Introduction
1 Au delà des règles de droit, quelles normes structurent l’activité de justice ? Cette question fondamentale de la sociologie du droit reçoit des réponses nouvelles avec l’accroissement des préoccupations relatives à l’efficacité des tribunaux et avec les multiples réformes en cours qui touchent aux fondements mêmes de la justice. Les changements intervenus dans la gestion des juridictions au cours des vingt dernières années ont suscité l’intérêt des sociologues et nombre de travaux ont pris pour objet l’impact des modifications en cours sur l’activité de justice au plan global (Vauchez, Wuillemez, 2007 ; Vigour, 2006) ou sur l’organisation et l’activité quotidienne des acteurs judiciaires (Ackermann, Bastard, 1993, 1996). Dans le prolongement de plusieurs recherches menées dans cette perspective (Deschamps, Mouhanna, 2001 ; Ackermann, Mouhanna, 2001), ont été réalisées au cours des dernières années, deux enquêtes de terrain sur deux domaines a priori distincts de l’activité des tribunaux de grande instance, et en apparence peu comparables : le parquet (Bastard, Mouhanna, 2007) et, plus récemment, les juridictions des mineurs (Bastard, Mouhanna, 2010). Malgré les différences inhérentes à ces deux champs du judiciaire, la confrontation avec les réalités quotidiennes fait émerger des problématiquessimilaires, et notamment la confrontation entre les paradigmes du droit appliqué et ceux de la gestion. Il en résulte un intérêt à reprendre les principaux résultats obtenus dans ces deux recherches pour comparer ces deux modèles de justice, en souligner les différences et les similarités, et ainsi faire ressortir les logiques qui, au delà de la dimension proprement légale, rendent compte des transformations en cours dans l’institution judiciaire.
2 Certes, au premier abord, cette comparaison entre le parquet et les tribunaux pour enfants peut apparaître surprenante, voire étrange. Il peut sembler a priori peu pertinent de rapprocher le fonctionnement du parquet et celui de la justice des mineurs, parce que l’un et l’autre s’ancrent dans des formes de justice – ou des « modèles » de justice – fortement différenciées, voire opposées. Les fonctions de parquetier et de juge des enfants sont très différentes. Les paradigmes dans lesquels s’inscrit leur action aussi. Ils représentent même, comme nous le montreront, deux idéaux-types opposés dans l’institution judiciaire, tous les autres magistrats du pénal se positionnant entre ces deux extrêmes. Cependant, ces deux figures sont confrontées à des pressions similaires dues aux réorganisations en cours dans les tribunaux. Dans les deux cas, la mise en place d’un système gestionnaire fondé sur la productivité ébranle les fondements du métier et remet en cause les « modèles de justice » sur lesquels se fondent les magistrats pour exercer leurs fonctions.
3 En évoquant la notion de modèle de justice, cette comparaison entre deux types de fonction s’inscrit explicitement dans le prolongement de travaux sociologiques qui visent à caractériser la « figure du juge » et ses modalités d’action – on pense par exemple à la distinction entre « juge-pacificateur », « juge-entraîneur » et « juge arbitre » proposée naguère par François Ost (Ost, 1983). Néanmoins, notre comparaison cherche aussi à prendre de la distance par rapport à de telles visions qui attribuent au juge la capacité de modeler à sa manière le fonctionnement du système judiciaire. Elle cherchera à construire des modèles de justice qui se réfèrent davantage à une vision organisationnelle et systémique. Dans une telle conception, la manière dont le droit est mis en œuvre dans un univers donné dépend moins des conceptions individuelles ou professionnelles développées par les juges que d’un ensemble de paramètres externes. Ceux-ci découlent de l’organisation des services, des relations que les magistrats entretiennent entre eux, et de l’inscription de l’ensemble dans un système politico-administratif plus large, qui donne ses orientations au fonctionnement des juridictions et influe sur les décisions judiciaires.
4 Dans le cas présent, on a affaire, d’un côté, au ministère public, organisation hiérarchisée, recevant ses instructions du parquet général, voire de la Chancellerie, et de surcroît traditionnellement liée si ce n’est à la répression, du moins à la représentation des intérêts de la société. De l’autre côté, le juge des enfants se réfère à un droit différent, celui de l’ordonnance pénale de 1945. Il travaille sur les deux registres du civil et du pénal et est attaché, quant à lui, à l’exercice d’une justice qui se veut avant tout individualisée et éducative (Bailleau, 2008).
5 Toutefois, le fossé apparent qui sépare ces deux modes d’exercice de la justice n’empêche pas de les comparer. En effet, les évolutions actuelles qui traversent le monde judiciaire font que ces acteurs se trouvent confrontés, dans les deux secteurs considérés, aux mêmes questions.
6 Plusieurs raisons autorisent une comparaison, malgré les différences structurelles qui caractérisent les deux modèles. En premier lieu, des deux côtés, se pose la question de la gestion de la charge de travail et de l’organisation, ainsi que ses conséquences sur l’exercice de leur profession par les uns et les autres. Si les juges des enfants sont des magistrats du siège et à ce titre sont statutairement indépendants, les membres du parquet ont pendant longtemps, et en s’appuyant sur leur statut de magistrat, revendiqué une large autonomie vis-à-vis de leur tutelle. Jusqu’à une période récente, on pouvait constater que le parquet n’était, dans les faits, pas si hiérarchisé qu’on peut le penser et que les substituts exerçaient des choix de manière discrétionnaire et avec une grande indépendance, comme l’ont montré il y a longtemps les recherches sur l’abandon des poursuites (Boudon, Davidovitch, 1964) ou plus récemment celles sur les relations que les parquetiers entretenaient avec les officiers de police judiciaire (Mouhanna, 2004). Au sein de ces parquets, l’indépendance de fait coexistait donc avec une hiérarchisation en droit. Cela a changé aujourd’hui, en raison de la montée en puissance des impératifs gestionnaires et de productivité au sein des juridictions, qui s’est accompagnée d’un renforcement de l’autorité dans les parquets. Comment concilier l’indépendance nécessaire pour « rendre la justice » et les considérations d’ordre matériel et organisationnel qui rendent cette indépendance limitée dans les faits ? En d’autres termes, l’organisation de la justice et des tribunaux dans laquelle exercent les magistrats pèse sur la façon dont ils effectuent leur métier. Les juges des enfants comme les parquetiers sont soumis à ces interrogations.
7 La comparaison se justifie également, a contrario, par une moindre homogénéité qu’attendue dans chacune des deux catégories, ce que montrent les travaux d’observation et d’entretiens menés dans les juridictions. L’image assez répandue d’un parquet hiérarchisé et uniformément répressif est sans aucun doute trop caricaturale, y compris aujourd’hui, alors que l’on assiste à une « reprise en main » par la hiérarchie. Les parquetiers, magistrats au même titre que leurs collègues, ne s’acclimatent pas toujours de l’autorité du procureur. Certains n’hésitent pas à rappeler l’adage « la plume est serve, la parole est libre » pour prendre leurs distances vis-à-vis d’un collectif du parquet parfois plus théorique que réel. Dans les tribunaux pour enfants, l’uniformité n’existe pas non plus. Il existe des clivages forts entre les magistrats, qu’il s’agisse des approches développées à l’égard des enfants ou de leur rapport à la sanction. Entre juges des enfants comme au sein du parquet, il existe des dissensions, des conceptions du métier différentes ou même divergentes. De multiples exemples en attestent. À la conjonction de nos deux terrains de recherche, on peut évoquer le cas récurrent des membres des parquets des mineurs qui occupent une place à part dans leur service et adoptent une position différente de leurs homologues des autres secteurs du parquet vis-à-vis des cas qu’ils ont à traiter.
