CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Il nous a semblé important d’initier ce dossier en revenant sur les travaux de Vincent de Gaulejac et Serge Tisseron, deux praticiens et chercheurs qui ont contribué, chacun à leur manière, à faire évoluer les idées et les pratiques autour de la honte, de ses sources et de ses conséquences. Nous les avons réunis tous les deux afin de discuter du contexte de leurs recherches passées. Celles-ci ont soutenu et nourrissent encore aujourd’hui de nouvelles pratiques, souvent tournées vers des sujets jusqu’alors inaccessibles aux soins. Ces échanges ont surtout porté sur trois niveaux.

2 Une première série de questions concerne les raisons, le contexte qui ont amené ces deux auteurs à s’intéresser à la question de la honte. Qu’est-ce qui les a poussés dans leur parcours de chercheur et praticien (sociologue ou psychanalyste) à se mobiliser sur ce sujet ? Un autre sujet concerne davantage les problématiques de leurs travaux, ce qui a pu s’avérer novateur dans l’après-coup. Qu’est-ce qui leur semble le plus heuristique dans leurs recherches hier et aujourd’hui ? Dans le même registre, comment pouvons-nous envisager, en fonction des thématiques actuelles, certains prolongements à leurs travaux ?

3 Dans le cadre de la revue Dialogue, nous nous devions aussi de nous intéresser aux pratiques, le souci d’initier une alternative au soin individuel ayant beaucoup influencé nos pratiques par rapport au couple et à la famille. Ainsi, comment la honte questionne-t-elle, est-elle questionnée et s’impose-t-elle comme un objet de réflexion dans les pratiques de chercheurs mais surtout dans nos pratiques cliniques actuelles ? Tout d’abord, comment pouvons-nous comprendre l’émergence de ce thème de la honte dans les années 1980 et 1990, à un moment où ressortent d’autres questions comme la souffrance sociale, la question du transgénérationnel, etc.?

4 Vincent de Gaulejac : On peut peut-être commencer comme cela, l’émergence de ce sujet dans notre histoire de chercheurs et dans l’horizon politique. Pour moi, cette question a émergé bien longtemps avant que je sois chercheur, quand j’étais éducateur de rue. À ce moment-là je n’avais pas de formation de travail social et les jeunes disaient toujours : « C’est la honte, c’est la honte. » Puis j’ai été amené dans le cadre du Laboratoire de changement social à développer un programme de recherche sur « Honte et pauvreté » par rapport à une réflexion qui existait en sociologie sur l’invalidation, la stigmatisation, la dévalorisation. Nous retrouvons tout ce que Bourdieu appelle les « violences symboliques » et les glissements entre « être pauvre » et « être un pauvre type » (être disqualifié, invalidé). Alors, ces jeunes développaient tout un ensemble de rituels de neutralisation du risque d’être confrontés à des images négatives. Entre eux, je pense qu’il s’agissait de jouer et de résister, je dirais, à la violence humiliante par rapport à la société. Ce sont ces premières idées qui m’ont amené à m’intéresser à la honte et c’est à cette occasion que j’ai rencontré Serge. Nous voulions à ce moment-là aborder le sujet en proposant une approche pluridisciplinaire parce que j’avais constaté alors dans mon champ de recherche que seuls les anthropologues avaient un peu travaillé la question. Ainsi distinguaient-ils à l’époque une culture de la culpabilité et une culture de la honte, renvoyant aux codes de l’honneur. Toutefois, les sociologues, eux, s’étaient arrêtés sur la question du repérage du processus de la stigmatisation chez Goffman, d’invalidation, mais n’allaient pas dans l’intériorité du côté des individus. Autrement, ce qui m’avait frappé à l’époque, du côté de la psychanalyse, c’est que la honte n’était pensée qu’en relation à la culpabilité et celle-ci venait en quelque sorte prendre toute la place, empêchant de penser la honte comme un sentiment dissocié des sentiments de culpabilité. Ainsi, il peut y avoir de la culpabilité sans honte – c’est vrai qu’il y a rarement de honte sans culpabilité. J’ai commencé à réfléchir en allant chercher aussi bien du côté de la psychanalyse que du côté de la sociologie. Serge n’avait pas encore écrit son ouvrage et il n’y avait pas grand-chose sur le plan des publications. C’est d’ailleurs auprès d’autres disciplines, comme la philosophie, du côté de chez Sartre, que j’ai trouvé des références fortes. Je me suis intéressé par exemple à la phénoménologie, mais davantage du côté des théories des sciences humaines susceptibles d’éclairer ces phénomènes, il n’y avait pas beaucoup de travaux.

5 Serge Tisseron : Vincent a raison. On peut en effet dire beaucoup de choses aujourd’hui sur la honte, mais il faut se rendre compte que, dans les années 1980, il n’y avait pas grand-chose et que le mot ne faisait partie ni du vocabulaire de la psychologie, ni de celui de la psychanalyse. À l’époque, je travaillais sur les secrets de famille et, très vite, je me suis heurté à la question de honte. Je dis bien que je me suis « heurté ». En effet, d’un côté il y a eu la découverte que les secrets familiaux étaient très souvent verrouillés par la honte. De l’autre, il y a eu celle que les secrets n’étaient pas pris en compte à leur juste mesure dans ma famille d’appartenance, à savoir les psychanalystes. À l’époque la honte était uniquement pensée en référence à la sexualité ou au narcissisme. Et des deux côtés, la réflexion était vite bloquée. Dans le registre de la sexualité, la honte était confondue avec la pudeur et, dans celui du narcissisme, elle était envisagée comme un précurseur de la culpabilité. On était dans un schéma freudien qui opposait l’Idéal du Moi et le Moi-Idéal. Dans ce schéma, la honte était mise en relation avec le Moi-Idéal et avec la relation à la mère archaïque tandis que la culpabilité était en lien avec la loi du père et l’Idéal du Moi comme résultat du complexe d’Œdipe. La honte était donc prise comme une sorte de précurseur d’une culpabilité qui n’arrivait pas à s’élaborer. En butant sur la question de la honte dans les secrets de famille, il m’est apparu qu’il fallait la repenser selon une dimension beaucoup plus large, notamment en prenant en compte la dimension de la honte imposée. On peut faire honte à un enfant d’absolument tout, même d’être éveillé et curieux ! Je me suis tourné alors vers la psychiatrie sociale américaine, et là j’ai trouvé des choses intéressantes sur la honte imposée par un groupe. Je me suis donc intéressé à la notion de stigmatisation sociale et au fait qu’on pouvait avoir honte pour des faits accomplis non par soi-même mais par d’autres, notamment les parents. Mais il manquait quelque chose : le fait qu’on puisse avoir honte de choses qu’on imagine que d’autres ont accomplies. C’est toute la complexité des influences intergénérationnelles, que je n’aime pas appeler les « transmissions » puisque vous voyez bien que rien ne se transmet et que tout s’invente à chaque génération : un enfant peut avoir honte de ce qu’il imagine que ses parents ont fait, alors que ceux-ci peuvent n’avoir pas fait ce que l’enfant imagine, ou l’avoir fait sans en avoir honte ! C’est pour rendre compte de cette complexité que j’ai proposé de parler de « ricochets » et pas de « transmission ». Avec la honte, nous avons affaire à un problème qui est autant psychique que social, avec une très forte composante générationnelle. Et il faut essayer de le penser dans toutes ces dimensions.

