CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En France, malgré la progression du nombre de résidences alternées, les beaux-enfants élevés par un beau-père sont encore plus nombreux que ceux qui résident avec une belle-mère, les pères résidant moins souvent que les mères avec leurs enfants après une séparation [1]. Ainsi, d’après l’INSEE, en 2006, alors que 600 000 enfants de moins de 18 ans vivaient avec leur mère et un beau-père, 180 000 enfants de moins de 18 ans résidaient chez leur père avec 140 000 belles-mères (Vivas, 2009, p. 1). De plus, la plupart des enfants issus de parents ayant vécu en couple et actuellement en famille mono­parentale avec leur mère passent des week-ends et une partie des vacances chez leur père avec une compagne ou conjointe. Pourtant, les démographes ne les comptent pas comme appartenant à une famille recomposée. Ainsi la majorité des belles-mères ne résident pas avec leurs beaux-enfants et sont difficilement repérables dans les statistiques. Et il faut tenir compte de la proportion, encore faible mais croissante, de celles dont les beaux-enfants sont présents à mi-temps du fait d’une résidence alternée, en se souvenant que la résidence des enfants et surtout des adolescents est évolutive selon leur demande ou parce que les modalités de garde ne conviennent plus à l’un des parents.

2 Cette évolution vers davantage de parité entre père et mère dans la garde des enfants conduit à accroître l’importance des belles-mères. Or le rôle d’une belle-mère semble particulièrement flou et complexe, du fait d’une part de l’évolution générale des rôles de genre et, d’autre part, des normes de co­parentalité après la séparation des parents. L’idéal d’engagement symétrique père/mère pour l’éducation des enfants, dont une des expressions est la coparentalité après séparation [2], impliquerait une certaine symétrie entre le rôle de beau-père et celui de belle-mère. Or, être belle-mère dans une famille recomposée semble plus difficile qu’être beau-père. C’est à ce résultat consensuel que parviennent les recherches américaines sur les rôles de beaux-parents (Gosselin et David, 2005). Les relations qui s’établissent entre un homme et les enfants de sa conjointe ne sont pas les mêmes que celles vécues par une femme et les enfants de son conjoint, de même que paternité et maternité sont toujours loin d’être symétriques, comme le confirment les conclusions de l’enquête « Famille » de 1999 : « À une maternité exclusive et permanente, de la naissance des enfants à leur départ du domicile maternel, s’oppose une paternité moins durable, fragilisée en cas de rupture du couple parental, mais plus souvent riche de beaux-enfants élevés. […] Les enfants élevés par leur père et leur belle-mère partent plus tôt et leur durée médiane de corésidence est de quatre ans plus courte que ceux qui sont élevés par leur mère et leur beau-père » (Toulemon, 2005, p. 74-75). On ne peut ignorer les différences entre une recomposition familiale avec un beau-père et celle avec une belle-mère : « La relation entre beau-père et bel-enfant est beaucoup plus souvent vécue et revendiquée comme une relation parentale par les hommes que ne l’est par les femmes la relation entre belle-mère et bel-enfant» (ibid., p. 76).

3 Comprendre les difficultés de la relation belle-mère/bel-enfant est particulièrement important parce que sa qualité conditionne largement la présence éducative et le soutien du père séparé à l’égard de ses enfants. Si la relation avec la belle-mère est conflictuelle, les contacts entre les enfants et le père se distendent souvent, avec tous les inconvénients maintes fois repérés en termes de charges pesant exclusivement sur les mères et de difficultés des enfants dans les familles monoparentales (Chardon et Daguet, 2009).

4 Nous proposons dans cet article de nous intéresser à ce qu’a de spécifique le rôle de belle-mère par différence avec celui de beau-père et leurs effets sur les relations avec les enfants. Après avoir rappelé les attentes sociales contradictoires vis-à-vis de la belle-mère, nous donnerons quelques exemples des difficultés spécifiques qu’elle rencontre en les illustrant de citations d’entretiens réalisés au cours de plusieurs enquêtes (Cadolle, 2000, 2004, 2011) [3].