8 Sur un tout autre plan, on peut souligner que la comparaison se justifie aussi lorsque l’on envisage le rôle du magistrat non plus seulement sous son aspect décisionnaire et juridictionnel, mais aussi dans son rôle « d’entrepreneur ». En effet, les magistrats, juges des enfants comme parquetiers, voient leur action dépendre fortement de l’environnement des juridictions et de la nature de leurs relations avec leurs partenaires institutionnels. Certes, la Justice conserve encore aujourd’hui l’image d’une institution distante, retirée des préoccupations quotidiennes de la cité, ce qui était traditionnellement la condition sine qua non d’une justice disposant de suffisamment de recul pour juger en toute sérénité et impartialité. Mais désormais les magistrats se trouvent, à des titres divers, impliqués dans des dispositifs les plaçant directement dans la vie de la cité. De ce point de vue, les juges des enfants ont longtemps fait figure de pionniers, voire d’exception au sein de l’institution judiciaire, car ils ont été les premiers à s’investir dans le champ associatif. Ils ont depuislongtemps dû solliciter des compétences et des partenaires hors des tribunaux, parfois en créant eux-mêmes des associations, et en recourant à des experts extérieurs. À cette époque, leur participation à de multiples dispositifs les « sortant » du strict cadre judiciaire était considérée avec circonspection et même méfiance par les autres magistrats. Aujourd’hui, on constate que les juges des enfants ont perdu cette image d’innovateur et ce statut d’originalité en termes d’ouverture vers l’extérieur. Dans les juridictions, ce sont désormais les parquetiers qui s’investissent le plus hors des tribunaux. Sollicités tout d’abord pour participer aux dispositifs de prévention de la délinquance au début des années 1990 (Wyvekens, 2001), ils ont pris leur place dans divers dispositifs en lien avec la politique de la ville, en travaillant avec les associations, les élus, etc. De plus, les parquets coopèrent avec de nombreux services (associations de médiation, délégués du procureur…) qui travaillent à la mise en œuvre des mesures décidées par les substituts. L’ouverture sur l’extérieur caractérise donc désormais tout autant les membres des parquets que les juges des enfants. Dans une certaine mesure, les premiers ont dans ce domaine dépassé les seconds.
9 Plus généralement, on relève que les différences formelles ne suffisent pas à catégoriser et à distinguer deux « modèles de justice ». Lorsque l’on observe les fonctionnements concrets des uns et des autres, on constate que des contraintes similaires pèsent sur tous les types de magistrats, même si c’est à des degrés divers : impératifs gestionnaires, dépendance à l’égard du partenariat, tensions entre idéaux professionnels et moyens matériels. De ce fait, la comparaison n’est pas infondée mais, pour la mener à bien, il nous faut partir de l’analyse du travail effectif de ces deux types de magistrats pour décrire ces deux modèles. Comparer parquet et justice des mineurs revient à repenser l’articulation entre fonction et organisation. Comment se combinent, dans l’un et l’autre cas, la gestion des affaires avec les principes et valeurs qui sous-tendent l’activité judiciaire ? En d’autres termes, la mise en œuvre des principes qui fondent l’idée même de justice – et par là, le métier de magistrat – se heurte à des transformations organisationnelles et matérielles importantes : qu’en résulte-t-il dans les faits ? Doit-on imaginer que les différences entre les deux modes d’activité se réduisent sous l’effet d’une pression managériale qui tend à imposer des critères de productivité similaires à toutes les fonctions et sous l’effet d’une pression publique et politique qui les encourage à privilégier de plus en plus la sanction ? On peut au contraire penser que l’évolution constatée prend une allure comparable à une tectonique des plaques : tous les éléments bougent, dans le même sens, mais en maintenant la distance entre eux.
10 La comparaison prend une valeur d’autant plus générale que les deux modèles de « justices » étudiés intègrent, outre les parquetiers et les juges des enfants, d’autres fonctions judiciaires. Ainsi, nos observations montrent que le juge de correctionnelle, du fait de la prééminence des objectifs de productivité et des incitations à punir, ressemble de plus en plus, dans ses modes de fonctionnement, au parquet « majeurs » (Bastard, Mouhanna, 2007). Les enjeux quantitatifs, avec toutes leurs conséquences sur le travail et sur les décisions prises, occupent une place croissante dans son activité. Quant au parquet spécialisé des mineurs, malgré son intégration dans la logique hiérarchique de sa fonction, il a tendance à se comporter de manière très semblable à celle du juge des enfants. En procédant à cette comparaison entre les deux fonctions du parquet majeur et des juges des enfants, on parvient à une compréhension plus large des mouvements qui ont cours dans l’institution judiciaire. Cette « classification » n’oppose pas seulement les deux catégories visées a priori :elle intègre l’ensemble des magistrats agissant au pénal. Dans ce cadre, l’analyse de ce qui se passe pour les juges des enfants d’une part, et pour les parquets « majeurs » d’autre part, permet de rapporter l’évolution des deux extrêmes d’un continuum sur lequel se placent toutes les fonctions de la justice pénale.
11 Pour étudier ces questions, on dispose des résultats obtenus dans les deux recherches précitées. Chacune d’elles a porté sur plusieurs sites : neuf tribunaux pour ce qui concerne la recherche sur le parquet et quatre pour celle sur les juges des enfants. Dans chacune des deux opérations, des entretiens ont été menés avec les acteurs qui constituaient le principal objet de recherche – parquetiers et juges des enfants – et également avec leurs partenaires, qu’il s’agisse des acteurs de la chaîne pénale – dans le premier cas – ou de l’ensemble des services impliqués dans la justice des mineurs – dans le second. Au total, plus de 200 entretiens ont été réalisés pour la première enquête et une quarantaine pour la seconde. Cette démarche s’est accompagnée d’observations des pratiques. Il s’agissait de resituer les uns et les autres dans leur environnement, de comprendre comment les contraintes matérielles, bureaucratiques ou hiérarchiques pèsent sur l’activité professionnelle des magistrats et d’analyser en quoi leurs actions résultent de la confrontation entre un idéal – rendre la justice – et les réalités pratiques. Pour présenter les résultats de ces travaux, il est donc important de partir du terrain en présentant schématiquement les résultats des deux recherches, ce qui amènera ensuite à une description des deux justices en question fondée sur les pratiques concrètes. Une fois celles-ci explicitées, il sera possible de les comparer.
Deux justices
12 La comparaison proposée prend en considération différentes dimensions. Elle s’intéresse aux modalités de gestion des affaires, en distinguant notamment les pratiques qui relèvent de la gestion de masse de celles qui privilégient un traitement au cas par cas, selon l’opposition classique entre quantitatif et qualitatif. Elle s’attarde sur les processus de décision, en distinguant la décision ponctuelle, instantanée et celle qui s’inscrit dans un processus incrémental, avec les remises en cause qui en résultent. Elle cherche également à saisir les finalités recherchées et les priorités : par exemple, favorise-t-on plutôt la répression ou bien les enjeux éducatifs ? La comparaison s’appuie aussi sur les différences qui peuvent exister dans la structuration des groupes professionnels concernés et les modes de coopération et de coordination, en s’interrogeant sur leur homogénéité et leur capacité à tolérer une certaine diversité en leur sein.
13 De ces observations in vivo et in situ, il ressort effectivement deux modèles tout à fait différents, malgré leur insertion dans des appareils judiciaires soumis aux mêmes logiques de rationalisation de l’activité. Ils seront d’abord décrits et examinés l’un après l’autre. Nous commencerons par présenter les résultats qui émergent de l’analyse des parquets, et en particulier des services dédiés au traitement en temps réel. Ces derniers représentent un certain idéal-type de ce que tendent à devenir les parquets aujourd’hui. Ils impriment durablement dans les pratiques des magistrats des réflexes et des habitudes de travail que ceux-ci risquent de garder à d’autres postes.