6 Et quand vous vous êtes intéressés à ce thème-là, à ce projet, la communauté scientifique a-t-elle été partie prenante ou plutôt réticente ? Effectivement, c’était peut-être aller un peu à contre-courant, mais cela a-t-il eu une résonance dans la communauté scientifique ? Vos idées ont-elles pris leur place tranquillement ou plutôt en faisant polémique ?

7 S.T. : Malheureusement, la communauté psychanalytique a plutôt fait la sourde oreille. Dix ans après la parution de mon livre j’ai encore entendu des psychanalystes parler de la honte uniquement en termes de Moi-Idéal ! En revanche, les médecins et les éducateurs ont très vite réagi de façon positive. Des praticiens et des travailleurs sociaux m’ont invité à venir en parler, notamment ceux qui travaillent avec les alcooliques. D’ailleurs, mon premier travail sur les conséquences des secrets et de la honte portait sur un alcoolique notoire, le capitaine Haddock !

8 V.G. : Oui, les praticiens, les travailleurs sociaux, les psychothérapeutes, les éducateurs… Mais c’est vrai qu’à l’époque, du côté des sociologues, il y a eu aussi des ouvertures. Bourdieu a fait ses recherches dans les mêmes années sur « la misère du monde ». Les questions d’invalidation, d’affiliation, de stigmatisation et de disqualification, ces processus asociaux commençaient à être bien analysés par les sociologues. Mais ces derniers s’arrêtaient quand ils devaient affronter la question des individus, ne travaillaient pas sur les répercussions du côté des personnes, des individus et de la subjectivité. Ils ouvraient la porte mais ne la franchissaient pas. Du côté des psychanalystes, par exemple, un congrès à Lyon à cette époque a présenté un premier rapport sur la honte et la culpabilité dans lequel nous étions cités tous les deux. Il y a une vraie difficulté pour penser le sujet de la honte dans une orientation analytique. La honte a une caractéristique, elle est 100 % psychique et 100 % sociale. Sartre dit : « La honte naît sous le regard d’autrui. » Aussi, nous ne pouvons pas tenter d’élaborer les questions de la honte sans travailler sur la situation qui la provoque. Donc on va travailler sur la violence humiliante et la façon dont le sujet réagit ou pas par rapport à ces situations qui s’inscrivent dans le réel, la réalité, qu’elle soit familiale ou professionnelle. Les praticiens d’ailleurs sont intéressés parce que ce sont des gens qu’ils rencontrent dans le travail social. On ne peut pas aborder la honte sans travailler sur la situation sociale et ses répercussions psychiques. Là, cette question introduit le deuxième registre de questionnements que vous nous avez proposé. Avec les apports de chaque discipline, de deux façons différentes l’un et l’autre nous interrogeons du coup les frontières disciplinaires et, pour moi, surtout les frontières entre la sociologie et la psychanalyse. En définissant la honte comme un nœud socio-psychique avec deux caractéristiques, nous l’abordons comme un sentiment multidimensionnel, à multiples facettes. Elle nous fait rentrer dans une grande complexité, dans une analyse à la fois des processus psychiques et des processus sociaux qui la génèrent. Aussi, elle nous oblige à reconsidérer les frontières entre les disciplines, à reconsidérer les méthodologies d’appréhension et donc les postures des chercheurs ou des psychanalystes ou des psychothérapeutes.

9 Vous dites : il faut « reconsidérer les méthodologies » d’intervention, qu’entendez-vous par là ?

10 V.G. : Je vais vous donner un exemple dans le cadre d’une analyse. Un patient, qui avait fait une longue analyse, me dit : « Comment voulez-vous que je lui parle de ça, à mon analyste ? » C’est un peu paradoxal, qu’un patient ne veuille pas parler à son analyste de cette souffrance-là. Il me dit : « Je suis en analyse avec un psychanalyste dans le cinquième arrondissement, sur un divan en cuir, avec des tableaux de maîtres sur les murs. Comment voulez-vous qu’il comprenne ce qui est en jeu par rapport à ma honte sociale, à mes parents qui étaient dans la pauvreté, le dégoût, la misère ? » Voilà, méthodologiquement cela veut dire effectivement de revoir aussi le cadre qui nous permet de travailler sur ces questions-là et, en conséquence, sur nos postures, celles de l’analyste et des travailleurs sociaux. Comment affronter les questions de transfert et de contre-transfert et surtout de la honte que nous rencontrons face à la honte ? La honte est quelque chose de compliqué et génère ce qu’on appelle une forme de pudeur et des difficultés, des gênes. On ne peut affronter cette thématique qu’à partir du moment où on a fait le travail pour soi de cette articulation entre la multiplicité de situations qu’on a pu vivre de toute part. La honte arrive par coulées successives. Je me souviens d’une femme qui disait : « Ça fait quarante-deux ans que je suis habitée par la honte » et moi j’avais repris les images d’Anzieu. C’était une multiplicité de situations dans lesquelles elle avait été confrontée, avec des humiliations, des rejets et des problèmes de non-désirs et pendant toute sa vie. Chaque situation humiliante en rajoutait une couche, en quelque sorte. Aussi, en appui sur des méthodologies d’intervention particulières comme les récits de vie, on peut aborder cette problématique, ce qui est tout à fait intéressant. Ils permettent de retrouver les différents points, les différentes situations suscitant de la honte, car toute honte peut en cacher une autre – comme, dans les secrets de famille, un secret peut en cacher un autre. Ainsi, une situation honteuse pas très grave vient souvent servir d’écran à une autre. Je ne dis pas que nous ne pouvons pas mettre ces problèmes au travail dans le cadre analytique ou d’une psychothérapie, mais, si la honte est née sous le regard des autres, c’est très intéressant de travailler en groupe pour affronter, justement, ce regard des autres. Il s’agit d’une étape nécessaire pour pouvoir se dégager de la honte.

