1La littérature, les mythes fondateurs, comme celui d’Abel et de Caïn, le cinéma traitent de la rivalité et de la jalousie fraternelle, ou encore de la fratrie gémellaire, et mettent en évidence la complexité des processus de fraternité et leur implication dans la subjectivé du sujet. Pour autant, les travaux théoriques et pratiques concernant la dimension du fraternel restent finalement peu nombreux, même si ce sujet commence à intéresser de plus en plus les chercheurs et les praticiens – il a d’ailleurs été au centre de plusieurs numéros de la revue Dialogue. Le thème de la fratrie est tout à fait d’actualité dans une société où le parental et le fraternel évoluent de manière importante dans leur structure, en raison de l’évolution de la conjugalité et de la diminution de la taille des fratries. Il est intéressant d’interroger la place et les fonctions de la culture dans ces évolutions, notamment en Occident et en France. Ce numéro a été construit à partir d’un colloque proposé à Rouen en 2012 sur le thème « Fratrie et culture ». Dans la suite de cette manifestation, nous avons demandé aux auteurs participants de développer leurs propos en insistant sur les enjeux psychiques et les aspects de soins qui accompagnent le sujet et le groupe fraternel. Le lien fraternel est souvent méconnu des chercheurs et peu pris en compte dans les pratiques professionnelles, alors qu’il jalonne la vie de tout sujet dès l’aube de son existence. Le rang dans la fratrie, le sexe du sujet, la fratrie consanguine et symbolique, etc. organisent les relations parents-enfants et les relations fraternelles à tous les âges de la vie. Au niveau interculturel, le thème de la fratrie n’est quasiment pas traité. Dans ce contexte, à partir de la richesse d’une approche interculturelle, ce numéro interroge la manière dont les professionnels prennent en compte et pensent la problématique fraternelle et ses conséquences – que le professionnel travaille avec des cultures différentes ou avec sa propre culture rencontrée dans un pays étranger.
2 Ce numéro est l’occasion d’ouvrir un large débat dans lequel théorie et pratique seront mises en regard et interrogées à travers des pratiques cliniques et des travaux de chercheurs en sciences humaines et sociales qui travaillent avec des fratries évoluant dans des constellations familiales atypiques ou confrontées à des situations traumatogènes. Dans la littérature psychologique, étrangement peu prolixe sur ce sujet, les relations fraternelles sont le plus souvent traitées comme étant le reflet des liens parents-enfants ou dépendant d’eux. Comme la famille, le sous-groupe fratrie est socialement et culturellement construit. Douville (2000) propose de définir la fratrie comme « un aspect défini d’un moment donné du lien entre un sujet et un autre, dont la logique est immergée dans l’ensemble des structures de la parenté, elles-mêmes inséparables des rapports sociaux globaux ». Toujours en les intriquant de façon complexe aux liens parentaux, la littérature, le cinéma, les mythes font apparaître la complexité des processus de fraternité et montrent notamment l’importance que prennent les phénomènes identificatoires à travers certaines mises en scène, comme celles de l’inceste fraternel, du fratricide ou encore des couplages frères/sœurs.
3 Suivant la culture environnante, les événements rencontrés par la famille, les caractéristiques de chacun de ses membres, la fraternité adopte différents contours, prend différents visages. La fratrie peut être considérée comme le prototype de la structure symbolique subordonnée aux évolutions sociales et culturelles. La fraternité se coconstruit entre enfants, sous le regard plus ou moins intervenant des parents, toujours à l’intérieur d’une certaine « enveloppe » sociétale et culturelle, pour reprendre l’expression de Kaës (1998). Ce cadre contenant sociétal et culturel est créateur de sens pour le groupe et ses membres. Il arrive que les traumatismes effractent ces enveloppes et obligent à un travail de retissage de liens socioculturels pour soutenir les processus de pensée mis à mal par le trauma réel, ce qui est particulièrement complexe et long. Selon Kaës (1998), la culture aide à maintenir les repères identitaires et la continuité selon plusieurs oppositions binaires fondatrices de l’humain : celle du « plaisir/déplaisir » ; celle du « lien/non-lien » ; celle du « Moi objet total (ego)/non-Moi objet total (alter) », liées et séparées, qui supposent la pensée de la séparation ; celle de la différenciation entre le monde familial et la société qui l’introduit, au sens du « nous/non-nous ». Ainsi, chaque sujet fonde son identité à l’aide de l’organisateur fondamental qu’est la culture.
4 Le lien fraternel est souvent codifié dans les cultures extra-occidentales à travers, par exemple, la hiérarchisation des places dans les familles, hiérarchisation notamment marquée par les rites de passage. Le statut du fils aîné, à qui incombe la responsabilité de la transmission des valeurs familiales, en place de figure paternelle, a une influence sur les liens qu’il établit avec ses frères et sœurs et les enjeux psychiques qui en découlent tant pour lui que pour le groupe fraternel. L’alliance fraternelle ne peut être, dans ce cas, envisagée ou traitée de la même manière qu’en Occident. Pourtant le droit d’aînesse qui a jadis existé en France s’apparente tout à fait à ce statut du fils aîné caractéristique d’autres cultures actuelles – droit qui semble encore s’exprimer à travers l’inconscient collectif de la famille, notamment dans des milieux sociaux privilégiés. Le statut du fils aîné introduit aussi une discrimination sexuelle à l’égard des filles, ce qui n’est pas sans poser problème dans l’alliance fraternelle au sein d’une fratrie, discrimination souvent accentuée en situation migratoire. Ainsi la fratrie se définit en fonction de tous ces paramètres pour fonder ses alliances, ses rivalités, ses secrets, ses non-dits, etc.