Le TTR : normalisation des décisions et priorité à la répression
14 Le premier modèle de justice est illustré par le traitement en temps réel (TTR) des affaires pénales, mode de fonctionnement dans lequel se sont engagés au début des années 2000, après plusieurs années d’hésitations et de retours en arrière, l’ensemble des parquets. Le traitement en temps réel, pour en donner une définition succincte, se caractérise par une organisation isolant du reste du parquet une partie des substituts qui sont mobilisés, d’une façon quasi-permanente, pour répondre aux sollicitations adressées au ministère public par les services de police et de gendarmerie. Chaque fois que l’un de ces services identifie un auteur de délit, il appelle les permanents du parquet afin d’obtenir une orientation pour l’individu concerné. À première vue, le TTR revêt un aspect essentiellement technique : il comprend la mise à disposition d’un local spécifique, la création de permanences, la modernisation des standards téléphoniques, ainsi qu’une organisation particulière. Des plages horaires sont réservées par le parquet pour lui permettre, après une conversation plus ou moins longue – quelques minutes – entre un substitut et un officier de police judiciaire, de décider d’une suite à donner à la situation présentée, celle-ci devant être mise en œuvre dans les plus brefs délais. Le TTR, initié au départ dans quelques grands tribunaux pour tenter d’apporter des réponses aux stocks de procédures qui restaient en souffrance dans les parquets, a ensuite été étendu, à l’initiative de la Chancellerie, dans toutes les juridictions à partir du début des années 2000. Sa mise en place est concomitante de la création de voies procédurales de plus en plus variées. En effet, pour donner sans délais une réponse judiciaire, le parquet dispose désormais d’une palette très large de réponses possibles, qui vont de la convocation par officier de police judiciaire (COPJ), à la composition pénale et à la la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, ou « plaider coupable » (CRPC), en passant par la comparution immédiate. Le succès du TTR a aussi été rendu possible par l’usage qui a été fait des alternatives au passage devant un magistrat : médiation pénale, rappel à la loi, réparation. Ces réponses permettent notamment de donner une suite à toute une gamme de petits délits qui auparavant ne pouvaient pas être gérés par le système classique des poursuites. Sans entrer dans le détail du fonctionnement de ces différentes voies de traitement des affaires, on peut cependant caractériser le fonctionnement du parquet, dans le cadre du TTR, en soulignant quelques traits majeurs.
15 Dans ce cadre du TTR, dont la philosophie s’est étendue progressivement à l’ensemble du système pénal, c’est l’efficacité qui prime. Elle se mesure presque exclusivement par les résultats chiffrés de l’activité. Les procureurs de la République, en particulier, se montrent extrêmement attentifs au travail réalisé grâce aux services du TTR. Ils ont les yeux rivés sur des tableaux de bord reflétant la « productivité » des permanents et cherchent à préserver ou à améliorer l’efficacité d’ensemble du système. Par exemple, ils imposent des directives chiffrées que les substituts de permanence se doivent d’observer.
Mon effort consiste à augmenter l’effectivité du TTR. Il y a deux axes, une augmentation en valeur absolue, et une augmentation par rapport à la qualité de la réponse : davantage de poursuites, de comparutions immédiates, de troisième voie. Pas trop de rappels à la loi, ça n’est pas forcément une solution très effective. C’est un ensemble de choses (un procureur de la République).
17 L’objectif est d’apporter une réponse à toute sollicitation, mais sans engorger le système dans son ensemble. Quant aux substituts en charge du TTR, leur activité s’apparente, lors des permanences, à un marathon sportif. Ils sont attentifs aux impératifs de rapidité, éléments selon eux moteur d’une justice moderne et efficace dont la plupart se montrent fiers. Ces objectifs leur demandent un investissement intensif. Il s’agit en effet pour eux d’écouter le rapport d’un officier de police judiciaire (OPJ) pour se faire rapidement une idée de la situation présentée, de poser les questions pertinentes pour éviter toute déconvenue dans les étapes ultérieures de l’affaire, qu’il s’agisse du respect des formes légales, de la matérialité des faits, de leur qualification, et de prendre une décision en conséquence. Tout doit se faire dans un laps de temps limité, quelques minutes au plus. Car, dans le contexte du TTR, la rapidité de décision est un impératif pour que le parquet puisse répondre à l’ensemble des sollicitations qui lui sont faites. Les décisions se prennent dans l’instant.
Bon, on n’est pas des automates, mais bon, c’est un peu ça : on regarde vite fait… tac, tac, tac… la personnalité, les antécédents… Et puis, on fait un choix (un substitut).
On est vraiment débordé dans le cadre de la permanence, ça sonne sans arrêt ; quand vous raccrochez le téléphone, ça ressonne. Parfois, comme ils [les enquêteurs]n’arrivent pas à nous joindre sur le téléphone de permanence, ils appellent sur le téléphone fixe, voire sur deux téléphones de permanence en même temps… des fois, c’est assez dur à gérer… (un substitut).
19 Mais cette accélération ne touche pas le seul substitut au téléphone. L’orientation des affaires et la manière de la construire à partir du compte rendu téléphonique des OPJ se répercutent sur l’ensemble des segments de la chaîne pénale. Chacun, depuis le substitut en charge du dossier en audience jusqu’au président lors des audiences, se met à l’unisson de cette justice rapide, avec une faible marge pour la correction des erreurs et guère de retour sur les décisions prises initialement. Ces décisions ne sont pas remises en cause.
20 À la valorisation de l’urgence s’ajoute la priorité de principe donnée à la répression, ce qui se marque, par exemple, dans la tendance actuelle au remplacement des mesures « alternatives », par de nouvelles procédures, composition pénale ou CRPC, dans lesquelles les sanctions sont directement proposées par le parquet, sans débat judiciaire. Il faut non seulement décider vite, mais punir.
Pour le TTR, le nombre d’appels va croissant. On nous appelle pour toutes les affaires résolues. Et aussi pour toutes sortes d’affaires à la limite : des incivilités, des situations moralement choquantes… On a diminué le niveau de gravité des affaires dont on nous rend compte. On est allés trop loin ! […] Les institutionnels défilent chez nous pour essayer de résoudre les problèmes de la délinquance : l’école, la SNCF [1] , les transports en commun. Dès qu’il y a un problème, on s’adresse au parquet. Et nous : voilà mon numéro de fax ! […] On est l’arroseur arrosé : c’est nous, les parquets, qui avons demandé aux services de police et de gendarmerie de rendre compte de tout ! (un vice-procureur).
Le procureur souhaite qu’on défère de plus en plus d’infractions même quand les personnes ne sont pas forcément très connues, quand les faits sont graves, pour vraiment répondre à toute cette insécurité urbaine. Donc, avant qu’il nous donne ces instructions-là – parce que c’est assez récent – on déférait surtout les personnes pour lesquelles on allait requérir de l’emprisonnement ferme : des multirécidivistes qui avaient un casier qui justifiait un emprisonnement ferme. Maintenant, il nous arrive de déférer des primo-délinquants parce que, du jour au lendemain, ils passent à l’acte et ils vont à moitié assommer quelqu’un, lui occasionner des blessures sérieuses ou attaquer quelqu’un avec une arme… Dans ces cas-là, on ne requiert pas forcément de la prison ferme quand on défère ; il arrive qu’on aille en comparution immédiate pour requérir du sursis, du sursis avec mise à l’épreuve, du sursis TIG [2] , du TIG ou toute autre peine, mais en tout cas la réponse est immédiate (un substitut).
23 Dans cet univers particulier, on peut considérer que la gestion est devenue le vecteur principal de l’action judiciaire. Les magistrats, soumis à un rythme sans cesse accéléré, s’engagent dans une extrême standardisation des décisions. La réponse donnée à chaque type de situations est formalisée à travers des barèmes, des directives et des mémentos. Le traitement de masse s’impose au détriment de la prise en compte individuelle de chaque situation. N’ayant plus le temps d’entrer dans le détail de tous les dossiers, les magistrats se contentent des éléments les plus marquants transmis par les OPJ, et s’en remettent de plus en plus à des tableaux d’aide à la décision. Les particularités de chaque cas sont de moins en moins relevées.
24 Ce changement dans les modes de travail a eu des répercussions sur les rapports hiérarchiques au sein des parquets. Nous avons insisté sur l’indépendance que revendiquaient traditionnellement les substituts, en s’appuyant sur leur statut de magistrat et sur une certaine tradition. De ce point de vue, la situation a changée. Depuis la fin des années 1990, la montée en puissance des impératifs gestionnaires et de productivité au sein des juridictions s’est accompagnée d’un renforcement de l’autorité dans les parquets. Autrefois moins attentifs aux affaires de moindre importance, les procureurs sont désormais évalués sur les flux d’affaires traités par leur service. De ce fait, ils répercutent cette pression sur leurs subordonnés et sont dès lors impliqués dans le traitement des affaires, même si c’est uniquement à travers une vision quantitative. Il y a donc eu indubitablement un renforcement de la hiérarchie et une restriction, d’ailleurs largement acceptée, de l’autonomie des magistrats du parquet. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne revendiquent nullement l’autonomie traditionnellement attachée au statut de magistrat. Ils se sentent davantage membres d’un groupe qui partage des objectifs similaires et qui est attaché à une même mission de contrôle et de pacification de la société. Insérés dans une structure qui privilégie la rapidité et la productivité, soumis à des normes décisionnelles fortes, ils s’intègrent dans une organisation qui laisse peu de place à la réflexion de fond et à l’individualisation des décisions. On pourrait à l’extrême parler de justice-réflexe. Les débats sur le sens et les finalités de cette forme de justice sont évités, de même que l’examen des conséquences qui résultent des décisions prises.
