« Si le rôle du droit est de poser des limites, ces limites ne sont pas des entraves dont il faudrait essayer de se débarrasser toujours davantage, mais les conditions mêmes de l’institution de la liberté. »
1 Longtemps en France le mariage est demeuré le seul espace légitime de la conjugalité. Il concerne encore la plupart des Français, mais les couples vivant en dehors du mariage, qu’il soit civil ou religieux, ne sont plus aujourd’hui dans l’illégitimité, il suffit qu’ils aient manifesté leur accord pour vivre ensemble. Leur union, considérée comme « libre », peut faire l’objet à la demande des conjoints d’un début d’officialisation par un enregistrement à la mairie et la production d’un « certificat de concubinage [2] ». Plus encore, voici dix ans un véritable « contrat d’union libre » – si je peux me permettre d’utiliser cette formule paradoxale – a été institué, le Pacte civil de solidarité (PACS). Ce que vient signifier cette reconnaissance graduée des unions informelles (Neyrand, 1986) est une liberté nouvelle de l’union, en lien avec une mutation profonde de nos sociétés, s’exprimant dans la reconfiguration des liens familiaux et dont le noyau concerne la conjugalité. La redéfinition du lien de couple vers l’affirmation des individualités et l’autonomisation des conjoints accompagne ainsi une désinstitutionalisation du mariage (Théry, 1993 ; Chalvon-Demersay, 1983), qui s’articule à la promotion du sentiment amoureux comme élément fondateur du couple et justifiant son maintien (Shorter, 1975).
2 Le basculement dans un autre modèle familial, consécutif à la mise en place de ce nouvel ordre qui s’opérait au niveau des mœurs depuis les années 1960, s’est traduit au niveau juridique par deux lois hautement symboliques : celle de 1970 instituant l’autorité parentale partagée dans la famille conjugale en lieu et place de la puissance paternelle, et celle de 1975 reconnaissant la possibilité de divorcer par simple consentement mutuel. Ces deux lois marquent en quelque sorte la sortie officielle d’un fonctionnement familial considéré comme patriarcal, où le père, en tant que « chef » de famille, possédait autorité sur sa femme et ses enfants – jusqu’à organiser ou contrôler le mariage de ces derniers. L’ancrage de cette logique patriarcale dans une tradition différenciant de façon stricte les rôles de sexe a longtemps masqué son origine culturelle, renvoyant sa légitimité successivement à l’ordre divin puis à l’ordre naturel. Ce n’est finalement que très récemment que les familles ont perdu tout pouvoir dans la constitution des unions, voyant celles-ci renvoyées aux seuls choix individuels, censés être établis sur une réciprocité de sentiments amoureux. La violence actuelle du rejet des mariages contraints semble alors traduire la prise de distance avec une logique dont notre culture a longtemps participé. D’où l’intérêt de rappeler les implicites historiques et sociaux de la contradiction culturelle que représentent aujourd’hui les mariages forcés, en montrant comment nous nous éloignons de plus en plus de l’ordre ancien, jusqu’à considérer comme insupportables des pratiques autrefois plus ou moins tolérées, comme les mariages contraints.
Le sacrement : une institution théocratique de l’union matrimoniale
3 Sur le mariage en tant que sacrement s’appuyait l’ordre de l’Ancien Régime. Indissoluble, il unissait inconditionnellement mari et femme, offrant à celle-ci une protection à l’égard des convoitises masculines (Flandrin, 1991) et à celui-ci une domination sur sa famille, qui n’était rien moins qu’inscrite dans les tables de la loi ; par cette domination subie la femme devait expier d’avoir succombé à la tentation du serpent : « À la femme il [Iahvé Elohim] dit : “Je vais multiplier tes souffrances et tes grossesses : c’est dans la souffrance que tu enfanteras des fils. Ton élan sera vers ton mari et, lui, il te dominera” » (Dhorme, 1990).
