CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Penser que les mutations qui ont marqué les années 1970, comme la libéralisation de la sexualité ou l’autonomisation des femmes et leur émancipation du cadre patriarcal antérieur, ont abouti à une disparition de la normativité en matière de mœurs et à une liberté totale des comportements et des attitudes serait l’effet d’une grave erreur de perspective. Certes, le droit a pris ses distances à l’égard de la gestion des relations entre adultes, dépénalisant les situations ou les comportements longtemps jugés comme anormaux (de la procréation hors mariage à l’homosexualité), pour se recentrer sur une formalisation accrue des rapports des adultes aux enfants, mais cela ne signifie pas que la normativité sociale ait disparu. Si notre modernité peut être considérée comme sujette aux incertitudes, aussi bien familiales que sociales, c’est sans doute sous la montée d’une poussée démocratique dans la sphère privée, prônant liberté et autonomie des personnes et égalité de leurs droits sans que disparaissent les grandes références normatives structurant les comportements. La désinstitutionnalisation de la famille, et surtout de la vie conjugale, n’a pas remis en question les principes devenus fondateurs de la vie privée : l’amour comme qualifiant et légitimant les relations considérées comme personnelles, notamment quand il s’agit de faire famille ; le couple comme espace privilégié de la réalisation de soi ; la parentalité comme référence cardinale de la socialisation des enfants… Mais cette référence à l’affectif comme fondateur des relations développées au sein de la sphère privée et nourriture des liens qui les structurent n’a pas la même signification quand elle prend pour cadre la relation conjugale ou la relation parentale.

La conjugalité en péril

2 Le paradoxe du couple contemporain (Neyrand, 2002) est de valoriser au maximum le lien au partenaire en l’articulant à la sexualité tout en le fragilisant d’une façon tout aussi importante, en faisant de la qualité et de la puissance de ce lien la condition de l’épanouissement de chacun des partenaires. Tout attendre de l’autre quant à la satisfaction de ses pulsions érotiques et de ses demandes affectives, à une époque où la conjugalité n’est plus bordée par les garde-fous institutionnels, économiques et familiaux qui l’encadraient autrefois, a rendu le couple éminemment fragile. L’irruption de sentiments négatifs dans une relation qui connut sa période de lune de miel peut rendre insupportable une vie à deux autrefois adorée (Lemaire, 1979).

3 Pour résister à une telle intrusion de la négativité relationnelle jusqu’alors compulsivement refoulée, il convient que la constitution du couple en idéal de vie (Neyrand, 2011a) puisse trouver des appuis lorsque s’annonce la crise, car le couple a quatre fonctions primordiales pour les individus qui le composent et sa contestation ne se fera pas sans dommage. Il réactive tout d’abord le modèle archaïque de lien établi dans la relation aux parents lors de la petite enfance, il constitue ensuite un cadre normatif de référence définissant les frontières du permis et de l’interdit sur la base de la préservation du noyau fusionnel de l’union. Il représente alors la base refuge de la sphère de l’intimité pour l’individu confronté aux agressions de l’espace public et du monde extérieur. Il constitue enfin le support d’élaboration d’une identité qui s’étaye sur le rapport aux autres, et plus particulièrement ces autrui les plus significatifs que sont les plus proches, et par excellence le partenaire amoureux (Mead, 1934). Chacune de ces dimensions se retrouve aujourd’hui contradictoirement renforcée et fragilisée dans sa capacité à assumer cette fonction.

4 Essayons de détailler ce qui est en jeu à ces quatre niveaux, les perturbations que peuvent y causer le libre cours laissé aux « mauvais » sentiments (jalousie, agressivité, frustration…) et les diverses façons de réguler les tensions inhérentes au cadre conjugal.

Un rapport exacerbé au conjoint

5 Comme se fait-il que la demande à l’égard du partenaire amoureux non seulement n’ait pas baissé, à l’époque de la libéralisation de la sexualité et de l’accessibilité accrue à l’échange sexuel, mais se soit en quelque sorte exacerbée ? De plus en plus le partenaire conjugal est posé par les adolescents et les jeunes adultes comme le support premier et exclusif (avant que l’enfant ne vienne le concurrencer) de l’expressivité personnelle, expressivité d’abord conçue comme affective, et plus spécifiquement amoureuse. Comme si devait se rejouer, à l’aube de l’âge adulte, un attachement premier, inconditionnel et fusionnel, venant réactiver les dimensions les plus archaïques de la vie psychique lorsque le nouveau-né fait l’expérience de la dépendance pulsionnelle à l’instance qui, après lui avoir donné vie, le métamorphose en être humain. Or, il se trouve que cette instance de survie et de développement, longtemps identifiée à la personne de la mère, s’est singulièrement complexifiée et ne peut plus assurer aussi sereinement son rôle de cadrage social et psychique.

