1 Faire couple aujourd’hui constitue une épreuve, autant dans la première acception de « faire » : travailler à la constitution d’un couple, que dans la seconde : fonctionner en tant que couple, c’est-à-dire trouver un arrangement (Goffman, 2002) qui permette de faire ensemble un certain nombre de choses qui autorisent à se concevoir comme membre d’une unité conjugale qui n’est plus vraiment considérée comme fusionnelle, symbiotique, mais rassemblant un duo (Théry, 2000) d’individualités restant relativement autonomes.
2 Irène Théry a remarquablement décrit dans cette revue même comment nous étions socialement passés du modèle du couple symbiotique, caractéristique de la première modernité familiale, celle de la « femme au foyer », où homme et femme vivent ensemble selon le modèle familial postrévolutionnaire, « laïc et naturaliste » (Neyrand, 2004), au modèle du couple duo, qui préserve l’autonomie des deux partenaires en les autorisant à avoir des activités pour soi, sans forcément se considérer comme complémentaire de l’autre. Ce basculement qui s’effectue à partir des années 1970 s’appuie sur la montée des valeurs que porte l’époque de liberté personnelle et de réalisation de soi, tout autant que d’égalisation des places et des rôles à l’intérieur de la famille et dans les interactions entre hommes et femmes.
3 S’il s’agit désormais de plus en plus d’être « libres ensemble » (Singly, 2000), c’est sous l’égide d’une égalité affichée des deux partenaires qui reconnaît cependant la liberté de chacun, les mettant ainsi dans ce paradoxe d’avoir à se réaliser soi-même à travers l’autre (Neyrand, 2002) tout en le laissant (relativement) libre de ses mouvements. Si cette logique de fonctionnement relationnel apparaît éminemment paradoxale, l’apparition des sites de rencontre sur Internet à partir de 2001 va contribuer à exacerber ces paradoxes jusqu’à promouvoir certains au rang de contradictions plus ou moins insolubles – ou dont la résolution va se révéler très instable –, comme on pouvait déjà en avoir le pressentiment à l’époque du Minitel rose (Neyrand, 1988).
Fragilisation du couple et responsabilisation individuelle
4 L’idée de thérapie de couple au regard de cette évolution se trouve profondément questionnée car, contrairement à la période antérieure où le couple était institué au sein d’un contrat marital qui liait conjugalité, filiation et parentalité d’une façon considérée comme indissoluble dans une vie commune sans fin (sauf faute inconsidérée d’un conjoint remettant en cause l’institution), le couple aujourd’hui ne tient plus que par le sentiment censé unir ses membres. Rendu vulnérable par la perte des garde-fous sociaux qui l’enserraient dans un ensemble de contraintes et d’obligations inflexibles ainsi que par l’autonomisation de partenaires plongés dans un bain médiatique et marchand prônant la jouissance et l’épanouissement personnel à travers, notamment, les relations aux autres, il est aussi fragilisé par la force des injonctions sociales à la réalisation de soi à tout prix. Si bien qu’on assiste à une sorte de crispation défensive sur la valeur de fidélité conjugale, qui n’a jamais été autant affichée comme paravent aux tentations d’une société néolibérale basée sur la consommation : des objets (Baudrillard, 1970), des services et des relations. Dans l’Enquête sur les valeurs des Européens de 2008 [1], 84 % des interrogés tiennent la fidélité pour « très importante pour contribuer au succès d’un mariage » (contre 72 % en 1981), alors même que l’infidélité n’est plus considérée comme une atteinte à l’institution mais au seul partenaire. De ce fait, elle peut être vue comme mineure par l’entourage et majeure par l’intéressé(e). Dès lors, « ces chiffres témoignent que la disparition du discours moral répressif sur l’infidélité, bien loin de signifier l’évacuation de normes anciennes, pourrait au contraire indiquer leur intériorisation » (Le Van, 2010, p. 28). Ce qui est l’indicateur d’une nouvelle situation sociale, où la régulation de la sexualité et sa légitimation ne se font plus en référence à l’institution et à ses règles – dont la transgression autorise une violence répressive légitime –, mais d’abord par l’incorporation de ses règles, autorisant la mise en œuvre du nouveau principe de légitimité de la sexualité et des relations entre adultes : celui du consentement réciproque. Mais cette incorporation se révèle im-parfaite et sujette à aménagements, puisque, comme le montre l’enquête de Jacques Marquet (2010), si 95 % des personnes interrogées considèrent dans une relation de couple la fidélité comme importante, près de 40 % d’entre elles reconnaissent avoir déjà eu deux relations en parallèle.