25 Petit à petit, les magistrats du siège qui se situent en aval du parquet se laissent eux aussi entraîner dans cette logique et succombent eux aussi à l’impératif de la productivité. C’est ainsi que nous avons pu constater que le tempo imposé par le service du TTR se répercutait non seulement chez les parquetiers qui siégeaient en audience, mais également parmi les juges de correctionnelle. Ces derniers, pour répondre aux exigences de productivité conjointes de la Chancellerie et du parquet local, multiplient les sessions de comparution immédiate, les audiences à juge unique, en réduisant le temps accordé à chaque affaire. Plus encore, le siège accepte volontiers, quand il ne le réclame pas, l’augmentation des compositions pénales et des CRPC, procédures avec sanction à la clé dans lesquelles il ne joue qu’un rôle de validation, sans participer à la décision. Les présidents de TGI et les vices-présidents chargés du pénal sont, pour la plupart d’entre eux, soucieux de montrer leurs capacités à accroître les taux de décisions affichés. Bien qu’ils ne soient pas insérés dans un système hiérarchisé, les juges de correctionnelle s’inscrivent dans une logique gestionnaire qui produit des effets finalement assez proches de ceux observés dans les parquets. De plus, les exigences émanant de la société civile, et relayées par le politique, en faveur d’une justice plus répressive sont entendues par les juges en correctionnelle. L’augmentation du nombre de personnes incarcérées ces dernières années est là pour en témoigner.
Un traitement individualisé, des magistrats soucieux d’indépendance, le tribunal pour enfants
26 A contrario, le fonctionnement des juridictions des mineurs, tel que nous avons pu l’analyser, reste fortement imprégné des valeurs qui ont présidé à la création de cette justice particulière, bien que les tribunaux pour enfants soient eux aussi incités à s’engager dans une logique d’« efficacité » et de rendement, et qu’ils subissent les injonctions en faveur d’une justice plus répressive. Comme dans les parquets ou leurs homologues de correctionnelle, les juges des enfants sont désormais soumis, directement ou indirectement, à des impératifs de productivité et de réductions budgétaires. À l’image de l’ensemble des magistrats du siège, ils sont désormais évalués sur des objectifs de rendement reposant sur des indicateurs chiffrés. Ils rendent d’ailleurs un nombre de décisions très supérieur à tous les autres magistrats du siège : en moyenne plus de 1300 décisions par an, soit plus de 100 par mois – contre une norme d’environ 40 par mois pour les autres magistrats du TGI, norme que seuls les juges aux affaires familiales dépassent. Cette production résulte de la spécificité du travail des juges des enfants. On sait que, pour suivre chaque mineur, ils prennent plusieurs décisions successives : mesure d’investigation, placement, mainlevée du placement, etc. Bien que soit aujourd’hui reconnue la nécessité de proposer des indicateurs de performance qui soient mieux adaptés à cette spécificité du métier des juges des enfants, il est attendu d’eux qu’ils accroissent leur productivité. Alors que le nombre moyen de décisions « réalisé » est de 1317 en 2008, la prévision pour 2011 s’établit à 1360 et la « cible » pour 2013 à 1380 [3]. Par ailleurs, les juges des enfants doivent également participer, comme tous les magistrats, à la baisse des dépenses de la Justice. Bien entendu, ces considérations matérielles ont des conséquences sur la manière dont sontprises les décisions. Concrètement, au parquet comme chez les magistrats des mineurs, se pose la question des marges de manœuvre que le magistrat conserve ou qu’il est au contraire contraint d’abandonner, le cas échéant, afin de remplir les objectifs assignés ou pour ne pas alourdir les charges financières de son institution. Dans le cas du juge des enfants, ces marges de manœuvre sont d’autant plus difficiles à maîtriser pour lui que les restrictions budgétaires touchent ses principaux partenaires. Ses décisions sont tributaires des capacités qu’offrent la Protection Judiciaire de la jeunesse et les collectivités locales qui gèrent une grande partie des structures d’accueil. La LOLF [4] et la RGPP [5] font maintenant sentir leurs effets de manière très sensible. Certaines mesures, prévues par le droit, ne sont plus financées, comme celles qui concernent les jeunes majeurs. D’autres ne peuvent être engagées sur le terrain qu’après un long délai d’attente. Les réformes qui se profilent, notamment celle de l’IOE (investigation d’orientation éducative), vont réduire encore les ressources dont dispose le juge pour statuer (cf. Chauvière, 2007).
27 À première vue, les juges des enfants sont également touchés par l’attente d’une justice à qui l’on demande plus de sanctionner.
L’action du parquet se renforce. On sent bien qu’au niveau politique – et pas seulement au niveau du parquet – la pression est très forte. Ce qu’on nous demande, ce sont des résultats tout de suite. On a de moins en moins le souci de comprendre l’exécution d’une mesure dans la durée. Beaucoup voudraient qu’à partir du moment où le gamin a été entendu dans un bureau, on n’en entende plus parler. Avant, on avait un regard plus compréhensif sur la situation des jeunes. La sévérité est de plus en plus présente. Du coup, on est de plus en plus amené à faire contrepoids quand on le peut, même si, avec certains mineurs, la sévérité est logique. Il y a des mineurs que l’on voit tous les mois, donc on est plus sévère, tout en essayant de rester logique et que ce soit adapté et cohérent pour eux. Mais on ne peut pas perdre de vue que l’on a affaire à un mineur et qu’avant tout, il faut faire de l’éducatif, même si, en parallèle, les mesures sont répressives. Et les deux ne sont pas contradictoires : il faut que ça se complète (un juge des enfants).
29 Pour se démarquer de leurs prédécesseurs considérés – à tort ou à raison – comme trop ancrés dans « le social », les juges des enfants d’aujourd’hui s’affirment avant tout comme des magistrats attachés au respect du droit. Ils ne renient pas le recours à la sanction, et revendiquent même son caractère indispensable dans leur fonction, là aussi en dénonçant le laxisme de leurs prédécesseurs, que celui-ci soit réel ou imaginaire. Si les juges des enfants restent des magistrats exerçant à la fois au pénal et au civil, ils constatent que la part de leur activité dévolue au pénal s’accroît dans toutes les juridictions, sous l’effet de la pression exercée par le parquet. Pourtant, derrière cet apparent ralliement aux grandes tendances qui caractérisent la justice actuelle, les juges des enfants manifestent clairement des réticences. Ils n’adhèrent pas totalement au modèle de la justice productiviste tournée vers la sanction. Ainsi, ils font toujours de leur rôle éducatif une priorité absolue (Bellon, 2005). Bien que soumis à ces incitations à traiter au plus vite et plus sévèrement la situation des jeunes délinquants, ils refusent d’entrer dans ce mode de fonctionnement.Ceci ne renvoie pas, pour la majorité d’entre eux, à des options idéologiques ou philosophiques, mais bien aux réalités concrètes auxquelles ils sont confrontés quotidiennement. L’urgence, pour les juges des enfants, c’est d’abord celle qui concerne un enfant en danger, dont la prise en charge relève de l’assistance éducative, au civil, et non l’administration de sanctions visant à réprimer des actes délictuels. La priorité reste donnée à l’enfant victime, parce que le danger qu’il encourt est infiniment plus grave que les risques générés par les enfants auteurs de délits. D’ailleurs, les juges des enfants confirment que, dans bien des situations, les deux aspects – civil et pénal – se confondent, ce qui contribue à relativiser l’importance du pénal. Pour autant, celui-ci n’est pas rejeté, bien au contraire. Les juges des enfants sont conscients de la nécessité d’intervenir dans ce champ et de « traiter » les cas difficiles par la sanction. Toutefois, ils tiennent à faire la part des choses entre les différentes affaires qui leur sont soumises. Ils rejettent les politiques de signalement systématique des parquets, qui s’étendent à des types d’écarts à la règle de plus en plus nombreux et qui ne nécessitent pas selon eux un suivi pénal. S’agissant de l’activité pénale, les juges affirment aujourd’hui recourir davantage que leurs aînés à la sanction, mais ils se distinguent d’autres magistrats en insistant sur le fait que celle-ci doit toujours être intégrée dans un projet éducatif, et non pas utilisée comme une fin en soi.