11 S.T. : Je reviens aux difficultés de la communauté analytique française à comprendre la honte dans les années 1990. La honte menace le sentiment d’appartenance à une communauté, autrement dit les liens d’attachement. Or, à cette époque, la question de l’attachement, théorisée par Bowlby en Angleterre, était peu familière aux psychanalystes français. Mon apport a été de montrer que la honte n’était ni une culpabilité archaïque, ni une pudeur aggravée, et qu’il fallait la rapporter à trois dimensions complémentaires et indissociables : les investissements sexuels, les investissements narcissiques et les investissements d’attachement. En pratique, cela signifie que le sujet qui a honte est dans l’angoisse de perdre trois choses : l’amour de ses proches, l’estime de lui-même et ses liens à sa communauté de rattachement. Ça paraît simple, mais à l’époque personne ne posait les choses ainsi. Pourtant, à partir de là, tout s’éclaire. S’il est si difficile de vivre la honte et même si difficile d’en parler, c’est parce qu’elle menace, et parfois détruit, les trois formes d’investissements psychiques fondamentaux sur lesquels l’identité de chacun est bâtie. Celui qui est dans la honte se sent dévalorisé et craint non seulement de perdre l’affection de ceux qu’il aime, mais même toute manifestation d’intérêt de qui que ce soit. C’est pourquoi la honte confronte à l’angoisse d’être retranché du genre humain, c’est-à-dire le devenir non-humain.

12 Alors, à partir de là, comment définir la honte, puisque vous remarquerez qu’on ne l’a pas encore définie ? D’abord, c’est une forme d’angoisse. Ensuite, elle implique la rupture de ces trois formes de liens ou, plutôt, la crainte de la rupture de ces trois formes des liens. Et la troisième caractéristique, liée à la précédente, c’est le fait que toute honte ait pour horizon le retranchement de l’humain, c’est-à-dire le devenir non-humain. Quand on a compris cela, on perçoit mieux pourquoi les praticiens de terrain y sont si sensibles. Quand on s’occupe de psychotiques, de toxicomanes ou d’alcooliques, la question de l’angoisse d’être retranché de l’humain vient toujours à un moment ou un autre. On pense parfois que la certitude d’appartenir au genre humain serait une évidence. Mais elle ne l’est pas. C’est une certitude qui est à construire en permanence, comme nous le montre d’ailleurs l’œuvre de Kafka.

13 En fait, la honte est le « clignotant rouge » qui s’allume à chaque fois que nous franchissons la ligne qui sépare l’humain et le non-humain. Ce passage peut se faire dans les deux sens. Nous ressentons la honte quand nous courons le risque de nous déshumaniser. C’est d’ailleurs la signification du message que donnent les parents à leur enfant quand ils veulent le détourner d’un comportement. « Tu devrais avoir honte » : le conseil est en général donné pour encourager l’enfant à la propreté dans le domaine sphinctérien ou alimentaire. Le sous-entendu est que l’enfant malpropre se comporterait comme un animal et non pas comme un être humain. C’est ce même clignotant qui explique que, adulte, nous renonçons à faire certaines choses par crainte de nous trouver rejetés de notre communauté. Mais le clignotant rouge de la honte s’allume aussi lorsque nous nous sommes éloignés, sans même nous en apercevoir, du pacte qui fonde l’humain et que nous y revenons. C’est la situation décrite par Primo Levi, lorsqu’il raconte qu’au moment de la libération d’Auschwitz des prisonniers se laissèrent mourir de honte parce que l’horreur entrevue dans le regard de leurs libérateurs leur avait soudain donné conscience qu’ils avaient franchi la ligne qui sépare l’humain du non-humain. Ils moururent de honte.

14 Quand on vous entend, vous êtes dans des questionnements assez semblables. Qu’est-ce qui, pour vous, rend votre posture différente de celles du sociologue et du psychanalyste par rapport à la honte ?

15 S.T. : Ce qui diffère, c’est d’abord la porte d’entrée, c’est-à-dire ce qui nous alerte. Et puis ensuite, c’est la porte de sortie, c’est-à-dire comment nous allons utiliser ce que nous comprenons. Pour moi, l’essentiel est d’abord de nommer la honte, puis de la placer dans une dimension générationnelle, et enfin de la positiver pour en faire un levier du changement. Mais pour faire tout cela, il faut d’abord savoir repérer la honte. Or les patients en parlent spontanément très peu. C’est pourquoi le praticien en situation duelle doit savoir la nommer. En situation duelle, c’est possible d’intervenir par rapport aux sentiments de honte. Je pense que c’est plus difficile quand on a affaire à un groupe parce que, là, il y a le risque de faire perdre la face au sujet honteux.