Un idéal fusionnel incertain

6 Quelque chose, en effet, du rapport aux parents, traditionnellement d’abord à la mère, se trouve transposé dans l’élaboration imaginaire du rapport amoureux à celui qui doit faire conjoint après avoir plus ou moins bien occupé la place de partenaire sexuel. C’est déjà compliqué de projeter ainsi de l’archaïque sur le présent, sachant que cet archaïque est de fait profondément ambivalent et irréaliste, mais aujourd’hui il n’y a plus vraiment de structuration universelle de cette instance donneuse de soin et d’amour permettant d’élaborer une position psychique précoce – que représentait autrefois la figure maternelle. Le modèle de la mère au foyer support fusionnel de la vie psychique précoce et du père tiers séparateur dès que l’enfant avance en âge a vécu en tant que modèle normatif, même s’il fonctionne concrètement encore pour certains.

7 Si la base du désir d’attachement au futur conjoint participe bien de cette projection sur le partenaire de réminiscences archaïques fusionnelles de l’attachement à l’instance de soin, qu’en est-il lorsque cette instance se pluralise et se complexifie, que le père paterne lui aussi et qu’à la mère travailleuse s’adjoint une assistante maternelle ou une éducatrice de jeunes enfants… sans préjuger de l’irruption d’autres acteurs parentaux ? Cet attachement des jeunes couples qui se forment à une relation amoureuse fusionnelle et exclusive ne s’inscrit-il pas dans une tentative inconsciente d’unification des attachements et d’apaisement des ambivalences, que l’expérience de la séparation des parents, ou sa perspective, peut rendre d’autant plus désirée ?

8 Le couple rejoue une relation amoureuse aux parents toujours nécessairement frustrée et incomplète et l’expérience de la violence conjugale, verbale et physique, nous montre à quel point ce désir de complétude fusionnelle dans le couple peut être total, perturbateur et illusoire (Hammouche, 2012). Le principe de réalité peut amener nombre de couples à la séparation, confrontés au constat de l’inadéquation de leur désir conjugal toujours plus ou moins fantasmatique à la réalité de la relation et de son évolution ; mais lorsque la transposition archaïque est trop fondamentale, posant l’autre comme support narcissique et base identitaire, le sentiment d’incomplétude généré par la confrontation à l’autonomie d’autrui peut parfois n’avoir comme réponse que la violence sans élaboration psychique, c’est-à-dire une violence physique et brutale. Or, l’on connaît bien le cycle de la violence conjugale, à l’exacerbation des tensions préalable au passage à l’acte succède une tentative de restauration commune de l’imaginaire amoureux, prélude à l’acceptation par la victime d’une reprise de la relation basée sur le sentiment illusoire du caractère exceptionnel de la violence et la nécessité psychique et sociale de maintien d’une relation où chacun est différemment ancré. Violence, rapprochement, nouvelle lune de miel, montée des tensions, nouveau passage à l’acte… Le cycle, pour prendre fin, demande l’irruption d’un élément nouveau, bien souvent extérieur.

Un cadre normatif en restructuration

9 Cette violence potentielle est sans doute présente dans la plupart des attachements amoureux, mais trouve généralement dans les règles régulant la vie en société et dans leur intériorisation par les partenaires les limites nécessaires pour être contrôlée, dérivée ou sublimée. Dans la première période de notre modernité, c’est-à-dire jusqu’aux années 1960, l’institutionnalisation du couple et son enracinement dans l’ordre économique et sociofamilial lui fournissaient un cadre normatif très structurant, lui garantissant une stabilité certaine. Le lien marital avait été conçu comme un sacrement, depuis la loi de 1884 il pouvait être remis en question uniquement en cas de faute grave de l’un des partenaires. Il était enchâssé dans un ordre généalogique de la parenté, des logiques de transmission des biens, une économie familiale et une dominance du chef de famille qui laissaient bien peu d’espace pour sa remise en cause. Si bien qu’à la fin des années 1960 le taux de divortialité n’excédait pas 10 %. Les divorces comme les cohabitations prémaritales restaient marginaux, ne concernant qu’un couple sur dix.

