1Dans nos sociétés occidentales, de nouveaux modèles président au devenir des femmes et soutiennent, en dehors de la fonction maternelle et de la sphère familiale, d’autres formes socialement reconnues d’accomplissement de la féminité. La contraception, l’accès aux études et au monde professionnel ont radicalement transformé la vie des femmes, leurs rapports aux hommes et à la procréation. Si la maternité a cessé d’être le centre de l’identité féminine, elle apparaît encore aujourd’hui comme indispensable à une pleine réalisation de soi, cet objectif prescrit par notre modernité. En même temps le rapport à l’enfant s’est considérablement modifié : l’enfant est devenu l’objet d’une telle attention dans les différents secteurs du politique, du médico-social, du juridique et des médias qu’il a, à son insu, contribué à dessiner un modèle de plus en plus normatif et exigeant de l’être mère.
2Dans le contexte actuel d’une valorisation sociale de la grossesse et de ses bienfaits en termes de bonheur, de réussite et d’épanouissement personnel, il est fait peu de place à l’expression des difficultés inhérentes au devenir mère tant ces éléments risquent d’entamer une représentation idéalisée du maternel. La maîtrise contraceptive n’a en rien résolu les problèmes existentiels de la sexualité humaine et de l’enfantement, de même que la possibilité de choisir d’accéder à la maternité ne suffit pas à atténuer les problématiques qui lui sont liées.
3La parole de femmes enceintes et de jeunes mères permet de repérer les inquiétudes et les bouleversements intimes qui président au maternel. Le vécu de la grossesse avec ses transformations physiques et le travail psychique qu’il engage confronte notamment la femme enceinte à une expérience de passivité, génératrice de conflictualité et d’angoisse. Dans sa conceptualisation de la position passive féminine au niveau du sexuel féminin, J. Schaeffer a spécifié les « angoisses du féminin » en jeu au cours de l’existence féminine comme étant celles de « l’ouverture et de la fermeture du corps » (Schaeffer, 1997). Pour une femme, c’est l’intérieur du corps qui, par envahissement ou intrusion, est objet d’angoisse. En ce sens, l’admission à l’intérieur de soi d’un nouvel être qui va modifier le corps propre suscite l’apparition d’une angoisse liée à l’effraction et à sa dimension menaçante. Ainsi l’angoisse serait un élément constant du devenir mère dans le temps de la grossesse, venant refléter les enjeux majeurs de ce passage existentiel. Elle témoignerait de la réactualisation d’éléments conscients et inconscients de l’histoire subjective et des difficultés qui jalonnent la construction psychique du maternel. Mise en lien avec l’expérience de passivité, l’angoisse permettrait d’entendre autrement les réactions ambivalentes et défensives vis-à-vis du phénomène gestationnel et de la maternité.
4Cette réflexion est issue d’une pratique clinique au sein d’un service de maternité-gynécologie. À côté des données recueillies lors des entretiens effectués dans le cadre du suivi hospitalier de femmes enceintes, des entretiens de recherche ont été menés et l’attention a été portée sur la manière singulière dont ces futures mères évoquaient le temps présent de leur grossesse, en lien avec leur histoire personnelle et la projection dans le temps de la naissance de l’enfant.
5Les femmes que nous avons écoutées témoignent chacune de problématiques qui leur sont propres. Il existe toutefois des points de recoupement dans leurs propos, en rapport précisément avec le vécu d’une passivité inhérente à la période de la grossesse. Cette expérience et l’angoisse qui l’accompagne fréquemment ne dénotent pas un fait psychopathologique mais viennent au contraire mettre en exergue ce qui se joue de si particulier pour une femme enceinte dans le rapport à son corps propre. Ainsi, l’expérience très particulière de l’investissement corporel par le fœtus et les sensations qui en découlent ne vont pas sans un sentiment d’étrangeté difficilement exprimable. Une dynamique psychique inconsciente d’incorporation et de rejet de l’enfant à naître semble également à l’œuvre. Elle se joue à un niveau fantasmatique dans l’ambivalence des sentiments envers ce nouvel objet d’amour, et peut aussi se répercuter à un niveau physiologique dans certaines difficultés somatiques.
