1 La revue Dialogue, en choisissant de consacrer un numéro à la contrainte conjugale et implicitement à la liberté conjugale, son contraire, souhaite contribuer à élargir le débat sur le sujet contemporain des violences conjugales que soulèvent de façon la plus manifeste les mariages forcés, dans un contexte en pleine évolution des modes matrimoniaux et des cadres législatifs qui les concernent. Elle interroge plus particulièrement la complexité du consentement et de son autonomie. Proposé par des sociologues qui travaillent depuis longtemps avec la revue Dialogue, ce numéro a conduit psychologues et praticiens à développer des questions qui intéressent aussi leur pratique. En effet, le praticien qui reçoit des couples en souffrance sait que, souvent, il lui faudra remonter aux sources et aux fondements de la création du lien pour trouver le fil d’Ariane qui a conduit l’homme et la femme à venir consulter un tiers. Il sait aussi que, dans le processus de formation du couple, la contrainte ne s’exerce pas seulement physiquement, mais également sous forme de soumission « plus ou moins librement consentie » à une loyauté filiale ou fraternelle dont les ressorts et les fondements restent, pour partie au moins, pré ou non conscients.
2 Ainsi, ce numéro de Dialogue porte sur la constitution du couple alors que celui-ci, aujourd’hui, apparaît comme la pièce maîtresse par laquelle s’affirme l’histoire familiale fondée sur l’expression et la reconnaissance de l’affectivité, et que les débats sur les mariages forcés se multiplient. C’est la volonté de rendre raison de ce dernier phénomène et, à défaut de le saisir précisément, de donner à lire les travaux les plus récents sur le sujet qui est à l’origine d’un tel numéro. Toutefois, il est apparu que se restreindre à cette seule dimension revenait à se focaliser sur une crispation qui ne rend que partiellement compte des tensions relatives à l’être à deux. Le gouvernement de soi au principe de l’élection par laquelle s’instaure le couple gagne à être questionné sous l’angle du consentement, des points de vue autant anthropologique, sociologique, psychologique que juridique. C’est à ce titre qu’il nous a semblé utile de proposer un ensemble d’articles qui remettent en question et en perspective les fondements du couple dans des situations aussi variées que celle du mariage romantique institué sur la base du consentement éclairé et celle du mariage forcé qui résulte de la négation d’un conjoint, voire des deux. De même, les cadres d’analyse resituent les contextes sociopolitiques de ce questionnement.
3 En effet, la contrainte conjugale ne se limite pas aux mariages forcés. Dès l’instauration du couple et selon les conditions de vie et les perspectives que se donnent les deux partenaires, la contrainte prendra de multiples facettes. Certaines seront recherchées et partagées quand d’autres seront violemment rejetées. Le quotidien ressort en partie de ces contraintes plutôt acceptées quand les compagnons de vie s’accordent par des compromis recevables au regard de leurs histoires. Mais certaines ponctuations agressives, voire violentes, indiquent à l’inverse la persistance de problèmes qui peuvent amener à la rupture. Cette manière de poser et de penser la question de la formation du couple interpelle le sociologue et le psychologue. Elle permet aussi d’établir le constat que l’exceptionnel, le médiatique peut n’être que la manifestation rendue visible sur la scène sociale pour des raisons politiques, historiques ou culturelles de processus qui se déroulent également « à bas bruit » dans les scènes plus ordinaires de la construction des couples. Évidemment tout n’est pas équivalent et il ne saurait être question de dire qu’il faut considérer de la même manière un mariage forcé « physiquement », éventuellement accompagné de violences cautionnées, parfois organisé par le groupe d’appartenance, et une situation qui conduit « librement » un (e) jeune à renoncer à un amour pour épouser une femme, ou un homme, dont la condition sociale, culturelle est davantage en accord avec celle de sa propre famille.
4 Cette question ouvre sur celle de la « liberté » et du « choix », elle impose de se souvenir actuellement de deux choses. La première est qu’en Europe, tout au moins de nos jours, le choix du couple est fondé sur l’élection d’un objet qui s’inscrit dans la trame des liens aux premiers objets d’amour et les réactive. En effet, ces premiers liens sont à l’origine de la construction du sujet et de la manière dont il négocie tout au long de sa vie ses rapports aux autres. La seconde est que, dans d’autres pays – comme en France à d’autres époques –, il n’en est pas forcément de même. L’article de Théry paru dans Dialogue en 2000 [1] est là pour le rappeler. Les psychologues comme les sociologues savent que les mots « choix » et « liberté » sur ce thème ne conviennent pas tout à fait et en même temps que certains couples se forment plus librement que d’autres. Ce numéro est donc l’occasion de poursuivre un dialogue tant indispensable qu’heuristique entre une approche sociologique et une approche psychologique d’un phénomène complexe. Phénomène qui ne peut se penser en dehors d’une culture qui articule des données sociales, politiques, économiques, juridiques et des processus définissant l’humain comme être social devant se perpétuer, socialiser ses pulsions et parvenir à devenir « je ». Ce processus implique, comme le rappelle Kaës (1993 [2]), un sujet animé par la présence de l’autre, présent sous forme d’absence, d’excès ou de manque, dans une perspective de « corrélation d’altérité et de subjectivité ».