Le rôle de belle-mère à inventer et à négocier

La belle-mère n’a plus à se substituer à la mère

5 Le rôle de la belle-mère a changé. Avant 1975 et l’institution du divorce par consentement mutuel, les recompositions familiales se produisant après un veuvage ou après un divorce pour faute qui confiait les enfants à l’époux innocent, il agissait pour la belle-mère de remplacer la mère disparue ou marginalisée. L’épouse coupable apparaissait comme « le fantôme du passé » dont l’intrusion risquait d’empêcher l’enfant de trouver la stabilité dans sa nouvelle famille auprès d’une belle-mère qui était censée l’élever désormais et jouir de ce fait de toutes les prérogatives de la mère (Théry, 1993). Cet idéal qui visait à remplacer la mère échouait d’ailleurs souvent, d’où la mauvaise réputation des belles-mères dans les contes et la fiction en général, mais aussi d’après de nombreux témoignages historiques (Burguière, 1993 ; Morel, 1978). Désormais, il y a beaucoup moins de décès précoces et les familles se recomposent surtout du fait de la séparation des parents. D’autre part, la nouvelle conception de l’intérêt de l’enfant qui s’impose aux parents est le maintien des liens, la coparentalité. Ils doivent continuer à se partager à égalité l’éducation : le beau-parent, homme ou femme, n’a donc pas à usurper la place du parent, seul légitime à l’occuper, quel que soit son statut matrimonial. Et depuis la loi de 2002, la résidence alternée est promue comme la meilleure expression de cette coparentalité.

6 Mais pour bien des pères, qui ont encore une relation aux enfants médiée par les mères (Singly, 1996, p. 178-183) et/ou des horaires professionnels lourds, il semble très difficile de prendre seuls en charge leurs enfants et ils se résignent souvent à abandonner une grande partie de leur rôle paternel au profit du nouvel homme de leur ex-femme. En revanche, toute leur socialisation féminine retient les mères d’abandonner leurs responsabilités vis-à-vis de leurs enfants à la rupture du couple. Et la grande majorité des mères tolèrent très mal que la belle-mère usurpe auprès de leurs enfants ce qui est, d’après elles, leur place de mère à l’exclusion de toute autre (Cadolle, 2000, p. 162-163). Ces mères, par exemple, acceptent mal que la belle-mère se rende à une réunion de parents quand elles-mêmes s’y trouvent, qu’elle rencontre les professeurs ou prétende donner son avis à propos de l’orientation scolaire de l’enfant, du choix de l’inscrire ou non au catéchisme ou de le changer d’école. Elles tolèrent tout aussi mal que la belle-mère offre à leur fille des vêtements d’un autre style que celui qu’elles ont choisi ou se permette de l’emmener chez le coiffeur et de changer sa coupe. Les mères sont souvent aussi très réticentes à confier le carnet de santé de leurs enfants, jugeant que le suivi médical est une de leurs responsabilités (Cadolle, 2011, p. 173-174) que le père leur avait toujours laissé exercer jusque-là. Certaines femmes, lorsqu’elles ont subi la séparation du fait de la belle-mère, craignent que leur rivale, après avoir « volé » leur mari, ne leur « prenne » aussi leurs enfants.

7 Ainsi, malgré le changement de statut des femmes et l’évolution des pères, les mères demandent beaucoup plus souvent qu’eux la « résidence habituelle » des enfants. Dans certains cas, c’est quand même le père qui l’a obtenue à la suite d’une bataille judiciaire et la mère est alors blessée de ce qu’elle ressent comme un arrachement, surtout quand les enfants sont petits. Mais elle veillera de toute façon à ne pas se laisser supplanter. Désormais, dans la plupart des cas, il est ainsi impensable, pour la belle-mère, de jouer un rôle de substitution. On attend d’elle qu’elle s’interdise de se prendre pour la mère tout en assurant pourtant auprès de l’enfant toute la part du rôle maternel traditionnel que le père trouve naturel qu’elle assume.