6Par ailleurs, à travers l’expression voilée d’expériences psychiquement et physiquement douloureuses durant la grossesse, une impression d’atteinte corporelle domine, appelant une mise en représentation psychique. Alors même que ce temps est présenté au niveau social comme satisfaisant et heureux, des sentiments contraires percent dans le discours des femmes enceintes et viennent ainsi refléter les altérations rencontrées.
L’angoisse à la source, les enjeux du devenir mère pendant la grossesse
7Évoquer l’angoisse renvoie à l’idée d’une situation éprouvante et inquiétante par le caractère énigmatique et incontrôlable de sa survenue. Pourtant, cette expérience de « resserrement », comme l’indique son étymologie latine, se répète indéfiniment dans l’existence humaine.
8Le premier mouvement psychique de ce temps du maternel se dévoile lors de l’annonce de la grossesse, entraînant toujours un effet de sidération, un vacillement du sujet (Spiess, 2009, p. 109), quel que soit le désir conscient qui accompagne cette nouvelle. L’assimilation et l’appropriation d’une image de soi mouvante requièrent une maturation qui chemine progressivement en prise avec les changements physiologiques.
9La grossesse permettrait une « rencontre intime avec soi-même » (Bydlowski, 2000, p. 93), liée à une levée temporaire du refoulement permettant à la femme d’accéder facilement à des événements habituellement refoulés et concernant sa petite enfance. Un retissage des problématiques œdipienne et préœdipienne s’effectue alors sous la coupe du « pouvoir réintégrateur de la maternalité » (Racamier, 1979, p. 199), jusqu’à l’obtention d’un nouvel entrelacement du tissu psychique. Cette profonde mobilisation psychique, en raison des enjeux infantiles ressurgis, contribue alors à une fragilisation et une tendance à la labilité de la structure. La perte des repères préalablement établis vers un horizon inconnu déstabilise davantage encore le psychisme maternel et concourt à l’avènement de conflits psychiques concernant l’ambivalence du désir à l’œuvre dans la grossesse.
10Le bouleversement provoqué par l’advenue d’une grossesse entraîne ainsi une certaine fragilité psychique, susceptible de constituer une porte d’entrée à l’angoisse dans une dimension plus soutenue qu’elle ne l’est à d’autres moments de la vie d’une femme.
La relation archaïque à la mère revisitée
11De plus, ce remaniement identitaire de grande ampleur engage l’identification à l’image maternelle, le devenir mère invitant la femme à accepter de céder sa place de fille de afin d’investir celle de mère de. La femme enceinte se retrouve dans la position de sa propre mère et l’enfant à venir prend la place qu’elle occupait jusqu’à présent.
12La proximité identificatoire confronte à l’étrangeté du lien à la mère. « En se découvrant à la même place que sa mère, c’est le danger d’une régression identificatoire et d’une dépersonnalisation qu’elle court, de même qu’une collusion à cette image maternelle archaïque et toute-puissante, entraînant alors la reviviscence du fantasme de fusion dont la menace subjective majeure concerne l’annihilement total à la “matrice originelle” » (David, 2006, p. 95). La question de la jouissance première de la mère archaïque, c’est-à-dire la jouissance autre qui agit sur le corps, comme durant les temps relationnels précoces, est alors réactualisée. L’opération identificatoire particulière en jeu dans la grossesse nécessite une capacité de régression sans danger vers ses origines dans une visée de perpétuer l’image maternelle tout en s’en différenciant. Son impossibilité psychique provoquerait angoisse et dépression.