4 Le mariage était d’autant plus nécessaire que les familles des futurs époux possédaient quelques biens et qu’il s’agissait d’assurer le bien-fondé de leur transmission en attestant que les enfants à venir dans l’union seraient ceux du mari. Si le fondement du mariage réside alors bien dans la présomption de paternité accordée au mari, son importance est relative aux liens qu’il établit entre deux familles et à ce qui est susceptible d’être transmis aux deux époux. Guère de place n’est laissée au sentiment dans cette affaire, hormis peut-être pour ceux trop pauvres pour bénéficier de grand-chose. Si dans ce contexte les époux consentent alors à s’unir, c’est bien souvent dans le cadre d’un mariage conclu par leurs deux familles, « arrangé » en quelque sorte par celles-ci, et qui en général a été programmé ou « planifié ». Le couple est bien alors « chaînon » entre deux lignages, selon l’expression d’Irène Théry, et l’amour souhaité ou souhaitable constitue un « plus » qui s’ajoute parfois à l’union. Les mariages dits aujourd’hui « arrangés » par les familles, qui caractérisent ces conjoints issus d’autres cultures, ne nous sont donc pas si étrangers, et nous sommes portés à les comprendre même lorsque nous ne les approuvons pas.
Une naturalisation des places dans l’union laïque des Révolutionnaires
5 Mais notre histoire nous a fait bénéficier d’une autre étape dans le devenir de l’union. Dans leur volonté profonde de laïciser la société, d’abolir la transcendance divine et de redonner aux humains eux-mêmes le contrôle de leur destinée, les Révolutionnaires ont prôné un autre type de mariage, « civil » celui-là et susceptible dans son principe d’être dissous, pour assurer l’indépendance et une véritable liberté et égalité aux conjoints-citoyens. La constitution de 1792 s’avère ainsi proprement révolutionnaire non seulement dans l’ordre politique mais aussi dans le domaine des mœurs, révélant par là même le lien étroit entre les deux. Renvoyée aux deux personnes qui s’unissent, la décision de l’union ne concerne – dans le principe tout du moins – plus directement les familles, mais bien au premier chef les conjoints, dont le consentement à l’union prend un autre relief.
6 Mais ce contrat civil, assorti de la possibilité de sa dissolution, qui accorde autonomie aux enfants à l’égard des parents et à la femme à l’égard du mari, se révèle largement en avance sur les mœurs dominantes de l’époque. Le passage à l’Empire, puis la restauration de la monarchie vont d’autant plus facilement organiser le retour aux références antérieures que le consensus sur l’égalité dans le mariage entre homme et femme est loin d’être établi au sein même des Révolutionnaires. Pour un certain nombre d’entre eux, qui vont rapidement devenir dominants, la femme n’a pas vocation à investir l’espace politique – et plus largement l’espace public –, mais au contraire se doit de sacrifier à sa vocation naturelle : s’occuper des enfants et de l’espace domestique. S’inspirant de Rousseau et de la philosophie des Lumières, ils opposent à la légitimité divine justifiant l’organisation familiale antérieure la légitimité d’une différenciation entre homme et femme qui s’appuie sur les différences biologiques et les fonctions qui paraissent afférentes (Steinberg, 2001). L’ordre familial révolutionnaire est ainsi à la fois laïc et naturaliste, et si la hiérarchie familiale demeure – maintenant l’homme en position de « chef de famille » – c’est simplement du fait des différences biologiques concrètes qui opposent les deux sexes. L’émancipation de la femme en ressort ainsi toute relative et les féministes qui voudront pousser trop loin leurs revendications à investir l’espace public et politique pourront le payer de leur vie, telles Olympe de Gouges et Mme Roland, toutes deux guillotinées en 1793 pour n’avoir pas voulu accepter leur condition naturelle de femme assignée à l’espace privé.
