissance de leur enfant, notamment par la présence éventuelle d’un syndrome de sevrage. Ces divers sentiments de frustration, de dépendance ou encore de culpabilité peuvent être source d’une rechute après la naissance, déclenchée par la sensation de vide, disparue pendant la grossesse, qui était déjà à la source de la prise de toxique (Puyobreau, 1992). La maternité chez une femme toxicomane vient également mettre à mal la stratégie de mise en latence prolongée grâce au toxique, de par la relation étroite qu’on retrouve entre le moment de l’adolescence et celui de l’accès à la parentalité (Cohen-Salmon, Marty et Missonnier, 2011). En effet, il a été observé que les premières expériences addictives et les rechutes éventuelles étaient les plus importantes lors de ces deux moments de crises psychiques maturatives, la résurgence des conflits adolescents au moment de l’accès à la parentalité étant très significative.
Le père toxicomane
7Le vécu de la paternité chez des hommes toxicomanes a été beaucoup moins étudié que celui des femmes toxicomanes. Or, environ 90 % des patients venant consulter en centre de soins spécialisés pour toxicomanes sont des hommes en âge de devenir parent (Soulignac et Croquette-Krokar, 2003).
8Le devenir père, chez les hommes toxicomanes, est parfois à l’origine d’une accentuation des conduites addictives de par les bouleversements que la naissance de l’enfant déclenche dans la dynamique relationnelle du couple ainsi que de par la résurgence des conflits psycho--individuels qu’elle provoque (ibid.). En effet, le moment de la naissance peut ré-activer des conflits, parfois massifs, touchant l’imago paternelle alors même que l’addiction représente, entre autres choses, une tentative de les oublier (Grégoire, 2011). De même, d’un point de vue social, l’addiction peut constituer un moyen d’éviter un rôle social « normalisé » en choisissant une marginalité. Or, la paternité ramène ces hommes à une place sociale qu’ils avaient ainsi voulu fuir (ibid.). Dans le deuxième cas de figure, l’investissement de la paternité peut s’accompagner d’une amélioration des conduites addictives chez les pères toxicomanes : « Certains revendiquent leur paternité, car elle est pour eux un élément structurant puissant pour construire une identité nouvelle » (Xiberras et Bouzat, 1999, p. 17). L’investissement de la paternité chez des hommes toxicomanes peut donc permettre une amélioration de leurs conduites addictives ainsi qu’une évolution de leur problématique personnelle.
Place de l’enfant au sein d’un couple de toxicomanes
L’arrivée d’un enfant dans un couple de toxicomanes : de la triade femme-homme-drogue à la triade mère-père-enfant
9Alors que l’arrivée d’un enfant chez des sujets toxicomanes a majoritairement été étudiée sur le plan de la maternité, quelques auteurs se sont plus particulièrement intéressés à la dimension conjugale. Ouriel Rosenblum (2004) a souligné l’importance du parcours individuel, mais aussi de l’histoire du couple qui a fondé sa vie autour de la drogue. De même, Jean Ebert (2001) a mis en avant que, contrairement au couple de parents tout-venant qui doit passer de la vie à deux (le couple) à la vie à trois (le couple et l’enfant) au moment de la naissance de l’enfant, le foyer que représente le couple de toxicomanes est déjà dans une vie à trois (le couple et la drogue). Dans ce contexte d’une triade préexistante, on peut s’interroger sur la place que va venir prendre l’enfant et sur la réorganisation relationnelle conjugale qu’il va provoquer. En effet, nous avons relevé précédemment que la dynamique conjugale des sujets toxico-manes se caractérisait notamment par une complicité maintenue par la consommation commune de toxiques, une sexualité très pauvre souvent liée à une indifférenciation sexuelle et favorisée par une aménorrhée provoquant l’évacuation de la pensée d’une possible fécondité. Dans ce contexte, les parents peuvent éprouver des difficultés à laisser une place à l’enfant au sein de la triade père-mère-drogue déjà constituée. En effet, l’arrivée de l’enfant peut être source de désorganisation de par la réintroduction violente de la différenciation sexuelle au sein du couple, alors même que celle-ci était niée grâce à la consommation de drogue (Soulignac et Croquette-Krokar, 2003). Cependant, chez certains couples toxicomanes pour lesquels le traitement de substitution ne s’accompagne pas de consommation annexe, il a été observé une « inter-surveillance douce » entre les deux partenaires qui pourra avoir un impact sur l’harmonie conjugale mais également sur leur vécu de parents (Cantos-Jeronne, Lahaye et Ricaux, 2008).
