1 Pour rendre compte de l’intériorisation par l’enfant des références multiples de la société dans laquelle il vit, et qui sont amenées à définir les cadres de sa pensée et de son action, les termes d’« éducation » ou de « socialisation » sont les plus communément avancés. Non seulement ces termes ne se recoupent pas entièrement, mais ils connaissent au moins deux modalités de variation, celle liée aux divergences d’utilisation de représentants de disciplines différentes et celle liée à l’évolution sociale, qui a récemment mis en valeur l’idée de coéducation pour rendre compte du caractère interinstitutionnel de l’éducation et de la nécessité d’une meilleure coordination entre les différentes instances éducatives (Jésu, 2004 ; Rayna, Rubio et Scheu, 2010). La réflexion sur les enjeux socio-politiques d’une telle problématisation amène, à travers les débats conceptuels, à poser qu’à côté de la poursuite de l’élaboration de la notion de coéducation il pourrait être pertinent de rappeler que la socialisation, elle aussi, peut être évoquée comme « cosocialisation », pour insister sur la dimension plurielle et interactive de celle-ci. Ainsi serait mis en relief que la socialisation ne repose plus essentiellement sur les épaules des seuls parents mais participe toujours plus d’une articulation évolutive d’instances diversifiées.
2 Dans un contexte de profondes mutations en matière conjugale et familiale, dont Dialogue a rendu compte depuis sa naissance dans les années 1960, cette contribution cherchera à préciser les rapports pouvant exister entre éducation et socialisation et la façon dont l’évolution sociale modifie l’importance et l’articulation des différentes instances en jeu dans le processus, sans prétendre en donner une vision exhaustive dans le cadre de ce court article, compte tenu de la richesse des débats sur le sujet.
Ouverture de la socialisation
3 À l’instar d’Émile Dürkheim (1922), les premiers sociologues ont pu définir la socialisation comme éducation dès le début du XXe siècle. Peu sensibles à cette façon de voir, nombre des approches psychologiques insistent sur l’ouverture au collectif comme objectif de socialisation, un objectif qui serait porté par les modes d’accueil de la petite enfance. Ces deux approches sont réductrices, la première en privilégiant la dimension stratégique inhérente à l’éducation, la seconde en ayant tendance à réduire le processus à l’apprentissage de la vie sociale par le biais de la vie dans une collectivité, comme la crèche ou l’école maternelle. Bien que couramment employée dans ce sens, cette seconde acception se révèle par trop restrictive, car la socialisation évoque le caractère éminemment social de l’humanisation (Godelier, 2004) et des apprentissages qu’elle met en œuvre. Pour autant, elle ne peut non plus être réduite à la volonté de transmission propre à l’éducation, à l’évidence si l’on s’en tient à une définition de l’éducation comme intention d’organiser les apprentissages, mais même si on l’élargit à l’idée d’apprentissages diffus (Brougère et Bézille, 2007). Dans cette optique, non seulement la mère constitue une instance primordiale de socialisation, mais celle-ci se met en place dès avant la naissance dans l’imaginaire des parents, à l’instar du choix pour un décor rose ou bleu dès que l’échographie dévoile le sexe du bébé.
4 Si socialiser c’est bien rendre apte à la vie en société, cela dépasse largement le simple apprentissage des codes sociaux d’interaction dans les groupes et face aux inconnus, mais englobe plutôt l’ensemble des procédures d’apprentissage des manières de faire et des manières d’être, nécessaires à la vie dans une société d’humains, que ces apprentissages répondent à un objectif éducatif ou non. Cela suppose que, au moment où l’on intériorise les normes et les règles de vie en société et dans les différents groupes d’appartenance, on incorpore aussi l’imaginaire social propre à son époque par le biais du système symbolique qui structure les représentations, le langage. Langage qui se révèle être support tant de socialisation que d’éducation. Ce qui signifie que « l’être humain est un être de langage dès sa conception ; qu’il y a un désir qui habite cet être humain ; qu’il a des potentialités que nous soutenons ou que nous négativons. C’est surtout cela : il a des potentialités de désirs mais, si celui-ci n’est pas tissé d’éléments langagiers, la fonction symbolique qui est toujours en activité, durant les états de veille, marche à vide sans code, sans organiser un langage communicable » (Dolto, 1987, p. 569-570).