5 En conséquence, face à une norme intériorisée et en présence de sollicitations à vivre autrement son rapport au monde, le sujet est enjoint à élaborer constamment sa propre position, qui ne peut plus lui être seulement dictée comme autrefois par l’institution. C’est parce qu’il y a désinstitutionnalisation de la conjugalité que le trouble est si fort, car elle oblige à repenser l’idée de couple, sa constitution, son enracinement social, son devenir. Le fait que la sexualité se soit autonomisée par rapport à la procréation avec la généralisation du recours aux moyens modernes de contraception autorise à penser le couple comme lieu d’un plaisir partagé, relativement, ou au moins temporairement, déconnecté du désir de procréation, et cela surtout pour les hommes et chez les jeunes des couches moyennes amenés à faire de longues études. La demande ou l’attente de conjugalité s’en trouve fortement diversifiée et beaucoup moins indexée aux rôles de sexe. Ce qui amène selon les cas au développement de malentendus ou de négociations, mais débouche sur une pluralité de positionnements conjugaux qui doivent composer avec l’éclatement des normes relationnelles.
6 Certes, la norme conjugale reste très présente, mais désormais on peut vouloir être en couple pour des raisons très différentes, dont la diversité rend compte du basculement qui s’est effectué autour des années 1970. Autrefois, l’institution articulait ensemble les raisons de faire couple : sexualité, procréation, filiation, besoin de sécurité affective, transfert des imagos parentales, stabilisation d’un cadre de vie, partage des fonctions et des rôles conjugaux, inscription familiale et intégration sociale au sein d’une institution fondatrice, le mariage – tellement contraignante qu’il fallait souvent pour y accéder passer par cette étape de confirmation du projet qu’étaient les fiançailles. Aujourd’hui, la fonction première du couple, avant de l’envisager comme procréateur, est d’étayer l’expressivité conjointe des partenaires et leur épanouissement mutuel. Le couple en devient un espace d’interactions tournées vers la jouissance de l’autre et les gratifications affectives, sexuelles et sociales, en vue d’advenir à une réalisation réciproque de soi à travers l’autre. Dans cet imaginaire de la réciprocité partagée, le projet procréatif n’apparaît que dans un second temps.
Internet, un dispositif interactif qui exacerbe les tensions normatives
7 C’est dans ce contexte que va faire irruption la rencontre assistée par ordinateur [2]. Elle va contribuer à repositionner les relations de couple en accentuant et développant certaines tendances déjà présentes et en tendant à en minimiser d’autres, au moins dans le premier temps de son implantation. En effet, le premier temps du développement très rapide des sites de rencontre est celui des sites généralistes, à l’image du premier et plus connu d’entre eux, Meetic. Ce que proposent dès 2001 ces sites, c’est un extraordinaire élargissement de la base de recrutement des possibles partenaires, ce qui, presque mécaniquement, augmente le niveau d’attente et par là la difficulté à le satisfaire.
8 Mais ce n’est pas la seule modification, loin de là, la façon même dont peut se dérouler la rencontre est complètement transformée. Et les arrangements qui vont être élaborés entre les partenaires participent à la fois de la nouvelle définition du cadre ainsi créé et des nouvelles configurations de rencontre qu’il induit, d’abord virtuelle, puis éventuellement concrète. Dans ce dispositif de rencontre, les interactions entre partenaires potentiels se développent d’abord sur la base d’un échange langagier, qui possède ses codes propres et utilise des stratégies de présentation de soi et d’interrogation de la façon dont l’autre se présente qui mettent en œuvre aussi bien la valorisation personnelle et la persuasion que la fonction critique à l’égard du discours d’autrui. Si ce premier stade de la négociation est dépassé et que s’envisage une rencontre concrète, le jeu des interactions se modifie profondément compte tenu du changement très important du contexte dans lequel elles se déroulent, et de la forme nouvelle qu’elles prennent. Ce qui n’est pas sans montrer la pertinence des approches des interactions centrées sur les situations dans lesquelles elles se déroulent, que ce soit en termes de micropouvoirs, œuvrant à discipliner les individus à leur insu (Foucault, 1976), ou en termes d’arrangement mis en œuvre. Lorsque Goffman parle d’« arrangement des sexes » (2002), il rappelle que les relations qui se déroulent entre deux représentants de chaque sexe (mais cela peut valoir aussi pour deux personnes du même sexe) sont à analyser au regard, d’une part, du cadre normatif qui définit le contexte social et les appartenances de chacun et, d’autre part, des caractéristiques spatiales et temporelles spécifiques à chaque situation d’interaction. Or, comme on le voit, tout est modifié dans le dispositif interactif que définit la mise en rencontre virtuelle.