L’union patriarcale traditionnelle, un consentement à double signification
7 L’institution du mariage va se trouver ainsi pendant un siècle et demi structurée par une double référence, divine et laïque, religieuse et naturaliste, qui permet de légitimer de deux points de vue divergents la domination paternelle dans la famille. Les époux sacrifient alors aux deux rites, religieux et civil, se mariant successivement à la mairie et à l’église. Comme le rappelle Geneviève Fraisse, dans un système patriarcal le consentement donné par l’un ou l’autre époux n’a pas vraiment la même signification : le consentement de l’homme exprime son acceptation de diriger la famille à laquelle l’invite la législation, le consentement de la femme est plutôt acceptation de passer de l’autorité du père à celle du mari. « L’homme qui consent semble décider, déclarer ; et la femme consentante choisit, mais dans un espace de dépendance envers une autorité. Mutualité et réciprocité des consentements n’ont alors de sens qu’au regard d’une justice marquée par une nécessaire hiérarchie. Le mariage est la figure de la domination des hommes et de la subordination des femmes. Si égalité il y a dans l’apparence de mutualité et de réciprocité, c’est une égalité de proportion » (Fraisse, 2007, p. 29).
8 Si la chose semble ainsi entendue au XIXe siècle, la stabilisation de la République à la fin de celui-ci va favoriser une évolution qui sera toute progressive et ne verra se cristalliser qu’à la fin des années 1960 le basculement dans un autre ordre symbolique. Dès l’entrée dans la troisième République, les lois Jules Ferry posent les prémices de la mutation future : enseignement primaire laïc, gratuit et obligatoire et enseignement secondaire ouvert aux jeunes filles – certes, sous une forme édulcorée, donnant une large place aux activités domestiques, mais progressivement il deviendra au cours du XXe siècle le même que celui des garçons. S’enchaînent ensuite les indicateurs de la diversité de l’évolution : officialisation de la séparation de l’Église et de l’État en 1905, développement de l’industrie puis tertiarisation de l’économie, reconnaissance aux femmes du droit de vote et d’éligibilité en 1944 ; parallèlement, en cette première moitié du XXe siècle la conversation devient fondatrice de l’identité d’un couple symbiotique (Rougemont, 1967).
Le basculement dans l’ère du consentement interindividuel comme principe d’union
9 Avec l’entrée dans l’ère de la croissance et de la consommation de masse des « Trente Glorieuses » (1945-1975) ont commencé à se développer d’autres représentations des rôles de sexe, des rapports entre conjoints et de la place des enfants, se traduisant dans une nouvelle stratégie conjugale de report de la procréation [3] que la découverte puis la diffusion des moyens de contraception modernes viendront favoriser.
10 À la fin des années 1960 les conditions sont réunies pour que la société bascule dans une autre conception des rapports de sexe et de génération et de l’organisation de la famille. Portée par la génération du baby boom, qui accède massivement aux études supérieures, un nouveau modèle de conjugalité, qui s’appuie sur la dénaturalisation des rôles de sexe, désormais appréhendés comme des rôles de genre, se généralise. Il s’appuie sur la maîtrise nouvelle de la procréation par la contraception, l’autonomisation des femmes et leur investissement professionnel massif, et la contestation tant du modèle relationnel homme-femme antérieur que du modèle intergénérationnel : à l’émancipation féminine répond l’émancipation des enfants par rapport à une forme d’autorité paternelle coercitive délégitimée. L’expression la plus manifeste de cette réorganisation des « rapports sociaux de sexe » est sans doute la perte de légitimité du mariage, qui non seulement peut être dissous à la simple demande d’un conjoint mais n’apparaît plus nécessaire pour justifier l’union (Batagliola, 1988). La norme qui rapidement va s’affirmer comme nouveau principe de légitimation des relations de couple, et plus généralement des relations privées, est celle du consentement des partenaires. « Notre société a progressivement remplacé le régime statutaire des normes sexuelles par un régime procédural : c’est le consentement à l’acte qui est désormais le critère majeur de partition entre le permis et l’interdit », nous rappelle Irène Théry (2006, p. 32). La notion de consentement est donc devenue le nouveau référentiel social et juridique des relations privées entre adultes, le droit se désimpliquant de la gestion des relations « entre adultes consentants » pour recentrer ses préoccupations sur la gestion du rapport aux enfants mineurs [4].