Affects de culpabilité
13Le cours de la gestation se dérobe à la maîtrise de la femme enceinte et les affects ambivalents envers l’enfant porté s’accompagnent d’angoisse et de culpabilité, renvoyant au sens inconscient qu’ils revêtent dans le psychisme maternel. Cette ambivalence de la future mère ne se laisse bien souvent capter que dans son côté positif, obligeant à un refoulement des données négatives inavouables, mais qui peuvent faire retour dans des formations réactionnelles ou des manifestations somatiques. Il est reconnu que la grossesse ne va pas sans conflictualité, amenant la femme « à arbitrer la lutte entre le moi et le non-moi, l’amour et la haine, la vie et la destructivité » (Lechartier-Atlan, 2001, p. 443). Et c’est l’aménagement des mouvements hostiles et des sentiments agressifs à l’égard du fœtus qui permet que se constitue la capacité maternante.
14L’enfant imaginaire intervient dans le psychisme féminin selon la négociation des enjeux œdipiens et identificatoires. Cette image que se forge la femme est ce qui rend possible un investissement narcissique de l’enfant, un premier don d’amour. Chez toute femme enceinte peut surgir une impression d’inquiétante étrangeté (Bydlowski, 2000), produite par l’inconnu que représente l’enfant à venir, appréhendé comme partie d’elle-même, mais se développant dans une visée d’autonomisation par rapport au corps maternel. C’est alors par la fantasmatisation de ce qu’elle porte dans son ventre, de cet autre y vivant sans être totalement présent, qu’elle répond à cette impression déroutante. H. David (2006) évoque d’ailleurs l’angoisse des futures mères devant l’inconnu de leur situation actuelle et future et l’inauguration de ressentis nouveaux qui les submergent et font perdre les repères préétablis.
15Dans cette optique, peut-on penser la présence d’angoisse comme une expression psychique de la difficulté d’intégrer les données de l’expérience que la femme enceinte est en train de vivre, engendrant alors une impression de non-maîtrise des événements psychiques et somatiques de la grossesse ?
Les expériences de passivité au cours de la grossesse
Enjeux corporels du féminin : corps creux, corps contenant
16Le corps féminin constitue un lieu de passage dans les deux sens, dans lequel la dynamique d’incorporation-rejet est constamment à l’œuvre, de manière inégale toutefois puisque le mouvement pulsionnel vers l’intérieur du corps est privilégié : « La rétention de l’objet de plaisir à l’intérieur du corps est une réalité féminine » (Anzieu, 1989, p. 47). La constitution corporelle en creux de la femme renvoie ainsi à un espace d’attente, un réceptacle du pénis, de l’enfant, et amène à la dialectique du recevoir/donner, retenir/évacuer. L’orifice sexuel ouvert sur l’extérieur laisse échapper, sans possibilité de maîtrise, le sang, l’enfant… L’expérience réelle de la perte constitue un enjeu du corps féminin ; la femme est constamment confrontée à ces temps de perte, dans le rythme menstruel d’une part, mais également lors de l’accouchement où la passivité de son corps contraste avec l’activité « non négociable » (Cournut-Janin, 1998, p. 61) de la descente du fœtus, et met en jeu l’angoisse de castration. La maternité peut être conçue comme la disparition d’une libre disposition de son propre corps dans laquelle la femme enceinte se voit confrontée à une perte de maîtrise.
17Dans la grossesse, la passivité est remise sur le devant de la scène par un corps investi de l’intérieur et fait intervenir la question de l’effraction qui se joue sur le versant de l’acceptation de ce représentant phallique à l’intérieur de soi. Cette expérience, confrontant à l’ouverture à l’altérité, invite la femme à devenir le lieu de l’Autre. L’angoisse engagée concernerait le risque d’un envahissement du corps par ce qui se meut depuis peu dans cet intérieur corporel, puisque « ce qui remplit une femme peut aussi bien la combler que venir prendre sa place » (Schneider, 2004, p. 139). Dans ce cadre, les défenses psychiques employées auraient pour visée de conjurer le risque d’altération et de retrouver une consistance active sur les événements.
18Toutefois, ce corps féminin retient également en lui temporairement l’objet de désir concrétisé sous la forme du pénis ou du fœtus. Le corps plein, phallique de la grossesse apporte un sentiment de complétude imaginaire, une illusion de toute-puissance réactualisant les conflits infantiles.