10 La caractéristique du basculement des années 1970 fut de remettre en question le caractère institué de l’union sans saper le mouvement qui avait placé le sentiment amoureux comme sa condition et sa nourriture, et cela au nom du bien-être individuel et de la promotion de soi. Dorénavant le couple fut considéré comme une affaire entièrement privée, régie par la norme du libre consentement des partenaires à l’union (Théry, 2006) ; avec comme conséquence première le repli du droit sur les seules règles régissant les relations entre personnes (condamnation de la contrainte et de la violence physique notamment) et comme conséquence seconde la montée des désaccords, des disputes et des séparations. L’espace des dysfonctionnements s’est ainsi considérablement élargi, laissant la possibilité que des sentiments considérés comme négatifs trouvent à s’exprimer dans les espaces ainsi ouverts par la restriction de la normativité, et avec lui l’injonction faite aux citoyens de ne plus attendre du droit de strictement cadrer leurs relations personnelles et de réguler eux-mêmes leurs relations intimes… Il est désormais objectivement plus facile d’exprimer des mauvais sentiments à l’égard d’autrui, mais, subjectivement, à l’égard des proches c’est une autre affaire, compte tenu aussi bien de l’accroissement des attentes affectives que de la fragilisation des relations…

Un espace privatif pensé comme un refuge

11 L’exercice de la critique se révèle difficile, car d’une part l’intériorisation des normes n’abolit ni les désaccords, ni la violence pulsionnelle, d’autre part le couple constitue le noyau de l’intimité, c’est-à-dire cet endroit où la plupart des règles de la vie en société peuvent être mises entre parenthèses et où l’individu cherche dans son partenaire une base de réconfort et de réassurance contre les agressions et les vicissitudes de la vie en société.

12 Laisser émerger des sentiments négatifs dans la vie conjugale constitue de ce fait une menace contre cette fonction sécurisante du couple. Ce qui peut pousser à les refouler, à différer le dialogue nécessaire à la régulation conjugale, et finalement déboucher sur des conflits bien plus dévastateurs. L’espace conjugal, dans la mesure où il constitue le cœur de l’intimité ou son noyau, demande dans la mesure du possible d’être préservé dans sa fonction instituante d’un nous conjugal. Cette affirmation d’un nous commun procure aux deux partenaires un étayage psychique et social et dispense de ce fait une sécurité interne par l’inscription sociale et psychique de la conjugalité vécue. À une époque où l’exigence de mobilité professionnelle s’affirme en même temps que se précarise l’emploi, cette base de sécurité et de récupération que représente le couple peut prendre une importance accrue, permettant aux individus de restaurer une identité malmenée par une vie sociale peu satisfaisante qui voit s’accroître les motifs d’insatisfaction.

13 Ce qui, d’une certaine façon, ne fait qu’accentuer un peu plus le paradoxe : toujours plus attendre du partenaire, en le plaçant ainsi en position d’avoir toujours plus de difficultés à satisfaire un tel niveau d’attentes. Mais là où le paradoxe atteint son point culminant, c’est lorsque la relation au partenaire constitue le principal point d’ancrage de l’identité de l’individu, et cela dans sa dimension la plus fondatrice, sa dimension sexuée.

Un support identitaire mouvant

14 Là où le bât blesse, c’est que les deux partenaires sont désormais placés sur un pied d’égalité en même temps que rendus libres de leurs actes et que leurs identités, auxquelles il n’est demandé que de s’affirmer, continuent à participer de logiques sexuées qui restent profondément divergentes. Elles placent ainsi le couple devant la perpétuelle nécessité d’une régulation, qui peut passer tout aussi bien par le dialogue à visée explicative que par le passage à l’acte fantasmatique où s’éprouvent les liens inconscients à l’altérité du désir de l’autre. Le travail de mes collègues Didier Le Gall et Charlotte Le Van (2007) sur « la première fois » le montre bien. Pour les jeunes étudiants interrogés, il s’agit de s’inscrire dans la normativité de l’air du temps, qui propose comme norme d’accomplissement aussi bien le passage au premier acte sexuel génital autour de 17 ans qu’un scénario idéal pour une telle initiation : un désir partagé, construit progressivement dans une relation amoureuse forte, aboutissant à un consentement réciproque à l’acte, débouchant sur une plénitude fusionnelle. Mais par-delà cet idéal imaginaire ressortant avec plus ou moins d’intensité de tous les discours, deux facteurs forts de clivage demeurent : le clivage social – pour les jeunes des cités ce scénario ne peut être de mise car contraire au machisme organisateur de l’ordre sexué dans ces milieux (Lagrange, 1999 ; Solini, Neyrand, 2011) ; et le clivage sexué – car si pour la fille il s’agit d’abord de « se sentir prête » pour franchir le pas, pour le garçon il s’agit d’abord d’être à la hauteur « au moment voulu » et, comme le dit Brassens, « ça ne se commande pas »… La première fois constitue donc une épreuve d’un genre différent selon les sexes et selon les milieux.