Rôle du produit de substitution au sein d’un couple de parents toxicomanes
10Le traitement de substitution aux opiacés (tso) se définit comme une forme de prise en charge thérapeutique proposée à des personnes dépendantes aux opiacés, essentiellement des usagers d’héroïne, basée sur une substance analogue à la drogue normalement consommée. La méthadone et la buprénorphine à haut dosage (Subutex®) sont tous deux des opiacés de synthèse. Ils se caractérisent par une longue durée d’action et sont donc peu euphorisants, facilitant la stabilisation des posologies et améliorant la situation du patient d’un point de vue social, affectif et somatique (Tonneau et Delevoy, 2009).
11S’agissant des mères toxicomanes, Ouriel Rosenblum (2004) relève que la mise en place du traitement de substitution semble permettre à ces femmes une « construction identitaire », notamment par la découverte de leur image corporelle, les positionnant au sein d’une place active féminine. Cette construction identitaire se manifesterait également par l’accession à une parentalité plus affirmée avec « une intériorisation des différentes étapes du devenir parent et un réordonnancement de la chaîne des générations où les grossesses sont investies sous le sceau de la substitution » (Rosenblum, 2009, p. 118). L’introduction des traitements de substitution peut également permettre une « réappropriation des figures du féminin », ces femmes s’extrayant du continuum du genre dont la figure centrale de la perfection est l’androgyne (Steinberg, 2001). Dorénavant, elles acceptent la nature instable des caractéristiques masculin-féminin (Rosenblum, 2009, p. 123). En revanche, la mise en place du traitement de substitution va aussi provoquer un « désenchantement » du monde du toxicomane (Rosenblum, 2009), une désillusion importante avec toute la résurgence de la culpabilité qui l’accompagne et qui peut être à la source de rechutes éventuelles.
12Au vu d’un questionnement issu de notre pratique clinique et des théories déjà existantes, nous avons étudié la dynamique conjugale à l’œuvre chez des parents toxicomanes sous traitement de substitution. Pour cela, nous nous sommes intéressés à l’articulation entre les rôles parentaux et la dynamique conjugale, ainsi qu’à l’évolution du rapport au toxique chez ces couples devenus parents. Pour ce faire, nous avons mené des entretiens dans un csapa [1]parisien auprès de plusieurs couples. Nous choisissons de rapporter ici l’histoire de Hamid et Nadia qui s’impose après coup comme exemplaire.
Cas clinique
13Hamid et Nadia sont âgés de 30 ans environ et en couple depuis sept ans. Ils ont deux enfants : Valentin, 5 ans, et Emma, 3 ans. Hamid est originaire du Moyen-Orient, il se présente comme un homme réservé et souriant. Pendant les entretiens, il est inhibé, la subjectivité est sans cesse mise à distance et il lui est difficile de décrire ses ressentis. Nadia est originaire d’Europe de l’Est, elle a déjà été mariée auparavant, mais Valentin et Emma sont ses premiers enfants. Elle est plutôt sur la réserve et semble assez ambivalente à l’égard de sa participation à notre recherche. Au moment où nous les rencontrons, Hamid et Nadia sont suivis par le csapa depuis cinq ans. Ils sont tous les deux sous traitement de substitution (Subutex®) dont les doses ont été diminuées progressivement depuis le début de leur prise en charge.
De la lune de miel conjugale à la lune de miel du toxique
14Hamid et Nadia se sont rencontrés dans le pays d’origine de Nadia alors qu’ils étaient tous les deux en partance pour l’étranger. Le récit de cette rencontre est bref et désaffecté. Hamid présente cette rencontre de façon externalisée : « C’est arrivé d’un coup comme ça. » Ce mode d’expression des mouvements psychiques sera assez caractéristique du discours des conjoints, le mode de relation à l’objet amoureux semblant se rapprocher du rapport du sujet toxicomane à l’objet drogue, à savoir se déroulant à l’extérieur. Nadia, quant à elle, est très défensive au moment d’aborder leur rencontre, mettant à distance tout ressenti subjectif et se collant au discours de Hamid : « Si on s’est mis ensemble, ça veut dire que j’ai ressenti la même chose, je pense ; je ne sais pas. »
15Au moment de leur rencontre, Nadia a déjà des expériences passées de consommation d’héroïne qu’elle décrit comme très exceptionnelles (« pour essayer ») ; Hamid n’a jamais consommé de psychotropes. Hamid et Nadia racontent leur arrivée en France dans des conditions de grande précarité. Ils vivent dans la rue et ils se mettent à consommer du Subutex® acheté au noir – pour apaiser leurs difficultés de sommeil, expliquent-ils dans un discours très collé. Nadia aborde également la claustrophobie dont elle souffrait (le couple dormait dans une tente) et qui l’aurait incitée à consommer.