30 En ce qui concerne les pratiques, le travail du juge des enfants se réalise en grande partie durant les audiences qui se déroulent dans son cabinet, face aux jeunes et à leurs familles. L’interaction avec celles-ci s’accompagne, davantage que par le passé, de leur participation à la décision, alors que les nouveaux juges reprochent à leurs aînés d’avoir fait davantage de choix, même si c’était peut-être dans un sens moins répressif, sans l’assentiment de l’entourage du jeune. De ce point de vue, on assiste à une évolution qui fait des familles, dans la mesure du possible, des interlocuteurs incontournables. Le juge des enfants y trouve de multiples avantages : acceptation plus grande des décisions, et donc moindre recours aux contestations a posteriori ; argument éventuel à opposer à des travailleurs sociaux et/ou à des partenaires extérieurs ; point d’appui dans des cas multiples où la décision ne revêt aucun caractère d’évidence et où le juge est conscient qu’il aura éventuellement à remettre celle-ci en cause en fonction des évolutions constatées. Le juge passe une grande partie de son temps dans ce face-à-face avec les jeunes et leurs familles. Les magistrats prêtent une grande attention à la manière dont ceux-ci sont entendus.
Je n’hésite plus à montrer mon indécision totale aux familles, et je me suis rendu compte qu’à partir du moment où je le faisais, ça les rassure. Je me suis rendu compte également qu’ils aimaient bien quand on est en délibéré : réf léchir avec eux, les associer aux décisions – dans la mesure où ce n’est pas des parents inquiétants ou pervers. Il y a énormément de cas où on réfléchit avec eux. Je trouve cela intéressant et ils apprécient mon point de vue - qu’ils ne soient pas dépossédés des décisions. Je dis souvent aux enfants que je décide avec leurs parents, c’est rassurant pour eux aussi d’entendre que leurs parents restent leurs parents et qu’on arrive à travailler avec eux autrement (un juge des enfants).
La loi nous oblige à recueillir l’adhésion des familles et heureusement, ça marche. J’ai des audiences, par exemple, où les familles ont fait appel de la décision. Je les ai revues un an plus tard, elles étaient dans l’adhésion et j’ai renouvelé la mesure avecle consentement de la famille. Ça veut dire qu’il y a quand même des choses qui se mettent en place, même si ce n’est pas dû à la première audience puisqu’elles ont fait appel de la décision. C’est dû au travail des services éducatifs qui arrivent à mettre en confiance les familles (un juge des enfants).
33 De cette écoute accordée aux justiciables, il résulte notamment une distance plus grande qu’auparavant vis-à-vis des travailleurs sociaux. C’est du moins ce que constatent tous les acteurs interrogés. Les magistrats tiennent compte des observations que ceux-ci réalisent et des recommandations qu’ils font – à vrai dire, ils ne pourraient pas s’en passer – mais ils évitent les formes de connivence qui existaient naguère, par exemple les rencontres informelles avec ces professionnels avant l’audience qui participaient à l’élaboration de décisions « entre soi » et plaçaient les familles devant le fait accompli. Si les juges autrefois rechignaient – peut-être – davantage à la sanction, ils dépossédaient les familles en les écartant du processus. Aujourd’hui, le droit fait l’obligation au juge de rechercher l’adhésion des familles, ce qu’ils acceptent volontiers, malgré le caractère chronophage de cette démarche, car c’est dans l’intérêt du succès des mesures prises. Dès lors, les magistrats indiquent qu’ils passent beaucoup de temps à expliquer les décisions qu’ils prennent, notamment en assistance éducative.
34 Dans le travail du juge des enfants, l’individualisation du traitement des affaires s’impose comme une évidence. Il est hors de question de s’attarder à des règles générales ou à des barèmes comme on en voit de plus en plus dans les parquets. De même s’impose chez eux l’idée que la prise en charge des situations s’effectue dans un temps long, qui prend en compte l’évolution des jeunes et de leurs parents. C’est pourquoi une décision conserve dans ce cadre un caractère relatif. Elle est susceptible d’aménagements, voire de réorientation en fonction de l’évolution concrète des situations de chaque enfant ou de chaque famille. Étant affectés à un secteur géographique particulier, les juges des enfants connaissent en général bien les jeunes dont ils ont la charge, et leur famille, notamment au civil. Lorsqu’ils restent à un même poste pour un temps significatif, les magistrats ont la possibilité de voir évoluer les mineurs et, ce qui est exceptionnel dans les fonctions judiciaires, ils peuvent constater le succès ou l’échec des mesures qu’ils ont décidées. Le cas échéant, ils sont amenés à retoucher ou à modifier entièrement des décisions relatives à la prise en charge – qu’il s’agisse des modalités de placement d’un enfant ou des conditions dans lesquelles celui-ci garde des contacts avec ses parents. Ils ne se situent pas, comme leurs collègues du parquet en TTR, dans un processus linéaire et séquentiel, mais dans un processus circulaire et incrémental.
Ce qui est caractéristique, dans les fonctions de juge des enfants, c’est qu’on suit les gens, que ce soient les enfants ou les parents dans le cadre de l’assistance éducative. Il y a parfois un suivi pendant de nombreuses années. On voit vraiment les gens. On essaye d’impulser des choses et, pour les mineurs, c’est pareil : il y a des suivis de longue haleine (un juge des enfants).
36 Quant à la gestion, c’est-à-dire toutes les considérations matérielles et organisationnelles ainsi que les impératifs de productivité, elle est certes une préoccupation pour le juge des enfants lorsqu’il s’agit de son agenda et de la tenue de son cabinet, mais en aucun cas l’efficacité, au tribunal pour enfants, n’est réductible au nombre des affaires traitées. Le jugedoit sans cesse s’adapter aux particularités de chaque cas traité. D’ailleurs, contrairement aux parquetiers du TTR qui travaillent, certes de manière intensive, mais sur une durée de temps quotidienne strictement définie, les juges des enfants sont plus fréquemment amenés à s’attarder longuement au tribunal. Par exemple, le temps consacré à l’audience n’est absolument pas normé. L’efficacité du juge ne se mesure, selon eux, que d’une manière qualitative, et que dans le long terme.
37 Enfin la revendication, par les juges des enfants, de leur indépendance dans le traitement des affaires donne à ce groupe professionnel un caractère ambivalent. Il apparaît comme homogène, dans la mesure où tous les juges des enfants sont engagés dans un même type de travail fondé sur l’écoute et l’adaptation des décisions à chaque cas particulier rencontré. Mais ce groupe s’avère traversé par des philosophies et des orientations différentes. Contrairement au parquet où l’homogénéisation débouche aujourd’hui sur un collectif fort, le tribunal pour enfant reste un lieu où cohabitent des magistrats qui privilégient leur autonomie. Chacun y développe une vision de son action qui lui est propre. Il est hors de question d’y envisager l’introduction de normes partagées.
Le maintien de modèles fortement différenciés dans leurs pratiques
38 La comparaison de ces deux types de justice permet de montrer que les évolutions en cours, qui bouleversent l’institution judiciaire, ne remettent cependant pas en cause la distinction qui marque les deux modèles décrits. Dans une large mesure, du moins jusqu’à aujourd’hui, on peut même parler d’une accentuation des différences. L’examen des deux organisations, dans leurs pratiques, conduit à mettre en parallèle les convergences et les différences selon plusieurs dimensions : les priorités de l’action, ou comment chacun se fixe des objectifs de travail ; la valeur accordée au temps ; les relations instaurées avec les justiciables ; la place dévolue à la gestion et la question de l’efficacité ; le sens donné à l’indépendance du magistrat. C’est sur ces thèmes que se font nettement sentir les différences, non seulement dans les pratiques mais aussi, en conséquence, dans les philosophies de chacun des secteurs étudiés et dans le sens donné au mot justice.