Un rôle interprété très diversement

8 Les chercheurs (Cherlin, 1978 ; Théry, 1995) ont souvent fait observer que les normes définissant les rôles dans la famille recomposée sont floues, ce qui accentue l’indétermination actuelle des rôles de genre assouplis par la diffusion de l’idéal paritaire et féministe.

9 La belle-mère doit-elle prendre en charge et éduquer ses beaux-enfants ? Peut-elle s’en dispenser ? S’il ne s’agit plus de se substituer à la mère, suffit-il alors de s’abstenir d’intervenir et peut-on se contenter d’être la compagne du père, le laissant exercer seul le rôle de parent dans sa globalité ou bien le laissant le partager avec la mère ? Certaines compagnes du père, qui n’ont pas d’enfant elles-mêmes et ne voient leurs beaux-enfants qu’à l’occasion des week-ends ou de vacances, le pensent. Elles restent discrètes, parfois profitent des week-ends où les enfants sont là pour, de leur côté, rendre visite à leurs propres parents – à la satisfaction des enfants qui apprécient d’avoir leur père pour eux seuls. « Le week-end j’étais en position de retrait systématique. Son père décidait des activités avec lui, balades, cinéma, piscine. Le père et le fils décidaient, je suivais. Son père lui disait d’aller se laver, de se laver les dents, de ranger ses affaires, de mettre le linge sale au sale. » Mais il s’agit souvent d’une phase transitoire et d’une modalité rarement poursuivie en cas de résidence alternée ou de résidence chez le père. Et cela n’est pas toujours possible.

10 Certaines mères veulent vivre librement leur histoire amoureuse et leur carrière professionnelle, ne se sentent pas assez fortes pour assumer seules leurs enfants ou encore ont des relations difficiles avec eux (en particulier avec les garçons adolescents) ; elles peuvent alors préférer les confier au père, surtout si les enfants le demandent. Enfin, certains pères n’ont pas l’habitude d’assumer seuls l’ensemble du rôle parental et certaines belles-mères ont le sentiment que leur bel-enfant a besoin d’un substitut maternel ou que le père souhaite qu’elle joue ce rôle. Ainsi, Gabrielle s’est mariée à 23 ans à un père de famille nombreuse : « Je me suis dit que j’allais l’aider, m’occuper de ses enfants. Pour ses filles, j’ai pris de plus en plus d’importance. C’est moi qui ai pris le rôle maternel parce que ça n’allait pas du tout. Je jouais avec elles, je m’occupais de leur travail scolaire. Élodie redoublait son CP, elle avait une grosse carence affective. Elle suçait son pouce, mangeait tout le temps. » Jeanne, infirmière, se retrouve brusquement avec les deux petites filles de son compagnon que leur mère a décidé de laisser pour partir un an en Inde, puisque son mari la quittait. Pascale, elle, s’est vu confier l’éducation d’un bel-enfant à la fois par la mère, absorbée par le soin d’un enfant handicapé à son nouveau foyer, et par le père, qui avait des horaires de travail très lourds.

11 Mais cette substitution peut être refusée par l’enfant, et parfois le père lui-même admet mal que la belle-mère s’investisse trop, voulant préserver la primauté de son rôle et/ou la pérennité du couple parental. Certains conservent avec la mère de leurs enfants une intimité qui peut heurter la belle-mère, exclue de cette coparentalité : « La mère s’immisce beaucoup chez nous. Elle l’appelle au téléphone tous les jours sous tous les prétextes », se plaint une belle-mère qui souhaiterait plus de distance entre son compagnon et son ex-femme. Certains tiennent à laisser leur nouvelle compagne à l’écart. Un père souhaite préserver les modalités de la phase monoparentale vécue harmonieusement avec ses enfants : « Quand il y a des problèmes avec les enfants, et avec des enfants il y a toujours des problèmes, ma femme restait toujours en dehors, c’étaient mes enfants, pas les siens. »