5 Pour Gérard Neyrand, comprendre ce qui se joue dans la contrainte conjugale, d’abord pour la société, ensuite pour le sujet, c’est se rappeler, depuis l’institution du mariage, le long processus historique qui conduit aujourd’hui, en France, à exclure cette contrainte des conceptions modernes de la conjugalité. La liberté de consentement est au centre du questionnement sur la contrainte conjugale que la plupart des articles abordent ici. La contrainte psychologique est la plus difficile à mettre en évidence, ainsi le droit sanctionne-t-il aujourd’hui la crainte révérencielle envers un ascendant. L’Église ecclésiastique retient, elle, le plus souvent « le défaut de maturité » du sujet pour motiver ses décisions d’annulation de mariage que Françoise Payen analyse. Pour l’auteur, cette volonté interne du sujet (celle guidant le choix de mariage) dépend de la manière dont il a pu construire dans les premiers liens de son histoire infantile les modalités d’accès à une relation d’objet. Et si l’autonomie de la volonté dans le choix amoureux n’était que relative ? Oui, si l’on considère, comme Monique Dupré la Tour, que ce choix dépend également des motivations inconscientes et qu’il s’élabore pour l’individu à partir d’un étayage sur ses appartenances. Ainsi, la crainte révérencielle, qui apparemment fait accepter le conjoint choisi par les parents, n’est-elle pas liée au choix de préserver des appartenances nécessaires à l’étayage de l’identité (consentement au conjoint, consentement au mariage et à son statut, consentement à une insertion économique et sociale, consentement à une appartenance) ? Entre le mariage romantique et le mariage forcé, le mariage planifié s’impose comme autre mode négocié de l’organisation conjugale. Abdelhafid Hammouche analyse le positionnement par rapport à ces trois modes et les enjeux sociologiques dont sont révélatrices les différentes manières de se marier pour les enfants issus de familles de primo-migrants. Il met en question les tensions qui émergent entre des parents socialisés aux normes de la « culture d’origine » et des enfants « doublement » socialisés : à la fois en référence à la culture parentale et aux normes en vigueur dans la société française (notamment celle du « libre choix du conjoint »).
6 Si le désaveu de la contrainte atteint son paroxysme dans la condamnation du mariage forcé, un véritable travail d’élucidation de contenu est nécessaire pour échapper à la passion des discours et à l’enfermement idéologique qui l’entourent et obstruent son étude. Claudine Philippe met ainsi en évidence l’instrumentalisation politique des mariages forcés et l’urgence de recentrer leur analyse à partir d’une construction de l’objet fondée sur les faits et leur explication. Au-delà de l’aspect méthodologique, une question de fond est posée : celle de l’inscription de la lutte contre les mariages forcés dans un combat plus général pour les droits humains. C’est dans cette même perspective que Sahra Mekboul convoque les droits de l’homme pour interroger, à partir de notions telles que l’égalité ou l’universalisme, la mise en œuvre du droit, de la politique préventive et la place des victimes en tant que sujets actifs. C’est par cette dernière qu’elle situe les véritables enjeux de leur émancipation. Mais alors, derrière le voile de la contrainte, que se cache-t-il ? Florence Bécar, à partir de la métaphore du voile ou de la femme voilée, invite à cet effort d’analyse pluridisciplinaire des représentations qui conditionnent notre regard. Enfin, dans une perspective de comparaison européenne, Edwige Rude-Antoine dresse un état des lieux des instruments juridiques et des politiques préventives permettant d’appréhender les contraintes conjugales. Malgré un cadre juridique international commun, il apparaît une absence d’homogénéisation de la loi des différents pays (sur la qualification des faits de violence notamment).
7 Dans le cadre des articles hors thème, Marie-Blanche Tahon analyse les récentes lois québécoises sur l’institution de l’union civile et l’établissement de nouvelles règles de filiation et de procréation assistée. Ce qui lui donne l’occasion de mener une réflexion socio-anthropologique concernant la reconnaissance légale du fait qu’un enfant puisse avoir plus de deux parents. Ensuite, Annie Dupays-Guieu avance l’idée que l’élaboration d’un récit narratif autobiographique a une vertu thérapeutique. Via ce récit, il s’agirait, par un processus d’autoconstruction, d’accéder à des émotions personnelles. À partir de l’analyse de l’œuvre d’Hervé Bazin, l’auteur ouvre la perspective d’un recours à des techniques narratives comme médiateurs facilitant l’accès au processus de résilience. Enfin, ce numéro se termine sur un article de Brigitte Blanquet qui évoque les pratiques ordaliques qui conduisent certains adolescents à frôler la mort. Pointant que ces pratiques sont des effets d’anciens vécus traumatiques, l’auteur formule l’hypothèse de l’existence d’une problématique centrale de vie/mort qui structurerait et organiserait l’organisation psychique du sujet.