15 Les fois suivantes ne rendront sans doute pas beaucoup plus facile la chose, car au fur et à mesure que s’affirme l’intimité se renforce la capacité du partenaire à constituer un matériau central de l’affirmation identitaire. Et dans la mesure où cette fonction de la conjugalité paraît primordiale pour l’individu, il devient d’autant plus nécessaire de faire barrage aux mauvais sentiments générés par les frustrations plus ou moins cachées d’une relation aussi complexe. C’est donc parce que le partenaire est devenu constitutif de son identité que l’on tarde tant à lui exprimer des mauvais sentiments !… et finalement à instaurer un dialogue intime de plus en plus nécessaire à sa survie (Neyand, 2009). Et l’on sait que le « retour du refoulé » peut être terrible… alors même qu’un autre acteur familial porteur d’une potentialité forte de désaccords ou de discordances a pointé son nez, je veux parler de l’enfant. Car l’enfant peut avoir pour effet de cristalliser une insatisfaction diffuse, en se posant comme une alternative à un partenariat affectif avec le conjoint qui va en s’étiolant…

Un rapport sacralisé à l’enfant

16 S’il est un lieu où il n’est plus de bon ton d’émettre ce qui ressemblerait à des critiques, c’est bien l’espace de l’enfance. Il est loin le temps où l’un des plus légitimes représentants de l’Église, saint François de Sales, pouvait disserter sur le caractère foncièrement mauvais de l’enfant, que seule une éducation religieuse stricte pouvait réussir à amender. Ainsi assurait-il (cité dans Snyders, 1975) : « Non seulement en notre naissance, mais encore pendant notre enfance, nous sommes comme des bêtes privées de raison, de discours et de jugements. »

La survalorisation contemporaine de l’enfant

17 Avec les progrès énormes réalisés depuis Pasteur dans la préservation de la vie des jeunes enfants, la valeur de l’enfance n’a fait que croître. Ce d’autant plus qu’avec la diffusion dans l’après-guerre des acquis de la psychanalyse des enfants on s’est mis à reconnaître avec Dolto que « le bébé est une personne [1] ». En même temps que la norme idéale devenait deux enfants dans une famille, l’investissement sur chacun devenait de plus en plus important, confiant à l’enfant une valeur jamais atteinte, lui adjoignant la fonction de participer à la réalisation personnelle de ses parents. À tel point que les violences sur les enfants voyaient s’exacerber leur caractère odieux et insupportable, réaction décuplée par les affaires de pédophilie qui défrayèrent la chronique dans les années 1990. L’enfant redevenait cet intouchable angelot dans lequel une certaine tradition aimait à le représenter. Il fallut l’affaire retentissante d’Outreau pour que retombe cette idéalisation fantasmatique et que l’on reprenne conscience que l’enfant pouvait mentir (Garapon, Salas, 2006), et que l’on veuille bien se rappeler la leçon freudienne sur l’enfance (Gavarini, Petitot, 1998)…

La tentation incestuelle et la tentation pédophile

18 Toujours est-il que l’enfant occupe aujourd’hui dans la famille une place qu’il n’a jamais eue, détrônant en bien des cas son rival conjugal, en venant révéler d’abord que c’est lui qui fait famille (et non plus le mariage), ensuite que c’est parfois lui aussi qui défait famille, en étant positionné dans une concurrence déloyale avec le conjoint, en l’occurrence, dans la plupart des cas, cet homme devenu père par cette venue tardive au monde et qui ne sait plus toujours, de ce fait, préserver son statut d’homme, de partenaire jusqu’alors privilégié de la mère…

La tentation du couple intergénérationnel

19 À l’heure de la disjonction des sexes, la tentation est grande de chercher dans le rapport – souvent tardif – à ce nouveau venu un support plus fiable pour une affirmation identitaire qui se cherche. Lorsque l’enfant se retrouve ainsi placé en position de concurrent dans le cœur d’un parent au regard d’un partenaire conjugal qui constitue aussi son autre parent, la situation est complexe et les sentiments négatifs qu’elle peut engendrer sont rarement dicibles… si ce n’est parfois sur le divan d’un thérapeute ou au détour d’un entretien biographique.