12 Ainsi, sauf dans les cas particuliers où la mère s’efface et où les deux parents cautionnent son rôle de substitut maternel, la belle-mère n’est plus censée l’endosser sous peine de paraître usurper la place de la mère, celle-ci étant toujours engagée auprès de l’enfant. Or, en même temps, paradoxalement, du fait de la division sociale traditionnelle des tâches selon le genre, l’entourage (le père lui-même !) s’attend souvent à ce que la belle-mère s’occupe de la maison et des enfants, comme la mère le faisait. Et ce surcroît d’investissement des femmes à la maison va de pair avec un moindre engagement professionnel, un temps de travail et un salaire inférieur à celui de l’homme, ce qui peut avoir des effets différenciateurs sur le rapport des belles-mères à l’argent du couple et sur la prise en charge financière des beaux-enfants. Les ambiguïtés du rôle de belle-mère, qu’elle doit négocier en tenant compte des attentes de chacun, éclairent les difficultés des relations dans la famille recomposée du côté paternel. Entre substitution interdite et abstention impossible, la belle-mère doit inventer son rôle.

Embûches de la relation belle-mère/beaux-enfants liées au genre

13 Parmi les difficultés des relations beaux-parents/beaux-enfants observées dans nos enquêtes, certaines sont identiques pour le beau-père et la belle-mère. Par exemple, les beaux-enfants dénoncent une vraie jalousie de la part de certains beaux-pères – « Il était très possessif, très exclusif avec notre mère, il voulait l’avoir tout le temps, il ne supportait pas que l’on soit là » –, mais aussi de la part de certaines belles-mères qui se plaignent du manque de moments d’intimité sans les beaux-enfants et du caractère fusionnel de la relation de leur conjoint à ses enfants – « Elle veut mon père pour elle toute seule. Elle n’a jamais envie qu’on soit là. » Cette jalousie est d’ailleurs souvent réciproque et avouée sans vergogne par les enfants.

14 Le fait que le beau-parent veuille imposer des règles à son bel-enfant est aussi source de tensions, surtout à l’adolescence, sauf quand le beau-parent est cautionné par les deux parents, ce qui est rare. Mais le beau-père peut, à la différence de la belle-mère, laisser la mère s’occuper de ses enfants et ne s’en mêler que de loin, comme le font bien des pères pris par leur travail.

15 Enfin, les beaux-pères et belles-mères ont beaucoup de mal à ne pas exprimer une certaine partialité en faveur de leurs propres enfants quand ils en ont, et leurs beaux-enfants y voient une injustice. Nous avons ainsi repéré dans nos entretiens plus de difficultés chez les beaux-parents qui ont déjà eux-mêmes des enfants, parce qu’ils sont confrontés au fait de devoir se comporter avec leurs beaux-enfants comme avec leurs enfants même s’ils tendraient à privilégier ces derniers. Mais nous allons nous focaliser sur deux sources de tensions spécifiques à la relation de la belle-mère aux enfants, et donc liées à l’asymétrie des rôles de genre (père pourvoyeur, mère ménagère et éducatrice).

Les enfants sans-gêne : les tensions avec la belle-mère « maîtresse de maison »

16 Cohabiter sur le même territoire n’est jamais évident. Or, beaux-parents et beaux-enfants ne se sont pas choisis. Mais tandis que le beau-père laisse le plus souvent la mère gérer son intérieur et l’éducation de ses enfants, se contentant de l’aider, les belles-mères maîtresses de maison, qui aspirent chez elles à établir l’harmonie et l’ordre auxquels elles sont habituées, peuvent être exaspérées par le désordre et le sans-gêne de leurs beaux-enfants : « Étienne et Pierre ne rangeaient jamais rien. Pour leur goûter, ils ouvraient lait, sirop, boîte de gâteaux et ne les refermaient jamais. Ils faisaient un gâchis de vêtements, jetant leur linge sale sous les meubles. Il fallait toujours tout leur acheter. Ils n’avaient aucun respect pour aucun objet. Ils n’ont jamais tenu compte des règles d’usage de la salle de bains. Eux me considèrent comme une emm… parce que je leur demande de ne pas tout tremper et de ramasser les serviettes mouillées et le linge sale. »

17 Une autre belle-mère hésite à laisser ses beaux-fils de 10 et 13 ans seuls à la maison, les ayant surpris à faire du feu dans l’appartement. Mais, ne pouvant imposer une autorité que le bel-enfant ne juge pas légitime – « Tu n’es pas ma mère » –, hésitant à gronder et à punir, la belle-mère qui se retourne vers le père constate souvent avec agacement qu’il n’a aucune envie de sévir et qu’il reproche à sa nouvelle conjointe de ne pas savoir s’y prendre avec ses enfants. Or la tension peut dégénérer et passer de l’exaspération aux cris et à la violence, considérée comme inadmissible surtout de la part d’une belle-mère.