L’action contre l’éducatif
39 Ce premier thème pointe la relation qui existe entre les pratiques et le sens donné à l’action les deux se confondant parfois. Ainsi, dans le cas du traitement en temps réel, c’est finalement l’action elle-même qui est la priorité des magistrats. Les services dévolus à cette activité au parquet sont des lieux dans lesquels tout l’accent est mis sur le « faire », sur la nécessité d’une réponse qui soit efficace et rapide, avec des objectifs qui se résument à des injonctions – agir, punir – et laissent peu de place à la réflexion, ce que nous avons pu par ailleurs constater lors des échanges avec les parquetiers. Certes, la justification apportée par les acteurs pour justifier le développement de ces modes d’action n’est pas contestable, car il s’est agi de répondre à des affaires qui auparavant restaient sans suite, sans traitement. Touchée par une crise de légitimité du fait de sa non-réaction, oude sa réaction trop tardive, dans bon nombre de dossiers, la justice s’est trouvée sommée de manifester son engagement massif dans la réponse aux sollicitations qui lui étaient faites. Notre recherche suggère qu’on a affaire ici à une frénésie de l’action, qui s’illustre dans les descriptions que font les parquetiers de leur travail. Tout se passe comme si le parquet s’était lui-même lié les mains en endossant l’idée qu’une réponse sans délai aux sollicitations de toutes natures – essentiellement policières – s’imposait en toutes circonstances et en s’obligeant par tous les moyens à suivre ce principe. L’opportunité des poursuites, qui constituait une manière, évidemment peu louable, de gérer les flux, est devenue un repoussoir. Or, à moyens humains presque constants, la priorité donnée à l’action et à l’immédiateté des réponses exerce une pression forte sur la structure des services, qui ne peut se résoudre que dans la standardisation des modes de décision. Les parquetiers se sont dans le même temps transformés en exécutants avec une marge d’autonomie de plus en plus réduite – d’où leur moindre revendication d’indépendance et leur focalisation sur des objectifs quantitatifs.
40 Du côté des juges des enfants, on l’a noté, la priorité va au souci éducatif. C’est une priorité inscrite dans la loi, mais que les juges font leur, quel que soit leur profil – anciens magistrats des mineurs, jeunes juges nouvellement issus du concours ou magistrats rejoignant occasionnellement le tribunal des enfants en milieu de carrière, y compris après avoir travaillé au parquet « majeurs » et au TTR. Pour eux, ce qui importe avant tout, c’est le travail qui s’effectue, dans chaque situation avec les enfants, les jeunes, les familles, en collaboration avec les travailleurs sociaux et les institutions partenaires. Le souci du juge, c’est de rechercher les solutions singulières adaptées à chaque cas particulier. Dans ce cadre, la sanction, comme cela a été dit, fait partie d’une « palette » d’outils à la disposition du juge. Elle est utilisée, mais avec un objectif précis : favoriser la réinsertion du jeune ou une amélioration de la situation familiale. Toute décision débouche sur un examen de ses conséquences. L’action n’est donc pas une fin en soi, elle est susceptible d’être critiquée et remise en cause.
Immédiateté ou temps long
41 Un autre contraste réside dans les deux représentations divergentes relatives au temps dans ces deux filières de traitement des affaires. Le temps des services du TTR est un temps rapide, haché, entièrement tendu vers la prise de décision rapide. Les substituts passent d’un coup de téléphone à un autre – 8 à 10 minutes chacun – et orientent les dossiers à la fin de ce bref compte rendu policier. Amenés à suivre un rythme souvent effréné, ils mesurent leur activité comme s’ils évoquaient une performance sportive et affichent leurs « résultats » quantitatifs. De plus, le regard que le parquet porte sur les situations qu’il traite est étroitement circonscrit dans le temps. Vu le délai imparti à la présentation de l’affaire, les substituts hésitent à inscrire celle-ci dans une histoire. Il s’agit plutôt d’une photographie dans l’instant, qui permet de se référer à des barèmes de décision, ce que la complexité des cas détaillés rendrait sans doute moins aisé. Dans les très grands tribunaux, le magistrat qui prend la décision initiale d’orientation au téléphone n’est pas le même qui requiert à l’audience. Mais y compris dans les plus petits, les substituts ne suivent les situations qu’ils traitent en temps réel que durant un laps de temps très circonscrit. Il n’y a nul retour ex post sur les conséquences de ces décisions.
42 Le temps des juges des enfants est tout aussi, voire plus chargé – leur fonction est l’une de celles qui sollicite le plus le magistrat – mais il est d’une autre nature. Les rendez-vous se succèdent avec les familles, et ils nécessitent à chaque fois une prise de contact, une discussion, des explications. Si l’audience est aussi un lieu de décision, il s’agit de décisions qui font l’objet d’une élaboration collective, à laquelle les enfants et les familles sont associés, que celles-ci acceptent les mesures proposées ou qu’elles montrent leur réticence à cet égard. Le juge entre dans l’histoire de ces familles, replace les événements dans un parcours afin de comprendre la situation du moment. De plus, comme on l’a indiqué, ce temps de comparution s’inscrit dans une prise en charge au long cours. Bien souvent, l’audience sert à évaluer une action socio-éducative déjà effective et elle prépare sa poursuite et son renouvellement. Le juge suit les situations dont il a la charge, parfois pendant de longues années. La rapidité, l’urgence se manifestent aussi, voire souvent, au tribunal pour enfants. Elles impliquent une décision immédiate qui peut être grave et douloureuse – placement d’un enfant hors de sa famille, incarcération d’un mineur – mais cette décision dans l’urgence ne revêt que très rarement un caractère définitif. Elle débouche presque toujours sur l’examen approfondi de chaque cas et d’un aménagement réfléchi.
43 On peut en outre, pour marquer encore davantage les disparités entre le parquet du TTR et le tribunal pour enfants, souligner un point de friction récurrent entre ces deux entités, qui témoignent bien de la différence d’approche. Les juges des enfants sont ainsi fréquemment sollicités par le parquet afin de sanctionner dans l’urgence des mineurs auteurs de délits. Tous les juges, quelle que soit leur sensibilité, critiquent cette définition donnée par le parquet à l’urgence : d’une part, ils trouvent souvent que le parquet les incite à sanctionner des faits qui ne méritent pas forcément, selon eux, un cadre judiciaire ; d’autre part, pour eux, la notion d’urgence prend une autre signification, puisqu’il s’agit des situations où le mineur est mis en danger par le comportement de son entourage. De ce fait, les affaires de dégradations causées par des enfants leur apparaissent revêtir un caractère d’urgence moins évident. Pour eux, elles peuvent être traitées plus tard, hors contexte d’urgence et d’immédiateté. Ou faire l’objet d’un règlement non judiciaire.
La place des justiciables
44 Les relations qu’entretiennent les magistrats avec les justiciables aussi sont fortement différenciées. Le justiciable ne participe absolument pas à la décision lorsqu’il s’agit du traitement en temps réel. Celle-ci est prise dans l’interaction entre les OPJ et les substituts, pour lui être ensuite notifiée, sans qu’aucune réaction de sa part ne soit forcément attendue, et sans que son avis ne soit pris en compte. De plus, comme on a pu le montrer, la première décision prise dans le cadre du TTR fonctionne comme le point d’entrée dans une « filière » de traitement dont les résultats sont assez largement prévisibles. En particulier, le renvoi en comparution immédiate, auquel le parquet a recours pour les petites affaires de délinquance urbaine, mais aussi pour des affaires plus importantes dans lesquelles les mis en cause n’offrent pas de garanties de représentation, détermine un environnement particulier. Cette décision est généralement liée, pour le parquet, à des réquisitions visant à demander une peine d’emprisonnement. Les personnes mises en cause, fragilisées par la garde à vue, n’ont guère de temps pour préparer leur défense – sauf à demander un renvoi qui s’accompagne alors d’un maintien en détention provisoire. Non seulementle mis en cause a peu d’opportunité pour agir sur les décisions qui s’imposent à lui, mais encore ce constat vaut aussi pour la victime. L’accélération du procès, notamment en cas de comparution immédiate, leur donne également peu de temps pour comprendre la procédure et présenter leurs demandes de réparation dès ce stade du procès.