16Les discours de chacun des partenaires sur leur prise de toxique apparaissent ainsi d’emblée indifférenciés et lisses. Les quantités consommées à cette période par le couple sont les mêmes pour chacun. Le collage du couple se manifeste aussi à l’occasion du sevrage ; Hamid : « On a diminué tous les deux en même temps. » Hamid encore : « Parfois je prends beaucoup plus parce que si on arrête il y a le stress, la surprise, les mauvaises nouvelles. » L’utilisation du pronom « on » souligne bien la confusion dans le discours des conjoints. Relevons quand même une tentative de différenciation par Nadia : « Déjà quand je vais en voyage dans mon pays et que je ne prends pas le Subutex® ça va […] je ne suis pas bien mais ça va. »
De la naissance de Valentin à la naissance d’Emma
17La première grossesse survient dans une période de précarité sociale pour le couple. Nadia décrit un déni de grossesse partiel d’une durée de sept mois. Le début de la grossesse coïncide avec le début de la consommation de Subutex® par le couple. Chez Nadia et Hamid, la grossesse ne provoque donc pas de déplacement du toxique vers l’enfant à venir, mais, au contraire, le toxique vient accompagner la grossesse.
18C’est lors de la découverte de la grossesse que le couple demande l’aide des professionnels et commence la prise en charge au csapa avec la mise en place d’un traitement de substitution suivi. Ce tournant dans le rapport du couple au toxique rejoint ainsi les observations de plusieurs auteurs sur le fait que la grossesse est un moment potentiellement favorable au sevrage (Ebert, 1988 ; Rosenblum, 2004 ; Cohen-Salmon, Marty et Missonnier, 2011).
19La naissance de Valentin semble s’accompagner pour Nadia d’une effraction corporelle et psychique telle qu’elle est décrite par Sibertin-Blanc (2003). Ainsi l’accouchement est-il décrit comme très long et douloureux : « La douleur, c’était énorme, énorme », faisant état d’une blessure par pénétration, d’une rupture de contenant. Cette effraction physique s’exprime notamment par l’apparition de douleurs chez Nadia pendant ses rapports sexuels et qui perdurent encore jusqu’à maintenant. Nadia associe ces douleurs, non expliquées médicalement, à l’utilisation des forceps lors de la naissance de Valentin ; Nadia : « Moi j’ai un problème au niveau sexuel, on ne peut pas le faire parce que j’ai des douleurs, c’est dans ma tête je pense. Après l’accouchement, j’ai eu des douleurs […] ils l’ont sorti avec les forceps… Ils ne trouvent pas le problème […] on essaie mais à chaque fois quand tu as des douleurs, tu ne veux plus essayer. » Nous émettons l’hypothèse que ces douleurs, véritables barrières défensives faisant suite à l’effraction corporelle et psychique de l’accouchement, viennent symboliser l’impossibilité pour Nadia d’être à la fois femme et mère, mais aussi pour le couple d’être à la fois couple sexuel et couple parental. Dans ce sens, le toxique a pu prendre une fonction d’évitement de leurs problématiques sexuelles. Nadia se pensait stérile avant cette première grossesse. La sexualité n’était donc pas abordée sous l’angle de la procréation. Cette impossibilité pour le couple de poursuivre sa vie sexuelle peut être rapprochée de la description d’Alberto Eiguer (1998) des couples pour lesquels l’opposition érotisme/procréation recoupe une problématique anale, l’investissement de l’un empêchant l’investissement de l’autre. Valentin a dû être hospitalisé trois semaines en néonatologie et traité sous morphine. Nadia décrit cette séparation d’avec son fils comme très difficile psychiquement : « Après la naissance, il a pleuré pendant vingt-quatre heures, ils m’ont dit qu’ils devaient le monter en néonatologie. Je me suis enfermée dans les toilettes avec lui, je ne voulais pas le donner. » Les raisons de l’hospitalisation de Valentin en néonatologie et l’administration de morphine ne sont pas directement reliées par le couple à la consommation de toxique par Nadia pendant sa grossesse. Le couple, pour expliquer l’état de son fils, évoque le stress ressenti par Nadia pendant sa grossesse : « Il n’y avait pas d’explication […]. Je pense que c’est trop de stress. Quand j’étais enceinte, j’avais pas mal de stress. » Or, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, le stress est avancé par le couple comme un facteur de consommation. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que Nadia désigne indirectement le toxique comme responsable de l’hospitalisation de son fils en néonatologie, tout en se protégeant de toute culpabilité.
20Alors que l’arrivée du premier enfant a pu prendre une valeur potentiellement effractante pour le couple, la naissance d’Emma a, semble-t-il, représenté une sorte de non-inscription ; Nadia : « Il n’y a rien […] je ne sais pas, après l’accouchement, elle est restée quelques heures, je ne sais pas. » Nadia ne peut aborder cette deuxième maternité que par comparaison à la première : « Pour Emma, c’est allé vite, elle n’a pas été en néonatologie comme son frère. » On peut également souligner l’intervalle de temps très court entre les deux grossesses de Nadia (dix mois d’écart) : la naissance d’Emma prendrait alors une valeur de réparation de celle de Valentin.