5 Bien que d’une façon fort différente, l’approche constructiviste de Berger et Luckmann (1966) va accorder au langage une place tout aussi prépondérante dans ce qu’ils définissent comme la « socialisation primaire », c’est-à-dire cette socialisation précoce qui, pour eux, passe essentiellement par les parents, puis par l’école. Le langage est alors l’instrument de socialisation par excellence, puisqu’en même temps que le code il transmet aussi les significations et les manières de concevoir propres à la société. Ainsi, il y a des façons de concevoir communes à la plupart des sociétés, qui transcendent en quelque sorte les langues, et d’autres qui sont spécifiques à la façon dont la langue a organisé la signification (ce qui rend si difficile le travail de traduction). Pour prendre l’exemple du genre, dans la grande majorité des langues indo-européennes le masculin l’emporte sur le féminin. À l’inverse, les diverses façons dont les langues sont structurées, y compris dans des pays proches, France, Angleterre, Italie, Allemagne…, ne peuvent qu’avoir un effet sur les types de socialisation propres à chaque pays et contribuer ainsi à la production d’un « esprit national », se différenciant de l’esprit du pays voisin, alors que celui-ci possède les mêmes instances de socialisation. Intériorisés, les énoncés et les attitudes correspondantes imprègnent l’esprit de l’enfant d’une façon largement inconsciente, contribuant ainsi à une socialisation qui dépasse l’objectif explicite d’éducation.
6 Ce que met en évidence cette approche de la socialisation par ce qui en constitue la dimension la plus inconsciente, c’est que, à la différence de ce que postulait Durkheim, l’éducation ne constituerait que la partie la plus consciente et la plus rationnelle de la socialisation, celle qui s’appuie sur des stratégies d’inculcation à l’égard des enfants ou de ceux que l’on veut éduquer. À l’inverse, une grande part de la socialisation se réalise par imprégnation, imitation, par le simple fait d’être immergé dans un univers de sens qui possède ses supports, ses règles et ses formulations et dont l’effet s’avère toujours largement inconscient. Un sociologue comme Pierre Bourdieu (1980), à l’image de nombreux auteurs, désigna comme « incorporation » le processus d’inscription inconsciente dans l’individu des codes, des valeurs, des représentations de ses groupes et de sa société. Incorporation débouchant sur la constitution d’un habitus propre à chaque individu et défini au regard de ses appartenances. En cela, sa conception de l’importance de l’inconscient n’était pas si éloignée de celle de Freud, comme l’a excellemment montré Vincent de Gaulejac (2008).
7 La socialisation articule logique consciente et logique inconsciente et englobe dans cette perspective l’éducation, mais ne s’y limite pas, car l’idée d’éducation est largement conditionnée par l’institutionnalisation de sa définition comme stratégie de transmission et par l’institution scolaire qui la porte en tant qu’Éducation nationale. Cette reconnaissance de la diversité des niveaux de la socialisation renvoie d’une certaine façon à la diversité des supports ou des instances de socialisation, qui n’opèrent pas tous selon les mêmes procédures et aux mêmes niveaux d’intervention. Si la socialisation scolaire est largement éducative, la socialisation médiatique l’est beaucoup moins. Or, celle-ci, à l’image de celle réalisée par les modes d’accueil, est de plus en plus présente et précoce. Leur impact socialisateur s’en verra largement majoré, favorisant parfois des dissonances entre les parents et les autres acteurs de la socialisation.