9 Ce dispositif élaboré au début du xxie siècle s’appuie sur les énormes potentialités qu’offrent les nouveaux médias interactifs pour articuler une volonté de tirer bénéfice de ces opportunités à une évolution des mœurs, car il faut rappeler que ce qui est au principe du développement de ces sites, c’est d’abord la recherche de profit par leurs concepteurs, ce sont ensuite les possibilités nouvelles qu’offrent la reconfiguration de notre imaginaire social (Messu, 2015) et les représentations collectives qui le composent, compte tenu des logiques de restructuration du rapport conjugal à l’œuvre. À l’intersection de la dynamique du capitalisme mondialisé (Piketty, 2013), de celle de l’évolution de mœurs prônant l’épanouissement de l’individu dans ses relations affectives à autrui et de celle de la transformation des normes relationnelles vers l’autogouvernement de soi, la logique du néolibéralisme contemporain pousse au développement de l’incorporation normative et de la responsabilisation individuelle. Or, les nouveaux médias, par rapport à ceux qui les ont précédés, comme la télévision, ne participent plus d’une « persuasion clandestine » (Packard, 1958) de consommateurs considérés comme passifs, mais s’appuient sur des dispositifs mettant en interaction des consommateurs qui se retrouvent socialisés par la façon même dont ces médias ont été structurés, parfois en contradiction avec les énoncés qui leur servent de faire-valoir.
10 En effet, si le discours initial des promoteurs de Meetic mettait en avant la possibilité de former un couple durable et valorisait la naissance des bébés consécutifs à une rencontre sur le site, cela rentrait en contradiction avec les logiques à l’œuvre, tant du côté des consommateurs que du côté des concepteurs du site. Pour les utilisateurs, la contradiction renvoyait aussi bien à la logique (plutôt féminine) de quête du partenaire idéal, risquant d’amener à ne jamais être satisfait de celui rencontré, forcément imparfait, qu’à la logique (plutôt masculine) de recherche d’expériences sexuelles, poussant toutes deux au renouvellement de partenaires toujours potentiellement insatisfaisants. Pour les concepteurs, la contradiction résidait dans la logique économique du site à se développer sur la base d’une multiplication des rencontres. Ce que les gestionnaires ont assimilé en mettant en avant désormais la valorisation des « belles rencontres », laissant aux sites spécialisés, notamment religieux, le créneau de la rencontre « pour la vie ». Tout un ensemble de techniques de présentation de soi et d’identification d’autrui mises en œuvre par les sites participent ainsi à cette incitation à la qualification des individus et à la mesure de leurs avantages présumés, dans une logique qui pousse à la consommation d’abord des signes, ensuite éventuellement des rencontres, puis à la rentabilisation des investissements imaginaires, symboliques ou affectifs réalisés non tant sur les individus que sur les potentialités qu’offre le média.
11 L’objectivation du processus de la rencontre s’en trouve poussée au maximum et la possibilité d’y développer des sentiments amoureux d’autant réduite. Ce que pointe très justement Eva Illouz en indiquant que « l’acte consistant à appréhender cognitivement les attributs de personnes ou d’objets diminue leur attrait émotionnel » (Illouz, 2012, p. 159). De fait, le processus de la rencontre par Internet privilégie, à l’inverse de la rencontre « classique », la rationalisation du choix, et ce de plusieurs façons : d’abord par la définition de soi à partir d’un ensemble de critères descriptifs assez restreints et stéréotypés, ensuite par la définition a priori du partenaire attendu à l’aide des mêmes critères stéréotypiques, puis par la nécessité de développer un discours de présentation plus élaboré dans le but de se rendre séduisant, pour un partenaire placé dans la même obligation. Ce qui induit deux choses : d’abord la tentation de la falsification pour se rendre plus attractif (mensonge sur l’âge, le physique, la situation sociale… et plus, si affinités), ensuite la valorisation des capacités expressives langagières, liée de toute évidence au niveau des ressources culturelles.
12 On comprend alors que la plupart des analyses de ce type de rencontres le présentent comme une parfaite illustration de la néolibéralisation des relations sociales. « L’offre et la demande en matière de relations amoureuses s’inscrivent pleinement dans l’idéologie libérale par ce qu’elles engendrent : économie de temps, économie d’argent, économie relationnelle. Il y a derrière le fonctionnement et l’organisation de ces sites et leurs usages comme une rationalisation de l’économie sentimentale consacrant l’association de la consommation affectivo-sexuelle et des techniques du marketing » (Lardellier, 2012). La rencontre par Internet fonctionne donc sur une mise en équivalence des personnes, en fonction d’un premier tri réalisé à l’aide de critères stéréotypiques, puis d’un second fondé sur les stratégies de communication visant la valorisation de soi et interrogeant l’adaptabilité à l’autre. Si le champ des possibles est a priori infini sur les sites généralistes, il se retrouve bien souvent très vite restreint sur la base en premier lieu du genre (sites hétéro ou homosexuels), puis de l’âge, de l’appartenance sociale, puis de tous les critères de présentation de soi couramment utilisés, dont la capacité rédactionnelle est loin d’être le moins pertinent.