18 Les beaux-enfants critiquent aussi la qualité de la nourriture qu’elle achète et qu’elle cuisine et la comparent à leur mère qui, elle, tenait compte de leurs goûts. La belle-mère est perdante dans cette concurrence avec la mère. Certaines, chez qui réside habituellement l’enfant, s’insurgent contre son absence de reconnaissance : « Pourtant j’ai l’impression d’avoir fait énormément pour lui. La personne qui s’occupe de tout ici, c’est la femme. Mon mari est gentil mais quand il rentre du travail, il joue de la guitare. Et mon beau-fils critique sans arrêt. Ici c’est son hôtel. » Ainsi les belles-mères se plaignent souvent d’assumer une charge de travail domestique supplémentaire, d’autant plus que les règles qu’elles posent ne sont pas suivies : « Quand Christelle habitait là, au début, on avait institué un tour de repassage, mais ça s’est dégradé l’année suivante jusqu’à ce qu’elle ne mette même plus la table. » La belle-mère se heurte à ses beaux-enfants qui la disqualifient dans sa légitimité à déterminer et à imposer son ordre domestique. On attend d’elle en tant que femme qu’elle assure l’essentiel de cette charge mentale et matérielle en échange des gratifications affectives et identitaires qu’elle en retire. Mais la belle-mère n’a pas l’autorité de l’imposer ni d’en faire reconnaître la valeur.

19 Les familles recomposées, qu’on pourrait imaginer plus progressistes que les familles traditionnelles quant au partage des rôles homme/femme [4], montrent sur ce point bien peu de différences avec les autres. Dans l’ensemble des familles, ce sont encore les mères qui prennent en charge 80 % du suivi du travail scolaire, des soins aux enfants ainsi que des tâches ménagères (Meda, 2001), et cette répartition traditionnelle des tâches résiste particulièrement dans les milieux populaires (Régnier-Loilier, 2009) et s’accentue avec le nombre d’enfants. Une enquête (ERFI INED/INSEE, 2005) signale que, dans les familles recomposées, 12 % des hommes déclarent préparer les repas alors que, dans les familles traditionnelles, c’est 8 %. Mais seulement 9 % des hommes disent faire la vaisselle tandis que c’est 12 % dans les familles traditionnelles. Les différences sont donc minimes même si un plus grand nombre de personnes dans les familles recomposées par rapport aux autres familles (46 % contre 35 % au sujet de la vaisselle) disent partager les tâches. Les familles recomposées reproduisent en général le partage des tâches selon le genre et une belle-mère résume bien la situation lorsqu’elle dit : « Je m’occupe de la gestion ménagère. Je suis la maman remplaçante pour la gestion ménagère quand Hugo est chez son papa. »

20 La relation aux beaux-enfants pâtit de cette contradiction du rôle, comme le montre le fait que les enfants interrogés se plaignent fréquemment de ne pas se sentir chez eux chez leur père – alors qu’ils se sentent toujours chez eux chez leur mère (Cadolle, 2000, p. 178) –, même quand ils ne s’entendent pas avec leur beau-père ou quand c’est le père et la belle-mère, alors vécue comme une intruse, qui ont gardé la résidence où ils ont passé leur enfance. Le beau-père, fréquemment, n’a dans la vie des enfants qu’un rôle optionnel et périphérique : celui que la mère, pivot de la recomposition, lui demande d’exercer, en général un rôle de soutien discret. Les belles-mères, elles, sont bien plus souvent amenées à s’occuper des enfants de leur conjoint, ce qui leur réclame un dévouement typique des mères, mais plus difficile dans la mesure où leur relation à leurs beaux-enfants leur procure moins de satisfactions.