L’écheveau de la socialisation
8 Longtemps la famille, et en son sein plus particulièrement la mère, est apparue comme la principale instance de socialisation, pour la double raison de son antériorité (l’enfant est imaginé par ses parents avant même de naître) et de sa présence massive. Il est vrai qu’à l’ère du modèle de la femme au foyer l’impact maternel et familial était prépondérant dans la transmission des normes sociales et de groupe et des modes de vie. L’école maternelle ne venait qu’assez tardivement concurrencer un mode de socialisation précoce essentiellement familial. Mais aujourd’hui le contexte a bien changé comme, avec lui, les formes de la socialisation. La médicalisation de la grossesse s’est traduite par un accouchement systématique en maternité, dans le temps même où la famille se restreignait de plus en plus à sa forme nucléaire et que s’estompait la présence de la famille élargie et du voisinage, diminuant leur impact éducatif à l’égard des jeunes parents. À l’heure où l’enfant arrive pour la plupart des couples à l’orée de la trentaine, les parents eux-mêmes se déclarent avides d’informations et de connaissances sur la bonne façon « d’accommoder les bébés » (Delaisi et Lallemand, 1980) – ce qui fait le succès des magazines parentaux et des ouvrages de vulgarisation (Neyrand, 2000). La multiplication des forums Internet consacrés aux questions parentales nous éclaire, de par leurs fortes fréquentations, sur cet engouement à partager les préoccupations en matière d’éducation. Les parents y cherchent avant tout des échanges entre pairs et un partage d’expériences leur permettant de trouver des réponses ou d’apaiser leurs inquiétudes quant à la bonne façon de faire avec l’enfant. Les références aux savoirs reconnus y sont nombreuses, car, d’une certaine façon, les sciences humaines et leur version édulcorée par les médias sont venues prendre le relais de la transmission familiale des manières de faire et de penser en matière d’élevage des jeunes enfants.
9 Même si les discours sur la parentalité foisonnent, les parents ne constituent plus forcément les acteurs incontestés d’une socialisation essentiellement familiale. Si désormais les pères assistent à l’accouchement, ce n’est pas forcément à eux, ni même à leurs mères, que les enfants sont d’abord confrontés, mais bien plutôt aux sages-femmes ou autres obstétriciens. D’emblée le bébé baigne dans un environnement médical hautement institutionnalisé. Cette immersion précoce participe d’une socialisation multiforme à la modernité, dans laquelle l’action des parents est fortement médiatisée par les discours sociaux et les technologies qui les diffusent. De retour à la maison, si l’action socialisatrice se recentre sur les parents, ce sera avec une ampleur plus ou moins élevée selon les milieux sociaux. Très vite l’influence parentale doit composer avec deux dimensions qui ont pris de plus en plus d’importance : la place des médias – notamment des écrans – et la reprise du travail professionnel pour la plupart des deux parents. Tout cela sous le regard mi-bienveillant, mi-scrutateur des instances de gestion sociale (comme la PMI, voire l’ASE), prises entre la logique du soutien et celle du contrôle de la bonne marche socialisatrice de la famille (Neyrand, 2011).
Le spectacle comme imprégnation du social
10 L’ouvrage prémonitoire de Guy Debord (1967) a mis en avant à quel point notre société était devenue une « société du spectacle » contribuant à profondément modifier le cadre de la socialisation. Non seulement les médias diffusent des discours et des connaissances qui vont alimenter les positionnements parentaux en matière d’éducation malgré leurs éventuelles contradictions, mais leur structure même a un impact socialisateur. Et ce à tel point que l’un des premiers théoriciens du monde médiatique, Marshall McLuhan, a pu témoigner de cette production par une formule devenue célèbre : « Medium is message » (McLuhan, 1968). Chaque média, effectivement, dispose de caractéristiques propres qui le positionnent de façon spécifique par rapport aux autres médias. Ces caractéristiques ne sont pas sans influer considérablement sur la forme prise par la socialisation, avec la grande place occupée par la télévision dans l’acculturation, puis, plus récemment, les médias numériques, avec le risque d’une exposition intensive trop précoce à ce type de discours. En France, il fallut le « moratoire contre les bébés téléphages » publié dans Le Monde (Tisseron, Golse et Delion, 2007) pour que l’apparition de chaînes de télévision destinées aux bébés, fortement soutenue par la logique marchande inhérente aux moyens de communication de masse, soit finalement repoussée.