13 La question du pouvoir s’y révèle alors aussi centrale que méconnue, produisant chez les observateurs, mais aussi chez les utilisateurs, un sentiment diffus de gêne à l’égard de ce qui est pourtant présenté comme un espace privilégié d’expression de la liberté. D’une certaine façon, l’émergence des sites de rencontre, en modifiant l’angle d’approche et la focale employée, a tendance à dévoiler que les rapports de couple, comme tous les rapports sociaux, sont traversés par les logiques de pouvoir. Ce dont tout un chacun peut avoir une conscience diffuse mais qu’il préfère généralement ne pas approfondir, compte tenu de l’entremêlement de la dimension du pouvoir avec celle des affects (Lemaire, 1979 ; Neyrand, 2014). Si ce thème mériterait à lui seul tout un article, on voit bien que depuis le pouvoir lié à la force structurante des normes sociales jusqu’à celui lié à la forme des interactions, en passant par ce en quoi il est tributaire du cadre des situations et de la société elle-même, la question du pouvoir en jeu dans la conjugalité est réactualisée par l’irruption des sites dans la mise en œuvre du rapport amoureux tel qu’il était jusqu’alors conçu (Girard, 1964 ; Bozon et Héran, 1987-1988).
Les effets paradoxaux du dispositif interactif
14 Si le destin du couple est toujours celui de « l’avenir d’une illusion » (Freud, 1927), il se trouve que la façon dont l’illusion est construite se présente alors bien souvent comme inversée au regard de l’archétype de la rencontre amoureuse par « coup de foudre ». Les logiques sociales sous-jacentes habituelles comme l’homogamie (la proximité sociale des partenaires) sont devenues le premier critère explicite de sélection et il faut attendre que la rencontre physique advienne pour que les logiques plus inconscientes s’évertuent à reprendre le dessus. Car, comme le rappelle Illouz (2012, p. 163), « la dimension affective de l’engagement est en définitive la plus forte, parce que l’engagement ne peut être un choix rationnel ». L’illusion amoureuse est en effet fondée sur une logique pulsionnelle qui dépasse la rationalité, certes, mais s’articule à celle-ci. « L’illusion en tant qu’elle participe à notre rapport au monde extérieur n’est pas pure projection hallucinée mais s’étaye, au moins partiellement, sur la réalité tangible de notre environnement » (Janssen, 2013, p. 205). Autrement dit, le support d’une projection amoureuse doit être suffisamment satisfaisant pour y faire office, mais la satisfaction qu’on peut trouver à mettre l’individu support de cette projection à la place désirée n’est pas toujours celle attendue, car l’individu fantasmé n’est pas l’individu réel et c’est notamment ce qui rend la projection illusoire, alors même que l’adéquation entre les attentes projetées sur l’autre et la part de réalité sur laquelle ces attentes s’étayent ont permis cette projection. Si Internet retourne le processus en plaçant le rationnel en moteur de la rencontre, l’illusion amoureuse a moins de chances de se produire et les rencontres avortées ou écourtées vont devenir légion…
15 Pour répondre à ce constat, le deuxième temps du développement des sites de rencontre a été l’explosion de l’offre de sites spécialisés, aux objectifs très diversifiés (de la consommation sexuelle rapide à la constitution d’un lien pour la vie) mais qui fonctionnent sur une volonté d’appariement sur la base d’un critère prépondérant servant de filtre, soit, là encore, un désir de rationalisation de la rencontre qui peut paraître illusoire et semble très largement défensif. Car partager une appartenance à un groupe ou une passion pour une activité, vouloir ainsi se confronter à un semblable rassurant n’est pas forcément propice à la constitution d’un lien : en effet celui-ci s’appuie souvent sur un attrait, largement inconscient, pour la différence, mettant en œuvre ce que Jean Lemaire (2014, p. 16) désigne comme « une quête fondamentale de réassurance narcissique ».