16 V.G. : Je pense que ce qui est intéressant, que ce soit pour le psychanalyste ou le sociologue, c’est que la question de la honte l’oblige à changer sa posture. Je me définis comme un « sociologue clinicien », ce qui fait dire à mes collègues sociologues que je ne suis pas un vrai sociologue. Effectivement, je suis amené à poser des questions qui débordent la façon dont les sociologues travaillent habituellement. Alors, si j’ai toujours été psychosociologue, je me définirai aujourd’hui comme « socio-psychologue clinicien ». Mon entrée sur la question de la honte s’effectue vraiment autour du nœud socio-psychique. Je veux montrer qu’il faut à la fois travailler du côté de l’intériorité et du côté des rapports sociaux et des situations sociales qui produisent des violences humiliantes, celles-ci venant alors solliciter le fonctionnement psychique. Je ne dis pas que ces situations-là produisent mécaniquement de la honte, mais qu’il y a une interpénétration permanente entre les processus psychiques et les processus sociaux qui sont au cœur des sentiments de honte. Un des premiers aspects, c’est les multiples facettes de la honte. Il y a d’abord la honte qui touche au corps, celle d’être trop gros, trop petit, trop grand, mal habillé ou handicapé. Il y a aussi la honte du côté de la sexualité qui renvoie au sadomasochisme, au voyeurisme, à l’exhibitionnisme. Si on parle de « parties honteuses », ce n’est sans doute pas par hasard. Il y a aussi la honte du côté de la psyché, tout ce que Pasche appelait la « dépression d’estime de soi ou d’amour-propre ». Elle agit aussi du côté de la haine de soi, on peut dire l’amour sale qui renvoie au narcissisme. Enfin, nous affrontons également la question de la morale, c’est-à-dire la honte qui tend plus vers la lâcheté, la couardise, qui ouvre sur une interrogation sociale. Qu’est-ce qui fait honte selon les cultures qui sont les nôtres ? Comment, aujourd’hui, les hommes publics n’ont-ils pas honte de grand-chose, même lorsqu’ils sont pris la main dans le sac, alors que dans certaines cultures, les cultures aristocratiques, des samouraïs, de l’honneur, quand on était pris en flagrant délit de ne pas correspondre aux qualités d’un homme de bien on devait se faire disparaître ? Ainsi, nous sommes confrontés à la morale, la dignité, l’indignité, l’opprobre. La question abordée par Serge, de l’humain et de l’inhumain, est un autre registre de la honte. Primo Levi abordait par exemple la question du vécu des déportés. Si ces derniers n’exprimaient pas de joie à leur libération, c’est parce qu’ils avaient honte d’avoir participé à quelque chose d’innommable, d’abject, justement d’avoir touché les frontières entre l’humain et l’inhumain. Aussi, beaucoup de praticiens ont du mal à comprendre pourquoi ce sont les victimes qui ont honte et non les bourreaux. Dès lors, on voit comment la honte nous projette dans le registre des violences extrêmes, engendrant des traumatismes qui sont producteurs de honte chez ceux qui les subissent. Primo Levi a une très belle explication, celle de dire que les victimes ont honte d’avoir été associées à quelque chose qui n’aurait jamais dû exister dans la dimension humaine. Il y a une perte de confiance dans la nature humaine. La honte est l’affect qui vient signaler que quelque chose a été bouleversé à la frontière entre l’humain et l’inhumain et qu’il y a nécessité de réagir. Si on ne réagit pas, il y a quelque chose qui nous marque durablement.

17 La difficulté, et l’intérêt, de travailler sur la honte est que nous sommes amenés en permanence à passer d’un registre à l’autre. On ne peut jamais l’enfermer dans un seul de ces registres-là, la honte est un méta-sentiment. S’il y a une chose qui peut être à un moment donné mis en avant, c’est plus la différence des réactions des sujets par rapport à une situation de violence humiliante. Ainsi, il y a la honte réactive qui consiste à dénoncer ce qui paraît en être la source et celle qui s’intériorise. Je fais une différence entre la honte réactive en lien avec une violence humiliante, le fait qu’on dénonce la violence de la situation, et la honte intériorisée où on est incapable de réagir, où on intériorise le regard d’autrui qui fait honte. À ce moment-là, on a honte de soi.

18 Vous établissez une différenciation entre la honte intériorisée et la honte qui va se dire, se dénoncer, c’est cela ?

19 V.G. : Il y a la honte que nous allons intérioriser, on retourne sur soi la rage et la colère par rapport à l’injustice, par rapport à l’humiliation – ou on l’extériorise.

20 S.T. : Les différences entre psychanalystes et sociologues sont en effet essentielles parce que nous ne pouvons pas être tout pour ces patients et qu’il faut cerner les spécificités de chacun. Je crois qu’il y a un premier aspect sur lequel les psys travaillent plus précisément, il concerne les résonances intimes de la honte. C’est-à-dire comment une honte liée à une situation sociale est aggravée parce qu’elle entre en résonance avec une honte familiale cachée qui remonte parfois à plusieurs générations. Le psy travaille sur la façon dont les situations actuelles entrent en résonance avec des situations anciennes et en reçoivent un surcroît de dramatisation. Ce n’est pas une manière de nier l’importance de la réalité présente, bien au contraire, c’est préparer le sujet à y faire face plus efficacement en se débarrassant des scories du passé. Et sur ce chemin on s’aperçoit qu’aucune honte vécue et décrite comme un fait personnel ne prouve rien, et certainement pas que celui qui l’éprouve ait commis quelque acte honteux ! Elle ne prouve rien sur la situation de honte elle-même, puisqu’on peut sincèrement se sentir honteux d’une chose alors qu’en réalité c’est une autre qui en est la raison réelle. Et elle ne prouve rien non plus sur la génération initialement impliquée dans la honte puisque la honte est contagieuse et peut traverser les générations.

21 La deuxième différence entre le psy et le sociologue, à mon avis, c’est ce que j’évoquais tout à l’heure, la nécessité de nommer le sentiment de honte. Contrairement à ce que nous pensons souvent, ce sentiment participe en effet à la reconstruction du sujet. Les gens ont toujours l’impression que si on nomme la honte, on va accabler celui qui l’éprouve, alors qu’en fait c’est exactement le contraire. Lorsqu’on nomme la honte, on permet à sa victime de sortir de la confusion. La honte provoque en effet d’abord un état d’anéantissement psychique. Pour tenter d’y échapper, le sujet plonge dans la confusion : il ne sait plus qui il est, il se coupe de lui-même. Et dans ce drame, le sentiment vécu de honte est le premier pas sur le chemin de la reconstruction de soi. Pour deux raisons. D’abord, avoir honte, c’est voir sa honte de l’extérieur, se désolidariser d’elle, ne plus être honteux mais « avoir la honte », comme le disent bien les jeunes. C’est une première raison qui nous fait dire que ce sentiment peut être structurant. La deuxième raison, c’est qu’avoir honte, c’est penser que les autres peuvent nous faire honte. En ayant peur qu’on me rende honteux, je me réintroduis dans un circuit social dans lequel les autres font attention à moi. Or, encore une fois, l’angoisse de honte, c’est l’angoisse que je n’existe plus, que personne ne me regarde, sauf justement pour m’inviter à disparaître. C’est l’ostracisme. La personne qui était condamnée à la peine capitale pour avoir outragé les dieux dans la Grèce ancienne était condamnée à ne plus être regardée, elle n’existait plus, elle croisait le regard vide de ses interlocuteurs. L’angoisse propre à la honte, encore une fois, c’est de ne plus exister. C’est pourquoi parler de son sentiment de honte à quelqu’un qui vous écoute est si important. Et voilà pourquoi il y a un moment où il faut que le psychanalyste sache nommer la honte pour que le patient la reconnaisse. Sinon le patient craindra de nommer ce sentiment et il ne fera que s’enfermer un peu plus dans sa confusion inaugurale, sans pouvoir commencer à prendre pied dans son histoire.