11 L’analyse de l’impact socialisateur de ces supports grand public de la communication est encore insuffisante, malgré de récentes avancées (Frau-Meigs, 2011). Elle est d’autant plus délicate à effectuer qu’elle participe de cette socialisation par imprégnation qui ne manifeste pas de visée éducative, si ce n’est le développement d’une appétence à la consommation. Mais il est difficile de contester l’importance de cet impact, lorsque l’on sait que les enfants passent aujourd’hui plus de temps devant les écrans qu’à l’école. Des parents se retrouvent souvent désemparés face à l’addiction de leurs rejetons à l’égard de leurs jeux vidéo, leurs smartphones, leurs ordinateurs ou leurs émissions préférées. Si bien que, dans les sociétés occidentales, la structure psychique de l’enfant ne peut plus être pensée sans prendre en compte le rapport aux écrans. D’autant plus que, aujourd’hui, socialement trop éloignés des alarmes lancées par les représentants de l’intelligentsia psychique, nombre de bébés et très jeunes enfants passent de nombreuses heures fascinés par l’écran de télévision devant lequel les ont confortablement installés des parents bien intentionnés et trop contents de constater l’effet capteur du spectacle télévisuel – lorsque ce ne sont pas leurs assistantes maternelles qui les ont ainsi positionnés devant l’écran…
L’accueillante, nouvel agent socialisateur
12 En effet, l’accueillante constitue l’autre nouvelle expression d’une socialisation de plus en plus plurielle, qu’elle soit éducatrice de jeunes enfants, puéricultrice ou assistante maternelle (Sellenet, 2006), qu’elle travaille en crèche, à domicile ou dans une structure mixte. À l’heure où le taux d’activité féminin a quasiment rejoint le taux masculin, où les mères reprennent de plus en plus tôt le travail après l’accouchement, les professionnelles de l’accueil ont vu leur action socialisatrice singulièrement s’accentuer. D’autant plus que, en tant que telles, les professionnelles sont à la fois détentrices de savoirs que les parents ne possèdent pas forcément et enjointes à se positionner dans une relation de complémentarité harmonieuse qui n’est pas toujours facile à réaliser (Neyrand et Fraïoli, 2008). Alors que la mission socialisatrice des professionnelles est devenue le cœur de leur métier, elles développent des stratégies de prise en charge et d’éducation spécifiques et décalées par rapport aux attitudes parentales, avec l’accord ou à l’insu des parents, parfois en divergence manifeste avec eux. Ainsi de nombreux enfants se trouvent-ils en position de mieux intégrer les normes de la société environnante par le fait de bénéficier d’un accueil qui leur permet de mieux identifier la diversité des normes sociales et de groupe, a fortiori s’ils se trouvent dans un contexte interculturel ou dans un contexte de précarité (Neyrand et Rossi, 2004).
13 La précocité et la durée de leurs interventions leur confèrent un poids qui peut être très important dans la socialisation précoce alors même que, à l’image de l’impact des médias, celui-ci est socialement peu reconnu, voire parfois dénié par des parents qui surinvestissent leur image parentale. Mais à ce poids nouveau des modes d’accueil dans la socialisation se conjugue une de leurs conséquences : la précocité de la mise en relation entre jeunes enfants dans le mode d’accueil et la force nouvelle de la socialisation entre pairs qui en découle.
La coprésence enfantine, un façonnage réciproque
14 De plus en plus d’enfants se trouvent ainsi placés dans des situations d’interaction longue avec des enfants proches de leur âge et cette socialisation spécifique, déjà largement décrite dans la littérature (Espinoza et le Camus, 1991), présente l’avantage de mettre en évidence la dimension d’acteur que l’enfant tient dans son propre processus d’apprentissage. Ce que la situation asymétrique avec les autres instances avait tendance à masquer est clairement mis à jour par la façon dont se déroulent les interactions entre enfants. Dans un contexte de sociabilité entre pairs, l’enfant manipule, transforme, reformule les éléments qui lui sont soumis, mettant en évidence l’importance de la fonction intégratrice qu’il développe à l’égard de tous les contenus qui lui sont proposés. Les interactions ainsi développées avec autrui constituent une dimension forte du processus de socialisation qui, s’appuyant sur les affiliations réciproques élaborées, permet de fixer les règles, de les adapter au contexte, de les tester et de les modifier jusqu’à ce qu’une régulation satisfaisante soit établie. Divers éclairages de ce processus peuvent être effectués, aussi bien par les approches sociologiques des rites d’interaction, chers à Goffman et au courant interactionniste (Goffman, 1967), que par les approches psychologiques des comportements de proximité développées par les cliniciens (David et Appel, 1973) et psychologues du développement, qui montrent à quel point « les relations entre enfants sont fondées sur une forme de réciprocité favorisant l’émergence de la sensibilité à autrui et la coconstruction d’une réalité sociale partagée » (Zaouche-Gaudron, 2002, p. 60).