Destins de la passivité dans la position féminine
19La femme, investissant une position d’accueil, se trouve perpétuellement dans un vécu d’effraction de l’intérieur corporel. Dans la relation sexuelle, elle doit faire face à l’angoisse de la non-maîtrise du plaisir charnel et à la passivité de ce corps qui prend en lui ce qu’apporte l’autre partenaire. Selon J. Schaeffer (1997), c’est l’homme, par un mouvement d’effraction active sur le corps de la femme, qui vient inaugurer son féminin. Dans cette théorisation de la passivité et du masochisme, le moi se trouve à chaque instant en lutte avec des données pulsionnelles qui l’assiègent et dont il doit, d’une manière ou d’une autre, admettre l’existence du fait de son étroite dépendance à ces quantités libidinales. En particulier, le psychisme féminin doit successivement faire face, sans négociation possible, à l’advenue d’« effracteurs nourriciers » (ibid, p. 18) porteurs du pulsionnel. Le « travail de féminin » (ibid, p. 40) consiste alors à ce que le moi puisse concevoir d’être continuellement pénétré par la pulsion sexuelle en lui offrant une ouverture. Dans ce cadre, la passivité par rapport à l’advenue de la pulsion est conçue comme une position de réception, insupportable pour le moi de par son caractère intrusif, mais profitable puisqu’elle ouvre la porte à la jouissance.
La difficulté de contenir et maintenir en soi
20Dans l’histoire de madame V, les expériences de passivité apparaissent comme constituant une modalité du vécu féminin lors d’une grossesse, fréquemment suscitées par l’investissement corporel nécessaire par le fœtus et les sensations physiologiques qui en découlent.
21Dans les propos de cette jeune femme, l’angoisse surgit en lien avec les processus psychiques que nous venons de rappeler. Cependant deux modalités prédominent, l’une coïncidant avec la singularité de son histoire, en particulier une précédente fausse couche, l’autre avec l’inévitable perte de maîtrise de son corps pendant la grossesse et l’accouchement à venir.
Un antécédent de fausse couche
22Madame V entre dans le discours en soulignant d’emblée la particularité et les difficultés de sa grossesse, en lien avec la fausse couche vécue peu de temps avant : « Ça va être un peu compliqué. En fait, c’est assez spécial comme grossesse, parce que je suis sortie d’une fausse couche en juin et tout de suite au mois de juillet, c’est-à-dire le mois d’après, j’étais de nouveau enceinte. » La jeune femme paraît planter le décor de l’éprouvé actuel de sa grossesse, indissociable d’une précédente expérience de perte. Elle montre sa difficulté à synchroniser la temporalité extérieure qui désigne une nouvelle grossesse et la temporalité psychique qui se situe encore dans un temps d’élaboration de la perte. La grossesse semble avoir été difficilement investie au début, arrivant trop tôt après la fausse couche. Ainsi, cette grossesse est tout d’abord déniée : « Le fait qu’elles soient rapprochées comme ça, je me disais : est-ce que ça va pouvoir être une grossesse évolutive, ou pas ? » L’expression douloureuse de cette perte provoque une tentative de dédramatisation par des propos généralisés et de déculpabilisation à travers le recours à la fatalité : « On sait que ce sont des choses qui arrivent et qu’on n’y est pour rien, mais c’est toujours un petit peu dur quand même. »
23Par une expression qui semble dénoter un lapsus, « j’avais peur d’espérer un peu que ce soit une grossesse à terme », madame V révèle son ambivalence au début de la grossesse, oscillant entre l’investissement de cet enfant potentiel et la nécessité repérée de déplacer son amour sur le nouvel enfant en devenir. Cet antagonisme semble avoir été extériorisé par la voie somatique : « Du coup ça a été un petit peu difficile les premiers mois, vu que j’étais tout le temps malade. »
24Le début de sa grossesse a été ainsi plutôt chaotique, baigné d’angoisses par rapport à quelque chose qui paraissait venir trop tôt et qu’il fallait quand même à tout prix sauvegarder.