22 V.G. : Ce sont ces raisons qui m’ont amené à proposer de reprendre la distinction de Lagache par rapport à la honte entre les réactions défensives et les mécanismes de dégagement. Les réactions défensives reviennent plutôt à apprendre à vivre avec la honte. Elle est là et on fait comme si elle n’était pas là, par exemple c’est le secret, c’est l’orgueil mal placé, c’est le complexe de supériorité qui vient cacher un complexe d’infériorité. Ainsi, dans l’alcoolisme, plus j’ai honte, plus je bois ; quand j’ai bu, je n’ai pas honte ; mais plus je bois, plus j’ai honte. Maisondieu a écrit un livre à ce sujet, qui décrit de manière exemplaire les liens étroits entre certaines formes d’alcoolisme et la honte. Une autre défense, c’est l’enfermement dans le secret aussi, c’est le repli sur le soi : disparaître. J’ai tellement honte que je cherche à disparaître. J’avais rencontré quelqu’un qui avait tellement honte d’être au chômage qu’il ne sortait plus que la nuit, qu’il ne voulait plus que sa femme ou ses enfants le voient. La situation sociale faisait écho à son fonctionnement psychique, sans doute qu’il y était préparé dans son intériorité, dans son intimité. C’est pourquoi, dans de telles situations, on peut dire que, de toute manière, on apprend à vivre avec sa honte : on ne s’en dégage pas, on est pris dedans, on vit avec.

23 On vit avec ou on finit par la transformer et ce ne plus tout à fait la même chose ?

24 Le secret, l’intimité, le repli sur soi, l’alcoolisme, etc., cela revient vraiment à vivre avec, ça ne résout pas le problème et le sujet essaie de trouver un moyen de « faire avec », il reste à habiter avec le sentiment de honte, profondément, et il s’en défend, jusqu’à l’occulter, jusqu’à l’enfouir au plus profond de lui-même.

25 Le mécanisme de dégagement, c’est justement essayer de s’en sortir autrement, de se dégager des mauvais aspects de la honte – on ne se dégage jamais du sentiment de honte complètement, heureusement d’ailleurs, car c’est aussi un sentiment qui fait du bien. On peut apprendre à vivre avec plus au moins bien, mais quand je dis « se dégager », c’est transformer le sentiment de honte en autre chose. C’est justement ce que Sartre montre par rapport à Genet, et ce que nous retrouvons chez Annie Ernaux quand elle écrit. Ces auteurs parviennent à mettre des mots sur la honte et, plutôt que d’être dans l’intériorité, ils créent des liens, montrant que certaines situations sociales peuvent susciter des violences humiliantes, et décrivent ainsi des processus de distinction mais aussi d’invalidation. Pour moi, le grand spécialiste de cette alchimie par rapport à la honte, c’est Charlie Chaplin, qui transforme ce qui pourrait être facteur de honte, l’image du vagabond, du pauvre type maladroit, en génie. Quand on voit un film de Charlie Chaplin, au lieu de s’identifier aux riches, aux dominants, on s’identifie au pauvre type. Non seulement on s’identifie au pauvre type, mais il nous fait rire, il nous fait pleurer et il nous fait éprouver des sentiments de gratitude, de compassion, donc il transforme tous les aspects nocifs, inhibants ou destructeurs de la honte en une création. À la fin du film, on se sent bien plus humain. Coluche était aussi très fort. Et puis, il y a les formes de militantisme. Le parti communisme a été formidablement utile à ce niveau-là pour traduire la colère au niveau social, pour lutter contre le sentiment de honte de l’état prolétaire.

26 S.T. : Vincent a raison de distinguer ces deux manières de gérer la honte : celles qui sont sur le versant catastrophique et celles qui représentent un dégagement. Parmi les premières, je mettais en 1992 la résignation, les comportements d’échec qui évoquent un pseudo masochisme, la tendance à faire honte aux autres et la fausse culpabilité, celle qui est destinée à se cacher à soi-même sa honte. Et cette culpabilité-là est évidemment sans fin puisque sa cause véritable est ailleurs. Parmi les aménagements structurants, au contraire, il y a l’ambition, l’indignation, et l’humour bien sûr. Mais il existe encore une troisième façon de gérer la honte, qui n’est ni sur le versant catastrophique, ni sur le versant du dégagement par le haut : c’est tout simplement la déplacer. On ne change rien à la honte, mais on lui donne une cause différente de celle qu’elle avait initialement. Je vais vous donner un exemple. J’ai suivi en thérapie un jeune homme qui disait avoir honte de l’origine sociale de ses parents. Il traînait cette honte partout et disait en souffrir énormément. Mais au cours de sa thérapie, nous nous sommes aperçus que sa honte principale tournait en réalité autour de son homosexualité, difficile à assumer à une époque où elle était encore socialement condamnée. Ça ne veut pas dire que cet homme n’avait jamais eu honte de l’origine sociale de ses parents. Mais cette honte était mise en avant pour en cacher une autre plus grave. Il en est souvent ainsi : une honte, comme un train, peut en cacher une autre !