15 Ainsi, en matière de socialisation précoce, les médias, les modes d’accueil, les pairs constituent autant d’instances qui remettent en question le primat de la socialisation parentale, au moins quant au temps qui lui est consacré… et cela contraste avec la recrudescence des discours sociaux sur la fonction parentale et l’exhaussement de la notion de parentalité [1].
Une fonction régulatrice des parents diversement investie
16 L’insistance que les discours médiatiques, mais aussi politiques, sur la parentalité mettent à présenter les parents comme les principaux acteurs d’une socialisation rabattue sur sa dimension éducative, jusqu’à envisager qu’ils soient punis pénalement des dérives inciviles ou délinquantes de leurs enfants, ne manque pas de nous questionner. Si elle accorde, à l’évidence, un rôle excessif aux parents, elle a le mérite de rappeler que, quel que soit le temps que ceux-ci y consacrent, ils sont chargés d’une fonction de régulation et d’harmonisation de ces influences. L’État se chargera de le leur rappeler si nécessaire. A priori premiers acteurs dans le processus de socialisation, ils sont censés y avoir le dernier mot, identifié juridiquement sous le vocable d’« autorité parentale », cette autorité conférée par la place généalogique qu’ils occupent (Hurstel, 2001). C’est par la parentalisation, cette accroche psychique de l’enfant et ses parents, que l’impact socialisateur des parents prend toute son importance, en ancrant dans le lien les affects les plus archaïques auxquels renvoie cette transmission particulière. Pour autant, et contrairement à bien des discours médiatiques qui se nourrissent des problématisations parentalistes [2], l’hégémonie socialisatrice des parents, et singulièrement de la mère, qui pouvait caractériser certaines familles ne peut plus être de mise aujourd’hui, quelles que soient les situations, car notre société médiatique a bouleversé la donne.
17 Les parents se retrouvent confrontés, par-devers eux, à une construction multiforme de leurs enfants. Ils n’en prennent parfois conscience qu’au moment de leur entrée dans l’adolescence, mesurant alors l’importance de ce qui leur a échappé dans le processus. Pourtant, lorsqu’ils envoient leurs enfants, à 3 ans, à l’école maternelle, l’inculcation de la culture sociale et des cultures de milieux est déjà largement effectuée. Bien que les enseignants n’aient qu’une action limitée sur des habitus déjà largement intériorisés, ils peuvent parfois contribuer à compenser certains déficits manifestes, notamment lorsque des conditions de vie précaires et des attachements insécures ont pu perturber le processus de socialisation (Spieker et coll., 2003).
L’école, une instance tardive et décalée de socialisation
18 Souvent présentée comme l’autre grande instance de socialisation à côté des parents, l’école se caractérise par une intervention relativement tardive dans le processus et par une action centrée sur la partie éducative de la socialisation. L’objectif affiché de l’école est double : éduquer et transmettre des connaissances, mais l’objectif d’éducation est désormais rabattu sur celui d’enseignement et se retrouve secondarisé par rapport à la fonction de transmission, comme le montre bien l’évolution récente de l’école maternelle (Garnier, 2010). D’autant plus qu’aujourd’hui la montée du discours sur la parentalité positionne paradoxalement les parents comme les grands éducateurs de leurs enfants, à cette époque d’effacement de l’éducation civique dans les programmes scolaires où les porteurs de la fonction d’institution sociale, les instituteurs, sont devenus « professeurs des écoles ». Professer, effectivement, ce n’est pas instituer, le langage entérine l’effacement du rôle de gardien de la République que longtemps les instituteurs ont tenu.
19 L’institution scolaire a participé à cet effacement en recentrant sa formation et ses programmes sur le niveau des connaissances, tout en conservant par ailleurs sa dénomination d’« Éducation nationale ». Les parents, à la fois désignés dans le discours médiatique comme les principaux responsables éducatifs et investis dans une proximité nouvelle à l’égard de leurs enfants, favorisée par la montée du dialogue familial (Neyrand, 2009), ne font souvent plus confiance à ces autres éducateurs, vécus comme des concurrents plus ou moins illégitimes, alors même que certains enseignants dénient cette fonction éducative en déclarant qu’ils ne sont là que pour transmettre des connaissances. Pourtant, continuent à s’afficher les multiples effets socialisateurs de l’école, depuis la compensation par l’entrée précoce à l’école maternelle de déficits éducatifs vécus par certains jeunes enfants de familles en grande précarité, lorsque les conditions d’accueil sont satisfaisantes [3] (Cohen, 1995 ; Caille, 2001), jusqu’aux réussites inattendues d’élèves atypiques (Lahire, 2008 ; Castets-Fontaine, 2010), en passant par les processus d’acculturation des enfants d’origine étrangère (Guénif-Souilamas, 2000)… dans un contexte de renouvellement souhaité mais difficile de l’articulation de l’action éducative de l’école à celle de la famille et des autres institutions. De cette tension a émergé l’un des discours de revendication d’une coéducation, celui émanant de l’institution scolaire elle-même. Mais la position d’expertise donnée au professeur « commande une pédagogisation des relations entre parents et professionnels » (Garnier, 2010, p. 122) qui s’appuie sur une définition de l’éducation comme instruction, bien peu propice à la participation des parents et à l’alliance éducative.