25Dans les propos de la jeune femme transparaît l’angoisse face à la possibilité d’une nouvelle perte. L’angoisse est alors, dans ce cadre, raccrochée à un élément de l’histoire personnelle. Il semble se matérialiser ici une problématique touchant au maintien à l’intérieur, à la rétention et à l’expulsion. En effet, dans les premiers temps de la grossesse, il s’agit pour la jeune femme d’une nécessité que cet enfant tienne à l’intérieur de son corps sans s’en échapper. Pour elle, l’enjeu concerne également la possibilité de s’investir dans cette grossesse, la capacité d’entrer dans une position psychique d’accueil et d’acceptation d’un nouvel être qui viendrait se loger dans son corps, tandis qu’elle ne se sent, au départ, « pas complètement dans cette grossesse ». La jeune femme n’investira pleinement ce ventre en tant que porteur d’un enfant à naître qu’à partir du moment où elle sera certaine de la viabilité du fœtus, soit au septième mois de grossesse. Il s’agit alors d’une « enfant » qui peut ainsi faire l’objet d’une nomination, dès lors qu’il n’est plus pensé dans un contexte dangereux de perte.
L’épreuve de la passivité
26Le début de la grossesse de madame V inaugure de nouvelles sensations – « C’était assez bizarre au début » – qui nécessitent un temps de compréhension et d’appropriation. Les premiers mouvements, principalement, sont investis comme les débuts de l’interaction avec le fœtus. Ils contribuent également à une prise de conscience plus concrète par rapport à la représentation de ce qui se trouve en développement en son sein. Les « mouvements à l’intérieur » fascinent la jeune femme.
27Plus tard, elle développera longuement les aspects gênants de cette grossesse qui l’entrave dans ses mouvements et entraîne des désordres physiologiques, notamment une baisse de tension. Ceci la place dans une impression de passivité subie par rapport aux modifications corporelles. Listant ces changements pénibles, elle concède que la grossesse ne constitue pour elle nullement un temps d’épanouissement : « On pourrait dire que je n’aime pas tellement être enceinte en fait. C’est peut-être le cas, c’est bizarre à dire, il y a des femmes qui adorent, je le sais, mais moi non, je me dis que c’est bon au bout de deux, c’est fini, au cas où on adoptera. C’est peut-être choquant, je ne sais pas. » Elle semble se sentir davantage diminuée que remplie par l’enfant qui grandit en elle.
28L’ensemble de l’entretien est ainsi imprégné de ce qu’on pourrait pointer comme une angoisse face à la diminution des fonctions – « quand on est enceinte, ça demande des sacrifices » – et à la passivité que suggèrent les bouleversements physiologiques incontrôlables qui retentissent sur le vécu psychologique de cette grossesse. Dans ses propos, d’ailleurs, la singularité subjective s’évapore au profit d’une dimension impersonnelle – « on », « ça » – qui appuie l’impression de la jeune femme de s’absenter de ce corps agissant indépendamment de sa propre volonté.
29L’événement de la grossesse semble pensé comme une perte de contrôle de son corps, qui évolue sans possibilité de maîtrise. Un corps qui la limite dans les activités qu’elle faisait jusqu’alors, comme la pratique sportive, une implication physique intense dans son travail… Les difficultés affluent en masse – « les gros coups de fatigue, un col qui était déjà ouvert et puis le bébé qui ne pren… enfin, je ne prenais pas de poids donc c’est vrai que c’était pareil et puis, par rapport à cette fausse couche que j’avais faite avant, c’était assez compliqué à gérer, assez dur » – et entraînent un temps de fragilité psychique qui remet à jour les souffrances antérieures. Madame V demeure confrontée à la même question : comment accepter la passivité liée à l’investissement de l’autre en soi, propre à l’état gestationnel ?