27 Il faut aussi comprendre que les issues catastrophiques de la honte sont en général liées à des expériences précoces de honte, personnelles ou familiales, réveillées par des situations présentes. Voyez par exemple le chômage. Il y a des gens pour qui c’est l’occasion de prendre un nouveau départ, mais il y en a d’autres qui vont perdre leur femme, quitter leur appartement, se fâcher avec leurs parents et leurs amis, etc. À conditions sociales égales, il y en a qui vont évoluer favorablement et d’autres défavorablement. Les évolutions catastrophiques de la honte interrogent beaucoup les psychanalystes parce qu’elles posent la question de la résonance des hontes actuelles avec des hontes passées. Après mon livre de 1992 sur la honte, j’avais été contacté par un fonctionnaire qui s’occupait de donner des aides financières aux familles de paysans qui traversaient des crises liées aux conditions climatiques. Il me disait son étonnement que, à conditions économiques égales, il y en avait qui s’en sortaient et d’autres pas. Et il ajoutait que celles qui s’en sortaient étaient des « familles saines » tandis que les autres étaient des familles « minées par des secrets et des hontes ». C’est très intéressant. On s’aperçoit que les aménagements catastrophiques de la honte peuvent être mis en sommeil pendant longtemps, puis réactivés par des revers sociaux, mais qu’il ne faut pas prendre les revers sociaux pour la cause de la déchéance qui suit. La cause réelle se trouve souvent dans la réactivation de problématiques familiales qui ont marqué le développement précoce de l’enfant. S’agissant des adaptations catastrophiques à la honte, je voudrais encore évoquer ces patients souvent désignés comme « masochistes primaires » par la psychanalyse traditionnelle. Ce sont des patients qui s’arrangent toujours pour que tout tourne mal et qui, du coup, sont confrontés à des expériences de honte permanente. On en a un très bel exemple dans la nouvelle de Dostoïevski intitulée Le sous-sol. Il y a un personnage qui se met constamment dans des conditions d’humiliation. Peu à peu, on comprend qu’il fabrique ces situations par rapport à un père honteux dont il n’a pas le droit de reconnaître la honte, encore moins de la comprendre. Ce fils s’arrange donc pour éprouver la honte de son père qu’il a intériorisée, mais en se cachant les liens entre celle-ci et sa honte personnelle, et il fait des efforts considérables pour se convaincre que cet éprouvé n’est qu’à lui, pour protéger ce père en quelque sorte.

28 V.G. : C’est pour cela qu’il est très important de comprendre les enseignements méthodologiques, pratiques et d’en tirer les conséquences. Quand on dit à un chômeur, parce qu’il ne va pas bien et qu’il éprouve un sentiment de honte : « Parlez-moi de vous », on veut l’aider à exprimer les malaises qu’il ressent et la dépression dans laquelle il est. C’est légitime de le faire, mais en même temps c’est risqué, parce que quelque part on véhicule le message implicite que s’il est au chômage, c’est parce que quelque chose en lui ne va pas. Qu’une fois qu’il aura traité le fait qu’une chose ne va pas en lui, il pourrait résoudre son problème. Donc, c’est « psychologiser » une souffrance qui est aussi sociale, car s’il ne va pas bien c’est aussi et surtout parce qu’il est au chômage ! Il y a peut-être d’autres raisons à son mal-être que je ne dénie pas du tout. S’il vient nous voir parce qu’il est chômeur, il faut lui renvoyer le fait que le chômage, c’est d’abord une situation sociale et donc, il faut l’aider autrement. Il faut pouvoir travailler avec lui au niveau de la situation dans laquelle il est et au niveau de la répercussion de cette situation sur son fonctionnement.

29 S.T. : Oui, la honte n’est ni dans l’individu qui la ressent, ni dans le groupe qui la lui impose, elle est entre les deux, comme une réalité à la fois psychique et sociale. C’est dans ces deux composantes que le clinicien, mais aussi le travailleur social doivent l’identifier, l’accompagner et la rendre « utile ». C’est à cette condition seulement que les expériences ayant pu entraîner des hontes paralysantes et destructrices peuvent devenir positives et structurantes pour le sujet et par contrecoup pour le groupe dont il fait partie. Cela oblige le psychanalyste à reconnaître auprès des patients le caractère problématique de leur situation réelle, lorsque c’est le cas. Quand je dis cela, je me dégage évidemment complètement de l’idée que le patient raconte ses « fantasmes ». Il raconte sa réalité. Parfois c’est plutôt sa réalité psychique qui prime, et d’autres fois plutôt sa réalité sociale, mais l’une mène toujours à l’autre.

30 V.G. : La deuxième chose dans ce que dit Serge, c’est très important, c’est le contexte ; un paysan, un chômeur, ne va pas réagir de la même façon selon qu’il est dans une famille qui fonctionne ou dans une famille minée par les difficultés. C’est là où la question du groupe est importante. J’ai dû écrire mon ouvrage sur la honte avant d’oser justement affronter le fait de créer un espace, un cadre où des gens puissent exprimer, nommer leur honte sous le regard d’autrui, devant d’autres. Justement, si la honte doit être protégée, il ne faut pas tomber au nom de cette sécurité du cadre dans des postures de face à face. Il faut un cadre sécurisé, une enveloppe rassurante, mais on peut créer un cadre d’intervention s’appuyant sur une enveloppe groupale, un travail collectif possible. À ce moment-là, cela accélère le processus de réparation, de reconstruction, d’affrontement et donc on peut oser affronter quelque chose qui est toujours difficile et douloureux. Je pense à un groupe. J’ai développé des groupes d’application et de recherche face à la honte et j’ai remarqué que ce sont les groupes où on rit le plus. D’abord parce que travailler en interaction et en résonance avec d’autres amène chacun à traiter plus facilement ce qui est du registre individuel, ce qui est du registre du groupe, mais aussi ce qui est du fonctionnement de la société, du côté de l’excellence. C’est très important de créer un espace dans lequel on peut être à la fois dans le respect, l’attention et la délicatesse. S’il y a un sentiment qui nécessite une approche empreinte de délicatesse, c’est bien la honte. En même temps, il ne s’agit pas de dramatiser, car la honte produit le fait que je me sens le seul de mon espèce à pouvoir avoir vécu cela. Lorsque la personne se rend compte que les autres ont vécu des choses similaires, le processus désamorce la charge affective, dédramatise et cela permet une socialisation. Aussi, généralement, ces groupes se terminent par de grands éclats de rire. Évidemment ce n’est pas la même chose si ce sont des hontes de la vie quotidienne, celles dont parle Camus dans Le premier homme, ou s’il s’agit de la honte qui vient de la violence extrême : le viol, l’inceste, la violence physique, la violence sexuelle, etc. On ne peut pas rire de la même façon selon la gravité de la situation, mais il existe une charge dans les mécanismes de défense, par rapport à la honte, dont il faut parvenir à se libérer. Il y a de l’orgueil : je suis le champion de France de la défense, de la souffrance, de la déchéance, etc. Je renverse en quelque sorte le processus qui m’exclut en faisant de ma honte quelque chose qui me donne une importance particulière de façon négative. Puisque je ne peux pas être le champion du monde du côté de l’excellence, je peux être champion du monde du côté de la dégradation et de la déchéance. Alors, jouer, créer un espace transitionnel qui permet de jouer entre le Soi et le monde est très, très important, me semble-t-il, dans la clinique de la honte.