45 Les procédures de sanction sans jugement, type composition pénale (Danet, Grunvald, 2005) ou CRPC, qui se multiplient et qui voient leur nombre s’accroître, viennent consacrer un mouvement de mise à l’écart de la personne « jugée ». Celle-ci n’a le choix qu’entre accepter de plaider coupable et la sanction proposée par le parquet ou bien d’aller en audience où elle est passible d’une peine beaucoup plus lourde et où son cas fera l’objet d’une attention particulière du parquet. Son refus de jouer le jeu du parquet sera, volens nolens, un élément à charge. Lorsque la personne qui a accepté la sanction rencontre un délégué du procureur chargé d’administrer celle-ci, il est hors de question de revenir dessus. La négociation, ou la simple discussion, entre le justiciable et le magistrat est réduite à sa plus simple expression.
46 En ce qui concerne les juges des enfants, au contraire, on l’a noté, toute une partie du travail consiste justement à écouter les justiciables, les jeunes et leurs parents et, autant que possible, à les « enrôler » dans l’action judiciaire, c’est-à-dire à les convaincre par une argumentation, voire une certaine maïeutique, du bien-fondé de l’action judiciaire. Les parents comprennent-ils ce qu’on leur reproche, lorsqu’ils ont mis leurs enfants en danger ? Se disent-ils prêts à changer et montrent-ils des signes de leur détermination ? Ces éléments ont une importance considérable dans l’action du juge et de l’ensemble des professionnels qui concourent à son action et avec lesquels il est lié : Protection judiciaire de la jeunesse, services départementaux de l’Aide sociale à l’enfance ou services associatifs. Sans surestimer la part prise par le justiciable, il n’en reste pas moins que, lors de l’audience de cabinet, celui-ci est associé au processus décisionnel, soit de manière active, en présentant ses arguments ou le résultat de ses démarches, soit a minima de manière passive, en agréant ou pas aux remarques du juge. Tout sera fait pour le rendre actif, pour toutes les raisons déjà évoquées ici.
La place dévolue à la gestion et à l’efficacité
47 La place et le sens donnés aux questions de gestion diffèrent entièrement d’un secteur à l’autre. L’organisation du parquet et le fonctionnement de ses services, on l’a noté, sont parfaitement en phase avec les préoccupations actuelles de la Chancellerie relatives à la gestion des tribunaux, fondée sur des résultats quantifiés. Cette politique se répercute à l’échelon local. Les procureurs font de « l’évacuation » des stocks d’affaires une de leurs principales priorités et suivent de près le travail des services afin de déceler tout indice de baisse de productivité ou tout gisement d’amélioration en ce sens. À l’occasion, ils réorganisent les activités de chacun, modifient l’organisation et la répartition des tâches. Des mobilisations collectives sont ponctuellement réalisées pour éviter l’engorgement d’un service. Le TTR a pu être, dans certaines juridictions, étendu à l’ensemble des services du parquet, puis de nouveau circonscrit à certains domaines dans lequel ce type de traitement semble particulièrement approprié. Quelles que soient ces modifications, l’ensemble du fonctionnement du parquet est tendu vers la réalisation des objectifs quantitatifs fixés et les substituts adhèrent au fonctionnement qui leur est proposé. On a pu constater que l’activité du parquet s’inscrit aujourd’hui dans une dynamique collective, notamment dans les tribunaux d’une certaine taille. Le TTR, c’est une équipe de jeunes magistrats qui travaillent ensemble, notamment dans le cadre de réunions hebdomadaires, se soutiennent les uns les autres et développent entre eux des habitudes conviviales qui n’existent pas dans le reste du tribunal. Les résultats de l’ensemble de l’équipe sont connus.
48 À l’inverse, sans que l’on puisse dire que les magistrats du tribunal pour enfants sont, par principe, indifférents aux questions de gestion, celles-ci constituent pour eux, au mieux, une préoccupation pratique et, au pire, un scandale lorsque les impératifs de gestion se traduisent par la réduction des moyens à disposition pour prendre en charge les mineurs. Certes, les juges des enfants sont généralement attentifs, avec le soutien du personnel des greffes, aux questions d’audiencement ou au respect des délais qui jalonnent l’activité proprement judiciaire. Les situations qu’ils doivent gérer imposent parfois des réponses rapides. Mais ils n’en font pas un objectif à part entière. Au delà de ces préoccupations, l’idée de s’investir dans les tâches de gestion n’est pas une priorité pour eux. Même le temps passé dans des relations avec les partenaires institutionnels, dont ils savent qu’ils peuvent faciliter leur travail, leur paraît secondaire lorsque cette tâche entre en concurrence avec le cœur de leur activité qu’est l’interaction avec les mineurs et leurs familles. Enfin, les magistrats se scandalisent lorsque les réformes et les nouvelles normes du management public leur imposent de nouvelles règles qui font dépendre leur activité de décisions administratives. Par exemple, ils acceptent très mal que le choix d’un lieu de placement pour un enfant, dépende de critères d’ordre économique plutôt que de considérations d’ordre éducatif ou affectif – proximité des parents – ou que le nombre de mesures d’un type donné qu’ils sont en mesure de décider sont contingentées – un contingentement qui peut être imposé soit par les services du conseil général, soit par la Protection judiciaire de la jeunesse, elle-même soumise à des impératifs budgétaires stricts. À cet égard, la prise en charge des jeunes majeurs offre une illustration parfaite selon eux des effets pervers que peut entraîner la trop grande importance accordée à la gestion. Auparavant, les juges des enfants disposaient de ressources mises à disposition par les conseils généraux pour traiter ce public. Aujourd’hui, la loi leur a enlevé cette prérogative et les conseils généraux refusent de financer des dispositifs non obligatoires. En ce qui concerne ces mesures, comme pour toutes les autres manifestations d’une régulation extérieure qui s’impose à eux au nom d’une logique gestionnaire, les juges des enfants considèrent que seul devrait être pris en considération le bien des enfants auxquels est destinée leur intervention.
Le sens donné à l’indépendance
49 À la lecture des constats précédents, on conçoit que les modes de travail et les relations qu’entretiennent les magistrats avec leur environnement professionnel et avec les justiciables renvoient à des visions opposées de l’exercice de la justice.
50 Du côté du parquet, l’objectif d’une plus grande efficacité – c’est-à-dire une plus grande rapidité et une plus grande productivité – dans la prise de décision, à une époque où les magistrats sont périodiquement pointés du doigt, conduit à normaliser l’activité des substituts. Sous prétexte d’homogénéiser la jurisprudence du parquet, leur travail est de plus en plus encadré, via des codes, des règles internes ou des barèmes. Ce mouvement s’accompagne, de la part des magistrats, d’une renonciation à une part croissante de ce qui fait la spécificité de leur fonction. Sans prétendre que les substituts perdent tout rôle décisionnaire,puisqu’il leur incombe d’entendre les faits et de rechercher la solution applicable en droit, on peut considérer que le TTR les amène à renoncer, volontairement, à exprimer leur indépendance et à appliquer le principe d’individualisation des décisions. Ils n’ont, de toute façon, plus le temps de traiter chaque affaire dans toute sa singularité. Au contraire, pour répondre aux impératifs de gestion, ils ont accepté ou, pire, ils ont préféré, abandonner l’autonomie dont ils disposaient naguère, même en tant que magistrats du parquet, au profit de la productivité et de la logique de sécurité : dans un système hiérarchisé et standardisé, ils encourent moins le risque d’avoir des décisions qui leur valent des reproches.