11 Ce basculement dans un autre mode d’organisation des relations privées n’en abolit pas pour autant complètement l’ordre antérieur, mais il le reconfigure. Ainsi, demeure avec la notion de consentement l’idée d’une proposition de l’un acceptée (ou non) par l’autre, qui renvoie implicitement à un ordre organisant les rapports sociaux de sexe où l’homme est proposant, la femme consentante (ou non). Cette différence de positionnement des sexes dans notre culture ne remet pas en question le principe abstrait d’égalité mais lui donne une coloration particulière au sein des relations privées. La reconfiguration du privé prend bien en compte l’état antérieur de son organisation en articulant à l’affirmation des principes d’égalité des personnes et d’autonomie des individus les éléments de l’ordre antérieur susceptibles d’être conservés, ou dont la prégnance s’avère tellement grande que leur contestation ne pourrait être que formelle et pourrait remettre en cause les nouveaux principes eux-mêmes. Hommes et femmes sont désormais considérés comme égaux et autonomes, les femmes peuvent donc logiquement initier des démarches de séduction (et les hommes investir le rapport aux bébés) ; cependant, la plupart du temps sera préféré le maintien des positions antérieures : l’homme proposant, la femme disposant…
12 Comme le rappelle Gilles Lipovetsky dans La Troisième femme : « Face à ce dispositif, le modèle européen apparaît comme un compromis entre les idéaux égalitaires et les normes héritées du passé. L’exigence égalitaire entre les sexes, en effet, progresse sans que pour autant les jeux de la séduction perdent leur légitimité : en Europe les codes anciens ne sont pas anathémisés, ils sont réaménagés en fonction des exigences de l’individualisme démocratique » (Lipovetsky, 1997, p. 96). Et ces exigences ne remettent pas en cause le principe d’égalité, en permettant que se perpétue une valorisation du féminin dans le jeu asymétrique de la séduction, qui autorise un positionnement différencié de deux partenaires placés sur un pied d’égalité. « Ce sont les passions individualistes elles-mêmes qui sous-tendent maintenant la reproduction sociale du clivage des rôles sexuels dans le manège amoureux. La division séductive se perpétue non par inertie sociale mais en raison de sa compatibilité avec les passions modernes de la valorisation et de la libre possession de soi-même » (ibid., 66).
13 On conçoit ainsi que la notion de consentement puisse contenir une ambiguïté à ces deux niveaux : elle participe d’une démarche d’acceptation d’une proposition (ce qui pose effectivement la question du libre choix) et, historiquement, elle positionne différemment l’homme et la femme. Dans l’ordre antérieur, lorsque la proposition était élaborée par ou avec les familles, cela plaçait plus facilement l’homme en allié potentiel de la demande familiale. Cette situation lui permettait ainsi, soit d’entériner la démarche, soit de s’en dégager d’une façon beaucoup plus aisée que la femme. Ce que l’on retrouvera avec d’autant plus de force en situation interculturelle, lorsque la culture d’origine de l’homme est patriarcale.
L’interculturel comme « retour du refoulé » ?
14 L’ordre des relations conjugales en France se trouve donc dans une phase de profonde reconfiguration. Ce qui rend compte du fait que les nouvelles dispositions normatives affirmées en droit, relatives à l’égalité entre l’homme et la femme et leur autonomie complète à l’égard de leur famille, doivent en bien des cas composer avec la réalité des pratiques. Pratiques qui peuvent continuer à référer à une hiérarchisation plus ou moins implicite entre les sexes, voire à l’influence plus ou moins prononcée des familles… Et cela, diversement selon le milieu social (les agriculteurs exploitants comme la haute bourgeoisie continuent, par exemple, à être largement soumis à l’influence des logiques patrimoniales), et surtout peut-être selon l’origine culturelle.