31 S.T. : Quand je rencontre des patients confrontés à des situations de honte familiale, je les invite toujours à prendre connaissance des travaux des romanciers et des sociologues. En effet, quelqu’un qui est dans la honte de quelque chose risque toujours d’avoir l’impression d’être seul dans cette situation. Par exemple, les personnes qui ont subi des maltraitances de la part d’un père ou d’une mère malades mentaux pensent que nul n’a vécu des choses pareilles et qu’ils ne peuvent en parler à personne. Donc, c’est parfois pertinent, par rapport à ces problèmes de honte, d’inviter un patient à lire un ouvrage ou à regarder un film qui lui permette de comprendre que le problème qu’il vit intimement est vécu ou a été vécu par d’autres. Avant de travailler sur l’inconscient dans ce qu’il a de plus propre à chacun, il faut prendre en compte le travail du préconscient. En plus, aujourd’hui, il existe un élément totalement nouveau autour de ces problèmes, c’est Internet. On ne peut plus aborder aucune question sociale sans penser à Internet, et c’est vrai aussi pour les questions de la honte. Sur Internet, on a la possibilité de confier des choses intimes en se cachant derrière un pseudonyme, sans exposer sa véritable identité, et sans voir non plus le visage de son interlocuteur. Et on peut aussi se rattacher à une communauté de gens qui ont vécu les mêmes choses. Internet permet de lutter contre l’angoisse des regards qui est centrale dans la honte, ainsi que contre celle de l’ostracisme – se trouver isolé, seul au monde. Sur Internet, je me sens faire partie d’une communauté de personnes qui ont vécu les mêmes expériences dramatiques et je partage des problèmes qui ont une dimension sociale autant qu’intime.

32 Je veux dire encore un mot sur un problème que nous n’avons pas abordé, la différence entre honte, culpabilité et pudeur. La culpabilité est un sentiment pénible, mais qui intègre le sujet par rapport à ses groupes d’appartenance. À toute culpabilité correspond en effet une punition. La religion catholique efface les péchés à partir du moment où on a fait acte de contrition, mais la société efface aussi les fautes des condamnés qui ont purgé leur peine. Ainsi, il est interdit de nommer en public les fautes pour lesquelles le coupable a été puni. Elles sont comme effacées. La culpabilité a été favorisée par notre culture parce qu’elle crée une société intégratrice dont personne ne risque de se sentir exclu longtemps. Au contraire, la honte est une émotion qui désintègre tout, y compris le sentiment d’appartenance. Être coupable, c’est courir le risque d’une punition. Être honteux, c’est déjà être stigmatisé et marginalisé. Bref, la culpabilité est « intégratrice » alors que la honte est « désintégratrice ».

33 Enfin, il existe la pudeur. La pudeur est le mur que nous érigeons pour éviter justement de subir une agression qui provoquerait la honte. Le sentiment vécu de pudeur atteste que l’agression dont le but était d’entrer dans notre corps ou dans notre psychisme a échoué. La pudeur fonctionne comme un pare-excitation. Les gens baissent les yeux. Les manifestations physiques et émotionnelles de la pudeur montrent que l’agression est détournée, qu’elle est contenue. À l’inverse, la honte est le témoignage que l’agression a bien eu lieu et qu’elle a réussi. C’est pourquoi il est aussi important d’articuler ensemble pudeur, honte et culpabilité. On comprend mieux la gravité de la honte. Elle prouve qu’une agression a bien eu lieu et a déstructuré les pare-excitations. Au contraire la culpabilité et la pudeur témoignent du fait que des protections contre le pire ont bien fonctionné.

34 C’est d’ailleurs cet élément de traumatisme réellement vécu qui explique – après ce que j’ai dit de la place exorbitante donnée à la sexualité et au narcissisme par rapport à l’attachement – que les psychanalystes aient tellement de difficultés à comprendre la honte. Ils pensent les émotions par rapport aux fantasmes, et pas par rapport aux réalités. Je peux vous parler de l’exemple d’une patiente qui arrive chez son psychanalyste et lui dit : « Alors que je venais chez vous, un homme m’a suivie. » L’analyste lui réplique : « Vous avez imaginé qu’un homme vous a suivie. » Ce genre de choses existait il y a une dizaine d’années, il faut le dire. Les psychanalystes ont beaucoup de peine à comprendre que la honte soit le signe de quelque chose qui a été réellement vécu. Le problème est qu’à partir de là on ne sait pas très bien si la chose a été vécue personnellement par celui qui dit avoir honte ou si elle l’a été dans une génération précédente, traversant ensuite plusieurs générations. C’est pour cela que, quand je travaille sur la honte avec un patient, je lui dis toujours que tout ce qu’il éprouve prouve qu’un événement grave a bien eu lieu. Mais je lui précise qu’il est difficile de savoir à quelle génération. Cela peut avoir été vécu par lui et oublié provisoirement, mais cela peut aussi avoir été vécu par un ascendant. La honte vécue est toujours le témoignage qu’un événement traumatique réel et grave a eu lieu, même s’il est parfois impossible de savoir où, quand et comment.

35 V.G. : Ce que dit Serge est très important par rapport à la psychanalyse. Je reprends dans un livre collectif ce que dit Jean-Claude Lavie. Un patient arrive et lui dit : « Docteur, la honte m’habite. » Et le psychanalyste entend ce qu’il est habitué à entendre : « La honte, ma bite. » Il interprète sur la sexualité… Du coup, il ne peut pas entendre qu’il y a peut-être autre chose. C’est vraiment le risque du « psychanalysme », ici de ne pas entendre que derrière cette première honte entendue il y a peut-être un univers de violences déstructurantes. Le deuxième point est le rapport entre les fantasmes et la réalité. La honte est le témoignage que l’agression a bien eu lieu. Si la honte est là, il y a (ou il y a eu) des situations difficiles, des violences sous-jacentes (maltraitance, disqualification…). L’analyste risque de ne l’aborder que du côté du fantasme. Or, parfois, en ne restant que du côté du fantasme, on se prive de l’histoire du sujet puisque dans les situations de secrets, d’héritages traumatiques, nous ne pouvons pas savoir sans travailler sur l’ensemble des liens. La honte est le signe d’une vérité à ne pas traiter uniquement dans son rapport à l’inconscient, mais bien du côté de l’histoire du sujet. D’où l’importance de resituer le vécu du sujet par rapport à son histoire de vie.