Une transformation du rapport au temps, à l’espace et à l’imaginaire de la rencontre
16 Introduit à la diversité des rencontres possibles sur la base des critères de définition de soi et des autres que le site propose, le consommateur est confronté à une profusion de l’offre obligeant à préciser une demande au regard des caractéristiques présumées (car invérifiables directement) d’autrui. À ce petit jeu tous ne sont pas égaux et ceux qui savent bien parler tiennent la corde dans cette course à la réassurance narcissique par le virtuel, puis, éventuellement, la confrontation à la réalité ! Au sein de ce processus d’intellectualisation et de rationalisation de la rencontre, deux éléments viennent brouiller les pistes et perturber les prévisions ou les projections sur un possible futur : le fantasme et l’incertitude. Incertitude sur les attentes réciproques (sait-on vraiment ce que l’on cherche et ce que veut l’autre ?), sur la véracité des propos de présentation, sur la confrontation à la réalité de la rencontre (adéquation aux attentes et aux fantasmes projectifs ?). Si bien que cette confrontation à la réalité peut constituer un jeu dangereux pour le narcissisme, amenant à ce que beaucoup préfèrent en rester au virtuel et éviter de passer à l’acte de la rencontre dans la vraie vie, cette real life qui a été si longtemps tenue à distance. En ce sens, les sites de rencontre sont d’abord des sites de rencontre du fantasme de l’autre idéal pour soi que la distance permet de caresser. Ce qui peut aller jusqu’à la constitution de couples virtuels basés sur la non-rencontre, pouvant fonctionner sur de longues périodes… et qui demanderont, peut-être, des thérapies virtuelles ?
17 En tout cas, la large diffusion de ce type de rencontres virtuelles qui pourront s’actualiser dans la réalité, si elle participe de la reconfiguration en cours des conceptions du couple et des liens conjugaux, participe aussi à cette reconfiguration, et ce d’une façon de plus en plus manifeste. Autrement dit, la rencontre par Internet s’inscrit dans une évolution sociale des rapports privés qui rend compte de son émergence, mais à laquelle, dans le même mouvement, elle contribue. Elle oblige à s’interroger sur la notion de couple, sa persistance et sa transformation, et sur ce qu’elle recouvre aujourd’hui comme norme sociale injonctive intériorisée et comme norme d’interactions individuelles que les professionnels ne peuvent qu’avoir du mal à réguler, tant les modèles et les modalités de leurs mises en œuvre se sont diversifiés.
Conclusion
18 Ce que favorise la rencontre par Internet est quelque chose dont elle hérite et qu’elle renforce, la constitution de l’autre comme support de son épanouissement par le biais d’une réalisation de soi par l’autre s’appuyant sur la diversification des échanges à forte dimension narcissique et le développement d’une logique d’investissements plus variés et plus mobiles. En rationalisant le processus de la rencontre, elle incite à la mise en équivalence des partenaires – potentiels ou réels – et subvertit quelque peu la logique projective et identificatoire à forte résonance inconsciente propre à la rencontre classique, « en chair et en os ». En ce sens, elle rend les investissements plus labiles et incertains et tend à fragiliser les unions en promouvant la possibilité d’une conjugalité sérielle (sur le modèle d’une exclusivité sexuelle successive), voire d’une polyconjugalité (susceptible de prendre des formes diverses). Dans les deux cas, le caractère défensif du positionnement se trouve renforcé, mais peut-être moins du fait d’une dynamique interne au sujet que du fait d’une évolution structurelle de la communication, et plus globalement des rapports sociaux, au sein d’une démocratie marchande individualiste et hypermédiatisée, prônant à la fois la responsabilisation, la consommation et l’affirmation de soi – en un mot, néolibérale.
Notes
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[1]
Questionnaire 2008 élaboré par le Theory Committee d’evs (European Values Surveys). Pour en savoir plus : http://www-sciences-po.upmf-grenoble.fr/index.php ?page=enquete2008
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[2]
L’importance quantitative de ce mode de rencontre reste difficile à évaluer, y compris pour ceux qui en ont fait leur sujet de thèse, comme Pascal Lardellier (2012). Si on ne peut se fier aux annonces très surestimées qu’en font les sites eux-mêmes, qui l’identifient comme le principal support de la rencontre aujourd’hui, le sondage Ifop de 2012 pour Femmes actuelles indiquait qu’alors déjà 24 % des Français avaient surfé sur un site de rencontre et que 40 % étaient prêts à le faire (soit trois fois plus qu’en 2004)… Toujours est-il qu’aux yeux de la plupart des observateurs cette pratique est en constante augmentation et que son influence sur la conjugalité est manifeste pour ceux qui l’ont utilisée et de plus en plus pour les autres qui, désormais, ne peuvent plus ignorer sa présence…