30La fin de la grossesse modifie fortement l’image du corps, qui se présente dans une dimension imposante : « On commence à se sentir un peu baleine au bout du neuvième mois. » Toutefois, les principaux enjeux corporels se fixent toujours sur la perte des « capacités physiques » qui confronte à cette passivité qu’il faut accepter pour le bien du bébé. En fin de grossesse, madame V évoque ses difficultés à attendre la naissance de son enfant. Cette attente la place dans une passivité inconfortable, accentuée par le sentiment d’incapacité à faire naître cet enfant au moment voulu par elle. La demande médicale de retenir l’enfant encore quelque temps est comprise comme une contrainte qu’elle ne peut gérer à sa guise. Ce corps doit être mis au repos, investir une position d’attente passive là où la jeune femme souhaiterait agir : « Pour moi c’est très difficile de rester posée à ne rien faire. » Ce sentiment de passivité est renforcé par la formulation de ses propos qui donne l’impression que son corps ne lui appartient plus complètement : « C’est d’attendre tous les jours, on se dit : bon ce sera peut-être pour aujourd’hui, et puis on commence à fatiguer. »
31Au premier abord, la parole autour du moment de l’accouchement ne révèle pas de craintes particulières, la jeune femme ayant déjà vécu un accouchement qu’elle qualifie d’ailleurs du « plus beau jour, pour l’instant, de ma vie ». Beaucoup de défenses sont mises en jeu par rapport au vécu de la mise au monde de sa fille, moment enjolivé et apparaissant dans une dimension idéalisée. La thématique de l’accouchement est reprise dans le discours avec l’abord spontané de « l’appréhension de la césarienne » qui dévoile alors certaines angoisses. L’angoisse d’un envahissement permanent du corps par le bébé, déjà repérée précédemment, se voit maintenant réactualisée par le risque imaginé d’un passage impossible du fait d’un bassin étroit. Une autre phrase exprime vraisemblablement le double risque d’une évacuation impossible du bébé et d’un dommage corporel lors de son expulsion : « Je n’ai pas un bassin très large. Je me dis : s’il est trop gros, ça ne passera peut-être pas. Donc au début, pendant la grossesse, je m’y prépare et une fois que le scanner a été fait, je me dis c’est bon, il va passer, pas de souci. » Dans ces propos, un fantasme d’éclatement semble en jeu, qui génère d’intenses angoisses et oblige à une mise à distance rapide, appuyée d’éléments médicaux rassurants. Le risque concerne ici un déchirement du corps provoqué par le passage du bébé. Il est également mis en lien avec la difficulté imaginée du « lien après avec le bébé », si toutefois une césarienne devait être réalisée. Ce questionnement personnel relance l’angoisse de la jeune femme de ne pas pouvoir être délivrée du contenu sans une atteinte corporelle. Il laisse entrevoir les affects négatifs culpabilisants envers le nouveau-né, qui pourraient survenir suite au préjudice causé sur le corps maternel.
32C’est ainsi que tout au long de la grossesse de madame V, la question de la passivité se donne à entendre : entrave à la possibilité d’agir librement, angoisse d’envahissement corporel, immobilisation forcée jusqu’à la naissance… Toutefois, l’écoute proposée lui permet de cheminer par rapport à ces questions et de parler de la grossesse comme d’un moment difficile à vivre pour elle, sans mettre en péril le désir pour l’enfant qu’elle porte.
L’angoisse et l’expérience de la passivité, enjeux de la pratique clinique en service de maternité
33L’ensemble de ces éléments du vécu subjectif de la grossesse nous permettent d’entrevoir la question de l’angoisse comme une donnée advenant du fait même des enjeux subjectifs à l’œuvre dans le temps gestationnel. L’ambivalence envers l’enfant à naître déstabilise et entrave les élaborations psychiques lorsqu’elle se fait sentir à la conscience. De même, l’investissement du corps par un autre et la passivité inévitable dans cette mise en jeu du corps confèrent de l’angoisse qui doit alors être recouverte par des défenses psychiques. Dans ce temps du devenir mère, il s’agit de passer par plusieurs étapes successives d’acceptation d’un investissement interne de son propre corps, d’une perte de contrôle face aux événements subis, ou encore d’une attente sans possibilité d’y apposer sa propre volonté. Ainsi, l’angoisse serait à rapprocher de la passivité, en tant qu’expérience d’abandon de soi à l’autre, un autre à la fois proche et étranger, psychiquement envahissant et prenant toujours plus de place dans le corps de la femme. Il s’agirait d’une angoisse révélée par toute l’ambivalence présente chez la femme enceinte entre son désir conscient de donner la vie, partie socialement reconnue et acceptée, et ce qu’elle vit réellement du côté d’une passivité inévitable. Cette disposition semble intriquée à l’acceptation d’un passage par la position passive dans la grossesse, suscitant alors diverses angoisses en lien avec un corps qui peut sembler affaibli, malmené, envahi, et dont l’évolution n’est pas maîtrisable.