36 Cette question nous renvoie aussi au statut de la mémoire, car cela n’est pas obligatoirement historisé, inscrit dans la mémoire du sujet, les événements n’ayant pas toujours eu lieu en tant que tels dans l’histoire du sujet mais plus souvent dans la famille longtemps auparavant, les générations précédentes. De tels éléments peuvent être inaudibles, voire forclos. Et, rappelons-le une fois encore, une honte peut en cacher une autre.

Quels développements, prolongements ?

37 V.G. : Juste un mot sur la question des souffrances au travail, c’est quelque chose qui vient sur le devant la scène aujourd’hui autour des enjeux du harcèlement, du stress, jusqu’au suicide. Dans un contexte de « révolution managériale », de culture de la haute performance, d’avancement au mérite, les individus sont sollicités pour se dépasser en permanence, devenir toujours plus, mus par l’exigence d’être au top. Le suicide arrive dans ce contexte lorsque les individus ont le sentiment de ne pas être à la hauteur de ces exigences de performativité. Pour certains, ils se sentent renvoyés à leur impuissance à remplir les objectifs qui leur ont été fixés, à répondre aux contraintes de l’entreprise qui individualise chacun dans des normes idéales de performance. Aussi, ils se retrouvent dans des situations de grande difficulté qui peuvent susciter des sentiments de honte, d’être nul, d’être rien… jusqu’à vouloir s’éliminer soi-même. Cela explique le développement de la dépression comme un symptôme de plus en plus généralisé, les gens sont pompés et épuisés… La dimension de la honte est tout à fait importante dans ces nouvelles dépressions de l’idéalité. L’individu est renvoyé à lui-même, contre lui-même, il pense que s’il n’y arrive pas c’est à cause de lui et non à cause du système dans lequel il est. Pour moi, c’est important de souligner cela. Il faut dire haut et fort que nous sommes dans un rapport à une idéologie, celle de la réalisation de soi-même, une sorte de mythe de l’individu. Aujourd’hui, l’individu qui n’arriverait pas à se réaliser, à se dépasser, à être performant, etc., non seulement est condamné à être exclu, mais finit par porter la responsabilité de l’exclusion, il l’intériorise. Cela, je crois que c’est quelque chose qu’il faut absolument décrypter, analyser et dénoncer.

38 S.T. : La honte est une question centrale pour beaucoup de raisons. D’abord, on l’a dit, elle est un carrefour pluridisciplinaire par excellence. Il y a aussi aujourd’hui une raison très triviale de s’y intéresser. Au moment où on parle d’interdire les punitions corporelles dans les familles, il ne faudrait pas que les parents soient amenés à les remplacer par des injonctions de honte. C’est très facile de faire honte à un enfant, mais c’est mortifère ! L’enfant chez qui on a installé un jour une blessure de honte ne s’en remet jamais et il devient une proie facile pour tous ceux qui seront tentés de rouvrir cette blessure à leur profit.

39 Mais je voudrais terminer sur deux problèmes précis sur lesquels je travaille en ce moment. Le premier concerne la résilience, c’est-à-dire la capacité de se reconstruire après un traumatisme. La honte a le pouvoir de bloquer la capacité de résilience après un traumatisme et encore plus si celui-ci a produit une situation de handicap qui est potentiellement génératrice de stigmatisation sociale, donc porteuse d’un risque de honte. Il peut s’agir d’une honte associée à ce traumatisme lui-même, mais aussi d’une honte associée à un traumatisme ancien et jamais dépassée. S’il y avait une honte avant un traumatisme, il devient très difficile de dépasser celui-ci. Rappelez-vous la façon dont une honte familiale peut entraver la capacité d’une famille paysanne à faire face à une récolte catastrophique ou à un endettement.

40 Le second domaine est l’empathie, qui désigne la capacité de se mettre à la place d’autrui. La honte empêche le développement d’émotions socialisantes et nuancées qui sont au fondement de l’empathie. Elle est une tueuse d’émotions, j’ai largement débattu de ce problème dans mon ouvrage Vérités et mensonges de nos émotions, et elle est aussi une tueuse d’empathie. Elle bloque la capacité de se mettre à la place de l’autre et d’accepter que l’autre se mette à ma place. C’est une idée importante de mon ouvrage L’empathie au cœur du jeu social.

Français

Dans un entretien, le sociologue clinicien V. de Gaulejac et le psychanalyste S. Tisseron, chercheurs et praticiens précurseurs pour leurs travaux sur la honte en France, évoquent ce qui les a amenés à travailler sur ce sujet, les principaux enseignements qu’ils en ont tirés et enfin la manière dont ils pensent, chacun à leur manière, cette question aujourd’hui. Pouvant se présenter sous plusieurs facettes, la honte produit des résonances multiples, des « ricochets ». Les deux auteurs insistent sur l’importance d’une posture particulière du clinicien sociologue pour l’un, du psychanalyste pour l’autre, voire du regard des autres. Ceux-ci, dans les groupes, peuvent en effet aider à désamorcer la charge affective et à ouvrir vers une meilleure compréhension des émotions en jeu. Dans un monde recentré sur la performance et l’individu, la honte oblige à travailler sur la problématique du sujet dans ses divers liens d’appartenance.

MOTS-CLÉS

  • Culpabilité
  • honte
  • humiliation
  • pudeur
  • résonances
  • récits de vie
  • BIBLIOGRAPHIE
  • GAULEJAC, V. (de). 1996. Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie clinique ».
  • DOSTOÏESKI, F. 1864. Les carnets du sous-sol, Arles, Actes Sud, 2002.
  • ERNAUX, A. 1999. La honte, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
  • MAISONDIEU, J. 1998. Les alcooléens, Paris, Bayard.
  • PASCHE, F. 1998. Le sens de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Le Fil rouge ».
  • PRIMO LEVI. 1947. Si c’est un homme, Paris, Presse Pocket, 1988.
  • TISSERON, S. 1992. La honte, psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod, coll. « Psychismes », 2e édition, 2006.
  • TISSERON, S. 2006. Vérités et mensonges de nos émotions, Paris, Albin Michel.
  • TISSERON, S. 2010. L’empathie, au cœur du lien social, Paris, Albin Michel.
Didier Drieu
Régine Scelles
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/02/2011
https://doi.org/10.3917/dia.190.0007
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