15 C’est sans doute cette deuxième dimension de l’autonomie aujourd’hui affirmée par rapport aux familles dans le choix d’un conjoint qui constitue le point de clivage majeur avec les logiques matrimoniales sur lesquelles continuent de s’appuyer certaines familles d’origine étrangère mettant en œuvre une véritable planification du mariage de leurs enfants (Hammouche, 2007). Le maintien d’une asymétrie des positions de l’homme et de la femme dans le mariage pose, lui, beaucoup moins de problèmes, dans la mesure où elle continue pour de nombreuses personnes et de nombreux couples à constituer le modèle de référence – ou en tout cas un état de fait peu questionné. Mais qu’à la volonté parentale de programmation d’un mariage s’oppose le refus de l’enfant (ou des enfants) concerné (s) débouchant sur une imposition de l’union, et la contrainte est doublement intolérable. Intolérable pour les enfants (et plus encore pour les jeunes filles) socialisés en tant que « deuxième génération » dans le contexte normatif français ; intolérable pour la société française, qui voit ainsi remise en question l’universalité de ses lois, de ses principes et de ses représentations des libertés individuelles fondant le statut de la personne privée… en voyant réactivées des références considérées comme dépassées.
16 D’une certaine façon, la présence sur le sol français de personnes d’origine étrangère référant à une logique matrimoniale obsolète en France met la société d’accueil en contradiction avec elle-même, en réactivant une logique d’union désormais dénoncée comme inadéquate à l’affirmation des individualités et de la liberté des citoyens, si ce n’est à l’égalité même entre les sexes. La réponse juridique ne peut donc être que catégorique : interdiction de toute contrainte en matière conjugale et répression des pratiques y contrevenant [5]. Mais une difficulté de taille se présente : la nécessité de la mise en évidence du consentement réciproque. Toute la question du consentement s’en trouve ainsi réévaluée, avec un double niveau de difficulté : le premier concerne la différence de signification du consentement dans un système matrimonial de type asymétrique patriarcal et dans un système de type égalitaire individualiste, le second l’utilisation même du consentement comme critère de jugement.
17 En effet, aujourd’hui peuvent se trouver confrontées dans le même espace social deux logiques matrimoniales qui divergent profondément quant à la place respective des sexes et des générations. Dans le premier système matrimonial, la place accordée aux individus est statutaire, c’est-à-dire définie extérieurement par un ensemble de règles préétablies par le groupe et qui laissent bien peu d’autonomie aux individus, et encore moins à ceux dont le statut procède d’un contrôle maximal du groupe : les jeunes femmes. Jeunes femmes qui doivent rester vierges avant et fidèles après le mariage. Le consentement alors s’établit pour elles comme acceptation du passage du contrôle de leur corps (avec sa capacité génitrice) de leur père à leur futur mari, sous le regard de la communauté (Héritier, 1996). Dans cette logique, les sexes et les générations sont contraints par le groupe et assignés à des positions qu’ils n’ont éventuellement la possibilité de contester que dans le secret de leur intimité. La logique procédurale de l’union, elle, est toute différente puisqu’elle renvoie à une procédure interpersonnelle de contractualisation de l’union par deux partenaires considérés comme « libres et égaux ». Le consentement, alors, s’il engage les deux dans une relation de réciprocité, n’en implique pas moins la possible réversibilité.
18 Dans une dynamique de confrontation entre ces deux logiques a priori exclusives, sera considérée comme émancipation pour la personne étrangère la possibilité de se dégager de la logique statutaire du groupe au profit de l’affirmation d’une autonomie individuelle du choix. Cela ne sera pas sans conséquence puisque pourra s’ensuivre une mise en tension avec la famille – les parents pouvant se sentir délégitimés et la communauté stigmatisée – et une exacerbation de la signification du consentement comme critère d’évaluation de la valeur du contrat d’union, censé être passé entre les époux seulement. Ce qui débouche sur le second niveau de difficulté dont participe la prise du consentement comme critère d’évaluation de la liberté individuelle dans notre système normatif : il convient d’établir que le consentement des deux partenaires de l’union est bien « libre et éclairé », selon l’expression désormais consacrée.