20 C’est contre cette définition restrictive de la coéducation, en discontinuité avec l’acception initiale donnée par l’éducation populaire (Jésu, 2004), que l’idée de coéducation a connu une nouvelle impulsion, en même temps que se développait la dynamique du soutien à la parentalité, dans une référence commune à la démocratie participative.
La nécessité structurelle d’élaborer un processus harmonieux de coéducation
21 Sans doute s’agissait-il de répondre à la montée de plusieurs paradoxes en matière d’éducation et de socialisation : une désynchronisation des instances éducatives, quand il devient urgent d’élaborer cette pensée constructive de la coéducation, accompagnée d’un centrage des discours et préoccupations sur les parents (et dans une moindre mesure l’école), quand s’affirme la présence d’une multisocialisation. De multiples indicateurs rendent compte de la prise de conscience par la société civile et les institutions de cette nécessité structurelle qui se fait jour de repenser le cadre global de l’éducation et de l’inclure dans une pensée plus large de la socialisation, avec l’apparition dans la foulée des réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents en 1999, des comités locaux d’accompagnement à la scolarité en 2000, des nouvelles mesures en matière de protection de l’enfance, de la volonté de promotion des dispositifs médiateurs entre institutions, comme les classes passerelles (Dupraz, 2000), du développement des politiques d’éducation à la santé, puis de la coordination entre ces différents dispositifs dans les années 2010 avec l’affirmation de la visée coéducative.
22 Pour répondre au projet démocratique, dans une perspective plus citoyenne que néolibérale (Neyrand, 2013), il est devenu pertinent aujourd’hui, en complément de la mise en forme d’une coéducation repensée, d’inscrire cette analyse de la coéducation dans le cadre élargi de l’analyse de la socialisation. Une socialisation qui, par définition, est cosocialisation, mais dont il s’agit d’expliciter l’enchevêtrement et la mise en tension des multiples instances d’intervention qui la constituent afin de mieux appréhender leurs complémentarités et leurs dissonances dans la construction de cet enfant pluriel qu’est devenu celui des sociétés contemporaines.
Notes
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[1]
Pour une analyse de cette montée dans les discours sociaux d’un terme, « parentalité », qui possédait déjà une longue histoire dans différentes sciences humaines (anthropologie, psychologie, sociologie), nous renvoyons le lecteur à notre dernier ouvrage (Neyrand, 2011). On peut consulter aussi la contribution de Claude Martin au récent rapport du Centre d’analyse stratégique (2013).
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[2]
Le « parentalisme » renvoie à l’importance accordée par les représentations sociales et les discours publics aux parents comme principaux, voire quasi uniques, agents de l’éducation des enfants, au détriment d’une vision élargie de la coéducation effective de ceux-ci. Il correspond à la mise en place de stratégies d’intervention publique ciblée sur les parents qui viennent renouveler l’ancienne optique familialiste (Messu, 2008 ; Chauvière, 2007).
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[3]
La question de l’accueil à 2 ans à l’école maternelle (de fait, 2 ans et demi dans 95 % des cas) reste largement controversée. Cependant, la plupart des auteurs reconnaissent qu’en cas de déficit éducatif sérieux dans la famille, l’accueil précoce peut être bénéfique s’il est adéquat. À cet égard, la tendance serait à promouvoir une structure innovante à mi-chemin entre la crèche et l’école : le jardin d’éveil, en contractualisant Éducation nationale, CAF et collectivités territoriales (Papon, Martin, 2008)…