5 Dans ce numéro, diverses formes d’expression culturelle des liens fraternels sont évoquées, soulignant la manière dont ceux-ci se trouvent pris dans des processus complexes de transmission impliquant la gestion de la différence des sexes, les pactes dénégatifs pour préserver le secret, la complicité féroce dans le combat guerrier et dans la façon d’expier le crime. Pour débattre de ces questions, nous avons réuni des praticiens et des chercheurs qui travaillent avec des fratries venant de tous les continents – certaines familles ont fui après avoir subi des traumatismes collectifs majeurs, d’autres ont émigré pour des raisons économiques avant ou après la naissance de leurs enfants.
6 Toutes manifestent une souffrance psychique aiguë les conduisant à rencontrer des soignants. Ces articles, par la diversité des pratiques qu’ils évoquent, montrent la double nécessité d’avoir un cadre théorique solide et de pouvoir ajuster le cadre de l’intervention aux situations extrêmes auxquelles les fratries évoquées ont dû et doivent encore faire face. La question de la transmission entre générations est abordée dans quasiment tous les articles et il s’avère que, souvent, la fratrie comme groupe peut avoir un rôle aidant dans ce processus. Les cas évoqués obligent à mettre en tension l’ordinaire de l’humain et les spécificités des enveloppes culturelles intrinsèquement impliquées dans la gestion des traumatismes subis par les groupes familiaux et par chacun de leurs membres.
7 Comme c’est l’usage dans Dialogue, ce dossier présente des réflexions s’appuyant sur la pratique et les nourrissant des résultats de travaux de recherches systématisées. Ce qui montre la fécondité de ces deux modes de connaissance des liens fraternels dans leur rapport au soin psychique. En introduction à ce dossier, à partir d’une revue des différentes théories sur la question, Yolande Govindama montre la complexité des enjeux psychiques familiaux et individuels des liens fraternels dans différentes cultures. Elle insiste sur la variabilité de la notion de famille et de celle de parenté fondée sur le tabou de l’inceste consanguin et symbolique. Ensuite, Ivy Daure et Odile Reveyrand-Coulon discutent des spécificités de la situation d’exil à partir d’une recherche. Elles soulignent que la migration remet en question l’équilibre des places et des rôles de chacun des enfants de la fratrie. Elles illustrent leurs analyses par des cas permettant de saisir les aménagements qui se font au sein de ce groupe, pouvant soutenir le déroulement favorable de la thérapie familiale. C’est à partir de deux vignettes cliniques d’adolescents pris en charge par la Protection judiciaire de la jeunesse que Zohra Guerraoui et Stéphanie Mousset montrent que la fratrie peut devenir un espace intermédiaire dans les remaniements psychoaffectifs et culturels affectant l’adolescent et sa famille en situation d’interculturalité. Ces liens peuvent servir d’étayage à l’affirmation identitaire et à la socialisation ou être le lieu de projection, et donc d’expression des défaillances des fonctions parentales. Nadia Lazli et Didier Drieu évoquent la question des familles d’origine nord-africaine installées en France. Pour cela, ils s’appuient sur une pratique de thérapie familiale et également sur les résultats de recherches. Cette double inscription leur permet de réfléchir de manière très stimulante aux questions relatives à la construction des identités des jeunes nés de parents nord-africains et de leurs liens fraternels. Ils évoquent l’impact du sexe sur ces processus et le groupe fratrie comme espace de médiation potentiel dans les thérapies familiales. Ensuite, à partir d’une pratique de recherche, Claudine Uwera Kanyamanza, Jean-Luc Brackelaire et Naasson Munyandamutsa discutent du rôle de suppléance de l’aîné et le destin de la fratrie dans les ménages d’enfants sans parents au Rwanda après le génocide perpétré contre les Tutsis. Pour clore cette partie, Sandra Guigueno, à propos du cas d’une famille tchétchène, montre l’intérêt d’instaurer un cadre souple d’écoute et de soin qui peut associer, au fil du temps et de l’évolution de la thérapie et de la famille, des membres différents de la famille. Elle défend l’idée que ce travail thérapeutique en groupe peut venir en complément d’un travail individuel avec un des enfants de la fratrie.
8 En hors thème, à partir de l’analyse du contenu des quotidiens réunionnais, Daniel Pothin décrit les modes de fonctionnement et les relations prédisposant au passage à l’acte dans les crimes et délits sexuels intrafamiliaux. Il distingue ces crimes en fonction des acteurs de la famille qui y sont impliqués et souligne que, dans tous les cas, la mère est un personnage central dans ces délits. Un second article, écrit par une conseillère conjugale et familiale, Anne-Marie Barbier-Pessault, évoque les relations garçon-fille en milieu scolaire. Elle y décrit l’instauration des espaces de réflexion qui tiennent compte des représentations personnelles, des affects et désirs des adolescents. Pour clore cette partie, la rédaction a demandé à Nadia Kacha, psychologue algérienne, de reprendre pour Dialogue un texte écrit pour un colloque qui s’est tenu à Alger en 2011. L’objectif étant de permettre aux collègues français d’avoir une représentation de l’histoire de la profession de psychologue et de ses aléas dans un pays certes étranger, mais où les références théoriques à la psychanalyse restent très importantes. Le billet d’humeur que nous publions dans ce numéro rappelle opportunément que ce que cette collègue décrit comme liens complexes entre le politique et le soin psychique n’est hélas pas si loin de notre réalité actuelle.