De la difficulté à établir le consentement et des effets de la judiciarisation du Privé
19 Si la justice peut effectivement assez facilement prendre position sur l’existence d’une contrainte lorsqu’elle s’accompagne d’un certain niveau de violence (par exemple, s’il y a eu violences physiques constatées ou séquestration…), c’est beaucoup plus délicat lorsque la violence a été cantonnée au niveau relationnel, psychologique, et que le consentement donné lors de l’enregistrement du mariage présente les apparences d’un consentement libre. D’où la difficulté à distinguer parfois les mariages dits « arrangés » de ceux dits « forcés », car le « oui » énoncé dans un mariage peut se révéler par la suite ne pas avoir été produit librement mais sous la pression de l’entourage (Neyrand, Hammouche, Mekboul, 2008)… La chose se complique encore avec l’idée de consentement « éclairé », car cela signifie que la personne consentante à la conclusion d’un contrat aussi important que le mariage devrait être capable d’en apprécier toutes les conséquences… ce qui est loin d’être toujours le cas et peut expliquer des revirements et contestations tardifs.
20 De fait, confronté à des situations devenues impensables dans la logique actuelle, le droit se trouve mis dans l’obligation d’essayer d’établir des éléments « objectifs » pour rendre compte d’un vécu subjectif dont la conscience même n’est pas toujours très claire, de procéder ainsi à une judiciarisation des attitudes subjectives, quand la clinique nous montre qu’elles peuvent participer d’une ambivalence psychique dont l’une des caractéristiques est de ne pas être toujours consciente. Avec le consentement comme critère de distinction entre d’une part le permis, le légitime, et d’autre part l’interdit, l’illicite, on retrouve au sujet du mariage les questionnements qui peuvent être évoqués à propos du viol – lorsque l’un affirme que sa partenaire était consentante et l’autre qu’elle a été soumise à des procédés ayant altéré sa conscience (alcool, drogue…, voire suggestion abusive), rendant son supposé « consentement » caduc, car ni véritablement explicite, ni véritablement libre…
21 Si avec l’affirmation du principe du consentement réciproque au rang de norme absolue la contrainte conjugale se trouve mise hors jeu non seulement du système matrimonial, mais aussi de l’ensemble des relations privées, on conçoit qu’il y a encore loin du niveau des principes à celui de la réalité des relations humaines, et que le travail de la nouvelle société qui se met en place et de son organisateur juridique s’avère tant fondamental que délicat. Délicat à double titre, dirions-nous, car, si s’affirme une nécessité de trouver des critères objectivables (pouvant être éminemment problématiques) de la validité d’un consentement, cette judiciarisation des relations humaines, désormais régulées par un principe normatif procédural et non plus statutaire, débouche sur un risque de disqualification de l’idéal démocratique dans la sphère privée et de son instance de régulation, le dialogue (Neyrand, 2009), au profit de la montée d’un soupçon social généralisé (Garapon, Salas, 2006), au sein de situations humaines où il restera toujours difficile de distinguer ce qui procède du fantasme de ce qui s’inscrit dans la réalité… Ce qui pour autant ne saurait remettre en cause la nécessité de l’affirmation des limites définissant le cadre à l’intérieur duquel la contrainte ne devrait plus avoir lieu d’être.
Notes
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[1]
Article reçu par la rédaction le 7 décembre 2009, accepté le 18 janvier 2010.
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[2]
Qui a pour principale caractéristique de permettre de bénéficier d’un certain nombre de droits traditionnellement attribués aux conjoints par les institutions.
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[3]
Ainsi la baisse de la fécondité se manifeste-t-elle dès le milieu des années 1960, révélant le changement d’attitude des couples à l’égard de la procréation avant même la diffusion des moyens de contraception modernes (Segalen, 1991).
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[4]
Voir à ce sujet l’analyse de Jacques Commaille, 1994. Voir aussi notre analyse de la place des enfants dans les situations de postséparation (Neyrand, 2009 [1994]).
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[5]
Voir l’analyse extrêmement fouillée réalisée par Sahra Mekboul dans notre ouvrage (Neyrand, Hammouche, Mekboul, 2008), ainsi que son article dans ce numéro.