La belle-mère et l’argent du père

21 En interrogeant les enfants à propos de la pension versée par leur père ayant recomposé un couple et des cadeaux qu’ils reçoivent de sa part, nous avons noté qu’ils accusent souvent leur belle-mère de pingrerie tandis que les beaux-pères sont plutôt jugés généreux (Cadolle, 2000, 2004). Leurs beaux-pères, disent-ils, contribuent souvent volontiers à leur niveau de vie, voire au financement de leurs études, et leur offrent des cadeaux appréciés. Ce n’est pas le cas des belles-mères, qui selon eux résistent dans bien des cas à les soutenir. Bien que les couples recomposés mettent moins souvent en commun leurs revenus que ceux en première union (Ponthieu, 2012), de nombreuses belles-mères interrogées dans notre enquête vivent mal le versement par leur compagnon ou mari d’une pension au profit de l’ancienne femme, parfois remise en couple. Il leur arrive de soupçonner que cet argent est mal utilisé par la mère des enfants. Ce sont parfois les femmes, surtout dans les milieux populaires, qui rédigent les chèques, gèrent le budget familial et s’occupent des cadeaux. « Elle, c’est réduire les coûts », nous dit une jeune fille à propos de sa belle-mère mécontente que le père ait payé la caution de son premier appartement : « Ma belle-mère, ça ne lui a pas plu parce qu’elle est jalouse. Elle, elle a travaillé à 20 ans et elle n’avait pas tout, les meubles, le lave-linge. » Aussi leurs beaux-enfants les accusent-ils d’influencer leur père quand ce dernier ne les gâte guère. Il est vrai que plusieurs belles-mères utilisent leur influence pour que le père interrompe son soutien financier à ses enfants : « C’est ma belle-mère qui a décidé d’arrêter quand j’avais 19 ans », dit Teddy, obligé de trouver des petits boulots pour compléter sa bourse d’étudiant, mais qui trouve son père généreux parce qu’il lui fait deux fois par an des cadeaux. La belle-mère d’Adeline justifie ainsi son opposition formelle à ce que sa belle-fille poursuive ses études après la licence : « Et pourquoi pas à 25 ans continuer à se faire entretenir par papa, et puis après ce sera une thèse, je l’ai dit à mon mari, si tu la laisses faire tu en as encore pour cinq ans… » Pourtant cette femme trouve normal que son foyer recomposé paye des études à sa fille, bien plus douée, d’après elle, que sa belle-fille. Plusieurs pères nous ont d’ailleurs confié qu’ils faisaient des dons à leurs enfants en cachette de la belle-mère. Une jeune fille nous explique : « Mon père aide mon frère, mais il fait tout en cachette. Parce que ma belle-mère est contre, ça l’énerve quand il nous donne quelque chose, ma belle-mère ne le sait pas. Même pour les anniversaires, Noël, on a un petit chèque d’eux en commun et puis plus d’argent liquide dont on ne parle pas » (Cadolle, 2004).

22 Comment expliquer cette différence ? La domination économique masculine s’accompagne d’une norme toujours vivace selon laquelle un homme joue un rôle de pourvoyeur en faisant profiter de ses revenus la femme qui prend soin de son foyer et les enfants avec lesquels il vit. La belle-mère se sent donc un droit sur les revenus de son ménage. Et le père est plutôt freiné par elle dans le soutien qu’il doit légalement à ses propres enfants, tandis qu’il pourvoit gracieusement à l’entretien des enfants de sa compagne. Ainsi, le fait que, malgré l’évolution vers plus de parité, les hommes s’investissent plus que les femmes dans leur vie professionnelle et les femmes se consacrent davantage, en moyenne, à la maison et aux enfants contribue à rendre le rôle de la belle-mère plus complexe et sa relation à ses beaux-enfants plus délicate que celle du beau-père.