20 L’importance nouvelle accordée à la réalisation de soi et la maîtrise désormais acquise de la procréation, placées en regard de la centralité nouvelle donnée à l’enfant par l’évolution sociale, ont tendance à défaire le montage antérieur de l’ordre familial où la procréation s’enchaînait à la constitution du couple, pour le remplacer par un modèle séquentiel d’affirmation de soi à travers l’autre : d’abord le conjoint partenaire, puis, lorsqu’on a bien « profité de la vie » à deux et qu’arrive la trentaine, se réaliser dans une parentalité qui se démarque forcément de la conjugalité plus ou moins insouciante antérieure (Dugnat, 1999)… C’est alors que les réveils peuvent se révéler difficiles et, lorsque le couple se défait, le repli – en général maternel, mais pas toujours – sur l’enfant se révèle une véritable charge. Mieux vaut alors suffisamment assurer ses arrières pour éviter l’entrée dans une galère dont on ne peut prévoir l’issue…

La monoparentalité précaire, une situation exemplaire

21 La recherche-action à laquelle j’ai participé sur les femmes en situation monoparentale précaire (Neyrand, Rossi, 2004) a exemplifié à cet égard plusieurs choses :

22 – D’abord que cette injonction faite désormais au conjoint de représenter le support privilégié de la réalisation de soi est une chose ni évidente, ni facile, pour tout le monde. En particulier, lorsqu’on se trouve en présence de personnes d’origine étrangère qui voient en quelque sorte leurs référentiels en matière de famille et de vie privée se télescoper. L’une des dernières recherches que j’ai réalisées sur la question des mariages forcés (Neyrand, Hammouche, Mekboul, 2008, 2010) montre jusqu’où cette contradiction peut s’exacerber…

23 – Deuxième chose que la monoparentalité précaire illustre à l’envi : la tentation pour la mère du repli sur l’enfant comme base sécurisante pour un processus de reconstruction personnelle et sociale souvent bien difficile. Si la phase de repli semble nécessaire en bien des cas, compte tenu des souffrances et des difficultés et des fréquents épisodes dépressifs dans ces situations, le prolongement de celle-ci va marquer les limites de cette tentation fusionnelle, a fortiori lorsque fait irruption la transformation pubertaire et le désir d’autonomie qu’elle porte chez l’adolescent… D’où l’importance d’un soutien pas seulement économique, mais aussi social et psychologique, des femmes prises dans ces situations précaires…

24 – Troisième chose qu’exemplifie le travail réalisé conjointement avec ma collègue psychanalyste Patricia Rossi auprès de ces situations difficiles, c’est bien la possibilité d’une élaboration nouvelle de la position tenue par les mères ainsi isolées qui leur permette de réinvestir une place de sujet et une position de femme. Le travail d’expression et d’écoute, réalisé en face-à-face ou en petit groupe de parole, montre cette possibilité de prendre de la distance à l’égard de ces logiques surdéterminantes, d’élaborer dans l’échange un nouveau positionnement personnel qui puisse s’émanciper non seulement des contraintes externes, mais aussi de leur intériorisation psychique, avec l’aide d’un tiers soutenant cette élaboration…

25 – L’enfant y retrouve ainsi la place générationnelle qui est la sienne et la relation à l’autre, notamment à l’autre sexe, ne se retrouve plus forcément barrée par l’expérience d’une relation traumatisante…

26 En tout cas, on voit bien qu’aujourd’hui l’enfant, par-devers lui, et sous le double effet d’une valorisation sociale sans précédent et d’une fragilisation des relations conjugales, se trouve placé en position de « bombe » familiale potentielle, dans la capacité qu’il peut avoir par sa venue à faire éclater la famille, ainsi que le constatent beaucoup de pédopsychiatres, de conseillers conjugaux et de médiateurs familiaux qui voient se multiplier les séparations en présence de bébés ou de très jeunes enfants…