51 Du côté de la justice des mineurs, au contraire, les magistrats maintiennent des exigences très strictes quant à leur prise de décision. Même quand il existe des relations conviviales au sein des tribunaux pour enfants, les juges des enfants ne connaissent pas, et ne souhaitent pas connaître, la pratique de leurs collègues. Alors même qu’il existe un sentiment fort d’appartenir à cette fonction particulière, les magistrats des mineurs ne forment pas un groupe dans lequel se développerait une communauté de vues. Au contraire, il est parfaitement admis, parmi eux, que chaque juge des enfants puisse considérer à sa manière les affaires qu’il traite. L’adaptabilité est une ressource plus pertinente dans le contexte actuel que la capacité à appliquer des directives. En effet, leur conception de l’efficacité les conduit à une démarche progressive, par essai-erreur et confrontation au concret, qui rend peu utile des théories généralistes. En ce sens, les juges des enfants semblent plus pragmatiques et plus désenchantés que leurs collègues du parquet. Ils se posent des questions sur le sens et les effets de leur action alors qu’au parquet s’imposent des normes non questionnées. Les juges des enfants apparaissent comme des artisans qui retravaillent longtemps une même matière, reprenant constamment leur travail avec les familles, pour chercher des solutions qui s’adaptent à l’avancée en âge des enfants, aux résultats obtenus dans leur prise en charge et au changement de la situation de leurs parents. C’est dire que leur action garde un caractère toujours précaire, dépendant du contexte familial, qu’elle est sujette à l’erreur et nécessite une réflexivité et une capacité permanente de réévaluation. À l’inverse, nous avons pu comparer les parquetiers du TTR à des ouvriers tayloriens, soumis à des normes de travail et à une pression à la productivité (Bastard, Mouhanna, 2007).
Conclusion
52 Les deux modèles de justice que l’on a évoqués persistent dans leur opposition, quelles que soient les convergences qui s’observent. Outre les deux organisations présentées ici – parquet et tribunal pour enfants – on retrouve les oppositions présentées dans l’ensemble du système judiciaire.
53 Les parquetiers, du moins ceux qui sont entraînés dans la mécanique du TTR, s’inscrivent avec volontarisme dans la tendance dominante qui soumet le traitement des affaires à une vision gestionnaire et à un souci prioritaire d’efficacité. Les membres du parquet – dont on peut pourtant penser qu’ils partagent un éthos professionnel commun à l’ensemble des magistrats – en viennent à s’adonner entièrement à l’ordre hiérarchique et à l’idéologie répressive. Ce faisant, ils renoncent à ce qui fait leur indépendance pour aller toujours davantage dans ce sens d’une normalisation de la pratique judiciaire.
54 Les juges des enfants, quant à eux, manifestent, si ce n’est collectivement, du moins par leur pratique individuelle, leur volonté de ne pas laisser les modalités de leur travail être entraînées par ce même courant qui pourtant se manifeste également au tribunal pour enfants (ou du moins à ses portes). Ils ne cessent en effet de marquer leur attachement à une activité de type artisanal : la recherche d’une appréciation et d’une intervention singulière dans chaque situation. Ils résistent à toutes les pressions, d’où qu’elles viennent et qu’elles soient exercées au nom du rationnement des dépenses publiques ou dans la perspective de la disciplinarisation du comportement des jeunes.
55 La question qui se pose alors c’est celle de savoir pourquoi les uns acceptent d’adopter un rôle d’exécutant, tandis que les autres s’inscrivent dans une stratégie incrémentale. Comment analyser ces constats et comment interpréter le fait que, parmi les magistrats, certains cèdent aux attentes relatives à la managérialisation de l’activité de justice, tandis que d’autres y résistent – sans nécessairement donner à cette résistance une dimension collective ? Cette question, on l’a noté, vaut pour les parquetiers lorsqu’on les oppose aux juges des enfants, mais elle peut être aussi posée de façon pertinente en y incluant d’autres fonctions judiciaires. En effet, les recherches menées in vivo montrent que les présidents d’audience correctionnelle en viennent à ressembler de plus en plus, à cet égard, aux magistrats du parquet. Eux aussi succombent au discours de la justice efficace, eux aussi s’adonnent à un traitement de plus en plus normalisé et rapide des procédures, comme le montrent les comparutions immédiates.
56 Et on retrouve des comportements similaires dans la justice civile, par exemple en ce qui concerne les divorces (Bastard, 2002).
57 Les raisons pour lesquelles les parquetiers (ou les présidents des chambres pénales) se font les tenants de l’efficacité judiciaire peuvent être recherchées dans les bénéfices tant individuels que collectifs qu’ils en retirent. Ils y ont toutes sortes d’intérêts, et l’ensemble du service avec eux : réduire les temps de traitement des procédures « papiers », fastidieuses et génératrices de délais, faciliter la gestion du temps de travail des greffiers – qu’il est difficile de faire travailler sans limite, comme c’était le cas avant les 35 heures – acquérir un certain confort intellectuel en évitant de se poser des questions (automatisme) et en prévenant les risques d’erreurs, répondre aux critiques adressées à une justice qui serait trop lente et trop laxiste. Pour « couvrir » l’ensemble de ces raisons, les intéressés évoquent souvent le souci qu’ils ont, en accélérant le traitement du plus grand nombre des « petites » affaires, de pouvoir réserver du temps au traitement des dossiers les plus importants – une rationalisation qui mériterait d’être analysée avec soin, y compris sur le plan quantitatif, car les enquêtes montrent plutôt une focalisation sur les petits dossiers aux dépens des grosses affaires.
58 Face à de telles « bonnes raisons », la question suivante est celle de savoir pourquoi les juges des enfants n’entrent pas dans ce schéma qui semble correspondre à une sociologie des intérêts bien compris ? D’où vient la résistance des juges des enfants ? Ici, la réponse est plus difficile à produire. D’une part, on constate qu’ils s’insèrent dans un système. Les juges des enfants – et le parquet des mineurs avec eux – sont-ils dévoués à une représentation de la « figure de l’enfant » – quelque chose de sacré, l’innocence qu’on défend ? S’ils résistent ainsi, c’est sans doute qu’il est inscrit dans la loi qu’il leur revient d’avoir surtout un rôle d’éducateur. Ce faisant, ils se trouvent, de par leur fonction, placés devant toutes les tensions et les contradictions de nos sociétés complexes face à l’enfance et à la jeunesse. Ils ont affaire à l’enfance en danger et à l’adolescence potentiellement dangereuse(Milburn, 2009). C’est à eux qu’il revient de faire face à ces contradictions de nos sociétés complexes. Au delà de ces raisons qui touchent au symbolique, des causes d’ordre professionnel et systémique expliquent ces différences et se manifestent dans la socialisation au métier. Le juge des enfants est amené à découvrir la complexité des situations humaines et ne peut dès lors se résoudre à la simplicité et à la rapidité tandis que le jeune parquetier est baigné dans un univers où tout est fait pour que la simplification et la contrainte acceptée de la règle l’empêchent de se poser des questions. Face au juge qui doute, qui s’interroge, le parquetier du TTR agit, ce qui est nettement plus valorisé. De surcroît, le juge des enfants est indépendant et inamovible. Sa nomination par le CSM à ce poste accroît vraisemblablement son autonomie face à un système gestionnaire dans lequel s’engagent de plus en plus de présidents de TGI ou de chambres.
59 Alors que les mêmes questions se posent dans les tribunaux, sur la rationalisation du travail judiciaire, elles reçoivent des réponses différentes dans les différents secteurs. Les uns sont touchés, sans nuance, par le renforcement du pôle gestionnaire et répressif et par la généralisation d’une vision standardisatrice de l’administration de la justice, tandis que les autres y échappent. Sans voir là l’effet d’un « mystère », on peut considérer qu’il s’agit d’une question pertinente pour une recherche portant sur la manière dont sont « remplies » les fonctions judiciaires. Les effets de système y occupent une place importante pour rendre compte des comportements des uns et des autres, ainsi que nous l’avons montré ici, mais d’autres dimensions touchant au thème traité, à son caractère plus ou moins tabou, sont essentielles pour comprendre les stratégies mises en œuvre. De ce point de vue, le juge des enfants se situe au cœur d’une contradiction qui traverse nos sociétés, entre enfance en danger, à protéger, et enfance potentiellement dangereuse, à contrôler. On comprend qu’il cherche à sortir de cette contradiction en réintroduisant de la complexité.
Notes
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[1]
Société Nationale des Chemins de fers.
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[2]
Travail d’intérêt général.
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[3]
Projet de loi de finances pour 2011. Document de politique transversale. Justice des mineurs, 36. [http://www.perfor mancepublique.gouv.fr/fileadmin/medias/documents/ressources/PLF2011/DPT/DPT2011_justice_mineurs.pdf].
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[4]
Loi organique relative aux lois de finance.
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[5]
Révision générale des politiques publiques.