Un modèle encore irréaliste

23 Selon les utopies contemporaines de parité homme/femme dans les tâches domestiques et parentales et de coparentalité père/mère après la séparation, la mère et la belle-mère seraient aussi investies dans leur vie professionnelle que le père. Autonomes financièrement et disposant d’autant de revenus que lui, elles n’auraient aucun besoin de l’aide économique du père. Chacun s’assumerait et assumerait financièrement ses enfants. Père et mère, aussi engagés l’un que l’autre auprès de leurs enfants, aussi présents l’un que l’autre à la maison, partageraient toutes les tâches parentales entre eux ou les délégueraient à un personnel rémunéré, coopérant ensemble en fonction de l’intérêt de l’enfant malgré leur séparation. Et le père partagerait aussi toutes les tâches domestiques avec la belle-mère qui aurait les mêmes horaires de présence à la maison que lui. Le père se réserverait les tâches parentales ou bien les déléguerait à un substitut rémunéré. De ce fait, le rôle de la belle-mère se trouverait dégagé de quelques-unes des embûches spécifiques que nous avons relevées et qui affectent ses relations avec ses beaux-enfants. La belle-mère pourrait alors devenir leur confidente, un peu complice, déchargée de responsabilité éducative, de relation d’autorité, pouvant ainsi être plus tolérante et moins anxieuse que les parents.

24 Nous sommes encore bien loin de la généralisation de cet idéal. En dépit d’une même position médiate par rapport à l’enfant, les situations du beau-père et de la belle-mère ne sont pas symétriques. Pourtant, il ne faut pas oublier que certaines belles-mères réussissent déjà à être pour leurs beaux-enfants un « modèle de femme autre que la mère » et que les beaux-enfants évoquent parfois une relation très positive avec elles – « On avait une complicité pour prendre mon père avec humour, elle me rassurait, elle m’a donné le goût des livres » – sans qu’il s’agisse de mères de substitution (mères que nous avons aussi rencontrées). Mais ce style de relation existe plus facilement actuellement au sein de milieux favorisés culturellement. Avoir une relation harmonieuse avec ses beaux-enfants et respecter la prééminence maternelle est plus facile quand on dispose de ressources financières, culturelles et psychiques.

Notes

  • [1]
    En 2007, la résidence des enfants est fixée chez la mère pour 77 % des divorces, chez le père pour 8 % et en alternance pour 15 % (Lermenier et Timbart, 2008).
  • [2]
    Prescrite par la loi du 4 mars 2002 avec l’exercice en commun de l’autorité parentale.
  • [3]
    La première enquête (Cadolle, 2000) a été réalisée à partir d’un corpus de 54 entretiens semi-directifs auprès de beaux-parents et de beaux-enfants, la deuxième (Cadolle, 2004) à partir de 28 entretiens avec ou portant sur 53 beaux-enfants, la troisième (Cadolle, 2011) à partir de 27 entretiens avec des parents séparés.
  • [4]
    Voir Domingo, 2009, p. 103. Malheureusement dans cette recherche à partir de l’enquête quantitative ERFI de 2005, les familles recomposées mère/beau-père et les familles père/belle-mère n’ont pu être distinguées.
Français

Les progrès de la parité entre père et mère pour la garde des enfants conduit à accroître le nombre et l’importance du rôle des belles-mères. La coparentalité pérennisée après la séparation implique qu’elles ne cherchent pas à se substituer à la mère, ce qu’on leur demandait autrefois. Pourtant, de nombreuses enquêtes montrent que les belles-mères sont encore en charge plus que les pères de la maison et des enfants. Ce rôle ingrat s’accompagne en général d’une carrière professionnelle peu rémunératrice et d’une dépendance financière vis-à-vis du père. La mère l’est concurremment, ayant besoin d’une pension, surtout quand les enfants résident avec elle. Ces effets des rôles sociaux féminins expliquent les difficultés des relations des belles-mères avec leurs beaux-enfants, souvent plus tendues que celles des beaux-pères.

Mots-clés

  • Recomposition
  • couple
  • coparentalité
  • belle-mère
  • parité
  • résidence alternée

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Sylvie Cadolle
Sylvie Cadolle, sociologue, maître de conférences CERLIS, université Paris-Descartes
sylviecadole@yahoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2013
https://doi.org/10.3917/dia.201.0035
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