Une métamorphose de l’espace relationnel intime

27 Ce que nous montrent toutes les transformations que je viens d’évoquer, c’est à quel point le sentiment, en devenant le principal, voire l’unique moteur des affiliations personnelles, a rendu fragiles et évolutives les situations familiales. Ne serait-ce que parce qu’avec l’importance cruciale qu’il a prise dans l’établissement et le maintien des relations conjugales, et par contrecoup de bien des relations parent-enfant, les dimensions négatives que peuvent représenter ce qu’on appelle les « mauvais sentiments » ont d’autant plus de raisons d’être déniées et refoulées… Ne pas parler, ne pas dialoguer est bien souvent une attitude annonciatrice de problèmes futurs, prélude au déferlement de sentiments négatifs à l’égard de l’autre qui, lorsque la résistance cède, ne peuvent plus s’exprimer que de façon excessive, provoquant une situation de non-retour.

28 Certains ne se relèveront pas de l’enchaînement des conséquences que le refoulement de ces sentiments hostiles a provoqué. Car ce qui n’a pu être dit au moment où une situation l’a provoqué ne trouve plus à ressortir que dans une telle violence que la relation s’en trouve mise à mal : relation conjugale d’abord, relation parentale souvent, au moins celle d’un parent avec son enfant, sans que l’autre soit préservé des retombées ultérieures qu’une captation parentale d’un côté, une désaffiliation parentale de l’autre, peuvent provoquer… L’espace relationnel intime est ainsi devenu le lieu de tensions extrêmement importantes qui expliquent le développement de multiples interventions associatives et professionnelles appelées aujourd’hui à aider à leur régulation (Neyrand, 2011b).

29 Mais dans nos sociétés libérales avancées, où l’individu est devenu incertain du fait même de la liberté et de l’autonomie qu’il a acquises, l’ouverture des possibles le confronte à sa responsabilité. Désormais, c’est d’abord lui qui décide de sa trajectoire dans une sphère privée qui n’est plus régulée que par des grands principes cadrant les interactions entre adultes : consentement réciproque, prohibition de la violence physique… alors que sont reportés sur le rapport à l’enfant la plupart des interdits sociaux : interdits de l’inceste, de la violence, de la pédophilie, indissolubilité du lieu parental, responsabilité éducative.

30 L’espace privé s’est ainsi désinstitutionnalisé, tout au moins quant aux relations entre adultes, il donne aux individus à la fois une plus grande liberté et une plus grande responsabilité et leur demande de réguler eux-mêmes le cours de leur vie. L’irruption des sentiments négatifs s’y trouve en quelque sorte prohibée alors qu’ils sont constitutifs des relations humaines et du clivage du sujet. Vouloir leur interdire de s’exprimer, c’est sans doute condamner à terme la relation, et condamner l’individu néolibéral à une quête sans fin d’une fusion relationnelle à jamais perdue…

Notes

  • [1]
    En réalité, Dolto, conformément à sa théorie de référence, disait plutôt que le bébé est un sujet en devenir. C’est au cinéaste Bernard Martino que l’on doit la formule appliquée à Dolto comme titre d’un documentaire sur son œuvre.
Français

Le recentrage de la conjugalité sur le lien amoureux a rendu d’autant plus fragile le couple que l’enfant peut être vécu comme un concurrent et que la régulation des tensions par le dialogue trouve un obstacle dans le désir de masquer des sentiments ambivalents ou hostiles afin de préserver tant la fonction de réassurance narcissique du couple que sa dimension fusionnelle. Ce qui ne va pas sans risque de retour de ce refoulé dans le fonctionnement familial. Celui-ci peut être mis à mal, lorsque l’autre échoue à satisfaire une demande excessive de réassurance personnelle. Le conjoint frustré est alors parfois tenté de chercher auprès de l’enfant le support de sa réalisation personnelle. Dans un tel contexte de promotion sociale d’un individualisme affectif exacerbé, le recours à un tiers régulateur est parfois une nécessité pour parvenir à sortir de la spirale menant à l’ultramoderne solitude, celle du néolibéralisme des sentiments.

Mots-clés

  • Famille
  • couple
  • parentalité
  • ambivalence
  • idéal
  • norme
  • mutation
  • attachement

Bibliographie

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Gérard Neyrand
Gérard Neyrand, sociologue, professeur à l’université de Toulouse 3, f2smh, laboratoire prissmh-soi (Sports, organisations, identités, EA 3690), responsable du cimerss (Centre interdisciplinaire méditerranéen d’études et recherches en sciences sociales) ;
gerard.neyrand@univ-tlse3.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/06/2014
https://doi.org/10.3917/dia.204.0091
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