34Les difficultés qu’évoquent les femmes enceintes rencontrées concernant leur corps modifié par la grossesse et l’ambivalence omniprésente envers l’enfant à naître colorent ce désir et l’angoisse concomitante. L’inquiétante étrangeté que confère la confrontation à toutes ces nouveautés qui interviennent dans le corps constitue également une porte d’entrée à un ressenti angoissant. Ainsi le vécu de la maternité, malgré les progrès scientifiques qui tentent de l’objectiver, reste pour chaque femme une expérience singulière prise dans l’ambivalence. Comment le travail psychique du devenir mère peut-il s’élaborer dans un contexte où les discours d’ordre public et social mettent en avant la dimension normative de la fonction parentale à travers des compétences à développer et à soutenir ? L’instauration d’un entretien prénatal précoce tel qu’il est prévu dans la loi [1], réalisé systématiquement au quatrième mois de grossesse afin de structurer la préparation à la naissance et à la parentalité, ne paraît pas prendre en compte la complexité des enjeux subjectifs liés au devenir parent.
35Dans ce contexte médical, il est demandé aux femmes enceintes d’abandonner provisoirement leur corps pour leur bien et celui de leur futur enfant. Pour certaines femmes, la difficulté se joue du côté d’une nécessaire acceptation de cette position d’attente passive – on pense particulièrement aux femmes qui doivent être alitées – qui leur est prescrite. Ici apparaît bien souvent la culpabilité de l’activité qu’une femme enceinte exprimait par ces mots : « J’aurais pas dû en faire autant. » Le temps de la grossesse est un temps avant tout dévolu à l’enfant à naître, un temps investi d’un être en devenir. L’exclusion de la femme enceinte comme sujet ne va pas sans le risque d’une culpabilisation de la future mère et d’une stigmatisation du côté de ses capacités maternelles.
36Les femmes enceintes rencontrées dans le cadre d’une hospitalisation témoignent ainsi très souvent de ces temps durant lesquels elles se sentent submergées par ce qui se passe dans leur corps. Une femme enceinte de sept mois a pu exprimer sa crainte d’un accouchement prématuré et son désarroi face à ce qu’elle ne pouvait que constater : le col de l’utérus s’ouvrait. Mais le plus éprouvant pour cette femme se trouvait dans les demandes de l’équipe soignante de rester allongée, tandis qu’elle désirait une « position » active qui lui aurait peut-être procuré un sentiment de réappropriation corporelle et psychique.
37S’interroger sur la question de l’angoisse dans le temps de la maternité offre des éléments de réflexion pour la pratique clinique avec les patientes et leurs proches dans les services de maternité. Il s’agit en effet de se mettre à l’écoute de l’expression subjective et d’entourer ce passage riche en remaniements psychiques, sans que cette proposition de parole ne signe forcément une préoccupation de repérage psychopathologique de la part des professionnels. Même lorsque la grossesse suit son cours de manière silencieuse et ordinaire, toute femme se trouve confrontée à des expériences particulières d’investissement corporel, d’atteinte physique ou encore d’attente passive. Il semble alors important qu’une élaboration en paroles puisse se faire autour des conflictualités qu’éveille la maternité selon ce qui se joue singulièrement pour une femme.