21Concernant la relation avec les enfants, le couple fera part d’un lien fusionnel à l’égard du fils, notamment pour Nadia : « Il restait toujours avec moi […] je ne le donnais pas à quelqu’un pour qu’il le change, c’était toujours moi. » Il est difficile de penser la place de Hamid au sein de la triade, lors de cette période. Avec sa fille, Nadia exprime une plus grande distance relationnelle, la grand-mère maternelle s’en étant principalement occupée : « En fait ma mère était là, c’est elle qui l’a élevée un peu. » Nous faisons l’hypothèse que la naissance de Valentin, vécue difficilement par le couple et particulièrement par Nadia, a engendré chez elle une culpabilité qui l’a conduite à confier sa fille à sa propre mère ; Nadia (à propos de Valentin) : « Il a commencé à marcher très tard, c’est à cause de moi, car je le portais toujours, je me suis trop occupée de lui en fait […] Ma fille, elle a marché plus vite parce que sa grand-mère s’en est occupée différemment. » À cette période, la mère de Nadia habitait chez le couple, d’où une confusion des générations, Hamid et la mère de Nadia prenant la place du couple parental. Nous supposons que ce déplacement du couple parental a permis à Hamid et Nadia de se maintenir en tant que couple conjugal.
De l’indifférenciation sexuelle conjugale à l’indifférenciation des rôles parentaux
22Chez Hamid et Nadia, le registre de l’indifférenciation entre les deux partenaires est ainsi présent dans le rapport au toxique (même motif et même temporalité de consommation, programme de substitution similaire et mêmes dosages), mais également sur le plan conjugal (« collage » du discours des deux partenaires). Cette indifférenciation du couple se retrouve également dans le discours des conjoints vis-à-vis de leur rôle parental respectif, avec l’expression d’éléments représentatifs d’une confusion des places parentales ; Hamid : « Chez nous il n’y a pas de père, pas de mère. » De plus, nous pouvons relever des projections se rapportant à des relations adultes ou amicales à travers les représentations exprimées par Hamid et Nadia à propos de leurs enfants. En effet, Hamid associe le fait d’être « proche » de ses enfants à celui d’être à l’écoute, mais aussi de pouvoir se confier à eux : « On parle, on discute, s’il y a un problème à l’école ou à la maison on peut parler, il me comprend. » L’expression « il me comprend » apparaît en décalage avec l’âge de son fils. Nous faisons le lien entre l’importance pour Hamid que ses enfants l’écoutent ou le comprennent avec son propre vécu infantile qu’il décrit comme difficile. Nadia, pour sa part, associe la notion de proximité avec ses enfants à la notion d’amitié : « Je préfère qu’on soit amis… » Être proche de ses enfants, pour le couple, c’est donc être surtout dans une relation d’adulte à adulte. Nous pouvons souligner la confusion générationnelle à l’œuvre, cette fois-ci entre les parents et leurs enfants, et l’évitement de la sexualité induite par la notion d’amitié au sein de cette famille. Enfin, les conditions sociales du couple, l’obligeant à partager le même lit que les enfants, ont favorisé cette confusion familiale.
23À travers le couple de Hamid et Nadia, nous avons pu observer que le passage du couple conjugal au couple parental pouvait provoquer l’accentuation d’un clivage déjà présent entre mouvements libidinaux et mouvements tendres, mais également entre position de conjoint et position de parent. Les enfants viendraient ainsi représenter un facteur d’impossibilité de conjugaison de la vie intime amoureuse et de la vie sexuelle au sein du couple.
Conclusion
24Nous avons interrogé la dynamique relationnelle des couples de toxicomanes et leurs représentations parentales selon une approche psychanalytique. La présentation du cas clinique met en évidence des spécificités de la dynamique conjugale chez Hamid et Nadia telles que l’indifférenciation sexuelle, ce qui rejoint les éléments développés par plusieurs auteurs, mais également un collage vis-à-vis de leur consommation du toxique. Au moment de l’accès à la parentalité, ces caractéristiques relationnelles conjugales entrent en résonance avec la résurgence des problématiques psychiques à la source de la toxicomanie. Nous soulignons également une confusion des rôles parentaux chez ces sujets qui s’inscrit dans la continuité de l’indifférenciation sexuelle. La pertinence des explorations à l’égard des aspects conjugaux et familiaux de ces sujets nous pousse à repenser les soins psychiques du sujet toxicomane en tenant compte de sa conjugalité. La prise en charge globale portant sur les plans psychique, médical, social et environnemental est une nécessité dans les institutions accueillant ces sujets et leurs familles.
Notes
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[1]
csapa : Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie.